27 décembre 2021

Chyskyyrai Tim Hodgkinson Ken Hyder/ Evan Parker Saxophone Solos/ Makoto Sato Michel Kristof Julien Palomo/ Paul Dunmall Simon Thoumire John Edwards Phillip Gibbs

Siberia Extreme Chyskyyrai Tim Hodgkinson Ken Hyder Indigenous Life Forms ILR LP 001
https://indigenouslifeforms.bandcamp.com/


Chyskyyrai est une chanteuse yacoute, originaire de la république Sakha en Sibérie du Nord un état de la Féderation de Russie en Extrême Orient. Elle est complètement immergée dans la culture shamanique et a assimilé une variété de techniques vocales traditionnelles basées de chants populaires, imitations d’animaux et surtout l’antique épopée mythologique Olonkho, sous une forme de théâtre ou « opéra » avec une unique chanteuse qui truste tous les rôles. L’Olonkho réunit un faisceau vivant d’expressions vocales et chantées archaïques par un unique acteur – chanteur ,voyageur et raconteur d’histoires qui va d’une communauté à l’autre, de tribu en tribu. On peut faire un parallèle avec le P’ansori coréen où tous les rôles sont tenus par une seule chanteuse qui, accompagnée par un percussionniste, transforme sa voix pour investir physiquement et vocalement chaque personnage de la narration. Elle ou il remplit la même fonction qu’un chaman. Par beaucoup, ces chanteurs chamanes sont considérés comme des guides spirituels, enseignants et détenteurs des valeurs spirituelles de leur peuple. Leurs performances peuvent durer plusieurs jours et ne sont pas seulement des spectacles (entertainment) mais aussi une manière d’éduquer la population au fait que les êtres humains ne sont pas séparés de la nature et s’accordent avec elle. Tim Hodgkinson et Ken Hyder respectivement clarinettiste / steel – guitariste et percussionniste, effectuent un travail de longue haleine depuis 1978 par leurs voyages en Sibérie (Bouriatie, Touva, Altaï, Yakoutie) afin de découvrir, étudier et participer musicalement en lien direct et vivant avec ces « artistes » chamans traditionnels. Leur duo s’intitule « Shams » et se destine principalement à jouer avec un chanteur ou une chanteuse sibérienne auxquels il se dédient entièrement en créant un véritable écrin pour les mettre en valeur en s'éffaçant devant une expression aussi extraordinaire. Pour rappel, l’album Black Sky avec le chanteur Gendos Chamzyrin avec qui ils forment K-Space (Label Setola di Maiale). Dans ce disque merveilleux qu’est Siberia Extreme, on est médusé par l’intensité profonde avec laquelle ils entrent en symbiose avec cette fabuleuse chanteuse. Chyskyyrai , Valentina Romanova à l’état-civil, chante passionnément dans une esthétique unique avec une voix de transe, puissante et mystérieuse qui revêt une multitude d’états d’âme, s’électrise dans des changements de registre échappant à une quelconque format. Elle semble conter, scander malheurs et moments heureux, guidant ses auditeurs dans les méandres de la condition humaine. La scansion et la métrique de Ken Hyder sur ses instruments de percussions est totalement intégrée à cet art : il trouve spontanément les pulsations et battements rythmiques un peu décalés, un micro- instant à côté du temps, qui sont la marque de cette musique traditionnelle. Le souffle de Tim Hodgkinson en devient happé et hanté par les visions des chamanes, très loin de sa pratique quand il joue des pièces contemporaines dans d’autres projets. Il ajoute des sonorités électriques par petites touches avec sa pedal-steel guitare toute en glissandi. Il s’agit d’une collaboration magique, authentique qui correspond pour Ken et Tim à une motivation et un amour pour cette expérience de vie et de communion spirituelle telle qu’elle est vécue par ces populations sibériennes. Quant à la chanteuse, sa performance est indescriptible, sacrée, imprécations d’une pythie d’un autre monde, celui qui sépare celui des vivants et des morts, les esprits criant par sa bouche et modulant le timbre de sa voix. Le vinyle lui - même est « milky-way » : vous allez être happé par la Voie Lactée et ces voix de la nature issues d’un autre monde, celui qui entoure la mythologie vécue des Sakha…
Un autre album aussi ébouriffant est publié par ce label Indigenous Life Forms : Algys de la chanteuse Stepanida Borisova, elle aussi originaire de Sakha - Yakoutia et du percussionniste Pavel Fajt, connu pour son travail avec la chanteuse Tchèque Iva Bittova. Rendez-vous à la prochaine livraison sur ce blog !

Evan Parker Saxophone solos LP Otoroku ROKU (RE) 10
https://www.cafeoto.co.uk/shop/saxophone-solos/


Je tiens à attirer l’attention sur cet enregistrement des Solos de Saxophone (soprano) d’Evan Parker datant de 1975 et publié par Incus (n°19) et réédité successivement par Chronoscope et Psi, le label du saxophoniste. De nombreux amateurs ont sûrement entendus en concert, sur disque ou CD cette musique répétitive mais intense et fascinante d’Evan Parker dans laquelle il crée l’illusion d’une polyphonie avec la respiration circulaire, des doigtés croisés, un contrôle du son hors du commun, des harmoniques irréelles etc… (cfr albums, Lights Burnt in Line, Six of One, The Snakes Decides, Conic Sections) qui partagent des similitudes et des inspirations avec les flûtes du Rajasthan, les launeddas sardes, le pibroch écossais… En 1975, Parker essaie pour la première fois de s’exprimer en solo de saxophone soprano en public (comme Braxton, Lacy, Coxhill) dans le sillage de ses duos avec Derek Bailey et avec Paul Lytton, dont Incus allait oublier deux manifestes incontournables : the London Concert (Incus 16) et Unity Theatre (Incus 14). Avec ce Saxophones Solos de 1975 et la photo de Roberto Masotti prise à l'Akademie der Kunsten à Berlin, la musique improvisée « européenne » issue du free-jazz passe un cap sonore, instrumental, créatif qui la distingue de son homologue Afro-Américain. Bien que contrairement à Derek Bailey, Evan Parker a toujours considéré, dit et redit, que sa musique a été conçue dans le courant du jazz… avec ses conceptions personnelles, conclusions pragmatiques et musicales des découvertes et innovations des créations contemporaines les plus pointues … Bref, cette année – là, le jeu et les possibilités techniques d’Evan Parker n’avait pas encore atteint les sommets qui lui permirent quelques années plus tard de graver Six of One (Incus 39). Il y a dans cette musique, une rage folle, une énergie inouïe, une transgression du rôle de l’instrument et de ses limites, une appétence pour le bruit musical et l’évitement systématique de ce qui ressemble à une musique conventionnelle, même « free-jazz ». L’album commence par une longue note saturée en glissandi ralenti « fausse » obtenue en obstruant progressivement le pavillon du soprano avec le mollet de la jambe gauche. Cet effet sonore était utilisé pour répondre à un effet sonore de Derek Bailey qui en jouant des harmoniques sur plusieurs cordes enfonçait celle-ci derrière le chevalet créant ainsi un glissandi vers l’aigu de cette sonorité fantôme, les deux musiciens rivalisant pour multiplier l’empli d’harmoniques. Le concert est repris dans son intégralité, soit un set d’une demi-heure lors d’une soirée collective à l’Unity Theatre, et divisé en trois parties. Afin d’obtenir deux faces complètes d’un 33 tours, Evan a ajouté un quatrième morceau enregistré au studio FMP à Berlin. Dans la version CD, d’autres morceaux de cette même session ont été ajoutés. Grâce à l’enregistrement en solo, il nous est permis d’entendre l’articulation hallucinante du souffleur dans le moindre détail, explosant complètement le flux, le timbre, avec de rapides coups de langue sur le bord de l’anche, une vocalisation hachant menu les sons dans des spirales brisées à une vitesse étonnante, comme si les sillons d’un disque 33 tours étaient lus par la cellule en vitesse accélérée. À la base de ce jeu, intervient l’utilisation systématique de doigtés fourchus lesquels furent inaugurés par Lester Young pour jouer la même note avec un timbre différent. En ouvrant une clé à un niveau supérieur, entre l’embouchure et la dernière clé fermée avant le trou ouvert qui détermine la vibration note jouée « normalement », le souffleur expérimenté obtient un effet multiphonique, deux notes différentes se concurrencent. Evan fausse aussi les notes en écartant avec précision la pression des lèvres du centre de l’anche (technique habituelle pour un jazzman) ce qui modifie encore le son et le contrôle de celui-ci et de la note fantôme obtenue par les doigtés fourchus. À cela, s’ajoute de rapides coups de langue sur le bord de l’anche qui stoppent l’émission sonore et font curieusement alterner des hauteurs différentes qui se télescopent à cause d’un enchaînement furieux de doigtés fourchus et de changements malicieux de la pression du souffle. La technique du saxophone dépasse ici la limite du possible par la grâce d’un contrôle surhumain de la vibration de la colonne d’air.
Ce qui paraissait à l’époque comme le produit d’une spontanéité rebelle, d’un état de transe chamanique broyant et étirant les sonorités du saxophone au-delà des limites est, en fait, le fruit d’une technique très sophistiquée, scientifique. Paradoxalement, son étalement dans une structure temporelle est minutieusement préparée (« composée »), mais réalisée au moyen de l’improvisation instantanée. Pour l’exprimer autrement, on dira qu’Evan Parker avait tracé son cheminement dans une structure conçue au préalable, laissant à l’improvisateur toute la liberté dans le jeu dans l’instant. Aussi, l’auditeur attentif pourra être médusé d’entendre de très brèves harmoniques suraigües émises à la fin d’interjections accélérées qui semblent jaillir du mouvement rotatif des contorsions extrêmes du phrasé du souffleur. Paradoxalement, cette musique brute avec ses sonorités agressives au vitriol, cette fragmentation excessive du phrasé, expression épidermique d’un sentiment de révolte exacerbé est en fait le résultat d’une réflexion profonde et très informée des processus de la création musicale. Evan Parker s’impose comme un explorateur scientifique des possibilités sonores du saxophone du soprano en utilisant systématiquement toutes ses ressources sonores et la juxtaposition de tous les intervalles entre chaque note de la gamme, l’auditeur ayant l’impression d’écouter avec un microscope l’empilement simultané de techniques de souffle divergentes qu’il parvient à faire coïncider par magie. L’exécution de plusieurs de ces intervalles demandent un travail intense pour réussir à émettre deux notes successives de manière parfaite, quelques soit leurs écarts dans la gamme. Il souffle en usant des positions de clés comme si les doigts d’un pianiste parvenaient à s’écarter les uns des autres comme dans un effet de dessin animé. On n’entend pas la moindre influence des saxophonistes qui l’ont précédé si ce n’est qu’il évoque cet effet sonore de Coltrane lorsque celui-ci s’égare en improvisant sur My Favourite Things, cheval de bataille coltranien et point de départ des recherches de Parker.
Dès ses débuts, Evan Parker s’est engagé à suivre la trace de Coltrane en poussant encore plus loin le cheminement jusqu’à donner l’impression d’une explosion ultime et jusqu’au boutiste des formes musicales et des sonorités consacrant l’intégration des bruits dans la pratique instrumentale. C’est une impression, car derrière cette véritable cacophonie appararente ressentie comme telle par l’auditeur lambda de musiques « idiomatiques » conventionnelles ou traditionnelles, se cache un musicien de très haut niveau et une pensée musicale supérieure. À l’époque, pour la majorité des auditeurs du free-jazz prédominant, il faisait figure d’outsider énigmatique face aux poids lourds des héros du saxophone, disparus (Dolphy, Coltrane et Ayler) ou confirmés et émergents (Shepp, Braxton, Lacy, Rivers, Liebman, Murray), bien que son ami Anthony Braxton déclarait tout le bien qu’il en pensait dans ses interviews. Deux critiques français d’alors ont soutenu son travail avec Bailey et Lytton : Laurent Goddet qui hébergea et aida activement Steve Lacy (The Rent) et l’indéfectible Gérard Rouy qui se fit le chroniqueur privilégié de l’improvisation « européenne » et immortalisa ses musiciens par ses innombrables photos dans Jazz Magazine. À l’époque, la mode était à Jan Garbarek qui enregistra avec Keith Jarrett chez ECM et fort heureusement, Anthony Braxton avait décroché le contrat du siècle avec Arista et Lacy faisait enfin son envol tant en solo qu’avec des albums en duo.
L’esprit et l’aspect sonore de ce premier concert solo est très voisin de celui qu’on découvre lorsqu’il joue en duo avec son partenaire préféré d’alors, le percussionniste Paul Lytton, duo initié en 1969 (Collective Calls et Unity Theatre publiés par Incus). Il faut quand même signaler que Paul et Evan travaillèrent intensément quasi deux années avant de faire leur premier concert en duo en 1971. Ce concert solo intervient l’année même du départ de Lytton pour la région frontalière Belge proche d’Aix la Chapelle où habitait alors Paul Lovens avec qui il créa un autre duo légendaire. C’est aussi l’année qui précède les premiers concerts de la Company de Derek Bailey et des rencontres avec Braxton, Lacy et Coxhill au sein de celle-ci. Evan est alors à un tournant de sa carrière où il se sent devenir un compositeur au moyen de l’improvisation « totale ». L’enregistrement solo suivant et publié en vinyle par Otoroku, Monoceros, date de 1978 et est très différent, inaugure magistralement ses performances solos tournoyantes où l’effet répétitif et « polyphonique » enrichissent l’aspect minimaliste d’une profusion de prouesses sonores. Et donc il s’agit d’un enregistrement unique qui permet de comprendre et d’expliquer sa démarche et de déniaiser l’auditeur comme ce le fut à l’époque. Comparer Saxophones Solos (1975), Monoceros (1978) et Six of One (1980), permet d’appréhender avec justesse le virage d’Evan Parker du bruitisme pur et dur issu des recherches de la M.I.C. vers une sorte de lyrisme inédit où se chevauchent différents aspects esthétiques. Otoroku publie ces trois albums en vinyle et aussi un boîtier qui rassemble les quatre albums solos de Parker en LP’s : Collected Solos https://www.cafeoto.co.uk/shop/evan-parker-collected-solos/ . Les précédentes éditions de Saxophone Solos se sont épuisées au bout de quelques années, la première ayant déjà été repressée par Incus en 1980 avec une qualité supérieure, il ne faut pas tarder à acquérir cette version vinyle si vous voulez découvrir assez vite cet album incontournable qui fit l’effet d’une bombe à l’époque. John Zorn et Michel Doneda, Mats Gustafsson et Stefan Keune vinrent y puiser une inspiration décisive. Brötzmann publia son premier album solo un peu avant (FMP 0360) et j’écoutais l’un et l’autre successivement. On trouve dans la discographie de Braxton solitaire une ou deux improvisations qui offrent des similarités évidentes au niveau des sonorités : dans ses Saxophone Improvisations Series F, je pense à ce morceau qui occupe toute la face B du double album publié par America. Mais aucun autre album solo de saxophone n’a laissé un tel souvenir à ses auditeurs médusés, rite d’initiation fascinant à la free-music radicale. PS : s'il est devenu Sold Out chez Otoroku, vous le trouverez encore neuf chez de nombreux vendeurs via le web et discogs.

Makoto Sato Michel Kristof Julien Palomo Heaven of Discontent pas de label https://othermatter.bandcamp.com/album/heaven-of-discontent

Album autoproduit par le guitariste noise Michel Kristof, le boss du label Improvising Beings Julien Palomo aux synthétiseurs et le fidèle percussionniste du free intégral parisien, Makoto Sato et enregistré à Aulnay sous Bois le 24 janvier 2021. Pochette et musique en forme de bilan momentané de la situation confuse et opaque de notre société. Photo au recto : micro nuages blancs de gaz lacrymogène au ras du bitume en noir et blanc, le titre heaven of discontent commenté « if hell is full of good meanings ». Après la crise des gillets jaunes, au vif de la pandémie et de sa gestion difficile, l’incompréhension mutuelle aidant, leur musique électrique dressée sur ses ergots, échappée free dosée en cinq pièces bien distinctes, dont une se souvient d’(Itaru) Oki, délivre un message d’urgence, de réflexions, de sonorités brutes ou très recherchées, des atmosphères tumultueuses (Prélude to a slap 6 :21) ou ouvertes à une forme d’introspection (I Remember Oki 12 :59). La guitare singulière, acide, tranchante comme les dents d’une tronçonneuse ou métamorphique, spasmes d’une harangue intérieure face aux adversités. Précarités, violences, hausse exorbitante des loyers, murs d’incompréhensions, péril sur le climat, dénis, soubresauts logistiques continentaux, extrême-droite galopante, déglingue dans les rapports humains, afflux de réfugiés, capitaux exorbitants. Le sentiment d’oppression est exprimé crûment dans les photos de pochette : panneau de manif : À qui profite le calme … ou imprimé à la bombe sur un mur métallique : Demain est annulé avec des manifestants masqués et émergeant d'un nuage de gaz. Lucidité et ressenti. Le batteur fait tournoyer la sauce sur ses fûts, le synthé oscille entre l’orgue cosmique ou un trombone métempsychosé éructant comme à la genèse du free radical européen. Les doigts du guitariste se crispe sur le manche, le plectre sautillant comme un écureuil dans les branches un soir de tempête. Mais It started to snow (9 :08) présente une autre perspective et pas la moins intéressante de cet album, avec un beau sens de l’espace. Chacun occupe son territoire et suit son chemin sonore tout en formant une unité soudée par l’élan ludique et la recherche confluente de sonorités dont le batteur souligne les scories par des frappes dosées en métrique libre sur ses peaux. Et une volonté de ne pas surjouer laissant chacun des deux autres en pleine lumière. Là où le "free" free-jazz rencontre le noise post-rock rétif à toute récupération - assimilation. Une excellente initiative réalisée avec soin et réflexion dans l’urgence.

Brothers In Music Paul Dunmall Simon Thoumire John Edwards Phillip Gibbs FMR CD615-0721


Fraîchement produit par FMR, cet enregistrement du 25/08/2004 avait été publié par Paul Dunmall sur son label Duns Limited Edition à un nombre très restreint de copies. Dans sa trajectoire musicale et les deux ou trois différentes directions suivies par ses groupes en constante mutation, Brothers in Music s’inscrit dans le sillage de la rencontre avec le guitariste Phillip Gibbs matérialisée par le CD Master Musicians Of Mu (SLAM) où le duo multiplie les approches sonores dans une espèce de musique de chambre fourmillante poussant Dunmall à ajouter flûtes et d’autres instruments de souffle. Ce duo s’est étendu au contrebassiste Paul Rogers, partenaire habituel de PD et qui inaugurait alors sa contrebasse à sept cordes et cordes sympathiques et une avalanche d’enregistrements en trio (Moksha Trio), auquel d’adjoignirent des invités, fut publiée par Duns Limited Edition au début des années 2000. Parmi les invités, le joueur de concertina et bagpipes Simon Thoumire et votre serviteur. Brothers In Music se situe parmi les plus belles réussites de cette époque délirante de l’évolution de Paul Dunmall. Si l’effet enivrant - microtonal de la contrebasse à sept cordes de Rogers a disparu, il est agréablement remplacé par l’énergie à la fois brute et sophistiquée de John Edwards sur un instrument plus conventionnel à quatre cordes dont il sait subvertir les codes. Imparable, le jeu fébrile, subaquatique et à peine amplifié (voire assourdi) de Phil Gibbs qui apporte des couleurs très particulières et contribue à la dynamique du quartet en créant un espace de jeu pour ses camarades. Simon Thoumire obtient des effet sonores qui se marient à merveille avec la guitare alors que les doigts du contrebassiste font résonner le gros son puissant du gros violon comme lui seul peut le faire. C’est surtout un son collectif, une sorte de folklore imaginaire, une circulation d’idées musicales, d’impressions et d’échanges subtils de propositions sonores expressives qui se complètent, se distancient, se distinguent tout en convergeant dans une réelle écoute. Sept improvisations collectives au modus vivendi en mutation, dialogues imaginatifs free … grappes de notes arrachées à la touche des instruments à corde, interactions multiformes… Dans le n°2 (Don’t Lie To Me), l’usage de courtes pauses instille le dialogue qui au fil des minutes s’intensifie de manière éminemment ludique avec des contrastes où chacun prend l’avantage quelques dizaines de secondes pour passer le relai alors que le bassiste assène des coups puissants à faire décoller le manche du corps de la contrebasse. N° 3 (Charles Wharles) : on se rend compte alors que le concertina provient effectivement d’un instrument oriental, l’orgue à bouche (khène au Laos, shô en Chine), tant Simon Thoumire sait insuffler de curieuses inflexions aux intervalles. Dans cette session, Paul Dunmall laisse jouer avant tout ses invités qui créent ici des paysages sonores mouvementés et distendus, son sax soprano s’insinuant seulement pour y ajouter la touche adéquate à l’équilibre. Avec les bagpipes de Simon Thoumire, on atteint une autre dimension, extatique, Dunmall soufflant hasardeusement avec une des pipes. Quand l’improvisation libre rencontre l’esprit du « folklore imaginaire » dans sa plus grande splendeur avec pas mal d’imprévus. Si vous êtes des amateurs ou des inconditionnels de Dunmall et que vous vous limitez aux albums avec batteurs dans une veine, disons plus « free – jazz », ce serait l’occasion de découvrir un autre univers musical, inédit.

22 décembre 2021

Evan Parker John Edwards Tony Marsh / Mia Zabelka & Glen Hall / Etienne Rolin Luc Lainé Udo Schindler / Udo Schindler & Thomas Stempkowski

Evan Parker John Edwards Tony Marsh Medway Blues FMRCD623-0721
https://www.fmr-records.com/releasescurrentyear.asp


Vous me direz sans doute : « Ah ! Encore un trio saxophone basse batterie avec Evan Parker !! On connaît ça … ». La vérité est que le batteur Tony Marsh (1939 - 2012) a joué très souvent avec Evan Parker et John Edwards au Vortex de Dalston sans qu’un seul d’entr’eux n’ait fait l’objet dun album live. Peut-être y a-t-il une session studio qui attend son heure. Il est donc tout à fait légitime de publier l’enregistrement pour tous ceux qui ont écouté et aimé ce trio londonien en concert, surtout en hommage à ce gentleman de la batterie qui fut omniprésent sur la scène free improvisée londonienne après avoir séjourné à Paris de nombreuses années. Le cd live Free Zone Appleby 2006 (Psi) contient le seul enregistrement où on l’entend jouer avec Evan Parker en compagnie de Paul Dunmall, Paul Rogers et John Edwards. Mais sur son label Psi, Evan a produit pas moins de trois albums de ou avec Tony Marsh : Rue Victor Massé avec le saxophoniste Ray Warleigh en duo, Stops en duo avec Veryan Weston à l’orgue d’église et Quartet Improvisations avec Hannah Marshall (cello), Alison Blunt (violon) et Neil Metcalfe (flûte). En trio avec Howard Riley et Marco Castronari (Feathers et Wishing The Moon). Il devient le batteur maison chez Loose Torque, le label du contrebassiste Nick Stephens avec qui il grave Trio Fo avec le flûtiste Neil Metcalfe, The Play’s The Thing, Today’s Paly et Free Play avec le trop méconnu trompettiste Jon Corbett et le September Quartet où Dunmall se joint à eux , The Occasional Quartet avec le saxophoniste Garry Todd et le violoniste Nigel Coombes. On le trouve dans cinq CD’rs des Duns Limited Editions de Paul Dunmall dont un mémorable Live at the Klinker 2001 en duo avec le saxophoniste au ténor et d’autres sessions avec le tromboniste Hillary Jeffreys, le guitariste Phil Gibbs, etc… FMR a publié trois albums dans lesquels Marsh officie avec Dunmall et successivement avec le bassiste Peter Brandt (Deep Well), Phil Gibbs (For The Last Time) et John Edwards (To Be Real). Il fit partie du Quintet de Didier Levallet : Quiet Days où on trouvait aussi le saxophoniste Chris Briscoe son compagnon du Mike Westbrook Orchestra (On Duke’s Birthday) et de Full Monte avec Marcio Mattos et Brian Godding. Il enregistra aussi avec Harry Beckett en trio avec Levallet (Images of Clarity) et en quintet avec encore Briscoe (Before and After). News from the North avec l’extraordinaire saxophoniste Simon Picard et Paul Rogers. Un duo avec la saxophoniste Chefa Alonso pour Emanem. Sans doute, parmi la confrérie des batteurs de la scène free / improvisée londonienne (Oxley et Lytton, les deux expatriés, Stevens, Prévost, Moholo, Levin, Noble, Sanders, Bianco…), un de ses piliers les moins visibles au niveau international, bien qu’il ait travaillé avec Didier Levallet et Harry Beckett. Il aimait à croiser les pulsations en finesse sans surjouer avec un sens minutieux de la dynamique et sans excès. Pour ses collègues comme Dunmall et Parker, mais aussi Neil Metcalfe et Jon Corbett, son jeu à la fois plus discret et mouvementé permettait de travailler plus en nuance et en profondeur, un peu à l’inverse du « rouleau compresseur » surpuissant du batteur Tony Bianco, un abonné des séances les plus intenses de Paul Dunmall et avec qui celui-ci a gravé une quantité impressionnante de morceaux de Coltrane. Tony Marsh s’est révélé un percussionniste indispensable à ces musiciens pour cette première raison et la suivante tient au fait paradoxal que son approche plus « conventionnelle » que celle d’un Lytton en duo avec Parker, d’un Sanders en duo avec Butcher ou d’un Noble en duo avec Yoni Silver recèle des petites surprises. En croisant pulsations, frappes coordonnées en décalage et figures inversées, Tony Marsh déconstruit le jeu conventionnel tout en le suggérant de manière énigmatique. Son jeu déconditionne ses collègues souffleurs et bassistes du flux polyrythmique foisonnant du free drumming parfois excessif, car son jeu atypique et plus aéré, et donc plus lisible, pose sournoisement des questions et intrigue les souffleurs tels queParker et Dunmall, alimentant discrètement leurs variations spiralées et leurs réflexes dans les méandres infinis de leurs improvisations d’idées lumineuses. Le déniaisement du « free » free-jazz. C’est d’ailleurs avec Howard Riley, un unique pianiste qui brouille les harmonies avec d’imprévisibles décalages rythmiques, qu’il commença vraiment mettre en valeur la spécificité de son jeu (1988 – album Feathers). Faut-il rappeler qu’Howard Riley est un des deux seuls pianistes qui ait jamais enregistré des duos avec le génial Jaki Byard ( l’acrobate chez Mingus, Dolphy, Sam Rivers, Booker Ervin, Roland Kirk) ? L’autre duettiste de Byard n’est rien moins qu’Earl Hines lui – même, l’inventeur du piano jazz, un géant dont vous pouvez écouter tous les albums solos sans vous emmerder un instant. Bref, Tony Marsh restera dans la mémoire des supporters et des praticiens de cette scène britannique à l’esprit collectif et solidaire particulièrement vivace. Que cet enregistrement avec son souffleur sans doute le plus demandé, Medway Blues, soit pour vous une belle introduction à cet indispensable batteur.

Mia Zabelka & Glen Hall The Quantum Violin FMR CD622-0721
https://miazabelka.bandcamp.com/album/the-quantum-violin

Voilà une affaire bien étonnante. La violoniste Mia Zabelka a visiblement un faible pour l’électronique et en s’associant avec Glen Hall, ici , compositeur électronique, elle nous livre une œuvre soniquement inquiétante et fascinante ,dédiée à Pauline Oliveros. Étonnamment, Glen Hall est connu comme saxophoniste et son parcours a évolué du jazz contemporain vers la musique improvisée libre. Sa carrière débute avec Cecil Mc, Bee Joanne Brackeen et Billy Hart en 1979 (The Book of The Heart). Plus d’une décennie plus tard, c’est avec Gil Evans qu’il produit une œuvre orchestrale ambitieuse (The Mother of The Book) sur le label In Respect, lequel avait publié l’album maudit d’Albert Ayler avec l’intégrale du concert au Cellar Café en juin 1964 trio avec Peacock et Murray que je préfère personnellement à Spiritual Unity. Sorry pour la digression, mais celle-là je ne peux m’empêcher de la placer quand l’occasion se présente. Il a enregistré aussi avec Roswell Rudd (the Roswell Incident). Par la suite, il emprunte la pente savonneuse vers l’improvisation « plus » radicale (ou destroy) en compagnie de Lee Ranaldo et de William Hooker (Oasis of Whispers) dans laquelle il joue des sax ténor et soprano , de la flûte, de la flûte basse, de la clarinette basse et des percussions. Il participe aussi aux Postage Paid Duets avec La Donna Smith, David Sait et Gino Robair en 2009. Et donc ce souffleur est passé dans le camp électronique. Mia Zabelka est apparue sur la scène improvisée internationale depuis une dizaine d’années mais travaille depuis les années 80. Ses enregistrements nous la font entendre en solo acoustique (Monday Sessions et Myasmo), en trio avec Maggie Nicols et John Russell (Trio Blurb et W), en duo avec le guitariste Nicolas Hein, mais aussi avec la chanteuse Lydia Lunch et dans des productions ambient, électronique, noise. C’est dans cette direction qu’elle opère en collaboration de Glen Hall de manière endiablée. Je cite le texte explicite de la pochette : Atomized, interpolated, reconfigured, mosaiced, cut up, transformed to the sonic territories of quantum interactions, the musical collaboration of Austrian violinist, vocalist and sound artist Mia Zabelka, and Canadian sound artist Glen Hall bends the clock of real time music. It enters in arealm of vibrational implants, phase vocoded reversals, spatialized architectures and unforeseen happenstances imaginations box. Bien que je ne connaisse pas assez la musique électronique pour pouvoir la commenter valablement, j’ai une belle expérience pouravoir travaillé avec Lawrence Casserley. Mon intérêt dans ce domaine se focalise sur Richard Scott, Casserley, Michel Waiszwisz, Richard Barrett, Paul Obermayer, Ulli Bottcher, Thomas Lehn et Willy Van Buggenhout dans l’univers des musiques improvisées. Après avoir écouté attentivement, je peux affirmer sans hésitation que The Quantum Violin est une œuvre remarquable, palpitante, avec des sensations abrasives et électrisantes intenses. Dense, complexe, hypertendue, science fictionnesque dans le meilleur sens du terme, elle utilise l’électronique pour réaliser l’impossible, l’extra-humain avec une belle imagination. Porter un jugement de valeur ou embrasser leur démarche est une autre chose. Mias je peux vous assurer que c’est un travail minutieux très bien réalisé et que votre curiosité ne sera pas déçue, surtout si vous êtes un tant soit peu réceptif à la musique électronique. Chapeau !

In Search of Surprise S.R.L. : Etienne Rolin Luc Lainé Udo Schindler FMRCD 617


Départ avec un xylophone cristallin (Luc Lainé) et cor de basset ( Étienne Rolin ) et ensuite cornet (Udo Schindler). Musique de chambre free – jazz avec questions réponses et empathie.Dans cette Recherche de la Surprise, Udo joue aussi des sax soprano et baryton ici et comme il ne s’agit pas de son premier album chez FMR, on le trouve multi-instrumentiste dans une dizaine d’autres CD’s FMR à la clarinette basse, clarinette en Eb, sax ténor et alto, tuba, alto horn, tubax, euphonium en compagnie de Jaap Blonk, Damon Smith, Wilbert de Joode, Sebi Tramontana, Philipp Kolb, Ove Volquartz, Irene Kepl. Parvenir à maîtriser tous ses instruments n’est pas une sinécure et je dois dire que ses sonorités vocalisées et grasseyantes au cornet ne déparent pas l’élégante articulation du clarinettiste Étienne Rolin, un franco-américain entendu à son grand avantage dans Summer Works 2009 du Rivière Copmposer’s Pool, un triple cd paru chez Emanem. Une magnifique musique de chambre en compagnie de Kent Carter, du violoniste Albrecht Maurer et du clarinettiste Theo Jorgensmann. En 1984, Étienne Rolin avait publié Portraits Quartet et Orchestre chez In&Out avec la participation de JJ Avenel, Kent Carter , Oliver Johnson, Jean-Luc Petit, Didier Colin, Carlos Zingaro dont il avait écrit la musique. In Search of Surprise ? Oui la surprise est totale : Etienne Rolin joue aussi du glissotar, un instrument à anche simple dérivé du taragot et muni d’une languette magnétique qui permet des glissandi impressionnants et un jeu microtonal. Udo s’en donne à cœur joie avec son sax soprano ou son sax baryton quand Luc Laîné , dont c’est une des premières apparitions sur un album de musique improvisée, est un remarquable vibraphoniste, cristallin et aérien qui laisse vibrer et résonner les lamelles dans l’espace. Il y a une belle complémentarité, un sens de la forme et de l’improvisation. Glissandi de part et d’autre, dialogues louvoyants, la vocalité expressive du free-jazz, contrepoints élastiques , lyrisme incisif, travail collectif et un final, quasi fugato, avec des emboîtements et des arabesques qu’on jugerait avoir été écrit par un compositeur qui s’éclate.

Udo Schindler & Thomas Stempkowski related unique items FMR cd 624
https://thomas-stempkowski.com/aktuell/


Le souffleur multi – instrumentiste Bavarois Udo Schindler et le contrebassiste Autrichien Thomas Stempkowski avaient enregistré en octobre 2019 et avaient à peine décidé de publier leur rencontre sous le titre related unique items en le dédiant au contrebassiste et compositeur Simon H.Fell (1960 – 2020) que Thomas est décédé inopinément le 28 juin 2021. Udo avait prévu d’inviter Simon H.Fell dans sa série de concerts « low tone studies » à Munich comme il l’avait déjà fait avec les contrebassistes Wilbert de Joode (cfr album Participation & Interplay). Les deux albums MunichSoundStudies vol 1 et vol 2-3 avaient vu débarquer le contrebassiste U.S. Damon Smith, Jaap Blonk et la flûtiste Karina Erhard. Il semble donc qu’Udo Schindler a une affinité avec la contrebasse, instrument qui se marie à merveille avec la clarinette basse et c’est le but de la série de concerts « low tone studies ». Dès le début, on savoure le coup d’archet puissant et granuleux de Thomas Stempkowski et les growls et harmoniques bruissants de Schindler à la clarinette basse dans les 18 minutes de Beauty & Consequence 1.1 B&C_1. L’album – concert est partagé entre deux suites improvisées dénommées Beauty & Consequence et partagées en trois sections de 18 :58 , 3 :11 et 5 :30 et ensuite Autonomy & Commitment qui évolue en quatre sections respectives 2.1 A&C_1 (12 :22) , 2.2 A&C_2 (16 :48), 2.3 A&C_3 (4 :37), 2.4 A&C_4 (4 :33). Udo est crédité saxophones, clarinettes et cuivres (brass). Si un ou deux enregistrements d’Udo Schindler sont moins réussis, je salue vivement ses efforts de multi instrumentiste et d’improvisateur avec ses invités successifs et particulièrement ces related unique items avec le contrebassiste Thomas Stempkowski, musicien dont je n’avais jamais entendu parler ni entrevu son nom. Il a joué avec dieb 13, Franz Hautzinger, Christoph Kurzmann, Mats Gustafsson, Annette Giesrigl, noid, etc... L’aspect « low tone studies » est remarquablement mis en évidence dans les quatre pièces d’Autonomy & Commitment dans lesquelles le contrebassiste explore le registre gravissime de l’instrument avec archet sinueux en glissandi et aussi harmoniques. Udo s’époumone avec son euphonium ou F-tuba ou sa clarinette contrebasse métallique en symbiose avec son camarade. On est ici en plein cœur de la musique improvisée libre où la recherche adroite et sensible de nouvelles sonorités et d’émotions vibratoires évitent les formules d’arrangements consonants et identifiables. Le contrebassiste est très bien et confronté à la difficulté de passer d’un instrument à l’autre, clarinettes, saxophones, tubas, cornets etc… Udo Schindler pousse et dépasse le plus loin qu’il peut ses limites créatives de manière créative et émouvante. Thomas Stempkowski a le talent et les capacités idoines pour créer un momentum en osmose avec son collègue. Il suffit d’écouter les belles notes mystérieuses qui balancent avec élégance et font vibrer l’âme de la contrebasse dans A&C_ 2 et son prolongement dans A&C_3. Ces rencontres fertiles font progresser Udo Schindler dans le développement et l’approfondissement de sa recherche. Simon H Fell et Thomas Spemkowski nous ont quitté, mais il en reste quelque chose qui fermente dans le chef d’Udo Schindler.

14 décembre 2021

Theo Ceccaldi Vincent Ceccaldi Marcelo dos Reis Luis Vicente/Lol Coxhill Paul Rutherford Nick Stephens Roger Turner/ Daniele D’Agaro Giovanni Maier Zlatko Kaucic + Ewald Oberleitner/ Evan Parker & Zlatko Kaucic /Alexey Kruglov Caroline Hume Paul May Oleg Yudanov

Dawn to Dusk Chamber 4 Theo Ceccaldi Vincent Ceccaldi Marcelo dos Reis Luis Vicente. JACC
https://jaccrecords.bandcamp.com/album/dawn-to-dusk


Excellents musiciens , le violoniste Theo Ceccaldi , le violoncelliste Valentin Ceccaldi, le trompettiste Luis Vicente et le guitariste Marcelo dos Reis, cultivent une voie singulière entre free-jazz et musique de chambre improvisée en suivant un tracé, une trame qu’ils ont devisé au préalable. Chamber 4. La forme composée Dawn To Dusk respire le feeling et la geste de l’improvisation et dans ses trois chapitres (1. Dawn 2. To 3. Dusk) coexistent spontanéité et schémas évolutifs avec un vrai bonheur. Une dimension lyrique. Un travail thématique distendu par la nonchalance méditerranéenne ou compressé par l’urgence physique de l’improvisation. Chamber 4 développe depuis quelques années une démarche originale qui ne fait que s’affiner et bonifier au fil des ans parmi les différents projets de chacun de ses membres. J’ai écouté récemment les albums solos Ossos de Valentin Ceccaldi, Maré de Luis Vicente pour le label Cipsela et Glaciar de Marcelo dos Reis et j’y ai trouvé de très bonnes choses. Mais rien en les écoutant ne laisse attendre un tel sentiment de plénitude créative et d’enthousiasme pour ce très réussi Dawn To Dusk. Le lyrisme des suraigus dans l’embouchure de la trompette de Vicente frisant le bruitisme tout en « chantant » suivi des notes pincées et assourdies de dos Reis, l’elliptique coup d’archet poignant de Ceccaldi au violoncelle, ces subtils crescendi, leurs lentes montées en puissance , tout resplendit de naturel, d’énergie contenue et dilatée avec une belle cohésion qui implique des incartades sonores.
label JACC. Celui-ci cultive un air de famille focalisé sur les cordes : House Full Of Colors avec Carlos Zingaro, Hernani Faustino, Miguel Mira et Marcelo Dos Reis, Timeless de dos Reis et Eve Risser, Turquoise Dream de Marta Warelis, Carlos Zingaro, Helena Espvall et dos Reis (un vrai bijou), sans oublier The Fall de Fail Better !

Lol Coxhill with Paul Rutherford Nick Stephens Roger Turner Live in Cremona 1991 digital album
GRATUIT SUR BANDCAMP !! https://enzorocco.bandcamp.com/album/lol-coxhill-cremona-1991


Grâce aux bons soins de la veuve de Lol Coxhill, Ulrike, cet enregistrement d’un concert de 1991 à Cremone lors d’un festival de Jazz est parvenu jusqu’à nous. Le guitariste de Cremone, Enzo Rocco, s’est empressé d’améliorer le son de la cassette et de nous mettre cela sur son compte bandcamp personnel à la demande d’Ulrike Coxhill. Une musique joyeuse en diable. Les musiciens s’étaient donnés comme mission de jouer du « jazz » qui swingue tout en conservant leur style « Coxhill » et « Rutherford » à mi-chemin du post-bop, du « polymodal » et du free-bop avec quelques étirements de notes idiosyncratiques et même un standard néo-orléanais. Il faut dire que le bassiste Nick Stephens qui a l’époque jouait régulièrement avec John Stevens est un contrebassiste agile et puissant avec un solide sens du tempo . Quant à Roger Turner, il swingue en sursautant et en faisant tournoyer les frappes. Il n’y a aucun thème ni morceau précis et il arrive que le tandem rythmique laisse les deux souffleurs dialoguer. L’improvisation évolue dans une sorte de pot-pourri imaginaire. Lol Coxhill est un artiste de l’envergure d’Ornette Coleman ou de Steve Lacy. Toutes ses notes jouées à côté des intervalles des gammes sont des joyaux : son style est tellement personnel et inimitable. Joyeux, chaleureux et complètement antiacadémique. Paul Rutherford se montre toujours aussi unique avec un accent, une voix et des recherches de sonorités et d'inflections qui n'appartiennent qu'à lui seul. Un culte !! Il y a une rupture dans l’enregistrement du premier long morceau (38 :57) et, après cette pause, on aboutit dans une phase complètement free, ce qui est vraiment réjouissant. Non seulement Roger Turner est un des percussionnistes d’improvisation radicale parmi les plus fascinants, il nous laisse entendre qu’en batterie, il en connaît un rayon. Il y a un certain nombre d’années, je l’ai entendu avec Charles Gayle et le contrebassiste Juini Booth : on aurait cru entendre Milford Graves en personne. À la fin de ce premier set, on a droit à un superbe morceau swing blues joué dans un esprit voisin de celui de la New Orleans auquel le style nonchalant avec ses fins glissandi vocalisés des souffleurs est parfaitement indiqué. Nick a un talent consommé paor faire gronder sa basse comme dans les boui-boui du jazz des bas fonds. En fait apparaissent médusés deux Dixie warhorses éculés qu’ils font revivre de manière éclatante et joyeuse ! C’est à tomber par terre. Je ne sais pas s’il existe des souffleurs aussi authentiques de nos jours. Merci Ulrike et Enzo !!

Disorder at The Border Plus live at Achteckstadl Daniele D’Agaro Giovanni Maier Zlatko Kaucic + Ewald Oberleitner IZK 126
https://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_disorderplus/
Evan Parker – Zlatko Kaucic - Round About One O’Clock / Not Two
https://www.nottwo.com/mw863


Comme je l’ai déjà signalé il y a quelques mois, le percussionniste slovène Zlatko Kaucic est un improvisateur sur qui il faut vraiment compter. Récemment est paru Jubileum Quartet avec Joëlle Léandre Agusti Fernandez et Evan Parker : en cette compagnie de haut vol, notre homme fait plus qu’assurer. Ce n’est pas un nouveau venu. En 1978, encore « jeune », Zlatko a joué avec le légendaire souffleur Mike Osborne à Madrid et ce fut, raconte-t-il, un très grand moment de sa vie de musicien. Dans les notes de pochette de Round About One O’Clock en duo avec Evan Parker et paru il y a une dizaine d’années, Zlatko mentionne cet instant inoubliable. Car Mike Osborne était un des collègues – copains de ses jeunes années auxquels Evan Parker était fort attaché. Evan lui rendait régulièrement visite dans sa retraite à la limite du Pays de Galles où souffrant d’une affection profonde, il s’était réfugié jusqu’à sa mort en 2007. Ce CD Round About 1 O'Clock lui est dédié. L’organisateur du 50th Jubilee du Jazz festival de Ljubljana a eu la bonne idée d’inviter Evan Parker et Zlatko Kaucic pour l’évident intérêt musical et pour honorer l’engagement sans concession de cet excellent batteur dans la musique vivante. Dans cette première performance, le batteur donne plus que le meilleur de lui-même. Il invente sur le champ une trame percussive, un flux de vibrations qui cadre parfaitement avec son invité dans une merveilleuse empathie. Et auquel, il répond en jonglant avec les cellules rythmiques libérées, contrariées, inversées, frottements légers, vibrations du cœur et de l’écoute entourant les spirales serpentines, tortueuses mais apaisées ou multiphoniques ultra-détaillées et mordantes, cycliques qui peuvent se rapprocher du silence ou de la jubilation des boucles enchevêtrées du souffleur. Grâce à une forme d’attentisme presque zen de Zlatko avec ses métaux et ses associations de timbres (crotales, cymbales, petits gongs), ses frappes délicates instinctives , on entend aussi la face intimiste et raffinée du souffleur au soprano questionnant sa mémoire physique des doigtés et des sinuosités alternant fragments mélodiques et articulation de la colonne d’air « hachée menu » ou contorsionnée. Puis se déploient des temps multiples, croisés à l’infini et des énergies croissantes. Une réussite très convaincante et une véritable sensibilité à l'oeuvre dans les échanges. Deux âmes en communion, une belle capacité narrative … Pour rappel, donc, ce duo publié il y a dix ans...
Le trio Disorder at The Border, soit le saxophoniste Daniele D’Agaro du contrebassiste Giovanni Maier et du batteur Zlatko Kaucic est ici augmenté du contrebassiste Ewald Oberleitner, ce qui nous vaut quelques agiles échanges entre les deux bassistes sous l’œil vigilant du percussionniste. Les membres de Disorder habitent à proximité les uns des autres dans ces Alpes Juliennes qui se partagent sur un territoire autrefois autrichien les régions de Carniole, du Frioul et de Goricka. Une région frontalière où les natifs appartiennent peu ou prou à plusieurs ethnies ou communautés linguistiques, d’origine latine, slave ou germanique. J’avais abordé l’écoute d’un album suscité par Daniele D’Agaro avec Alex von Schlippenbach et Han Bennink qui m’avait laissé mitigé. La sauce ne prenait pas vraiment. C’est vrai que Alex et Han sont des artistes impressionnants. Il faut pouvoir se mettre à l’aise dans de pareilles circonstances et se relâcher complètement pour atteindre son meilleur potentiel. C’est bien justement ce qui se passe dans ce merveilleux trio de jazz improvisé « modal – free » sans prétention peut – être, mais ô combien communicatif, chaleureux et finalement réussi. Un jazz libre de partage, d’émotions sincères et d’ouverture. Propice à l’expression du lyrisme de D’Agaro, que ce soit au sax ténor ou à la clarinette et à la subtile connivence des deux contrebassistes. Le souffleur est ici sous son meilleur jour métamorphosant la lingua franca du souffle free-jazz en une belle histoire. Zlatko ne joue peut être pas de manière « brillante »,ici, mais son drumming fluide, sensible et délicat tout autant que foisonnant, quand cela s’y prête, dit l’essentiel, créant les meilleures conditions de jeu et d’espace sonore pour ses trois collègues. Une qualité dans la sonorité qui me fait soudain songer au son de Roy Haynes, quand il remplaçait Elvin chez Trane. Une belle musique collective qui fait vraiment plaisir à entendre.

Last Train from Narskaya Alexey Kruglov Caroline Hume Paul May Oleg Yudanov CD LR 879


Une série d’improvisations enregistrées d’une traite lors du Festival Leo records à St Petersburg, le label spécialisé ayant très largement documenté la free-music Russe et ex Soviétique. Ce groupe est une collaboration de deux « duos » dont les albums ont paru chez Leo. Le saxophoniste alto Alexey Kruglov et le percussionniste Oleg Yudanov, côté russe et le batteur Paul May et la pianiste Caroline Hume, côté britannique. Se consacrant successivement à souffler dans son embouchure d’alto comme un oiseau surpris, dans son bec « normal » en zig zags classieux avec intervalles étudiés et très articulés, growls rêveurs et aussi dans son instrument préparé ( ?) . Les percussions se font menues les premières quinze minutes , le piano égrenant quelques notes points de repère un long silence et voilà le sax pépiant devant des grattages de … le souffleur s’époumone dans son tuyau sans anche entraînant une vague sombre du clavier . Une atmosphère de recherche d’écoute, de mystère augurant un événement, une surprise. Démarche radicale contenue, petits sons ténus … On se croirait dans un atelier d’improvisation où les musiciens osent, cherchent l’impossible avec une claire conscience de s’échapper d’une doxa , du convenu. Petit à petit la musique s’élance avec précautions , le sax marquant son territoire en invention mélodique subtile avec harmonies distendues, la pianiste faisant résonner sa table d’harmonie. Le silence renaît. À nouveau le bec seul miaule et le piano sollicite un mode une harmonie ouverte. Les percussions minimalistes interviennent en filigrane ou en support discret avec peu de mouvements, ostinati de frappes ou balais légers. On a l’air de faire de la musique avec pas grand-chose et quand survient un beau geste , il s’inscrit dans la mémoire. La demi-heure est presque passée et on est au troisième morceau ou digit. Le free oui , mais le free – jazz est loin . Le souffle est suggestif le piano fantomatique et les percussions microscopiques. Un lambeau mélodique flotte dans l’espace, comme un souvenir qui revient. Couleur lumineuse dans l’ascétisme ambiant. La démarche est assumée, parcimonieuse mais achevée. Une question est posée à votre mental , à vos habitudes à vos croyances. Quasiment une heure à ce régime et on tient là une performance en apparence gratuite, mais qui porte un sens, une raison d’être. Le son de l’alto se fait plus mordant esquissant un dialogue fugace un instant avec le clavier. Les métaux sont grattés avec une finesse à peine audible… Questionnement du silence au début du quatrième morceau et puis voracité ultra-free un instant. On découvre petit à petit la vraie nature de Kruglov articulant morsure sur morsure et le free glouton prend forme efficace une ou deux minutes… embardée … puis retour sur l’atmosphère précédente avec une impatience légèrement martelée par Yudanov et May, toujours aussi discrets. Leur coup est bien monté, on est en fait dans la surprise. Pour un batteur entendu avec Brötzmann, on est un peu surpris. La recherche continuer avec des interjections variées et maîtrisées. Une narration décousue prend forme , une comptine s’élance et puis s’égare … Silence à mi-morceau et puis … La fin approche et le suspense est maintenu.Une ballade cosmique avec la belle sonorité de Yudanov et les trois autres en mode économique jusqu'au final quasi aylerien avant un dernier morceau qui s'ouvre en mode "phonésie" ou poésie sonore. Articulations petites percussions - clavier .. ostinati ... bec en mode sifflet, danse ...
Cette musique a le mérite d’exister. On évite le plein ou le trop plein … le futile pour l’inconnu … l'intangible.

12 décembre 2021

Roscoe Mitchell Sandy Ewen Damon Smith Weasel Walter/ Takehisa Kosugi Mototeru Takagi/ Jaka Berger/ Charlie Beresford Christian Vasseur/ Jacek Chmiel & Lara Süss

Roscoe Mitchell Sandy Ewen Damon Smith Weasel Walter A Railroad Spike Forms the Voice. Balance Point Acoustics CD bpaltd130132
https://sandyewen.bandcamp.com/album/a-railroad-spike-forms-the-voice

Lors de son séjour au Mills College d’Oakland en qualité de Professeur entre 2004 et 2017, Roscoe Mitchell, connu aussi pour son travail de compositeur, avait tenu à jouer dans le cadre d’un concert d’improvisation libre avec d’authentiques praticiens de cette discipline ardue. Il ne pouvait pas mieux choisir que de se joindre à l’équipe du contrebassiste Damon Smith, de la guitariste « bruitiste » Sandy Ewen et du batteur Weasel Walter et de jouer le jeu le plus sincèrement du monde lors d’une soirée propice d’avril 2014. Rassembler quatre personnalités aussi diversifiées qu’un héraut Afro-Américain du free jazz (Art Ensemble of Chicago) et compositeur (improvisateur) passionné, un contrebassiste formé dans le champ contemporain proche de contrebassistes comme Peter Kowald, Joëlle Léandre et Bertram Turetsky, une guitariste sonique dans la ligne d’un Keith Rowe et un batteur issu du hard-core punk rebelle. Ces quatre personnalités contrastées impliquées dans l’acte d’improviser nous rappellent le sous-jacent au mouvement de l’improvisation libre : chaque musicien apporte son parcours, sa personnalité, ses préférences musicales, ses sonorités et sa conception de l’improvisation pour élaborer une communication, un champ collectif d’investigation et de dialogue, une mise en commun égalitaire dans le but que naisse et se développe un univers sonore et sensible fruit de l’instant partagé. Les choix de chacun mettant continuellement ceux des autres dans de nouvelles perspectives. Le titre est tiré d’un poème de Joseph Jarman, compagnon de Mitchell au sein de l’Art Ensemble of Chicago. La qualité de l’enregistrement permet de suivre le moindre détail sonore de chaque musicien. Roscoe joue du saxophone sopranino dans les premières 25 minutes. Sandy nous fait entendre une multitude de micro-sons et de détails bruissant et crépitant des cordes amplifiées de sa guitare utilisée comme un objet sonore avec des manipulations d’objets – accessoires. Weasel, une bête de scène violemment expressionniste dans des contextes plus électriques, excelle ici à interjeter cliquetis et frappes subtiles. Damon fait gronder sa basse amplifiée et intensifie ses pizzicati quand le pavillon du sax se pointe dans des spirales mitchelliennes aux intervalles élastiques , dissonants et inusités chez d’autres confrères. Surgit alors une crécelle qui fait vibrer une peau de tambour et le souffle continu et saccadé en respiration circulaire . Une multiplicité évolutive de séquences et de modes de jeux s’emboîtent, se chassent mutuellement, se renouvellent des quatre côtés de la scène créant un centre unique de décision tant chacun est à l’écoute de l’autre tout en feignant d’imposer ses vues. Il en résulte une tension créative pleine d’imprévus, de surprises dans lesquelles la guitariste et le percussionniste prennent une bonne part par leur inventivité. Roscoe Mitchell montre encore comment jouer (à l’alto) dans un mode aussi grognon que songeur pour rassembler la troupe vers un autre combat. L’atmosphère a alors complètement changé , se jouant au ralenti , permettant ainsi d’autres trouvailles par – dessus lesquelles trône la vocalité merveilleuse du souffleur, capable de donner une signification profonde à la moindre note jouée. Le contrebassiste commente ses virevoltes avec goût et sûreté. La guitariste trouve sa place de manière naturelle mettant en valeur par le contraste saisissant, la singularité du souffleur et cette impression se reflète sur ses inventions sonores riches de mille timbres mystérieux. Chacun entretient un instinct lumineux pour savoir quand intervenir exactement ou faire de la place à l’un des quatre autres. Une merveilleuse équipée qui tient la route d’un seul tenant de 72 minutes. Ad inifinitum. Une rencontre hautement remarquable !
PS : Cet enregistrement peut être couplé avec « untitled » du trio Ewen – Smith - Walter CD Ug Explode ug 79.

Takehisa Kosugi Mototeru Takagi Infinite Emanation Chap Chap Records digital CPCD 008
https://chapchaprecords.bandcamp.com/album/infinite-emanation

Duo improbable entre un mystique des extrêmes de l’anche du sax soprano (Mototeru Takagi) et d’un violon soumis à un traitement quasiment motorisé et spasmodique ou amplifié (Takehisa Kosugi) . On imagine un sound processing effectué dans un laboratoire – ban d’essai de motos Honda, tellement cela pétarade. On imagine une expérience de Gaston Lagaffe comme celle, dessinée par Franquin où il adapte un instrument à vent à pistons à l’échappement de sa moto-cyclette japonaise dernier cri d’alors. En fait, la page bandcamp d’Infinite Emanation n’offre aucune explication. Deux longs morceaux Emanation 1 et Emanation 2. Mais on entend aussi le violon évoluer « normalement » et les aigus volatiles et glissandi étirés de Takagi s’immiscer tel un canard affable dans le jeu sonore ondulant et parfois élégiaque de Kosugi et ses sonorités électroniques bigarrées de moteurs en détresse. Il s’agit en fait d’un trio électronique – violon – sax soprano dans lequel chaque instrument fait des poses. Dans Emanation 2, le violoniste s’élance seul dans l’espace comme s’il suivait un sentier modal dans une montagne imaginaire en utilisant une gamme à la fois japonaise et bluesy, rejoint ensuite par le souffle flûté et musardant du saxophoniste. Aussi, des pizzicati aussi vocalisés que puissent l’être les prises de bec intenses du souffleur. Les deux improvisateurs visent à briser le flux, à éviter les méandres mélodiques pour se consacrer à l’instant de l’émission de chaque son pour le modifier, l’interrompre, en rechercher d’autres les plus incongrus, changer l’atmosphère, jouant simultanément et indépendamment du violon et des sifflements et grincements électroniques. De rêveur, le souffleur passe parfois dans des phases mordantes, canardeuses. Après la 25ème minute des quarante d’Emanation 2 que Kosugi fusionne le son du violon avec son électronique mettant en boucle un mini fragment sur aigu alors que le saxophoniste mime avec bonheur ses suraigus (on songe au Lacy expérimental) pour le faire taire. Kosugi répond avec d’étranges bourdonnements qui suscitent l’ire de canard du souffleur. On ne saurait dire s’il s’agit d’un sax dans son délire suraigu, du violon amplifié ou des aléas stridents de l’électronique tant leurs intentions s’entremêlent, suscitant la voix de l’un d’eux dans une comptine imaginaire sans paroles scandé par d’ étranges ostinati d’origine électronique. Une rencontre singulière plus expérimentale où la recherche perpétuelle voire l’égarement exacerbe la démarche improvisée et remet en question l’échange, exacerbant l’action immédiate en reléguant le narratif et la construction musicale aux marges de la conscience.
Un des enregistrements les plus requérants du label Chap-Chap de Takeo Suetomi, lequel a co-produit une série passionnante d'enregistrements réalisés au Japon lors de tournées sur le label Lithuanien No Business avec des artistes incontournables comme Sabu Toyozumi, Paul Rutherford, Leo Smith, Masahiko Satoh, Itaru Oki, Alex von Schlippenbach & Aki Takase, Motoharu Yoshizawa et Barre Philips

BRGS Breakfast with Cardew CD zvocniprepihi
https://zvocniprepihi.bandcamp.com/album/brgs-breakfast-with-cardew


BRGS est le projet percussif – électronique – « installatoire » de Jaka Berger, un artiste sonore curieux comme il y en a quelques-uns en Slovénie, patrie des fantastiques labels inexhaustible editions (Laszlo Juhasz), Zvod Sploh (Tomaz Grom et cie), Klopotek (Iztok Zupan) dont le rayon d’action et les centres d’intérêts finissent (commencent !) par couvrir de multiples horizons et recoins de la planète improvisation et arts sonores. Pour un petit pays de 20.000 km2 et 2 millions d’habitants, c’est tout à fait remarquable, surtout quand on songe aux nombreux concerts qui y ont lieu. Enregistré lors d’un concert à l’Hostel Gabronka à Bistrika ob Sotli, la musique sonore et « abstraite » de BRGS est remarquablement enregistrée. L’allusion au déjeuner (British ?) avec le légendaire Cornelius Cardew dans le titre fait songer que l’utilisation de techniques alternatives par BRGS à la percussion (frottée, vibrée etc…) a quelques accointances avec l’esthétique d’Eddie Prévost (plage 1). BRGS est donc un artiste sonore – percussionniste intéressant utilisant les possibilités vibratoires et résonnantes d’une peau ou surface d’instrument de percussion mise en tension avec l’aide d’ustensiles, et amplifiée avec effets etc… Il est crédité prepared snare drum, feedback speakers, modular synth, string boxes, effects, objects. À l’écoute de son univers sonore, on a peine à imaginer comment il procède pour produire ces agrégats de sons multiples, ces interférences de timbres et grondements, ces aigus parasites, ces occurrences soniques de l’au-delà. Dans certaines pièces, l’utilisation des effets est judicieuse (plage 2). Dans la pièce n° 3, on a l’impression de n’entendre les sons percussifs via les effets électroniques. L’utilisation du silence et des pauses est très pertinente. Dans la pièce n°5, Jaka Berger joue d’une ou plusieurs string boxes , ce qui évoque les arcs résonnants ou cette cithare du Burundi entendue sur un album Ocora. C’est un ouvrage de haut niveau quant à sa réalisation. Pour chaque titre, au profil sonore et dynamique bien distinct, sont indiqués des suites de plusieurs nombres mis entre parenthèses comme (130 131 134) après Tension of the surface ou (176 166 133 89) après Descent into silence… Quesaco ? Qu’importe la signification de ces nombres, cette musique est vraiment intrigante et authentique. Si on annonce une performance de BRGS à portée de votre lieu de résidence, cela vaut la peine de se déplacer pour en faire l’expérience scénique et auditive. Vous apprendriez sûrement quelque chose de neuf, vous expérimenteriez une émotion, une interrogation à l’ouïe et à la vue de ce qui se trame sur cette peau de caisse claire et ses à-côtés.

Charlie Beresford Christian Vasseur the52nd.bandcamp.com 52ND010
https://the52nd.bandcamp.com/album/beresford-vasseur

Concert enregistré dans la demeure d’un ami guitariste Steve Gibbs et de sa compagne Véronique auquel j’ai eu la chance d’assister à St Gilles. Christian Vasseur est un remarquable guitariste et luthiste lillois et son alter-ego Charlie Beresford n’est pas en reste. Tous deux sont crédités guitare/ guitare préparée/ voix. Christian est un activiste insatiable de la musique vivante dans la région lilloise, accueillant des concerts intimes de multiples obédiences créatives. Charlie manie subtilement le « parler chanter » qui convient à la poésie. Les doigts agiles déroulent des arabesques, des cycles bancals, des effets de cloches perdues dans les landes, des arpèges irréguliers et dissonants croisent un effet de mandoline… La musique se situe entre un « folk » libre et folâtre et une musique contemporaine qui laisser son sérieux au vestiaire : un falsetto plane étrangement dans les hauteurs incitant un des guitaristes à jouer un moment à l’archet. Ou ailleurs, un texte sarcastique s’ imprime dans notre perception et réveille en nous la conscience endormie sous le charme. Dans les échanges, il y a ce détail touchant qui nous ramène sur terre ou nous fait rêver. Pour tous ceux qui aiment ces guitaristes utopistes tels John Russell, Pascal Marzan, Raymond Boni, Olaf Rupp, Roger Smith, cet enchaînement de pièces pour deux guitares et esprits frappeurs a bien des atouts. La cohésion des deux guitaristes est organique et naturelle. À l’écoute, l’atmosphère chaleureuse et lumineuse de cette soirée du 17 février 2020 parvient jusqu’à nous. Dans un motif du jeu de guitare, un bref trait de luth oriental parfume un morceau entier. L’art réitéré de la boucle, du cycle, du tournis. Il y a une heureuse respiration dans le déroulement de cette musique, le mariage paradoxal entre le solennel et la simplicité assumée. Excellent !!

Jacek Chmiel & Lara Süss Meandertale Leo Records CD LR 900
https://jacekadamchmiel.bandcamp.com/album/meandertale

Duo improbable entre des objets et electronics manipulés par Jacek Chmiel et la voix humaine de Lara Süss. Fred Frith ne s’y est pas trompé et son commentaire enthousiaste souligne toute la finesse et l’approche transcendante de l’inconnu dans un paysage sonore vierge de références, de tensions et de narration. Je cite ses paroles car on ne saurait mieux dire. Meandertale feels like the aural equivalent of looking through a microscope – the details you don’t hear with the naked ear, suddenly stark and in focus. Or like setting foot on an alien planet and taking the first few cautious steps into an unrecognizable landscape. The soundworld that Jacek and Lara inhabit is fascinating, fearless, intrepid – it can feel equally like the beginning and the end of time, the first chapter and the last. From this point of view it’s also disconcerting, since it up-ends whatever sense we may have nurtured about narrative, and steers us remorselessly into a kind of non-dramatic continuous present. And yet we know something remarkable is going on, something we will want to re-visit, re-experience, re-consider. Unique and Compelling. Chapeau ! De fait, ces deux artistes ont l’audace insigne de coexister dans deux entités très différentes au sein de Meandertale : les subtils bruissements « soft noise » qui viennent de nulle part et l’intimité des sons de bouche, phonèmes, respirations, murmures, larynx dévoyé, croassements …. s’intègrent mutuellement dans un dialogue poétique de l’imaginaire aux titres improbables tels que Admiration is for poets and for cows. Une vraie résussite.