13 février 2021

Lol Coxhill Andrea Centazzo Franz Koglmann/ Lol Coxhill & Olaf Rupp/ Paul Dunmall/ Harri Sjöström Matthias Bauer Andrea Centazzo/ Blaise Siwula Nicolas Letman Burtinovic Jon Panikkar

Spelunke Tapes !! Andrea Centazzo Lol Coxhill Franz Koglmann ICTUS
https://ictusrecords.bandcamp.com/album/spelunke-tapes

Parvenu jusqu’à moi depuis les confins de la Californie malgré les tarifs postaux dissuasifs de l’USPS (Le 45th President Trump les a augmentés), une bombe Coxhillo – Centazienne featuring Franz Koglmann … super bien enregistrée et remontant à l’époque dorée où nous étions abasourdis, amusés et fascinés par les miracles quasi-quotidiens de l’improvisation radicale et des disques extraordinaires qui atterrissaient dans les bacs. Spécialement confectionné par Andrea Centazzo à la demande, Ictus Records peut vous envoyer un souvenir sonore glorieux d’un concert exceptionnel avec un LOL COXHILL EXTRAORDINAIREMENT vivant en compagnie du percussionniste Italien, ANDREA CENTAZZO lui-même, et un troisième comparse poétiquement astucieux qui a fait son trou depuis, FRANZ KOGLMANN. La prise de son (1982 Vienne Club Spelunke) vous fera entendre toutes les facéties sonores du percussionniste avec son matériel hyper classieux en concurrence – confrontation – contournement avec le saxophoniste. La résonance de l’espace et la prise de son confèrent un rendu extraordinaire des aigus du souffle de Coxhill, très en verve. Rien que pour ça , le SON de LC du premier morceau, cet album est déjà un must ! Oubliez vos marottes du jour et direction ICTUS ! Une fois passé le premier morceau, voilà que Franz Koglmann évoque les mânes de Chet Baker et de Bill Dixon en solo. Le concert fait se dérouler de magnifiques phases de jeu. Centazzo qui dispose alors d’un attirail extraordinaire de tambours, percussions métalliques (marque UFIP), gongs et accessoires, ne joue pas le rôle d’un « batteur » , mais celui d’un percussionniste qui colore, s’insère adroitement, percute un moment,gratte, frotte, entraîne subitement ses acolytes dans une farandole, mais toujours propose des pauses, des silences, des changements de régime, des variations de dynamique qui mettent en lumière ses deux compères. Il manie la multiplicité élastique des cellules rythmiques, des timbres percussifs avec une variété étonnante de couleurs, de résonances, de bruissements, frottements etc…. alors que les deux autres soufflent comme s’ils jouaient avec tout l’espace et le temps à leur disposition, pouvant ainsi répandre leurs sonorités merveilleuses et chaleureuses sans devoir tenir compte des pulsations induites par l’activité multi-dimensionnelle du percussionniste. Ça nous change du « free-jazz habituel » où on se colle littéralement l’un à l’autre et où on finit par s’ennuyer car le topo devient immuable. Vive la liberté... Il peut arriver que Lol s’écarte du micro, et que la prise de son soit relativement envahie par la percussion quand le jeu d’Andrea s’échauffe, mais c’est tout à fait épisodique. Ce qui fascine, c’est cette capacité à jouer en toute liberté et indépendance comme si les deux autres n’étaient pas là, alors que bien sûr, ils s’écoutent attentivement. On a droit aussi à un super solo de LOL plus LOL que LOL , en solitaire !! À l’époque, il était encore jeune et son jeu avait une puissance extraordinaire en glissando permanent dans son propre système de gammes altérées. Ça gueule, mais avec tellement de subtilité et cette joie de jouer. L’apôtre avait encore toute la vie devant lui et le fait d’évoluer en Italie et en Autriche devait gonfler sa faconde et décupler son énergie. Le troisième morceau nous fait découvrir de gracieux échanges en duo : un Franz Koglmann aérien et audacieusement free et inspiré et un Lol Coxhill à l’écoute et à la recherche de sons inouïs et de clins d’œil malicieux. Il y a chez ces deux hommes une expressivité merveilleuse, une connivence narquoise, un entrain subtil. Ensuite, une intervention de percussion insolente d’invention,presqu’aléatoire et unique en son genre !! Et quand il « fait le batteur » , c’est la fête ! Quel rythmicien inventif serait capable de suggérer ainsi le gamelan javanais avec ses percussions métalliques ? Je m’arrête de vous décrire l’affaire, c’est trop beau à écouter et ça ne ressemble à rien d’autre !! Quatre plages de 15:50, 26:18, 14:56 et 18:34 : après cela, vous devenez fou. De rage, de désespoir, de joie !!

Lol Coxhill & Olaf Rupp Poschiavo 2003 audiosemantics digital
https://audiosemantics.bandcamp.com/album/poschiavo-2003

Un travail d’orfèvre, de sculpteur de sons, d’explorateur des écarts entre les notes et des combinaisons d’harmonies sauvages, de délires pointillistes … Lol Coxhill, aujourd’hui disparu, incarnait l’originalité par excellence en matière de saxophone soprano. Étirant toutes les notes dans son propre système non-tempéré, organique, il semble souffler en oblique, de travers, en arrière, en précipitant le débit, ralentissant ou accélérant l’émission de chaque note en jouant un poil faux de manière à ce qu’on le reconnaisse entre mille, avec ses fragments de biguine fantôme et ses choix de notes farfelus. Sans parler des curieux accents qui égaient ses piaillements volatiles. Ici, il a affaire à un guitariste acoustique virtuose avec une main droite d’une très grande virtuosité et des idées folles qui se télescopent, s’emboîtent et s’échappent dans l’espace. Olaf Rupp s’est imposé comme le guitariste incontournable modulant ses improvisations en altérant et métamorphosant tous les paramètres de la six cordes, dans une voie plus « naturelle » que celle de Derek Bailey et tout aussi impressionnante. Évidemment, chacun des duettistes mène sa barque comme s’il ne tenait pas compte l’un de l’autre, sauf par de menus détails, arrêts abrupts, tournis de notes arachnéennes qui suscitent des glissandi canailles, des rengorgements de l’anche et du bec du sax. Lol Coxhill prolonge magistralement la quête exploratoire de l’Evan Parker des années septante dans les interstices bruissantes des clés et de la colonne d’air du sax soprano. Olaf Rupp est étourdissant d’inventivité et toujours à l’écoute. Neuf improvisations enregistrées au festival de Poschiavo 2003 lors de deux concerts s’étalent pour notre plus grand plaisir durant une heure et un quart, permettant à l’inconditionnel ou au novice de se pincer à leur écoute tant les deux acolytes renouvellent inlassablement leur mania ludique à la recherche du neuf de manière à aiguiser l’attention des auditeurs. Il n’y a quasiment pas un instant ou ces deux improvisateurs jouent à vide. À écouter absolument : du Lol Coxhill de derrière les fagots en compagnie d’un extraordinaire farfadet de la guitare.

Il y a actuellement, une hécatombe d’albums « physiques » de musiciens qui garnissent déjà une brochette de catalogues et qui se répètent jusqu’à plus soif sans que ces publications apportent un iota d’originalité qui soit comparable à un Coxhill avec un Olaf Rupp ou un Centazzo, que cela en devient risible. Donc, je ne comprends pas qu’un promoteur ne contacte pas Olaf Rupp directement pour faire de cette gemme miraculeuse un vrai CD bien distribué ou un super vinyle, plutôt que cet album digital qui risque de s’égarer dans les méandres de votre ordi qu’il faut brancher sur l’ampli de la hi-fi, un inconvénient si celle-ci est pré-digitale. Quant au CD Spelunke Tapes, décrit plus haut, il s’agit d’un CDR de qualité imprimé à la demande qui aurait mérité d’être produit sur un de ces labels à grand débit ayant pignon sur rue.

Awakening expectations Paul Dunmall John O’Gallagher Percy Pursglove Elliott Sansom Chris Mapp Miles Levin FMR
Cosmic Dream Projection Paul Dunmall Sextet FMR

Sextet équilibré, fou et inspiré pour une série d’embardées en mode Ascension version plus cool et plus restreinte mais aussi folle quand cela doit advenir. Un sax ténor : Paul Dunmall, un sax alto, John O’ Gallagher, une trompette : Percy Pursglove, un piano : Elliott Sansom, un bassiste électrique : Chris Mapp et un batteur : Miles Levin, surprenant héritier de son père, le vétéran Tony Levin avec qui Dunmall a officié dans Mujician avec Keith Tipett et Paul Rogers. R.I.P. Tony et Keith. Mais regardons devant nous. Devenu un sénior de la scène improvisée - jazz britannique, Paul Dunmall, géant du sax ténor devant l’éternel se focalise sur les jeunes musiciens talentueux qui gravitent entre Bristol, Cardiff et Birmingham et on lui en sait gré. Des collectifs allumés auxquels il prête son extraordinaire musicalité, son souffle hors du commun et son énergie. Il faut entendre les audaces sonores du trompettiste Percy Pursglove, toutes lèvres hérissées et explosées, mêlées aux aigus mordants, vacillants et cascadants de l’alto de John Gallagher emmenées par le drive du batteur. De brindilles calcinées qui crépitent dans une clairière solitaire, les échanges vifs s’emportent dans des décollages subits d’escarbilles enflammées qui emportent tout sur leur passage surplombant des décors invisibles, désastres enfumés. Très vite les murmures hésitants renaissent incitant une autre envolée. Toujours présents, le dialogue, l’invention de chaque instant, les déboulés de doubles détachés et d’accents et morsures alors que pétarade la basse électrique, les sons des cuivres étirés dans des tonalités incertaines, tournoyant sur eux-mêmes ou déversant leur lyrisme majestueusement. Chacun alterne ses interventions et tous ont cette faculté à faire métamorphoser et intriquer leurs improvisations, déclinées en autant de duos (entre piano et trompette ou sax alto et ténor), d’écarts ou d’apartés, de silences et de fureurs. Bribes de phrases qui s’interloquent et s’emboîtent comme un puzzle magique. Relai vif argent qui passe douze fois de main en quelques secondes… instants d’éternité. Deux improvisations collectives exemplaires de 29 minutes chacune, intitulées Awakening Expectations et Playing the Virtues. Équilibre et embardée, écoute mutuelle intense et spirale exacerbée jusqu’au petit matin. Le Dunmallisme dépasse, trépasse, surpasse, outrepasse le free jazz collectivement improvisé. On retrouve une réunion du même type avec le Paul Dunmall Sextet dans le tout nouvel album Cosmic Dream Projection. Dunmall en est le seul saxophoniste et le compositeur des six morceaux enregistrés. On retrouve Percy Pursglove à la trompette et deux nouveaux musiciens, le guitariste Steven Saunders et le tromboniste Richard Foote. Et PD fait appel au team contrebasse et batterie récurrent dans ses derniers albums : James Owston et Jim Bashford. Les deux albums se rejoignent dans leur furia peu prévisible, même si le premier est quasi entièrement improvisé et le deuxième « composé » avec goût et talent. Pour un improvisateur libre comme Dunmall dont on avait très peu entendu des compositions et des arrangements, c'est assez suprenant. Mais aussi joyeux, enlevé voire majestueux. Comme compositeur de jazz contemporain occasionnel, Dunmall se révèle plus qu'honorable. Fantastique ! Après la réussite de Soultime, un délicieux florilège funky/ soul avec pas moins de 9 morceaux réunissant entre autres Hamid Drake, le pianiste Steve Tromans et le trompettiste Percy Pursglove et bien des dérapages incontrôlés, Dunmall crève le plafond avec de superbes arrangements irisés et projetés dans un Rêve Cosmique : on entend rarement une symbiose aussi réussie des trois cuivres, saxophones, trompette et trombone avec des couleurs chatoyantes et de subtiles harmonies glissantes en constante mutation.

Lost Idols Harri Sjöström Matthias Bauer Andrea Centazzo Ictus 183
https://ictusrecords.bandcamp.com/album/lost-idols

Trio sax soprano, contrebasse et percussion basé sur l’écoute mutuelle, le partage égalitaire de l’improvisation dans des formes éclatées où chacun contribue selon sa démarche propre en faisant coïncider énergies, explorations des sons, vibrations, silences. La batterie de Centazzo vibre et résonne sauvagement sous la danse des balais alors qu’Harri Sjöström conjure les esprits en mordant et criant dans l’extrême registre de son sax soprano et Matthias Bauer fait frémir les belles notes charnues de sa contrebasse. Une belle miniature de départ en acoustique . Chaque morceau met en scène un paysage sonore où interviennent les Kat Mallet, le sampling et l’électronique raffinée d’Andrea Centazzo et où se mêlent quelques percussions métalliques (gongs, cloches). Le souffle brûlant et extrême d’Harri Sjöström étire des sonorités vocalisées, nasillardes et Bauer livre une belle partie d’archet en glissandi. Ce trio est remarquablement soudé tout en jouant de manière très indépendante l’un de l’autre. Les percussions métalliques et les souffles électroniques évoquant masses nuageuses ou brouillards indécis qui balaient l’horizon où bourdonne la contrebasse et s’étalent les mini-frappes cristallines et démultipliées sur les flancs des cymbales étagées comme un sapin de noël cosmique. On imagine une légère poudreuse faire irruption dans un paysage de montagne irréel. La sonorité du saxophone en apesanteur s’amenuise quand murmurent les notes clairsemées du Kat Mallet ou va chercher des harmoniques tordues au plus aigu avec un lyrisme cosmique, interrompu par des rafales lègères et désarticulées sur les peaux assourdies. Réaction en chaîne, articulation hâchée menu d’un bec de saxophone qui évoque le canard effrayé. Effets soignés par une précise position des micros, évocation fugace d’un gamelan en panade, gongs et bulbes résonnant dans l’espace sonore, morsure singulière du saxophone, sens de la pulsation, formes épurées, variétés des accents du percussionniste jamais pris en défaut, basse à l'archet suggérant une mélodie centre asiatique. Musique - paysage en apesanteur, tapis volant de rêves imaginaires. Une belle réussite pour une trentaine de minutes bien calibrées.

Sedition Blaise Siwula Nicolas Letman-Burtinovic Jon Panikkar Setola di Maiale

Enregistré à New York, Sedition est l’album d’un trio U.S. clarinette alto & soprano et sax ténor (Blaise Siwula), contrebasse (Nicolas Letman-Burtinovic) et batterie (Jon Panikkar) focalisé sur le thème « engagé » qui évoque involontairement l’actualité toute récente aux USA. Sous titré Form of Sedition For Compositions and improvisations (au nombre de neuf) Engagement, Libel, Thoughts, Conspiracy, Truth, Intention, Blasphemy, Dissension, Insurrection. Neuf morceaux subtills, légers dont plusieurs sont joués à la clarinette soprano dans un style allusif, velouté et sinueux (Engagement, Libel). Au saxophone ténor, une sonorité lunaire, des effets de timbre et des volutes éthérées (Thoughts). Le contrebassiste a enregistré dans un excellent album du clarinettiste chicagoan Guillermo Gregorio publié par le label japonais Chap-Chap. La batterie aérienne et en rythme libre laisse le champ au contrebassiste pour faire gronder les cordes avec un archet ou souligne la pulsation en douceur. Chaque morceau contient une idée ou un motif lié à la signification des titres et au fil de ceux-ci l’intensité et l’émotion de la musique évolue de manière à renouveler le propos. Conspiracy : un rythme plus enlevé et les renfrognements articulés de la clarinette alto avec growls, harmoniques, doigtés croisés. Truth : une polyrythmie d’inspiration latine avec de belles frappes croisées sur tambours et cymbales survolé par un sax ténor qui ressasse une comptine caraïbe en zig – zag, avec coups de langue en escalier et volutes bien cambrées sur les pulsations. Toujours cette légèreté et cette empathie au sein du trio qui le rend éminemment sympathique. La clarinette alto paresse dans une espèce de valse timide drivée par une walking basse de promeneur distrait et trace des boucles qui se referme sur elle-même (Intention). Finalement, on finit par se laisser séduire par ce free-jazz frais et léger qui sait se faire pressant dans quelques morceaux pour se relâcher dans une approche plus intime dans d’autre. Une espèce de free cool onirique et chaleureux.

10 février 2021

TREVOR WATTS : A WORLD VIEW 5CD BOX / TAO : STEVE LACY & ANDREA CENTAZZO on ICTUS

TREVOR WATTS A World View Fundacja Sluchaj 5CD Coffret 80ème Anniversaire FRS 26/2020
CD01 Trevor Watts’ Moiré Music Group The Empty Bottle 2000
CD02 Enjambre Acustico Urukungolo. Gibran Cervantes, TW et Jamie Harris.
CD03 Trevor Watts’ Moiré Music Drum Orchestra Radio Lugano Broadcast 1996
CD04 Trevor Watts & Jamie Harris. 2004-2006
CD05 Mark Hewins & Trevor Watts. 2014
https://sluchaj.bandcamp.com/album/a-world-view

Pour fêter les 80 ans de Trevor Watts, un pionnier du free-jazz européen Fundacja Sluchaj a mis les petits plats dans les grands : coffret de cinq albums retraçant quelques-unes de ses aventures, parmi les plus diversifiées et surprenantes de ce saxophoniste alto et soprano, compositeur – improvisateur qui défie à lui tout seul le cursus vitae standard du musicien free. Il faudrait en fait un coffret de quinze ou vingt albums offrant chacun des musiques souvent très variées pour se faire une idée de son parcours. Il existe, à juste titre, des cultes rendus à plusieurs saxophonistes altos du free-jazz aujourd’hui décédés (ou presque) : Jimmy Lyons, Julius Hemphill, Marion Brown Sonny Simmons, eux-mêmes challengers / héritiers d’Ornette et Dolphy, sans parler de Kaoru Abe et cela par de nombreux connaisseurs – collectionneurs, etc… . Je suis frappé que ces personnes ont peu d’égard ou d’intérêt pour Trevor Watts. Son jeu au sax alto est d’une merveilleuse richesse sonore, nourrie par une plasticité fabuleuse, une connaissance approfondie des harmonies et des dissonances et une capacité à créer une matériau mélodique en jonglant avec les modes les plus complexes et les signatures rythmiques les plus off-the wall. Écoutez les premiers Moiré Music Orchestra avec le pianiste Veryan Weston et vous allez tomber de votre chaise ! Outre le saxophone alto, il a acquis une maîtrise hallucinante et poétique du saxophone soprano. On dira peut-être qu’il y a des sax sopranos plus insignes (Evan Parker, Steve Lacy et Lol Coxhill). Mais demandez aux meilleurs saxophonistes de maîtriser l’alto et le soprano quasiment au même niveau au point de vue créatif, beaucoup vont décliner l’invitation, car ce qui est requis (au nanomètre près) pour la maîtrise de l’un, vous empêche de vous consacrer pleinement à l’autre.
Il faudrait écrire un livre pour situer l’étendue de son travail dans de nombreux projets différents : l’évolution au sein du Spontaneous Music Ensemble (SME), de son groupe Amalgam, des groupes de John Stevens, des Moiré Music successifs, son duo avec Veryan Weston, etc... Le présent coffret n’en dévoile que quelques aspects. La dénomination Moiré Music chapeaute une série de groupes et de répertoires reliés les uns aux autres par leur intense dimension rythmique et la participation de percussionnistes africains et du bassiste Colin McKenzie avec qui Trevor Watts a travaillé durant des années. TW a une obsession pour les cycles complexes de pulsations imbriquées dont il a une maîtrise exceptionnelle et qui fleure bon l’Afrique et l’Amérique Latine. Les deux concerts de Moiré Music Drum Group présentés ici aux CD‘s 1 et 3 rentrent parfaitement dans la catégorie « world music » sans que ce soit un terme péjoratif. La musique est dansante et les roulements giratoires et accents entêtants et contrastés alimentent le lyrisme éperdu de Trevor et elle a atteint le plus large public dans des tournées mondiales sur plusieurs continents, dont l’Amérique Latine où le Moiré Drum Orchestra s’est produit dans des grandes salles de concerts et des festivals importants. Le groupe de Lugano est composé d’une équipe étoffée de percussionnistes africains : Jojo Yates, Kofi Adu, Nanah Appiah auxquels s’adjoint le batteur Marc Parnell, l’énergique successeur de Liam Genockey qui lui-même a traversé toute la saga Amalgam – Moiré la plus essentielle dont les présents Moiré Music Drum Orchestra et Group constituent l’achèvement final.
De cette aventure, on débouche dans une fantastique collaboration avec le Mexicain Gibran Cervantès et son instrument inventé, l’ Urukungolo, soit un énorme instrument percussif à cordes vibrantes évoquant une cithare surréaliste étagée en trois dimensions, sculpture sonore tropicale improbable (CD4). Gibran, qui joue en dansant au milieu de sa « sculpture », a composé la plupart des morceaux. Trevor joue et improvise chaleureusement sur leur trame mélodico-rythmique. Son inspiration est multiple et syncrétique : elle provient autant des musiques celtiques, africaines ou orientales et son jeu s’apparente à une fontaine kaléidoscopique de trouvailles mélodiques agrémentées de multiples variations et affects puissants et subtils, fragrances happées au fil d’une vie entière au service d’un idéal musical coopératif et ouvert au monde et les peuples qui essaient de survivre à sa surface. Dans l’ensemble Urukungolo, Gibran et Trevor sont assistés par le joueur de djembés Jamie Harris, un musicien natif d’Hastings où TW habite depuis plus de 40 ans. On retrouve Jamie Harris en duo avec Trevor dans le CD 4 évoluant toujours dans cette mouvance musiques du monde « imaginaire » dans laquelle s’inscrit son travail de saxophoniste polymodal - free. En écoutant cette succession d’albums, l’auditeur sera surpris de la diversité formelle et spirituelle des rythmes abordés et développés et comment notre vieux renard du free européen s’exprime de manière naturelle et inspirée dans ce vivace panorama musical. En outre, c’est lui-même qui a instruit tous ces percussionnistes à jouer ensemble et à s’accorder dans ce fouillis de rythmes croisés et superposés, car Trevor est un grand MAÎTRE de la chose rythmique, un des plus grands que l’univers du jazz ait jamais compté. Pour la fine bouche, il nous réserve la primeur du duo avec le guitariste « Canterburyen » Mark Hewins, partenaire d’Elton Dean et de la mouvance Soft Machine, Hugh Hopper, etc…
Si le bien nommé a world view est consacré à sa musique d’obédience africaine métissée, ce n’est qu’une partie de son travail. Pour preuve Trevor a excellé dans plusieurs enregistrements parmi les plus représentatifs du free-jazz mondial. Toutes les pépites du Spontaneous Music Ensemble avec John Stevens comme Oliv (Maggie Nichols et Johny Dyani), Face To Face (duo avec Stevens), Birds of Feather (Julie Driscoll, Ron Herman), So What Do You Think We Are ? (Bailey, David Holland, Kenny Wheeler), The Quintessence (Evan Parker, Derek Bailey, Kent Carter) sont à elles seules un parcours très singulier où Trevor et le SME ne se répètent JAMAIS. Et bien sûr, Dynamics of the Impromptu avec Derek Bailey et John Stevens au Little Theatre Club. Pensons maintenant aux albums free-bop de John Stevens : Chemistry (Wheeler, Jeff Clyne, Ray Warleigh) et No Fear (Barry Guy) et free-free-jazz : Application, Interaction and… (Barry Guy) et Endgames (Howard Riley, Barry Guy). Et le Love Dream du cornettiste Bobby Bradford avec Stevens et Carter ! Son propre Amalgam en mode free-jazz : Prayer For Peace (un des top alto sax albums des sixties !!) et Innovation (avec Keith Tippett) et en veine free-rock-jazz agressif : Sammana, Another Time, Deep, etc.. avec le batteur rock Liam Genockey et le bassiste funky Colin McKenzie , puis free rock jazz noise .. …. Keith Rowe à la guitare noise dans le quadruple LP live Wipe Out et Over the Rainbow, un OVNI utopique dérangeant.
Ensuite, le TW Moiré Music Orchestra avec le pianiste Veryan Weston, Lol Coxhill, Simon Picard, Genockey, vocaliste, percussionnistes, accordéoniste etc… est une innovation qui n’a aucun autre équivalent dans toute l’histoire du jazz. Ce fut aussi un véritable apostolat pour le leader - compositeur qui parvint à faire jouer ce groupe contraignant dans de nombreux festivals et à faire évoluer le concept jusqu’aux Moiré Music Drum O. & G. qui figurent dans a world view. On y croise le violoniste de Steeleye Span, Peter Knight, avec qui il fit un album en duo, Reunion. En solo, Trev a publié trois albums merveilleux qui incarnent sa pensée musicale et les inspirations décrites plus haut (World Sonic, Veracity, Lockdown Solos). Et bien sûr, un des deux plus réussis duos saxophone - piano du jazz libre (avec le tandem Matt Shipp – Ivo Perelman) : Dialogues avec Trevor Watts et Veryan Weston dont Emanem a publié deux CD (Six Dialogues & Five More Dialogues) et dont on retrouve les témoignages sur les labels Hi4Head (Dialogues in Two Places), ForTune (at ad libitum) et FMR (Dialogues for Ornette), plus un DVD en quartette avec John Edwards et Mark Sanders. Aussi, sa participation au LJCO de Barry Guy.
Je m’arrête là ! Trevor Watts est aussi une des huit ou dix personnes qui s'est le plus impliqué JOURNELLEMENT dans l'éclosion de la musique improvisée libre (afflubée du vocable indécis - imprécis de non-idiomatique) à Londres, scène qui a eu une influence prépondérante au niveau international avec AMM, Derek Bailey, Evan Parker, Paul Rutherford, John Stevens, Tony Oxley, Paul Lytton, Maggie Nichols, Lol Coxhill. Face To Face et Dynamic of the Impromptu en sont les meilleurs exemples. D'ailleurs qui connaît Trevor Watts comme saxophoniste alto "free-jazz" serait incapable d'imaginer que c'est le même musicien qui fait imploser son sax soprano avec John Stevens dans Face To Face, un album qui a eu une influence déterminante sur John Zorn, selon ses propres dires.
Sans nul doute, un des artistes du free-jazz les plus sous-estimés. La raison est assez simple : il n’a jamais essayé de tourner avec des légendes vivantes dans le circuit des festivals ou avec des musiciens de sa génération qui avaient les bonnes filières. Tout au plus, une fois avec Breuker et Harry Miller. Et ses choix ont dérouté les critiques et certains supporters. Il a d’ailleurs réussi à se disputer avec Archie Shepp qui a voulu se servir de lui comme faire valoir, alors que, plus tard, ses propres projets créatifs ont été sollicités dans des festivals partout dans le monde au point où ses tournées ont fait vivre ses équipes. C’est donc un artiste qui n’a jamais fait de concession et qui a brillé avant tout par son exceptionnel talent et la majesté de son jeu au saxophone. Au centre de sa pensée, il y a avant tout l’amitié et une éthique du collectif. Un travailleur acharné, un artisan modeste, amical, jovial et blagueur. Trevor Watts Forever !!

TAO : STEVE LACY & ANDREA CENTAZZO Ictus 131
https://ictusrecords.bandcamp.com/album/tao

Publié il y a des années lorsqu’Andrea Centazzo a ressuscité son label Ictus 30 ans après sa fondation en 1976. Le premier album du label, Clangs (20 février 1976), était consacré au duo de Steve Lacy et d'Andrea Centazzo autour des compositions de Steve, sans nul doute un des meilleurs albums de Lacy, le maître à jouer du saxophone soprano du XXème siècle. Inoubliable !! Par la suite, Ictus publia un superbe trio Live avec Lacy, Kent Carter et Centazzo. Bien qu’il ait acquis une formation de batteur … imbattable (élève de Pierre Favre), Andrea Centazzo a développé un langage musical de percussionniste free innovant et est devenu en quelques années une personnalité incontournable de la scène improvisée, jouant et enregistrant avec Derek Bailey, Evan Parker, Lol Coxhill, Carlos Zingaro, Pierre Favre, Henry Kaiser, Toshinori Kondo, Rova Sax Quartet, Davey Williams et LaDonna Smith etc… composant et dirigeant son propre orchestre et publiant de nombreux albums sur son label Ictus. Ce label publia aussi deux albums solos de Lol Coxhill et d’Andrew Cyrille. Dans les années 80, il partit vivre en Californie et devint compositeur. En 1984, il y eut encore une session du duo Centazzo - Lacy à Bologne qui figure ici sous la dénomination Tao #1, Tao #2 jusque Tao #6. Il s’agit des six compositions de Steve Lacy de la Tao Suite qu’on retrouve entièrement ou partiellement reprise dans plusieurs de ses albums et qui constitue l’ossature de son répertoire des années 70 : Existence, The Way, Bone, Name, The Breath, Life on Its Way. Ces pièces figurent sous la forme d’une suite dans l’album Hat Hut « The Way » du Quintet de Steve Lacy (1979). La version en duo de cette Tao Suite est ici superbement interprétée tant dans le chef de Steve Lacy qu'à travers le travail percussif (libre !?) d’Andrea Centazzo qui lui crée un magnifique écrin. Magie.
La set list de l’album Clangs contenait d’autres morceaux (The Owl, Torments), et donc, cette présente publication est plus que justifiée : un service rendu à la bonne cause. Tao #1 nous fait découvrir son style « drumming free » virevoltant sur les peaux et accessoires avec des successions de contretemps, sursauts et incessants changements de timbre en rafale avec un superbe sens de la dynamique. Puissance et légèreté : cette partie de percussion devrait figurer dans toute anthologie consacrée à la percussion free aux côtés des Andrew Cyrille, Milford Graves, Paul Lovens…. La version de Bone y est particulièrement astucieuse, car ce morceau évoquant une biguine ésotérique avait été conçu pour être jouée en trio avec contrebasse ou en solo. Ici, le percussionniste sollicite principalement des sonorités métalliques avec beaucoup de sensibilité au lieu de jouer « de la batterie ». Tao #5 est impérial et étourdissant. La rencontre de leurs deux univers (Lacy vs Centazzo), leur confère une dimension unique, inespérée qui sublime leurs contributions individuelles. Les quatre autres plages de Tao (Tao #7 à Tao#10) reprennent l’enregistrement d’un concert qui eut lieu le 18 février 1976, deux jours avant furent enregistrées les faces de Clangs. S’y trouvent quelques un des thèmes de cet album dont ce morceau où interviennent le Bird Calls et la crackle-box de Michel Waiszwisz et qui est encore plus réussi que sur le concert du 20 février. La qualité de l’enregistrement de ces bonus étant au rendez-vous, vous pouvez plonger sur ce rare document. Historique et incontournable. Si vous aimez Steve Lacy, je pense pouvoir dire qu’il s’agit du plus fascinant album EN DUO de Steve impliquant un alter ego.
PS : J’ai mis bien du temps à écrire au sujet de cet album (paru il y a plus de dix ans), car je viens seulement de l’acquérir et comme il est superbement bien enregistré (en plus !) , je n’ai pu résister à vous en faire part !

8 février 2021

Sam Rivers Dave Holland Joe Daley Thurman Barker/ Sergio Armaroli Fritz Hauser/ Jean-Marc Foussat & Thomas Lehn/ Welcome to Silkeborg/ Marcelo Dos Reis Onno Govaert Kristan Martinsson Luis Vicente

Sam Rivers Quartet BRAIDS Dave Holland Joe Daley Thurman Barker No Business
http://nobusinessrecords.com/archive-series-volume-4-braids.html

Volume 4 de la série d’inédits de Sam Rivers chez No Business, Braids est l’œuvre magistrale d’un musicien légendaire et sous-estimé d’une musicalité, d’une audace, d’un professionnalisme au-dessus de tout ce qui existe au niveau des Cecil Taylor, John Coltrane, Eric Dolphy. In and Out est un concept qui a fleuri à l’époque du free-jazz dans « l’écurie » avant-garde du label Blue Note. Ou si vous voulez, le label Blue Note s’est ouvert à des musiciens plus révolutionnaires que ceux de la génération hard bop et post bop. Parmi eux, Tony Williams, Eric Dolphy, Bobby Hutcherson, Grachan Moncur, Richard Davis, Andrew Hill, Mc Coy Tyner, Jackie Mc Lean, Larry Young…. Et Sam Rivers dont l’exemplaire Fuchsia Swing Song réunissait Tony Williams, Ron Carter et Jaki Byard, un autre musicien dont l’innovation a tout étant été sousestimée.
Et pourtant, Sam Rivers, en capitalisant sur sa tournée européenne avec Cecil Taylor de 1969 et son travail intense dans son loft new- yorkais RivBea, était devenu entre 1973 et 1980, une attraction incontournable dans le circuit européen des festivals (Berlin, Montreux, Tampere, Umbria Jazz, Moers, etc…) en compagnie du bassiste David Holland, du batteur Barry Altschul, du tubiste Joe Daley et, enfin, du batteur Thurman Barker. Braids ressuscite un concert d’Hamburg de mai 1979 présenté ici en deux parties de 18 :44 et 38 :07 intitulées An Evening In Hamburg Part I (au sax ténor) & Part II (au sax soprano, piano et flûte. Colossal !! Sam Rivers joue free avec ses trois acolytes en favorisant des rythmiques complexes qui s’enchâssent dans les méandres de sa musique polytonale ondulant comme une armada de dauphins dans la mer Égée par temps de meltemi. Sam Rivers , c’est l’olympe du jazz modal complexe. L’Hermès du sax ténor,du soprano, de la flûte et du piano, instruments sur lesquels il improvise / exécute les mouvements de ses suites interminables, mais tellement fascinantes où tournoient inlassablement son souffle passionné dans des constructions mélodiques qui ont un parfum d’éternité et communiquent un bonheur intense. Les rythmes pivotent autour de pulsations entre binaire et ternaire charpentés, ici, par deux géants : le contrebassiste David Holland et le tubiste Joe Daley dont les phrasés rebondissent et s’entrecroisent comme par miracle. Thurman Barker enroule et déroule des empilements rythmiques foisonnants dans une manière funky irrésistible. Une obsession de la polyrythmie assumée de bout en bout. Évidemment, les transitions entre chaque section (ténor/ soprano/piano/ flûte) sont négociées de manière à changer complètement la perspective en offrant à ses acolytes des espaces pour improviser mélodiquement, DH à l’archet ou au pizz, le batteur faisant silence un bon moment avant de relancer par quelques roulements. Joe Daley modifie continuellement les cadences au tuba en évoquant la comparaison avec un agile tromboniste. Dans le passage de Sam au piano, on apprécie son dialogue avec un Joe Daley survolté, lui-même embringué dans les cavalcades vertiginieuses des pizzicatos en « running » bass à tout berzingue d’Holland. Dans le flux de l’improvisation spontanée, on est confit, surpris de suivre l’extrême imbrication de leurs appétences du swing poussé à ses limites quasi ultimes sans que cela ne devienne un exercice de style tape-cul et tape à l’œil. Et tout en favorisant une dégaine expressionniste, le phrasé de Sam Rivers est découpé par des emboîtements de doubles et de triples détachés à couper le souffle avec une sonorité chaleureuse mais aussi réservée (parce qu’en rajouter n’est pas crédible). Et puis, tout à coup, il se met à crier, hurler et faire exploser des harmoniques mordantes dans un aigu revendicatif. Je vous dis pas le flûtiste qu’il fût et le pianiste qui n’avait rien à envier à un Don Pullen, avec qui il a enregistré d’ailleurs un excellent album (Capricorn Rising). David Holland dit de Rivers qu’il fut son meilleur « professeur », alors que Dave a joué avec Miles Davis, De Johnette, Mc Laughlin, Braxton, Corea etc… En écoutant Sam Rivers de fond en comble, on se dit que l’univers du jazz contemporain est peuplé de faiseurs qui n’ont pas grand-chose à dire, depuis… quatre décennies. Sam Rivers forever !!

Angelica Sergio Armaroli & Fritz Hauser Leo Records

Vibraphone et percussions : un très remarquable duo entre Sergio Armaroli, vibraphoniste italien entendu récemment auprès de Harri Sjöström, Andrea Centazzo et Giancarlo Schiaffini, et Fritz Hauser, un percussionniste apprécié pour ses collaborations avec Urs Leimgruber, Joëlle Léandre et Marylin Crispell. Sens de l’espace, rapport au silence, qualité du dialogue, trouvailles sonores du percussionniste, résonances cristallines et chantantes du vibraphone, sonorités en suspens dans une atmosphère feutrée, déclinaisons élégantes d’harmonies recherchées, lames du vibraphone à l’archet, parties rythmiques élaborées, ... Deux suites requérantes enregistrées au Teatro San Leonardo / Angelica à Bologne : Structuring the Silence (at Angelica) – 35 :12 et Angelica – 16 :32. Chapeau bas pour l’exigence musicale et la capacité des deux musiciens pour tenir le gouvernail créatif dans un tel duo de percussions sur cette durée. À la clarté lumineuse du drive de ce vibraphoniste sensuel et hors pair s’ajoute la science rythmique imparable du percussionniste modulant sans répit des pulsations qui s’agrègent sans effort évoquant la grâce quasi-divine des percussionnistes persans (au zarb ou tombak) et indiens (aux tablas)… Vous pouvez considérer cette musique en analysant méticuleusement ses structures ou en vous laissant porter dans leur dimensions oniriques, en rêveur paresseux ou sous le qui-vive de l’écoute active. Sergio Armaroli et Fritz Hauser nous communique autant le plaisir ludique de la musique instantanée que l’étirement sans concessions ni facilités de connections sonores dans des formes étudiées et qui s’imposent au jugement de l’auditeur expérimenté. Un excellent travail dont peut s’enorgueillir la programmation d’Angelica et son équipe et qui compte parmi les réussites les plus probantes des deux instrumentistes – compositeurs – improvisateurs.

Jean-Marc Foussat & Thomas Lehn Spiegelungen Fou Records FR – CD 31

Au catalogue de Fou Records, les albums de Jean-Marc Foussat s’amoncellent en grimpant de gamme. Avec Spiegelungen, on a droit à une rencontre fantasm(ée)agorique, délirante, fascinante de deux as des synthé AKS : Jean-Marc Foussat et Thomas Lehn. Inespéré, super inspiré, grinçant, grimaçant, multidimensionnel, sarcastique, raffiné, contrasté à souhait. Il y a une connivence indiscutable, de toute évidence et, tout à la fois, un parti-pris individualiste d’indépendance mutuelle au niveau des propositions et contributions de chacun. Leurs interactions et leurs divers niveaux de jeux successifs bonifient leur apport individuel dans l’instant et la durée. Voilà, un album qui dépasse et sublime « la carte de visite » d’un projet pour se muer subrepticement en manifeste INTÉGRAL. À mettre dans la boîte de pandore de l’électronique improvisée qui échappe au consensus d’une école ou d’une esthétique pour vous fasciner chaque fois que vous succomberez à l’envie de vous plonger dans ses mystères. On songe à Bark ! : Contraption, Fume of Sighs et That Irregular Galvanic Twitch, FURT (Barrett & Obermayer) : dead or alive, Omnivm, Richard Scott : Tales from the Voodoo Box et son Lightnin’Ensemble : Hyperpunkt. Une pensée émue aussi à Alan Silva, Willy Van Buggenhout, Joker Nies et à mon cher ami Lawrence Casserley …
Il faut du temps pour venir à bout de ce jeu de pistes sonores, à travers toutes ses occurrences organiques, ces splashes, fracas, sifflements, pulsations, explosions, implosions, béatitudes, ces pianissimi à peine audibles, moteurs fous, ces tourneries d’échos de cloches et de claviers distordus, demi-silences mystérieux et murmures malicieux, harmonium éventré, hélicos de cauchemar (1h1’18’’). Donc je m’arrête et vous plante là dans le décor. Vous en aurez pour votre argent … et votre temps … gratuit, libre comme un dimanche d’épouvante au cinéma de quartier.
PS : cet album a failli s'appeler Surprise ! Croyez- moi c'est une sacrée surprise à la puissance 4 !

Welcome to Silkeborg – Alba : Tiago Varela & Monsieur Trinité Creative Sources CS686CD

Avec quelques éléments de percussions et objets sonores rassemblés et des prosaïques mélodicas, ces deux improvisateurs portugais créent un véritable univers poétique. Bienvenue à Silkeborg, une ville du Jutland Danois qui accueille un musée dédié au peintre et céramiste Asger Jorn. Jorn est un artiste fondateur du mouvement CoBrA et un résistant anti-nazi communiste dissident fondateur de l’internationale Situationniste. Un programme. Welcome to Silkeborg est le nom du duo de Tiago Varela (mélodicas) et Monsieur Trinité (several objects) et leur album ALBA se compose de trois pièces improvisées. 1/ Welcome nel laboratorio del pittore farmacista – 27:05. 2/ Esperienze immaginiste #1 – 03 :49. 3/ Esperienze Immaginiste #2 – 09:27. Enregistrement “live” en novembre 2018 (1/) et en septembre 2014 (2/ et 3/). Je pense que si Monsieur Trinité décrit son set de percussions comme étant « quelques objets », c’est qu’il n’a pas la prétention d’être parvenu au sommet de la percussion professionnelle/nalisée ou « virtuose ». Du contraire, il excelle dans l’écoute mutuelle exprimant ses intentions musicales de manière indubitablement créative. Point de fracas et de roulements démonstratifs. Seulement l’essence de l’improvisation et l’utilisation fine , ressentie et inspirée d’objets sonores percussifs, peaux, cymbales, ustensiles. Pour focaliser sa recherche et celle de son alter-ego, Tiago Varela, muni, lui, de quelques instruments de souffle à anche libre et à clavier décrits comme étant des mélodicas, ils se confient l’un à l’autre dans un dialogue intimiste, éphémère, subtil, léger, aéré, improbable et ludique. L’usage du mélodica ne nécessite pas une technique ardue et exigeante comme celle de la clarinette et du saxophone, mais autorise la mimique innocente de l’accordéon, instrument complexe par excellence. Bref, c’est avec plaisir qu’on se laisse porter par les sonorités, les timbres, les vibrations des deux acolytes qui incarnent ici très poétiquement et sans aucun doute le noyau dur de l’écoute mutuelle et l’incarnation assumée et sincère de l’acte d’improviser et de créer une musique collective qui fasse sens. À mon avis plus que d’aucuns professionnels formés dans les conservatoires qui déboulent sur la scène du free-jazz ou de la free-music « à l’européenne » avec leurs idées toutes faites et un sens évident du marketing pour finalement régurgiter les poncifs de ce qui avait été vécu il y a cinquante ans comme une véritable aventure. Donc, je reçois cinq sur cinq la Bienvenue à Silkeborg, le village retranché de la soie.

In Layers : Marcelo Dos Reis Onno Govaert Kristan Martinsson Luis Vicente. Pliable FMR

Quartet atypique, fort heureusement ! Car je suis lassé des formules instrumentales etc…toutes faites. Marcelo Dos Reis : guitare électrique. Onno Govaert percussions. Kristian Martinsson, piano. Luis Vicente trompette. Configuration instrumentale intéressante et volonté affirmée de réunir par empathie des recherches sonores « alternatives » et des idées musicales à l’écart des sentiers rebattus du free jazz bon teint. Leur désir aigu de l’improvisation libre établit de belles correspondances sonores que ce soit sous les doigts du pianiste actionnant les touches du clavier (en bloquant quelques cordes et en évoquant le Paul Bley et le Fred Van Hove des grands jours), l’archet ou les doigts hyperactifs grattant la six-cordes et le souffle anguleux, tout en soubresauts audacieux du trompettiste. L’ensemble encadré par les actions réactions percussives du batteur. Passages en solo, duos ou trios, interactions dynamiques, volontaires ou cohésives, agressives ou du bout des doigts. Le quartet explore plusieurs voies, jouant à fond le jeu de la création instantanée et spontanée à la recherche de trouvailles, de surprises, de négations de l’ennui. Il en résulte une free music qui n’attend qu’une chose et méritoirement : être partagée et découverte par d’enthousiastes et fidèles auditeurs entraînant par là de nouveaux adeptes de la musique libre. Ils font tout leur possible pour créer la surprise avec foi, énergie et une conscience élevée de l’acte d’improviser en évitant, tant que faire se peut, redites, lieux communs et facilités. Ils évoluent au sommet de la vague dans une réelle exigence rythmique et pulsatoire. Pliable parce que ces univers sonores sont malléables et transformables à volonté et ils le prouvent. De très bonnes choses se passent dans ce nouvel album d’In Layers.

7 février 2021

John Butcher Veryan Weston Øyvind Storesund Dag Erik Knedal Andersen/ Dirk Serries Tonus Ensemble/ Udo Schindler & Ove Volquartz/ Paul Dunmall Liam Noble John Edwards & Mark Sanders

Mapless Quiet John Butcher Veryan Weston Øyvind Storesund Dag Erik Knedal Andersen / plastiskmusikk*I MOT6CD
https://butcherwestonstoresundknedalandersen.bandcamp.com/album/mapless-quiet

Enregistré le 30 septembre 2018 au nyMusikk Bergen 40th anniversary, ce quartet rassemble quatre improvisateurs sous la bannière butchérienne avec comme mot d’ordre Mapless, soit absence totale de plan, de routage. Le fil conducteur est préalablement inexistant, mais à tracer et à découvrir mutuellement au départ de sonorités flottantes. John Butcher cultive sans concession les extrêmes de ses sax soprano et ténor de manière très particulière en décortiquant, étendant et sussurant les timbres, bruissements et scories jusqu’à l’infini et au bord de ce silence qu’il oblitère si magistralement. Veryan Weston a changé son fusil d’épaule par rapport à son « style » en compagnie de Lol Coxhill ou de Trevor Watts en plongeant littéralement dans les secrets d’ intervalles inusités et de touchers discrets. Le contrebassiste Øyvind Storesund est connu pour sa participation au trio « free-jazz » de Frode Gjerstad avec le puissant batteur Paal Nilssen-Love. En cette compagnie British, c’est sa facette intimiste, coupable de frottements délicats à l’archet, mettant au jour l’irisation soyeuse et acide de la vibration des grosses cordes à proximité d’un chevalet fragile et empathique. Vers la dixième minute, la gestuelle gracile du batteur Dag Erik Knedal Andersen sollicite les sons détaillés et colorés des cymbales, des grattements et frottés sensibles de peaux ou des frappes irrégulières décalées en haikus, échanges partagés avec les agiles doigtés cristallins et accentués du pianiste, créant une remarquable cadenza. Veryan Weston s’y révèle à mon avis aussi merveilleux que Fred Van Hove. On s’émerveille de la capacité du souffleur à décliner tout un éventail de micro-sons murmurés, étirés, colonne d’air implosée dans de multiples fragments pressés entre la lame et la lamelle du microscope, hachés par la pression millimétrée des lèvres sur l’anche et le bec comme si son organe buccal s’était métamorphosé en scalpel. Et ces fragments irréguliers de mélodie sculptés dans la sonorité acide de son sax ténor aboutissent à une séquence de souffle circulaire au croisement d’une expressivité presqu’exubérante et d’un travail musical méthodique et discipliné… L’environnement sonore et la concentration intense et relâchée du collectif renforce la singularité du travail de John Butcher, zigzaguant dans les sonorités acides de son soprano. Le son d’ensemble du groupe est axé sur la cohérence, l’imbrication et l’investissement total unitaire sans la moindre diversion avec de nombreux changements de perspectives, dynamiques, intensités, etc… qui créent de réelles surprises. Si comme l’indique le titre Mapless (sans carte ou sans plan préétabli), force est de constater que ces quatre improvisateurs expérimentés établissent leur parcours improvisé avec une logique et une suite dans les idées imparables. Mais aussi, et il faut le souligner, on se plait à découvrir qu’ils peuvent aussi évoluer en aparté, comme le démontre une phase en trio basse percussion piano et cette séquence où Butcher dégage de brefs fragments de growls en staccato torsadé alors que le pianiste enchaîne une longue trame de clairs obcurs et que le tournoiement de l’archet de Storesund fait gronder les soubassements de l’édifice. Leurs contributions respectives semblent souvent s’écarter l’une de l’autre mais alimentent un tout évident et cohérent. Un enregistrement trèsremarquable pour un rencontre réussie !!.

Ensemble Tonus – Intermediate Obscurities III. Spontaneous Live Series 005 Spontaneous Music Tribune. Pawel Doskocz Andrew Lisle Ostap Manko Witold Oleszak Dirk Serries Anna Szmatola Benedict Taylor Colin Webster
https://dirkserries.bandcamp.com/album/intermediate-obscurities-iii-live-at-spontaneous-music-festival-2019

Un super groupe pour une super musique centrée sur les partitions graphiques du guitariste Dirk Serries. Violon, alto et violoncelle : Ostap Manko Benedict Taylor et Anna Szmatola. Guitares acoustiques Pawel Doskocz et Dirk Serries. Saxophone et percussions : Colin Webster et Andrew Lisle. Intermediate Obscurities III est une suite jouée d’une traite durant 40:27 et enregistrée le 5 octobre 2019 lors du Spontaneous Music Festival au club Dragon à Poznan. La partition graphique dont j’ignore le contenu et les intentions, est focalisée sur les interventions minutées de chaque instrumentiste en utilisant des techniques alternatives non conventionnelles : frottements, glissandi, silences, bruits, forte isolé, note tenue en pianissimo, répétitions, percussions, sifflements, grincements, résonance, toucher sensible, etc… lignes, points, courbes, arcs, foisonnement étiolé. C’est exécuté – improvisé avec une belle coordination, des alternances, des contrastes, des interférences, … et un focus intense sur la dynamique sonore et l’écoute mutuelle, sans dogmatisme. Le saxophone de Colin Webster est complètement intégré aux interactions subtiles des cordes. On se demande même s’il y a un saxophone et une batterie. La musique respire et on distingue plusieurs mouvements séparés par des silences qui semblent de plus en plus faire partie de la musique au fil de son écoulement. C’est sans nul doute une excellente réalisation et, à mon avis l’album le plus marquant de la Spontaneous Live Series.
Encore toutes mes félicitations à Dirk Serries pour avoir proposé et conçu cette œuvre, Intermediate Obscurities III, qu’il devrait pouvoir réaliser en Belgique.

Tales about Exploding Trees and Other Absurdities Udo Schlinder & Ove Volquartz FMRCD0598 0920


Superbe série de fables et contes pour clarinettes basses et contrebasses, plus une petite clarinette jouée par Udo Schindler. Les instruments de souffle graves murmurent, des mélodies inconnues tournoient, grasseyent, mordent les aigus tranchants, font des jeux d’ombres. Cinq moments de connivence, d’écarts et de lumière. Les titres : Story Telling, car Ove Volquartz et Udo Schindler excellent à raconter des histoires, Klobstokian Lullaby où nait une comptine incertaine et peut-être familière, Distorted Meditation ou comment faire grincer et résonner les sons graves, puis étirer les harmoniques, About Exploding Trees, la colonne d’air à l’étroit dans le gros et long tube en bois noir éclate et s’échappe dans des rires impromptus, Pyrodase , élixir de jouvence qui nous fait franchir les limites de l’espace-temps. Leur lyrisme est aussi évident que leur habileté à chercher et à créer des formes renouvelées, boisées, aériennes, … une saveur, une puissance fragile se dégage La performance mérite vraiment le détour, car on entend un véritable clarinettiste contrebasse et les entrelacs des quatre clarinettes, basse et/ ou contrebasse nous font entrevoir que l’une est le prolongement singulier de l’autre comme dans un rêve éveillé. Grave, lyrique, savant et très inspiré. Un album unique en son genre auquel on retourne avec plaisir.
Aussi , je ne sais pas m'empêcher de vous renvoyer aux deux albums précédents des deux intéressés : Answers and maybe a Question en duo (FMR) et l'étonnant Artoxin où Schindler et Volquartz s'allie au guitariste (électronique) Gunnar Geisse dans des paysages sonores fractalisés (Unit RecordsUTR 4806).

The Feeling Principle Paul Dunmall Liam Noble John Edwards Mark Sanders FMR

Déjà le troisième album de ce quartet réunissant en fait le Deep Whole Trio (Dunmall sax ténor et soprano, John Edwards contrebasse , Mark Sanders batterie) avec le pianiste Liam Noble, entendu avec Ingrid Laubrock et Tom Rainey, si vous appréciez les références. Si vous suivez de ci – de là la production pléthorique de Paul Dunmall et hésitez quand même, je vous garantis la puissance créative de cette bombe et l’énorme plaisir qu’on peut en tirer. Une partie des enregistrements de Dunmall rassemble des documents probants de rencontres – essais , entre autres avec flûtes ou clarinettes qui s’ajoutent à ses habituels sax ténor et soprano et des formations parfois improbables suscitées pour parcourir d’autres paysages musicaux. Intéressants, bien sûr, mais vu le débit exponentiel de rondelles digitales, beaucoup aimeraient connaître de quoi la bête retourne dans ses haut-faits les plus fascinants. Et bien, voici l’article idéal. Pour alimenter la furia de Mark Sanders et John Edwards, la paire contrebasse – batterie la plus sollicitée de la free music européenne, Dunmall a trouvé en Liam Noble l’acolyte idéal pour une ascension des sommets.
Si à l’écoute, on jugerait qu’il s’agit d’une série de compositions choisies, il n’en est rien ! Le quartet est lancé sans aucun agrément préalable : Dunmall s’invente instantanément un motif de quelque notes, qu’il développe inlassablement, signal d’une voie à suivre dont les trois autres découvrent les éléments et le cheminement au moment même. Le batteur crée la tension sans se sentir obliger de marteler ses fûts et de déchaîner des roulements sans fin. Un jeu oblique, précis, vif et modéré. Dunmall construit son improvisation en hachant les phrases et en montant en puissance sur la longueur jonglant avec des phrasés éclair basés sur des triples détachés d'harmoniques déchirantes. Liam Noble jongle avec doigtés subtils qui roulent dans tous les recoins de la masse sonore et décuplent la propulsion combinée de cet énergique combo. Des phases de jeu alternent des affects renouvelés où le souffleur, le contrebassiste et le saxophoniste entretiennent d'intenses dialogues - incantations instantanés pour ensuite ouvrir le champ à un solo de contrebasse renversant où la main droite énorme de John Edwards, dont l’apparence de freluquet ne laisse pas deviner une telle puissance, fait dilater et gonfler les cordes de la contrebasse qui vrombissent, les clés et le chevalet semblant à un doigt d’éclater. Je pourrais ainsi décrire les développements intenses de cette équipe de rêve en empilant les paragraphes… Le quartet construit ici un chef d’œuvre de l’instant, de l’émotion qui remonte tout droit à l’énergie coltranienne de la fin du « Quartet » (cfr Sunship – First Meditations). Ahurissant !!