22 décembre 2019

Paul Lytton Joker Nies Richard Scott Georg Wissel / Stefan Keune John Russell Hans Schneider Paul Lovens / Mike Cooper & Mark Wastell/ Peter Evans & Weasel Walter


Do They do those in Red?  Paul Lytton Joker Nies Richard Scott Georg Wissel Sound Anatomy SA0106
Voici un excellent exemple des évolutions successives de la musique improvisée et de son intégration des procédés électroniques dans le jeu collectif. Paul Lytton est crédité table-top bits and pieces : une table recouverte d’instruments de percussions tels que d’épaisses cymbales chinoises, woodblocks, râcloirs divers, chaîne, tambours chinois de petite dimension, pièces de métal, … Joker Nies se décrit comme un electrosapiens et Richard Scott joue du (modular) synthesizer. Quant à Georg Wissel, il manipule un prepared saxophone, entendez par là qu’il garnit le pavillon de son sax alto d’un chiffon ou d’une bouteille plastique 50cl vide ou souffle dans le bec fiché dans le tube sans le bocal courbe. Enregistré au Loft à Cologne le 11 mars 2017. Cinq improvisations dont trois entre quinze et vingt minutes et un peu plus et deux de 7:57 et 3:57. Si la plupart des lecteurs devraient situer aisément Paul Lytton, Richard Scott ou Georg Wissell en raison de leur notoriété ou d’avoir été régulièrement commenté dans ces pages, Joker Nies mérite quelques informations. Il s’est commis avec le souffleur incendiaire Jeffrey Morgan il y a fort longtemps dans le duo Near Vahna, et le duo a enregistré pour le label Random Acoustics. Et surtout on suit sa trace dans URL, un étrange combo réunissant Konrad Döppert, Wolfgang Schliemann et Joachim Zoepf (cd  Konfabulation NurNichtNur 2002) dont on retrouve plusieurs traits communs avec le présent album. À l’époque, Zoepf et Wissell collaboraient à Cologne avec Nies et Doppert ou Paul Hubweber. Ce quartet improbable fascine par son curieux sens du timing : les interventions de chacun alternent subitement, les sons ricochant et rebondissant sans se superposer et se confondre bien qu’il faille souvent se concentrer pour distinguer qui fait quoi. Nuts and Bolts (15 :51) voit le jeu hyper volatile de Lytton sur les cymbales et métaux faire tournoyer la musique après avoir gratté discrètement une cymbale chinoise dans l’hyper aigu. Le timbre sale et magnifiquement désaccordé du sax de Wissel, ses coups de becs et effets de souffle s’intègrent aux sifflements, glissements et grondements de l’électronique de Joker Nies et les pulsations follement irrégulières du synthé analogique aux câblages multicolores de Scott. Celui-ci joue des notes qui sursautent et tressautent en en transformant constamment leurs sonorités, volume, tempi, hauteurs. Les partenaires rééquilibrent et reconsidèrent leurs manières de jouer et de s’agréger pour chaque improvisation, libérant l’imagination et l’étendue de leurs possibilités sonores avec un goût immodéré pour l’échappée ludique. Le paysage sonore évolue sans cesse, les quatre improvisateurs combinant une variété peu descriptible de sons, scories, bruitages, et vibrations électroniques, tout en plaçant leurs moments de pause où ils se concentrent sur l’écoute pure, préparant une intervention destinée à créer une nouvelle configuration de tensions et d’équilibres. Une musique aussi lisible qu’elle évoque un fouillis inextricable et suit un cheminement imprévisible. Dans le domaine électronique improvisé, notre équipage abat un travail haut de gamme d’une grande finesse. Fascinant.

Nothing Particularly Horrible Live in Bochum ’93 Stefan Keune John Russell Hans Schneider Paul Lovens FMR CD560-1119

Avec un titre aussi tiré par les cheveux, cette rencontre datant d’il y a plus de 25 ans ne présage pas d’une aussi convaincante réussite à l’écart des modèles – enregistrements déjà réalisés par deux ou voire trois des quatre compères, ici rassemblés pour la première fois. En effet, il s’agit de la toute première rencontre du guitariste John Russell et du saxophoniste Stefan Keune, ici au sopranino et au ténor. À l’époque, ce jeune nouveau-venu dans la scène improvisée venait de jouer et enregistrer avec Paul Lytton et le contrebassiste Hans Schneider, présent ici  (Loft Stefan Keune Trio/ Hybrid 3 1992). Par la suite, Russell et Keune vont collaborer étroitement et nous laisser deux magnifiques CD's, Excerpts and Offerings/ Acta et Frequency of Use/ NurNichtNur. Paul Lovens et John Russell sont des habitués du groupe Vario du tromboniste Günther Christmann. Hans Schneider et Lytton ont joué fréquemment avec le clarinettiste basse et souffleur de sax sopranino Wolfgang Fuchs, disparu depuis. Il y a un peu de Fuchs chez Keune. Mais ne jouent-ils pas « la même musique » ?  Malgré l’acoustique réverbérante du Musée de Bochum et en dépit du professionnalisme d’Ansgar Balhorn,  preneur de sons réputé, l’enregistrement à la fois dur et caverneux de ce superbe concert ne parvient pas à altérer la fascination de cette musique improvisée collective. Elle l'amplifie même. On connaît la vélocité légendaire de Paul Lovens et l’articulation quasi evanparkerienne et la puissance mordante du sopranino de Stefan Keune et, en bonne connaissance de cause, nous nous serions attendus à une foire d’empoigne étourdissante, une cavalcade pétaradante. Mais il n’en n’est rien. Si Stefan Keune a tout le profil sonore du hard-free (cfr Evan Parker avec Schlippenbach et Lovens), les deux autres acolytes cordistes, par la nature de leurs instruments, favorisent le concept de musique de chambre, connu par les brötzmanniaques sous l’appellation « english disease ». John Russell joue exclusivement de la guitare acoustique et, à cette époque, évoluait avec John Butcher et Phil Durrant dans leur trio légendaire. Le contrebassiste Hans Schneider ne se commet jamais dans le hard free, mais privilégie la qualité de timbre et la palette sonore détaillée de son grand violon avec un superbe coup d’archet chercheur et découvreur de sonorités. Et donc, s’étale devant nous un remarquable échange improvisé où chaque improvisateur laisse aux trois autres l’espace et le temps de faire des propositions et se met à intervenir / répondre alternativement en favorisant des pauses silencieuses. Durant la première partie du concert, une longue suite de 23:13 intitulée Stretchers, le jeu du saxophoniste au sopranino est extrême dans l’aigu, chargé, vitriolique. Le guitariste joue des harmoniques pastorales ou racle méchamment  les cordes en suivant les volutes du souffleur qui dépasse ensuite la tessiture de l’instrument dans des harmoniques fantômes. Paul Lovens veille au grain avec des commentaires étouffés qui peuvent se métamorphoser très épisodiquement en une multiplication de roulements secs rendus possibles par les propriétés sonores des tambours chinois. La contrebasse ronronne entraînant les acolytes vers plus de délicatesses, dispensant des descentes graveleuses qui appellent des sons ultra aigus, crotales à l’archet du percussionniste et harmoniques extrêmes de l’anche. Subitement la séquence s’arrête dans un échange vif percussion/ sax qui enchaîne sur les tracés arachnéens forcenés du guitariste. L’aspect ludique, la fluidité et la vivacité propulsent les sons dans une tournoiement contrôlé. Stop ! Lovens atterrit sur des détails infimes grattant et frottant un woodblock éborgné et il s’ensuit des échanges en métamorphose permanente où chacun essaie avec succès de superposer des modes de jeux très différents, mais complémentaires et marqués par une forte indépendance de chaque improvisateur dans l’interpénétration des sonorités individuelles. Le batteur relâche chaque fois la tension vers le quasi silence, laissant l’initiative à ses collègues qui rivalisent d’esprit d’à-propos, d’initiative et de quelques fantaisies impromptues. Après cette longue improvisation, le quartet se concentre en des échappées plus brèves et concises. Cuism dure 9:43, Drei (Trois) 4 :29 et With a big stick 6:51. La musique de Cuism atteint d’autres horizons et renouvelle l’atmosphère du concert en combinant différents ostinatos de manière retenue laissant le saxophoniste placer de remarquables doigtés fourchus. Cette séquence s’évanouit devant le jeu ténu et fantomatique de la scie musicale à l’archet auquel répondent des sons métalliques improbables de Russell. On entend poindre ci et là les lents et imperceptibles glissandos de la contrebasse, Schneider saupoudrant les options les mieux choisies dans le flux du collectif avec un goût sûr. Chaque improvisation collective a son caractère propre et distinct de la précédente rendant légitime la publication de ce document rare qui transcende allègrement sa relative qualité sonore enregistrée. Laquelle lui donne curieusement son aura magique. L’âpreté et l’urgence du jeu de Keune sont renforcées par les interventions soignées, méticuleuses et presqu’éthérées des trois autres. Quoi qu’il se passe, nous avons à affaire à une qualité d’invention, une pureté d’intention et une écoute mutuelle merveilleuses. Enregistrée à une époque où ce type d’approche sonore épurée était marginale et encore quasiment inconnue en France, Espagne, Portugal, Italie etc... enregistrements du début des années nonante à l’appui. Je songe aussi à Quintet Moderne qui réunissait Lovens Harri Sjöström, Phil Wachsmann, Teppo Hauta-aho et Paul Rutherford (Ikkunan Takaina / Bead Records). À plébisciter avec insistance. Surclasse de nombreux enregistrements récents.

Mike Cooper & Mark Wastell Sound Mirrors Confront Records Core 10

Mike Cooper est un guitariste plongé dans le blues et la musique hawaïenne et avec une passion inassouvie pour l’improvisation radicale. Il a joué longtemps avec The Recedents en compagnie de Lol Coxhill et Roger Turner, références ultimes en matière de saxophone et percussion librement improvisés. Il a aussi enregistré avec la chanteuse Viv Corringham à l’époque légendaire et des gâteries pour le label Nato. Voici sa guitare lapsteel mâtinée d’electronics confrontée avec le patron du label Confront, Mark Wastell, autre fois chantre exclusif du lower case minimal réductionniste avec Rhodri Davies, Burkhard Beins et Simon H Fell. Aujourd’hui, Wastell a étendu sa palette sonore (paiste 32’’ tam tam, percussion, shruti box) et diversifié sa pratique musicale avec bonheur à travers des projets inhabituels tout à fait réussis. La qualité de l’enregistrement et de reproduction de Confront Core est optimale et d’autres enregistrements publiés par ce label (Company de Derek Bailey, Paul Dunmall Sun Ship Quartet plus, Benoît Delbecq et Mandhira de Saram, Max Eastley / Fergus Kelly/ Wastell) font de lui une entreprise que je soutiens ardemment. Sound Mirrors fait référence aux installations de détection des avions ennemis sur la côte britannique avant la découverte des radars. Construits en béton, ces miroirs sonores géants étaient munis d’un microphone en son centre et permettait d’entendre le vol d’avions de combat à de nombreux miles à la ronde en combinant les différents sound mirrors simultanément afin de deviner la situation et la trajectoire des escadrilles ennemies. Sans doute, Wastell veut-il souligner l’importance fondamentale de la prise de sons et du placement des micros quant à la raison d’être de sa musique. Cette musique qui commence ici, planante (Abbot’s Cliff), se distingue par une grande richesse sonore obtenue en frottant soigneusement le tam-tam (gong métallique en français) à l’archet et en le percutant légèrement. Le son lancinant de la guitare jouée à l’archet elle aussi, s’insère admirablement dans les vibrations du tam tam. Un léger accent de blues s’échappe tout en délicatesse. La combinaison des deux sensibilités opère et nous fait rêver au bord de la falaise. Une manière de contrepoint irrésolu dérape et le son s’évanouit. Fan Bay poursuit la narration et concentre notre attention sur d’autres sonorités qui apparaissent formant un dialogue inhabituel. Au fur et à mesure, la palette s’élargit, s’enrichit, se renouvelle tout comme la durée des pièces s’allonge peu à peu (6 :00, 9 :05, 10 :30, 13 :18). L’apport de l’électronique de Cooper intervient en osmose avec le jeu cristallin presque modal de la guitare couchée et des timbres métalliques délicats de Wastell. On se laisse à rêver, transporté par les volutes et glissandi de cette espèce de q’in des grands espaces nord-américains.
Les deux musiciens n’hésitent pas à explorer leur instrumentarium de manière radicale avec des drônes et des blip-glitchs contrastés et presque noisy (Warden Point) qui s’achève en une belle étude de sons seuls sur approx. deux notes et pas n’importe lesquelles. Chaque nouvelle pièce apporte de belles choses comme cet écho de gamelan croisé au likembé à la guitare. Surprises. Musique expérimentale éthérée du plus bel effet, réalisée avec goût et finesse. Un très bon point pour Confront.

Peter Evans Weasel Walter Poisonous ug Explode ug71
Connaissant la furia punk noise du batteur Weasel Walter (Flying luttenbachers) et son skronk free-jazz expressionniste destroy, je dois dire que ce Poisonous en duo avec le trompettiste Peter Evans est une belle surprise en matière de musique improvisée libre récente. Je dirais même que c’est un des plus remarquables enregistrements du trompettiste prodige dans la droite ligne imprévisible (et tortueuse) de l’improvisation libre. Batteur puissant et fort capable au niveau technique, Weasel Walter a trouvé la formule, les modes de jeux adéquats pour s’insérer dans le jeu très spécial, la dynamique complexe des contorsions extraordinaires qu’Evans fait subir à l’embouchure, à la colonne d’air et à ses lèvres, ici en re-recording. Tout comme le batteur d’ailleurs (Yellow Stainer). Cela débute avec une imitation de boîte à rythmes et klonk -tchak- ksss. Le premier morceau sonne comme du jazz d’avant-garde « braxtonien » le temps de s’échauffer et d’ouvrir l’album avec un point de référence évident pour l’écouteur occasionnel. Satan’s Boletus est un surprenant dialogue ludique où le batteur joue libre avec une belle dynamique en variant frappes, grattages, frottements parfois à la limite de l’envahissement de terrain. Mais son collègue tout en jouant la plupart du temps sotto voce avec un timing infernal se révèle à la fois inouï, subtil, extrême, frénétique, la terreur des trompettistes, en se concentrant sur le registre infra de l’instrument, c’est à dire, sans faire résonner le pavillon. Du Dörner survitaminé, pour simplifier. Sulfut Tuft est le comble de la musique noise qui n’agresse pas. Extrême par la grâce des micros et sans doute d’effets de prise de sons et d’amplifications. Aucune explication n’est d'ailleurs donnée, sauf que c'est mixé par WW. Musique brute. Parcours étonnant pour ce trompettiste exceptionnel. Même si le délirant Walter, un adepte remarquable du free drumming, en rajoute un peu, voire trop. Son sens du timing et des détails de frappe est tout à fait remarquable. Il y a une réelle fascination dans cette musique duelle. On y trouve une série de trouvailles sonores incroyables chez les deux protagonistes. Toutefois, la profusion sonore et l’attaque systématique unilatérale de la percussion émousse la virulence de la trompette. Et la réitération de figures percussives menées tambour battant recycle les mêmes hauteurs, accents, cadences, sons brefs, avec un manque de nuances, même si c'est époustouflant. Quand on réécoute Topography of the Lungs ou les disques clés de Paul Lovens, Paul Lytton ou Roger Turner, inspirations de ce batteur de rock converti à la free-music, on découvre qu’il y a chez eux des nuances, une dynamique, des niveaux de jeu qui apporteraient une aération et des modulations propices à faire de ce remarquable opus, un ouvrage incontestable. Cela dit je ne me priverai pas de ce document explosif : Peter Evans est absolument extraordinaire.

17 décembre 2019

Kimmig Studer Zimmerlin And George Lewis/ Axel Dörner & Tomaz Grom/ Chris Burn by Philip Thomas/ OUXPO Anastasios Savvopoulos


Kimmig Studer Zimmerlin And George Lewis  ezzthetics 1010

Hat Hut ou Hat Art s’est mué discrètement en ezzthetics, nouveau sub-label de l’ entreprise phonographique de Bâle, et sous cette étiquette, propose des rééditions étrangement compilées d’Albert Ayler (Ghosts) et de Marion Brown (le très rare Juba Lee mâtiné d un zeste ESP). Sans parler d’un inédit de Jimmy Giuffre avec Paul Bley enregistré à Graz. Mais pas que. Fort heureusement, ezzthetics continue ses publications du superbe travail du String Trio a/k/a Kimmig – Studer – Zimmerlin, sans conteste un des meilleurs et des plus actifs groupes d'improvisation libre (cfr cd Im Hellen). Après avoir invité John Butcher pour l’excellentissime Raw (Leo Records), le String Trio remet le couvert avec ce tromboniste absolument exceptionnel qu’est George Lewis, sans doute un des premiers musiciens afro-américains à embrasser entièrement la cause de l’improvisation libre radicale quand l’occasion lui était donnée. Durant les années 80, Lewis  a souvent collaboré avec Derek Bailey et Evan Parker (cfr Fables et Epiphanies de Company, Pisa 80Hook Drift and Shuffle et From Saxophone and Trombone). 
Le String Trio. Au violon, Harald Kimmig, au violoncelle Alfred Zimmerlin et à la contrebasse, Daniel Studer. Ces trois musiciens ont un grand mérite : ils croient dur comme fer dans les vertus de leur StringTrio malgré la difficulté de le faire vivre dans la jungle inextricable des différents circuits de la scène professionnelle internationale. De nombreux improvisateurs parmi les meilleurs n’ont souvent d’autres ressources que de rebondir de lieu en lieu en collaborant avec des artistes locaux, tout aussi allumés qu’eux, mais pas toujours au même diapason esthétique, cette empathie profonde qui est la condition propice aux concerts inoubliables. Bien que moi-même, je valorise ces rencontres d’un jour qui se révèlent souvent surprenantes, certains groupes méritent d’être soutenus en priorité parce qu’ils se meuvent dans une dimension hors du commun. Les programmer en concert est un service rendu au public et à la cause de ces musiques à cause de leur puissance de conviction et leur singularité dans le champ esthétique. Après des décennies de développement de l’improvisation libre, sont apparus des groupes à cordes frottées comme ce String Trio, le Stellari Quartet (Wachsmann, Hug, Mattos et Edwards) et le Barrel Trio (Blunt, Marshall et Kallin) qui ouvrent une voie nouvelle. Une formation du calibre du String Trio a le chic de s’adapter à différents concepts ou perspectives tout en maintenant leur identité sonore distinctive. Il suffit de comparer leur opus magnum Im Hellen, leur quartet Raw avec John Butcher et ce concert enregistré au Kunstraum Walcheturm Zürich le  8 avril 2018 pour s’en rendre compte. George Lewis combine ici son exploration sonique au trombone et ses live electronics dont j’ignore le fonctionnement dans les entrelacs de frottements, harmoniques, col legno, motifs fugaces, staccatos flamboyants et drones fragmentés. La variété des dynamiques explorées et développées et les paysages sonores traversés durant ces cinq improvisations collectives parlent d’eux-mêmes. La musique de ce quartet sans titre appelle à être réécoutée systématiquement. Elle forme un tout et sa continuité débouche sur une multitude de visions, territoires, tableaux, instantanés, poèmes, crescendos, métamorphoses qui font dilater notre mémoire et notre concentration d'auditeur. Chaque morceau a un début caractéristique, mais les quatre musiciens guidés par une curieuse télépathie s’en échappent allègrement, créant de nouveaux univers instables, incontrôlables et souvent confondants. Chef d’œuvre, encore une fois.

 Axel Dörner – Tomaz Grom Confined Moment Zavod Sploh ZASCD 19
Un excellent document de la scène slovène me tombe dans les mains : Confined Movement unissant le trompettiste Berlinois Axel Dörner et le contrebassiste Slovène Tomaz Grom.  Emballage à deux volets contenant chez l’un, une manière de poster reproduisant la photo du recto de la pochette et au dos duquel se trouvent les notes explicatives en slovène et en anglais, et dans l’autre le compact disc proprement dit. Un bel objet à la hauteur de la musique. Les effets sonores uniques et toujours surprenants du trompettiste se marient parfaitement avec les jeux extrêmes et contrastés du contrebassiste. Depuis le début des années 2000 quand son travail « minimaliste – lower case » a marqué la scène improvisée entre autres avec Contests of Pleasure, Axel Dörner a développé ses registres sonores et l’articulation de ses timbres extrêmes, bruissements et implosions de la colonne d’air, leur imbrication de manière magistrale. Ces outrances sonores demeurent chez beaucoup à l’état de dérapages ornant des « solos », mais Dörner en fait le matériau exclusif de ses improvisations en leur conférant une forme de lyrisme inouï. Le mouvement confiné s’évade de ses limites pour culminer dans l’ionosphère. Son compagnon trouve remarquablement son chemin en diversifiant les modes de jeux et les correspondances imagées et poétiques créant une connivence partagée, un échange dynamique et des unissons improbables. Du minimalisme des années du Berlin New Silence quasi Malfattesque, l’aboutissement de la démarche d'Axel Dörner révèle une complexité insoupçonnée si on considère l’a priori extrêmement radical de sa pratique instrumentale. Comment avec une quantité d’effets sonores marginaux devenue effarante au fil des ans, cet artiste a fini par pouvoir nous raconter une histoire et développer une nouvelle dramaturgie, aussi urgente que celle de son aîné, Leo Smith, lorsque celui-ci nous gratifiait d’étonnants concerts en solo dans les années septante. Fort heureusement, l’engagement et la sagacité du contrebassiste Tomaz Grom confère une profondeur et un vécu complémentaire complètement en phase avec le trompettiste Berlinois. Un des meilleurs albums d’improvisation de ces dernières années.

Chris Burn as if as Philip Thomas confront core series core 09.
Compositions and arrangements by Chris Burn. Performed by Philip Thomas. Un pianiste compositeur (et improvisateur) écrit de la musique pour un autre pianiste en solo. Les compositions de Burn datent de 1999 jusqu’en 2005.Six improvisations de Derek Bailey provenant de son Solo Guitar volume II / Incus CD 11 (1991) ont été  transcrites et arrangées par Chris Burn. Je rappelle que ces deux pianistes avaient enregistré un album mémorable avec le contrebassiste Simon H. Fell : the Middle Distance / another timbre at 24. Que dire de cette musique sinon qu’elle n’est pas un seul instant académique. On songe aux astucieuses petites formes de Fred Van Hove, aux canulars de Misha Mengelberg ou aux facéties de Guus Janssen entendues dans de lointains albums solos, sans doute oubliés aujourd’hui. Ou du moins, leur parfum est présent. Une ambiance à la Feldman s’échappe curieusement des six morceaux transcrits de Derek Bailey. L’esprit vif et le goût de l’improvisation libre affleure à chaque tournant et abonde dans de nombreux détails au niveau du toucher et des écrasements de notes. Les trouvailles entendues dans ce recueil forment une belle anthologie du piano vagabond, non conformiste et profondément réfléchi. Composition, improvisation ou comprovisation, ce ne sont finalement que des mots. Philip Thomas joue de manière vivante et s’approprie le matériau avec une expression toute personnelle. La pianiste Kate Ledger s’associe à Thomas pour l’exécution de la dernière pièce, the sky a silver dissonance. Confront Core Series s’avère être un label imprévisible et de haute qualité. À  suivre.

OUXPO Anastasios Savvopoulos Deterritorialization Fri Forma eff -006

OUXPO fait sans doute référence à « Ouvroir de littérature potentielle » de l’écrivain Georges Pérec et rassemble cinq improvisateurs, Brad Henkel (trompette USA), Philipp Gropper (sax ténor DE), Felix Henkelhausen (contrebasse DE) and Dré Hocevar (drums SI) sous la houlette du guitariste grec Anastasios Savvopoulos. Basé à Berlin et enregistré ici au Club Gromka à Ljubljana par Iztok Zupan, le quintet OUXPO navigue avec une réelle classe entre improvisation radicale raffinée (et rare) et une manière de jazz libre en forme de dérive. Ils dérivent en fait en dehors des territoires reconnus par cette pratique issue du jazz contemporain tout en assumant l’architecture instrumentale du quintet de jazz : trompette, sax ténor, guitare, contrebasse et batterie. Deux très précises demi-heures à 18 ou 27 secondes près, nombre de secondes multiples du carré du nombre de dizaines de minutes à la seconde près. Un lointain parfum jazz dans le phrasé éclaté de la guitare électrique, une trompette qui évoque sincèrement Bill Dixon, entre autres références. Non seulement, ils louvoient avec talent entre des territoires pas toujours reconnaissables en improvisant leur musique du début à la fin, mais ils ont un son distinctif de groupe qui préserve les intentions intimes de chaque individualité. Leur musique éminemment collective fait sincèrement plaisir à écouter, à en repasser le fil pour découvrir d’autres angles de vue, les moments forts de son cheminement et en déceler le sens profond et toutes les implications qui surgissent dans notre conscience. Cet album est un excellent témoignage du grand bénéfice qu’on peut tirer du travail collectif et de la combinaison de talents et de sensibilités, d’une véritable écoute qualitative, qualité qui sublime les initiatives individuelles d’artistes quasi inconnus du circuit. Un parcours truffé de belles surprises.


13 novembre 2019

Guilherme Rodrigues - Harri Sjöström / Karoline Leblanc Yedo Gibson Luis Vicente Miguel Mira Paulo Ferreira Lopes / Benjamin Duboc - Sylvain Kassap / Graham Dunning Dirk Serries Benedict Taylor Martina Verhoeven Colin Webster /


The Treasures Are Guilherme Rodrigues & Harri Sjöström Creative Sources CS605CD

Un duo violoncelle (Guilherme Rodrigues) et saxophone soprano et sopranino (Harri Sjöström) basé à Berlin. Guilherme est attaché à la mouvance Creative Sources, label portugais dirigé par son père Ernesto et pour lequel il a enregistré une quantité innombrable d’albums dans la veine lower-case « minimaliste radicale. Harri Sjöström est connu pour avoir joué régulièrement avec Cecil Taylor, Phil Wachsmann, Paul Lovens, Gianni Mimmo.  Dans cet opus enthousiasmant, Guilherme nous fait découvrir son talent de violoncelliste plus proche de la tessiture « normale» de l’instrument en totale empathie avec le jeu étiré, serpentin et intense d’Harri Sjöström.  Chacun d’eux mettent en valeur une pluralité de caractères sonores expressifs, vibrants, cachés, découverts dans l’instant de leurs instruments respectifs. Angles, accents, épures, sursauts, extrêmes, graves ou suraigus. On pourra comparer avec le duo de Gianni Mimmo et Daniel Levin qui partage la même instrumentation (Turbulent Flow /Amirani). Ce que j’apprécie particulièrement dans ces Treasures est l’éventail follement exhaustif de très nombreuses variations dans le choix des timbres et les imbrications, tuilages, juxtapositions, contrastes, enchaînements, tournoiements,  qui les associent et nous donnent le tournis. Une forme de virtuosité véloce est contournée au profit d’une expressivité intense, d’échanges fructueux au niveau des palettes, des couleurs, des reflets rougeoyants, ambrés, ocres, fauves …. Je ne peux m'empêcher de réécouter cette merveilleuse suite dhistoires aux multiples rebondissements. C’est assurément un enregistrement unique de deux individus ouverts lun à l’autre et qui dépasse leur valeur intrinsèque propre, grâce à leur intense écoute mutuelle et la compréhension profonde de leurs registres intimes particuliers à partager expressément dans leur rencontre. Une musique pleine de plaisirs et de générosités. Un très grand disque. 

Double On The Brim Karoline Leblanc Yedo Gibson Luis Vicente Miguel Mira Paulo Ferreira Lopes atrito-afeito 011


Quintet archétypique du free jazz où brillent spécialement le trompettiste Luis Vicente et la pianiste Karoline Leblanc. L’ensemble est cohérent et les musiciens plus que compétents. Six compositions tremplins pour l’improvisation collective. Au lieu d’une contrebasse comme de coutume avec cette combinaison instrumentale, on trouve, un peu trop en retrait, le très prometteur Miguel Mira au violoncelle. À la batterie, l’énergétique Paulo Ferreira Lopes et aux saxophones ténor, alto et soprano, le dynamique souffleur Yedo Gibson qui chauffe à blanc l’air ambiant. Je me réjouis de la volonté d’improviser collectivement et alternativement, même si le registre du quintette se cantonne à un exercice exacerbé sur la tension, l’énergie, la prolixité, un jeu staccato du saxophoniste, le déferlement au clavier avec quelques points de relâchement qui ouvre l’atmosphère vers des choses tout aussi intéressantes (le final de Double on the Brim en 5). Cela dit le saxophoniste fort en verve a de belles idées de jeu quand le groupe se réoriente. Le trompettiste lui-même souvent lyrique peut très bien frictionner la colonne d’air ou trouver des contrepoints bienvenus lorsque son collègue Gibson s’envole. La pianiste a le chic de faire des incursions atonales en clusters avec une belle logique, un sens des voicings free et un enchaînement subtil de motifs polyrythmiques dont l’intensité, la vitesse varient naturellement. Un beau mélange d’intuition et de science. Lorsque Karine s’échappe dans l’azur sans que les souffleurs n’interviennent, le batteur maintient les pulsations en éclaircissant la charge des roulements, créant un excellent équilibre  aérien entre leurs deux pôles percussifs. Et lorsque Yedo Gibson les rejoint un instant, il relance le débat avec ingéniosité. À noter la fragmentation forcenée du souffle sur l’embouchure de la trompette de Vicente, entre autres trouvailles sonores. Évidemment, la déferlante obère trop souvent l’écoute du violoncelliste au sein de l’orchestre. Malgré tout, ce quintet devrait faire les beaux soirs des festivals par la conviction et leur engagement sans faille.

Benjamin Duboc – Sylvain Kassap Le Funambule Dark Tree DT12

Label français, Dark Tree se spécialise dans des albums inédits de John Carter, Bobby Bradford ou  Horace Tapscott et des nouvelles productions de l’actualité de la scène française. Deux albums des trios Sens Radiants  (Daunik Lazro, B.Duboc et Didier Lasserre) et En Corps (Eve Risser, Duboc et Edward Perraud), Julien Desprez avec Mette Rasmussen ou Tournesol, ... . Ce duo de Sylvain Kassap avec l’omniprésent Benjamin Duboc (cfr catalogue Dark Tree) révèle toute la musicalité de ce clarinettiste qui incarne autant le sens de la forme que de belles qualités d’improvisateur sensible et qui se sert de sa profonde connaissance musicale pour nourrir ses improvisations. Suivi à la trace par le jeu discret et aérien de son partenaire, il décante l’esprit et les traces du blues en ouverture (vers le bleu 16 :34). Benjamin Duboc cultive le sens du rythme même quand celui-ci est à peine marqué. Une fois l’ambiance installée lors de cet agréable  concert au Comptoir de Fontenay sous Bois, les échanges improvisés se précisent et l’imagination est sollicitée pour trouver des figures, des sons, des réactions instantanées que le morceau soit court (c’est narcisse qui danse 03 :32), ou beaucoup plus long (le ventre de socrate 19 :50). La clarinette basse grasseye, puis pépie et se lance franchement dans le registre aigu ou déboule en entraînant les graves en tranchant l’air avec les notes hautes qui mordent ou roucoulent, alors que le contrebassiste flotte dans le registre sombre, clair obscur faisant gronder doucement le bois de l’âme. Une musique à la fois franche et délicate. Benjamin Duboc  prend son temps avant de suggérer une idée aussitôt régurgitée dans le grésillement de l’anche. L’archet frôle la corde et c’est sa vibration qui se révèle à nous comme un gros insecte qui s’élève dans le soir tombant. Favorisant une construction lente, les duettistes vident le sac de l’instant, aspirent lentement le suc de la fleur avant d’asticoter le bec à coups de langue et de faire rebondir l’archet. Une histoire se raconte et on écoute les détails de la péripétie en se convaincant que le plus intense, le dénouement tragique est à venir au terme des dix neuf minutes qui égrènent lentement les timbres, les sons, la dynamique d’un jeu alangui. Sa marche ralentit jusqu’ au moment où pointe une mélodie fugace et les morsures du temps pour concentrer notre imagination d’auditeur dans un au-delà impalpable, inconnu. La musique de l’instant qui fuit. C’est beau. Le reste a le mérite d’ajouter du mystère. Une émotion sincère dans un registre polymodal / folklore imaginaire de bon aloi. Faites en cadeau à ceux que « notre » musique déroute, la musique de Kassap et Duboc est une belle porte d’entrée.

Tonus Ear Duration new wave of jazz  nwoj 0020
Une fois n’est pas de trop. Une belle tentative de jeu collectif à cinq improvisateurs basée sur l’écoute mutuelle avec un sens de l’espacement des interventions individuelles / sons épars dosés en se focalisant sur le timing, soit le moment exact le plus propice à créer du sens. Jeu autour du silence comme dans Set 3. Graham Dunning, caisse claire, objects / Dirk Serries, accordéon et guitare acoustique / Benedict Taylor, violon alto /  Martina Verhoeven, piano / Colin Webster, flute et sax alto. Ça grince, gratte, crisse, tremble, percute, frotte, rebondit... Chacun trouve un bref événement sonore, différencié, dans l’interstice du flux où il prend la balle au vol. Une manière de succession de cadavres exquis abstraits dont la dynamique se répercute par des respirations brèves et des altérations subtiles dans le son d’ensemble. La musique improvisée peut se révéler à nous de façons très variées, contradictoires, parfois aux antipodes l’une de l’autre. Ici on cultive la mise en évidence d’un processus ludique aléatoire et circulaire plutôt qu’une mise en forme intentionnelle. Aucun solo donc mais des éclats, scories, fragments, éclairs qui cristallisent la concentration d’un instant fugace et la discipline collective. Je salue sincèrement les artistes et le label nwoj pour nous soumettre ainsi un document qui s’il n’a aucune prétention à être considéré comme une œuvre, éclaire singulièrement une constante dans la pratique de l’improvisation libre.