31 octobre 2023

Gaël Mevel Mat Maneri Jean-Luc Capozzo Thierry Waziniak/ Alex von Schlippenbach Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Nuno Torres Willy Kellers/ Charlotte Keefe & Andrew Lisle/ Stefan Keune Dirk Serries & Benedict Taylor/ Martina Verhoeven & Gonçalo Almeida

Gaël Mevel Mat Maneri Jean-Luc Capozzo Thierry Waziniak Kairos Rives
https://www.labelrives.com/Kairos.html
https://gaelmevel.com/dossier%20Kairos.pdf

Le violoncelliste et pianiste Gaël Mevel et le batteur Thierry Waziniak travaillent ensemble depuis bien des années. On se souvient de ce beau trio avec le contrebassiste Jean-Jacques Avenel et de leurs albums La Lucarne Incertaine et Danses Parallèles pour AA Records et Leo Records. Mais comme les improvisateurs motivés ne sont pas condamnés à se répéter, les deux musiciens ont voulu évoluer dans leurs pérégrinations musicales avec des projets vraiment intéressants. Récemment, j’avais chroniqué valablement un beau trio de Gaël Mevel et de Thierry Waziniak avec le saxophoniste Michaël Attias, Alta sur le meêm label. Voici un extrait de ma chronique : « Les musiciens mettent en avant le silence, une forme de contemplation du vide et de beaux mouvements lents. Il suffit de quelques coups d’archet vibrant de Gaël Mevel pour mettre une fois pour toutes en évidence la densité lumineuse de son jeu, occulté ici par le parti-pris minimaliste qui préside à l’esprit d’ouverture de ce magnifique trio aussi discret que sensible. Car c’est la sensibilité, la légèreté, l’épure de formes musicales réduites à leur existence fantomatique qui inspirent cette géométrie triangulaire aventureuse et mouvante. Ils se rapprochent ou s’écartent de la mélodie en étirant les pulsations jusqu’à leur dissolution dans le son. C’est très fort et aux antipodes de l’expressionnisme free, dessinant un univers où le moindre geste, une vibration de cymbale et deux notes de basse répétées sur la touche du violoncelle prennent tout leur sens. » Cette impression de légèreté, de lévitation dans l’espace est encore magnifiée par la présence unique de Mat Maneri à l’alto microtonal et de l’exquise trompette feutrée de Jean-Luc Capozzo. Une musique au ralenti, un free de chambre lyrique et délicieusement épuré, parfois échevelé (3/ Bach 2) mais toujours en douceur et un sens du dialogue et de l’interaction tangentielle… Il n’est pas rare qu’un des musiciens joue seul ou à deux puis trois, chacun dosant ses interventions avec des phases de silence réitérées. Ma folle Valentine est une évocation du fameux standard fétiche de Miles et de Chet déclinée sous la plume du violoncelliste jouée en roue libre avec un Capozzo délicat et étincelant qui s’élève en disloquant la trame jusqu’à ce que les deux archets de Mevel et Maneri nous plongent dans un autre univers. Le violoncelliste joue aussi des parties de basse en pizz un peu comme le ferait un contrebassiste ou souligne des moments forts avec un coup d’archet ou deux placés à l’instant même où ils révèlent tout leur sens. Et que dire du jeu microtonal de Mat Maneri aux multiples intervalles dans un ton et ses 72 notes découpant un seul octave. Il y a un parallèle à faire avec la musique indienne. Mais surtout son jeu à l’alto imprime des couleurs et des nuances tonales spécifiques à la musique du groupe, les projetant dans une atmosphère intimiste et mystérieusement sacrée qu’il joue deux notes sur un temps ou que son archet virevolte dans ces micro-intervalles imbriqués dans un nuancier extraordinaire, lumineux et tout en circonvolutions magiques. 1/ Kairos est signé Gaël Mevel, Bach 1 et Bach 2 sont d’après J-S Bach et de beaux tremplins pour leurs superbes improvisations collectives et leur manière tout en retenue et introvertie. L’album se termine avec les Oiseaux de Paradis d’après Maurice Ravel. Thierry Waziniak meuble les temps avec parcimonie suggérant des pulsations plutôt que de les appuyer. Une syncope elliptique qui cadre parfaitement avec l’esprit de cette musique toute en retenue. À l’écoute, on découvre un quartet très original au point que s’il n’était pas mentionné les emprunts à Bach, My Funny Valentine ou Ravel, on ne s’en aurait pas aperçu tant cette musique coule de source et que les artistes semblent improviser collectivement du début à la fin de chacun des cinq morceaux d'une durée totale de 37 minutes. Ce magnifique CD est inséré dans une œuvre d’art peinte sur deux carrés de caoutchouc aimantés qui emballe le compact. Une belle réalisation pour une musique aérienne et hyper décontractée.

Alex von Schlippenbach Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Nuno Torres Willy Kellers Conundrum Creative Sources CSCD
https://creativesources.bandcamp.com/album/conundrum

Avançant inexorablement vers un grand âge, Alex von Schippenbach a sensiblement réduit ses cadences infernales, épuré son discours souvent torrentiel pour se consacrer à l’essentiel du jeu concerté au piano en se mettant au centre du dispositif instrumental (alto, violoncelle, sax alto, batterie et piano), devenant l’élément rotatif , le régulateur multidimensionnel des échanges interactifs au sein de cet orchestre pas comme les autres. Il faut souligner la pertinence des frappes, accents et pulsations actionnées par Willy Kellers du bout des baguettes rebondissantes, ses cymbales mouvantes ou cristallines et la précision colorée des rim-shots. Soit des frappes sur les bords des tambours, vagues légères de roulements inégaux sur les peaux, le tout réalisé avec discrétion et retenue pour ne pas couvrir ses collègues au piano et aux cordes frottées. Nuno Torres donne ici toute sa mesure sinueuse, articulant avec une belle agilité des timbres rares et des détachés à la fois feutrés et mordants, avec un jeu à la fois rude, souple et doux. Une belle finesse camouflée avec goût dans cette folle végétation iridescente de timbres, de secousses et tourbillons. Guilherme Rodrigues a un don inné pour introduire à l’instant rêvé des figures bienvenues, un riff momentané par-ci, un dérapage par-là, une fugue élégiaque, des dissonances accentuées , des pizzicatos puissants et déréglés et quelques ébouriffantes embardées avec son père, toujours à l’affut du bon coup à faire ajoutant ainsi un surcroit de crédibilité à ces neuf passionnantes improvisations collectives, certaines se résumant à de brèves bagatelles de trois minutes. Ernesto Rodrigues nous livre ici sa performance la plus endiablée et viscérale, striant les cordes et la tessiture de son instrument avec un archet endiablé, extrayant des suraigus extrêmes, produits d’harmoniques arrachées en un éclair à l’extrémité d’un agrégat de notes scratchées (NB : il s’agit de toucher une corde avec un doigt sans l’enfoncer sur la touche en frottant l’archet avec une grande précision juste avant de relâcher le doigt immédiatement – technique accessible pour tout un chacun mais très compliquée à maîtriser avec cette vitesse d’exécution et les infinies variations de l’intensité frénétique de son jeu ).
De fines correspondances dans les interactions croisées entre chacun des musiciens apparaissent et disparaissent polarisant des fragments de dialogues en orbite autour du champ auditif avec de multiples alternances dans plusieurs directions. Cette ultra- mobilité collective d’une étonnante lisibilité génère une force centrifuge et celle-ci transcende les équilibres entre les instruments doux et fragiles (l’alto d’Ernesto, le jeu poids plume de Nuno) et ceux dont le volume sonore potentiel pourraient couvrir les autres (le piano et la batterie). Alex ne s’impose pas comme soliste prépondérant propulsé par la batterie et le violoncelle, mais concentre plutôt son jeu dans une dimension éminemment collective faisant évoluer ses enchainements d’accords, de clusters et d’échappées atonales avec une fluidité qui épouse les changements constants au sein de cette constellation mouvante de formes fugaces et peu prévisibles. Bref , c’est une session étonnante et étonnamment cohérente et lisible déclinant de multiples aspects formels, options, trames et cheminements de la musique libre, instantanée et collective. Sans nul doute l’enregistrement le plus inhabituel et singulier d’Alex von Schlippenbach et d’Ernesto Rodrigues dans leurs discographies respectives, chacun des cinq musiciens apportant une contribution équivalente au niveau qualité de manière égalitaire. Chacun est ici à son avantage. La prise de son limpide distingue les moindres détails de la musique jouée avec une soufflante lisibilité. Exemplaire !

Live at Plus Etage 3CD a new wave of jazz nwa0060
CD1 : Charlotte Keefe & Andrew Lisle CD2 : Stefan Keune Dirk Serries & Benedict Taylor CD3 Martina Verhoeven & Gonçalo Almeida
https://newwaveofjazz.bandcamp.com/album/live-at-plusetage-volume-1
Un Plus Etage dans une petite ville qui n’est ni entièrement néerlandaise, ni entièrement belge, bien que située au nord de la frontière belgo – néerlandaise. Baarle-Hertog et Baarle-Nassau. Enclaves incluant des Exclaves qui contiennent parfois des Enclaves parmi lesquelles le résident belge a son jardin contigu aux Pays Bas. Et l’aubergiste sert ses clients dans les deux pays : la frontière est délimitée par des traits de peinture à même le sol de la salle séparant les tables installées soit aux Pays-Bas, soit en Belgique. Peut-être que l’Étage mentionné est apatride…
Charlotte Keefe est une trompettiste inspirée de la scène Britannique qui s’est fait entendre et enregistrer depuis plusieurs années. Andrew Lisle est un fidèle d’Alex Ward, Dan Thompson, Colin Webster etc… En se servant de son solide bagage de batteur de jazz, Andrew Lisle insuffle une trame vivante et musicale à des enchaînements - tuilages de figures de batterie, de frappes variées sur les fûts et le bord de sa caisse claire, des vibrations sonores en rythmes libres, pulsations rebondissantes. Charlotte Keefe zigzague au travers de fragments de mélodies, sussurrations, déchirures du timbre, écrasements de notes, effets de souffle et de pistons, vocalisations : un langage et une grammaire free face au drumming de son compagnon, à mi-chemin entre le dialogue et une fonction de support polyrythmique. Une approche plus structurée et différente des percussionnistes pointus de la libre improvisation : les Paul Lovens, Paul Lytton ou Roger Turner ou John Stevens avec son kit réduit du S.M.E. Saluons le timing, la précision et la cohérence de sa prestation et la foison de figures pulsatoires déclinées ici tout au long d’une prestation de 50 minutes qui tient la route. Présence inspirante pour Charlotte Keefe, toute entière à explorer son instrument dans l’orbite du feeling rythmique instillé par le batteur. Je ne sais pas s’il s’agit d’un duo fixe ou d’une association ad-hoc dans le cadre de tournées respectives des sept musiciens enregistrés lors de ce concert du 29 Avril 2022. De toute façon, ce sont d’excellents musiciens et des improvisateurs émérites qui assurent une belle performance.
Stefan Keune. Alors, un message pour les fanatiques de feu Peter Brötzmann, de Mats Gustasson ou d’ Evan Parker, voici un sérieux client qui a mis un temps infini à s’imposer un (tout petit peu). Lors d’une interview d’Evan Parker au sujet des collègues plus jeunes dont il se sent proche esthétiquement, celui-ci n’a pas hésité à citer Stefan Keune en premier lieu, Stefan jouant alors régulièrement avec son ami, le guitariste John Russell (cfr Frequency and Use / Nur Nicht Nur). Le trio du CD2 a une instrumentation similaire sax guitare violon à celle du trio de Russell avec Phil Durrant et John Butcher, autre saxophoniste proche de Parker. À l’alto, le britannique Benedict Taylor, un collaborateur régulier du belge Dirk Serries, le troisième homme du groupe et responsable du label a new wave of jazz. Stefan Keune nous fait l’honneur de jouer ici exclusivement du sax sopranino, un instrument malaisé à manipuler, surtout si un quidam saxophoniste voudrait réitérer les exploits sonores de cet improvisateur germanique exceptionnel. Son articulation en double et triple détachés, déchiquetant le timbre et la texture normale de son biniou « jouet » , des extrêmes aigus quasi inatteignables grâce à la magie des harmoniques qui sifflent et tintent au-delà du registre le plus élevé. Confiez un sax sopranino à un saxophoniste professionnel (même diplômé du Conservatoire) pour en jouer au pied levé, la grande majorité d’entre eux vont décliner l’offre. Cet instrument requiert un entraînement spécifique pour en contrôler le souffle avec de nombreux intervalles de clés différents, son intensité, sa justesse, sa fluidité et la capacité dynamique entre le pianissimo le plus doux jusqu’au forte le plus puissant. Bonne chance ! Parmi les élus, Anthony Braxton, feu Wolfgang Fuchs et Lol Coxhill, Michel Doneda et mon copain Jean-Jacques Duerinckx. À ses côtés, l’altiste Benedict Taylor, le phénomène des gammes microtonales en glissando inspirées des violonistes de Raga d’Inde du Nord à la projection sonore impressionnante, sculpte la vibration boisée de l’âme de l’alto (un instrument plus difficile à maîtriser) avec une attaque audacieuse de l’archet sous tous les angles et une variation maniaque dans l’intensité de la pression des notes sur la touche ou dans les frôlements à peine audibles… Un des excellents violoneux de l’improvisation qui comptent dans l’univers de l’improvisation en Grande-Bretagne. Avec ces deux lascars intrépides, rien de tel que la gratte bruissante munie du sacro-saint chevalet qui fait résonner et trembler les cordes raclées, grattées, frictionnées avec autant de circonspection que d’énergie par Dirk Serries. Acoustique, bien sûr. On navigue ici dans les eaux pointillistes, l’abstraction formelle, les techniques alternatives qui transforment et altèrent définitivement l’instrument, ses conventions et ce pourquoi il a été conçu. « English disease », improvisation libre radicale British des John Stevens, Derek Bailey, Evan Parker, Paul Rutherford, Phil Wachsmann, John Russell, Roger Smith etc…. Une véritable dérive dans un paysage sonore imprévisible, exploratoire de sonorités improbables, de flux explosés, découpés par des zones de silence qui font partie intégrante de la musique. Par comparaison, le duo précédent de Keefe & Lisle semble avouer une relative fidélité au jazz moderne.
Avec la pianiste belge Martina Verhoeven et le contrebassiste Gonçalo Almeida, on revient un peu sur terre au CD2. Vous imaginez un piano, l’instrument bourgeois de la musique classique et ses 88 touches en tons et demi-tons sur les douze notes de la gamme tempérée, devoir s’intégrer dans la foire d’empoigne du trio Keune Taylor Serries ? Mais nos deux artistes nous avaient préparé une belle surprise en duo de contrebasses avec un départ minimaliste, relativement répétitif, sons ténus, frottements éthérés de la contrebasse, sciages , pizzicatos. Ambiance mystérieuse, graves bourdonnants, glissandi vers le soubassement des cordes, vibrations boisées grinçantes, frappes de l’archet, aigus flûtés ou nasillards au bord du chevalet. Et petit à petit s’imposent les contrastes débridés, les changements abrupts de registres, de tessitures, approfondissant le mystère et la frénésie ludique. Voilà une démarche appropriée pour que la musique de ce troisième set sonne aux antipodes des musiques des CD 1 et 2 et offre une toute autre esthétique, même si la performance est parfois un peu longue (qui n'essaie rien n'aura jamais rien). Elle rebondit aussi avec une belle énergie Vous n’imaginez pas conserver l’intérêt et l’attention du public durant deux heures et demie si la musique reste dans un statu quo esthétique et sonore. Un excellent témoignage d’une manière subtile de réussir un concert d’un soir, un partage éphémère d’instants merveilleux.

Ce qui est extraordinaire : les trois albums de cette chronique contiennent la participation inspirée de trois "altistes" ou "violonistes" alto ....

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