24 mai 2020

Ivo Perelman & Matthew Shipp/ Jacques Foschia / Sam Rivers Archives avec Cecil McBee, Norman Connors, Barry Altschul, Joe Daley, Dave Holland et Charli Persip

Amalgam Ivo Perelman – Matt Shipp  Makhala Music
Depuis qu’Ivo Perelman a quitté Leo Records, cet album studio du duo Ivo Perelman - Matthew Shipp est leur deuxième après le fantastique Live in Nuremberg (SMP). Douze perles concentrées, joyaux d’improvisation où le piano de l’un fait corps avec le souffle du saxophone ténor de l’autre. L’art d’amalgamer les structures pianistiques mouvantes et renouvelées de Matt Shipp avec le souffle feu-follet « Ghost » Brésilien d’Ivo Perelman. Ghost pour Albert Ayler. Comme l’amalgame des métaux précieux utilisés pour modeler les deux pendentifs torsadés illustrant la pochette, dessinés dans le style des derniers tableaux d’Ivo associant couleur vive et matière étalée en relief.  Une réelle communion basée sur l’écoute mutuelle et l’imagination instantanée, fruit d’une pratique intense déjà étayée par des albums innombrables, dont 17 cédés aussi réussis les uns que les autres. Je rappelle : un quadruple compact : Efflorescence, un triple : Oneness, deux doubles : Callas et Live In Brussels et des albums simples : Corpo, the Art of the Duet, Complementary Colors, Saturn. Sans parler de leur Procedural Language qui verra le jour sous peu dans un livre - album – DVD à paraître. Chaque titre évoque successivement : les floraisons, la profonde unité de leurs personnalités dans la musique, le chant et la voix, le corps et la physicalité dont leur musique se crée, les lieux de concert, la qualité du dialogue, les couleurs sonores qui se complètent… dans l’espace étoilé, la gravitation de leurs deux pôles et leurs multiples orientations. Ces aspects sont perçus intimement dans cette musique concise où chaque composition instantanée révèle des formes différentes et complémentaires. Harmoniques du ténor, volutes d’un souffle chaud, saudade de Bahia ou de Rio, étirement des notes, cascades eschériennes du clavier, équilibre instable entre la main gauche et la main droite du pianiste, style syncrétique évoquant autant Moussorgsky, Messiaen, Tatum, Powell, que Tristano ou Muhal Richard Abrams ou de loin, les mânes de Cecil Taylor, intégré à ce souffle chaleureux et intense qui évoque Ayler, Shepp, Trane et aussi l’étude des Getz, Griffin, Rollins, Mobley dont sa sonorité se fait l’écho. On voudrait définir leur démarche et on n’y parviendrait sans doute qu’en se (re)plongeant dans l’écoute attentive et répétée de cet Amalgam et surtout en tâtant parmi leurs dizaines d’improvisations parmi les meilleures de leurs albums précités. On a l’embarras du choix. Pour s’initier à leur musique en duo, Amalgam est un point d’entrée idéal, chaque pièce apportant un angle de vue et des perspectives dont on ne soupçonne pas qu’elles se prolongent, se multiplient et se différencient dans l’ensemble de leur œuvre enregistrée en duo sans que votre serviteur s’en lasse après des écoutes approfondies et répétées. Hautement recommandable.

Un peu plus de 37 minutes de solo de clarinettes. Jacques Foschia, improvisateur belge installé en France dans la Drôme, nous emmène dans des déambulations solitaires à l’écart des chemins trop empruntés pour s’égarer dans une aire inconnue  et découvrir des points de vue aériens ou de sombres taillis. Son intonation de la clarinette en Si bémol est gauchie, distendue, reconnectant ses gammes avec les forces de la nature et les timbres altérés par son souffle avec ses voix intérieures (#1 – 13 :11). Quand il atterrit avec une mélodie, elle semble provenir d’un coin oublié de Sardaigne ou des Carpathes. Il y a une vingtaine d’années, Jacques fut adopté dans un des plus étonnants orchestres d’improvisation, le London Improvisers Orchestra, par les musiciens émus par ses qualités peu commune de clarinettiste basss et participa à tous leurs enregistrements à partir du deuxième. Ce fut pour lui une expérience extraordinaire et inoubliable dont il commence à réaliser l’influence profonde, intérieure et humaine dans la maturation de son projet de vie musical(e). Pensez-vous, jouer dans une section d’anches en compagnie de Lol Coxhill, Evan Parker, John Butcher, Alex Ward, Adrian Northover, Caroline Kraabel avec sur l’estrade supérieure une section de cuivres avec Paul Rutherford, Alan Tomlinson et Robert Jarvis aux trombones, Harry Beckett, Roland Ramanan et Ian Smith aux trompettes ! Il y eut souvent Simon H Fell, David Leahy et John Edwards à la contrebasse, Marcio Mattos et Hannah Marshall au violoncelle, Phil Wachsmann, Sylvia Hallett et Alison Blunt au violon, Charlotte Hug, Ivor Kallin et puis Benedict Taylor à l’alto, des batteurs comme Louis Moholo, Mark Sanders ou Steve Noble et enfin Terry Day. Au piano: Steve Beresford ou Veryan Weston ou Pat Thomas et Adam Bohman aux objets. Quand vous tombez dans un tel chaudron, c’est comme Obélix et la potion magique, vous êtes marqués à vie. Au-delà de la virtuosité et des techniques alternatives, il y a une forte personnalité, une expression authentique, pleine et entière qui fait vibrer la clarinette basse comme une sculpture d’air comprimé par des manipulations à la fois sauvages et savantes de l’anche, du bec et du bocal qui transforment et subliment ses doigtés dans deux narrations de l’indicible (#2 5:05 et #3  19:16). Ses multiples phrasés sinueux, éthérés ou elliptiques et ses sonorités graveleuses, grasseyantes, mordantes, coupantes, glissantes, rêveuses, bruissantes… sont entraînés dans une recherche instantanée de champs sonores divergents, contradictoires, remis en question, réponses imprévues, résurgence du connu et son transfert dans l’imaginaire. Rebelle au consensus de l’ameublement musical, il épouse et incarne le rêve vécu de l’imprévu, turbulence des vents dans un tube percé et bouché de clefs dont il maîtrise souverainement les mécanismes enchanteurs comme le roi d’un jardin sauvage et mille fois retourné. Le souffle expérimenté de Jacques Foschia nous livre l’essence même - contemporaine, populaire, utopique - de la clarinette Basse courbée et de la Si-bémol droite… à écouter absolument.

Sam Rivers Trio Emanation Sam Rivers Cecil McBee Norman Connors No Business NBCD118 http://nobusinessrecords.com/emanation-sam-rivers.html
Sam Rivers Quintet Zenith : Sam Rivers Barry Altschul Joe Daley Dave Holland Charlie Persip No Business NBCD 124 http://nobusinessrecords.com/zenith.html
Sam Rivers Archives Vol 1 & 2.
SAM RIVERS ! Malgré tout le succès obtenu par ses concerts extraordinaires et ses tournées dans les années septante dans toute l’Europe en compagnie du tandem rythmique du « moment », Barry Altschul et Dave Holland, on ne parlait que de lui vers 1976/77/78, Sam Rivers est replongé dans un relatif anonymat. Il faut citer sa participation au Cecil Taylor Unit de 1969 (3 albums Shandar à la Fondation Maeght), un album Blue Note exemplaire, Fuchsia Swing Song avec Jaki Byard, Ron Carter et Tony Williams , symbole du jazz In n’ Out et son loft légendaire, le Riv-Bea, lieu de concerts incontournable loué à la mère de Martin Scorcese et  immortalisé par la série Wildflowers :  5 LP’s produit par Casablanca, label du disco naissant et présentant la fine fleur du free-jazz de la Grosse Pomme enregistrée dans son club. Rien n’y fit : l’étoile de Sam Rivers, saxophoniste flûtiste et pianiste,  finit par pâlir et on se demande bien pourquoi. Bien sûr, son fameux trio avec Dave Holland et Barry Altschul a seulement été documenté dans deux albums studio : The Quest / Red Records et Paragon/Fluid. Mais, NoBusiness annonce la sortie imminente d’un concert du trio, Ricochet et cela va remettre les pendules à l’heure. On compte aussi un concert enregistré au festival de Montreux avec le bassiste Cecil Mc Bee et le batteur Norman Connors (Streams/ Impulse) et la compilation Live Trio Sessions (2LP Impulse) qui contient un superbe concert avec Altschul et Mc Bee enregistré à Boston, Hues of Melanin que Rivers considérait comme étant l’enregistrement en trio le plus réussi. Emanation réunit Cecil McBee et Norman Connors durant deux improvisations de 31 et 45 minutes à Boston. Quand on compare avec les discographies exponentielles de Steve Lacy, Anthony Braxton, Archie Shepp, Peter Brötzmann, Mats Gustafsson, Ken Vandermark, Evan Parker ou Ivo Perelman, Sam Rivers, né en 1923, est un peu le parent pauvre des saxophonistes prolifiques. Savez- vous ce que c’est un vrai grand orchestre de free-jazz ? Écoutez ses Crystals la gravure de l’album vinyle Impulse n’était pas bien balancée, mais la réédition en Cd restée disponible longtemps rend justice à un très grand musicien et un compositeur de haut niveau. Un saxophoniste à la stature égale à Steve Lacy avec son style lunaire et psyché-lestérien au sax ténor, sa connaissance approfondie des modes, et sa voix chaleureuse, flûtiste enthousiasmant et pianiste de haut vol. Même si Zenith n’est pas une merveille de prise de son, les 53’19’’ d’Universal Message sont époustouflantes de puissance, de lyrisme, de déchaînement, de swing spatio-temporel. Deux batteurs jouant ensemble comme s’il s’agissait de la même personne : le génial Barry Altschul, longtemps la vedette du quartet de Braxton depuis l’époque de Circle (ECM) et Charli Persip, un as qui fut le batteur de Dizzy Gillespie et un spécialiste du Big-Band. David Holland à la contrebasse et au violoncelle dans une séquence, et le surprenant tubiste Joe Daley avec qui Rivers avait gravé deux extraordinaires doubles Lp Live pour Horo et réédités par Atomic en CD. La formation de concert évoque l’excellent  Waves avec Holland, Daley et Thurman Baker pour le label Tomato en août 1978. On retrouve donc cette formule augmentée d’un deuxième batteur dans ce Zenith enregistré aux Jazz Tage de Berlin en novembre 1977. David Holland a souvent déclaré que le musicien qui l’a le plus profondément influencé est Sam Rivers. Alors que David a joué avec Miles Davis, Jack De Johnette, Anthony Braxton, Chick Corea etc… Pourquoi ?  Sam Rivers est parvenu à concevoir et intégrer les différents éléments du jazz contemporain free - polymodal - polyrythmique dans un style et une démarche cohérente, hautement lyrique et construite dans le feu de l’action. Tout improvisé – composé instantanément. Vu son âge dans les années septante, Sam Rivers était depuis longtemps un visionnaire . Il appartient à la même génération que les révolutionnaires du Be-Bop : Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Charlie Mingus, Bud Powell, Lee Konitz etc… Il a pratiqué la musique de l’époque du Swing (Lester Young, Ben Webster), celle de l’ère be-bop, le blues (il a tourné avec T.Bone Walker, un pionnier de la guitare électrique), les big-bands tout en étudiant la musique au Conservatoire en se passionnant pour la modalité avec le compositeur Alec Hohvaness, un Arménien d’origine, de son vrai nom Hohvanessian. Comme on sait, la musique Arménienne est une branche de musique Persane, elle-même basée sur des modes, autant d’échelles ou de gammes aux intervalles différents. Bien avant que John Coltrane ne s’impose sur la scène New Yorkaise avec son Quartet et le jazz modal, Sam Rivers avait déjà mis au point sa musique polymodale au sax ténor et à la flûte. C’est d’ailleurs lui qui découvrit le batteur Tony Williams très jeune. Une fois Tony installé à NYC comme batteur de McLean et puis de Miles Davis, il convia son mentor à enregistrer chez Blue Note. Son Fuchsia Swing Song (1965) est un album audacieux et un fleuron du catalogue de la Note Bleue dans la gamme In ‘n Out (titre d’un album de Joe Henderson), soit du modal-free avec des rythmiques avancées, voire tirées par les cheveux, et des compositions élaborées qui marquent une distinction formelle de sa démarche par rapport au hard-bop de l’écurie BN. À l’écoute de Fuchsia, on découvre qu’il n’y pas un gramme de Coltrane ou de Wayne Shorter dans sa démarche, dans sa sonorité et dans sa manière d’improviser, … et bien des audaces rythmiques et harmoniques. Il a déclaré avoir enregistré de manière à devoir s’aligner sur l’esthétique avancée « Blue Note » voisine des albums de Jackie Mc Lean, Grachan Moncur, Andrew Hill et Tony Williams, dont il illumine par sa présence les surprenants Life Time et Spring.  Il remplaça aussi George Coleman dans une tournée du quintet de Miles Davis en 1963 au Japon. Si Coltrane n’avait pas existé, nous aurions découvert Sam Rivers, tout comme Cecil Taylor, Ornette Coleman et Bill Dixon, car sa musique en gestation n’a pas attendu l’aura d’un chef de file pour éclore et s’affirmer. Comme un dauphin sur les vagues, son jeu de saxophone soprano surfe sur les pulsations complexes en jonglant avec les intervalles des modes – échelles de notes sur laquelle se base son improvisation, modes qu’il module, altère, inverse et transforme comme s’il changeait de vêtements en courant avec une logique désarmante. On ne se rend pas bien compte quand on n’est pas musicien, mais ce n’est vraiment pas simple. En plus, l’usage de ses échelles modales qu’on reconnaît immédiatement comme du Sam Rivers à la moindre paire de doubles croches jouées, aussi sûrement que celles de Coltrane ou Coleman, est articulé sur des rythmiques funky, latines ou impaires qui évoluent constamment. Il en garde le feeling rythmique et en suggère les pulsations, même quand il se lance dans l’improvisation free qu’il enchaîne à la séquence « pulsée » avec l’aide du batteur et du bassiste qui en déconstruisent méthodiquement la base rythmique. De tous les saxophonistes de l’ère free, il y en a vraiment très peu qu’on n’a entendu jouer avec de tels concepts avec des triples détachés, des doigtés difficiles alternant sonorité cool ou les morsures agressives tout en sachant adhérer à des rythmiques complexes avec naturel et s’en libérer en en conservant le sens du rythme sans l’énoncer avec des intervalles insensés. Il faut pouvoir jouer de cette manière sans se planter, surtout avec le drive infernal de David Holland et ses fréquents changements métriques.  C’est un exploit musical. En solo non accompagné, son jeu trépidant et « free », suggère un rythme complexe et difficile à appréhender même par des musiciens professionnels aguerris.  À la flûte, il transposait son jeu de saxophone, donnant ainsi à son expression une fluidité accrue et des ondulations virtuoses sur des rythmiques à donner le tournis, permettant ainsi d’appréhender son lyrisme dans une version light et de reposer l’attention de l’auditoire de l’urgence énergique et expressionniste au sax ténor. En fait, sa conception de la musique se basait sur la liberté de jouer librement en utilisant toute la panoplie des moyens rythmiques, mélodiques ou sonores qu’ils soient In – attaché au swing et à des structures précises ou Out – free, soit libre des conventions formelles du jazz. Il parvient à construire un univers cohérent en passant de l’un à l’autre, progressivement ou par surprise. Rivers pouvait aussi se laisser aller à vociférer comme on l’entend dans ces enregistrements de terrain de field-hollers et de convicts en hurlant de la voix, exprimant par là sa confiance dans l’Oncle Sam et son ras-le bol des interdits racistes (cfr Emanation). Un cas. Son niveau de musicianship a été rarement égalé. Même si le commun des mortels ne se rendait pas compte de la qualité supérieure de son travail au niveau technique et musical, le public ne s’y trompait pas. Ses prestations déchaînaient l’enthousiasme des auditeurs y compris le « large public » festivalier, à cette époque où on l’entendait dans tous les festivals qui comptaient.
Par rapport à l’album Waves, la musique de Zenith passe en force avec moins d’attention pour les détails. Il s’agit d’emporter les centaines de spectateurs dans une longue suite énergique emmenée par le lyrisme de Sam avec une succession de séquences diversifiées au niveau des formes et des intensités qui relancent l'attention du public et la mise en commun des énergies. Le déroulement du concert suit un plan autour de l’instrument choisi par le leader et des solos individuels coordonnés par l'architecture mouvante des équilibres au sein du groupe. Ouvert par le sax ténor tour à tour rugueux, sautillant, élégiaque, expressionniste ou lunaire, la première section durant laquelle la partie de contrebasse de Dave Holland est tout simplement géniale, slalomant avec une puissance extraordinaire et une sûreté renversante à travers des roulements torrentueux et implacables et les vibrations de cymbales des deux frères siamois aux batteries, mène à un solo de 2 minutes du bassiste qui introduit le moment où Rivers empoigne sa flûte. Celle-ci ondule élégamment sur une rythmique binaire aux accents du blues. La cohésion rebondissante de la basse et du tuba se révèle optimale alors que les batteurs jonglent avec les cellules de la pulsation, ce qui pousse Sam à héler les esprits avant que le violoncelle rejoigne le leader dans avec un magnifique contrepoint que les deux musiciens savent faire durer en conjurant les mystères de l'improvisation totale. On n'en finit pas de noter les changements de perspectives, le renouvellement constant des modes de jeux et cette suite dans les idées, cette recherche instantanée de formes, de cadences, de dialogues. Après la section "flûte" d'approx 17 minutes, Sam Rivers intervient au piano et le contrebassiste poursuit sur l'énergie de l'échange magistral flûte/violoncelle pour propulser le piano avec sa walking basse infernale vers des clusters en ostinatos secoués, tordus et tournoyants. C'est au tour d'un magnifique hymne de Joe Daley à la grosse embouchure. Chaque instrument se crée une proéminence momentanée en conservant la logique de la suite et l'équilibre du collectif. À la minute 46', tel un charmeur de serpent, le sax soprano se retourne sur lui-même et défie son propre phrasé. Court duo de percussions parfaitement complémentaire : glissements de roulements qui relance le sax soprano mordillant et rebondissant sur les battements inexorables du double tandem rythmique, quadrature incertaine du cercle, spirale vers l'infini mais qui clôture subitement le concert et salue.  Dans ce pandémonium, il arrive que les deux batteurs entraînent le quintet dans des rythmes libres : c’est l’effet multirythmique parmi les plus fascinants à-la-Milford Graves que j’ai eu l’occasion d’entendre. Ailleurs, l'euphonium de Daley fait éclater les harmoniques à toute vapeur jouant précisément les notes du mode dont Rivers défait l’écheveau avec une articulation fascinante. Il n'y a plus qu'à saluer ce groupe et cet artiste qui a fait rimer le concept de swinguer avec l'exigence de liberté et d'aventure. Absolument incontournable... Exemplaire et jamais imité. 

12 mai 2020

Franziska Baumann Sebastian Rotzler Emanuel Künzi / Milo Fine & Joseph Damman / Alvin Curran Urs Leimgruber Andreas Willers Fabrizio Spera/ Frode Gjerstad & Dag Magnus Narvesen

Hunting Waves Nucleons : Franziska Baumann Sebastian Rotzler Emmanuel Künzi Leo CD LR 876.
Depuis de nombreuses années (décennies), Zürich est devenu un repaire pour nombre d’improvisateurs intrépides. Gelbes Haus, un lieu coopératif de la ville, accueille des artistes et musiciens qui s’y retrouvent pour créer et faire des concerts. Cet album propose la musique de l’un d’entre eux avec ce magnifique trio, Nucleons. Noyau ou cellule créative, Nucleons se révèle au fil des secondes et minutes d’écoute comme une entité/identité musicale où l’écoute mutuelle et l’interaction subtile se développe en osmose avec chacune de ses trois fortes personnalités qui en composent et mêlent savamment et spontanément tous les éléments sonores et émotionnels que leur imagination leur dicte dans l’instant. Car s’il paraît spontané, cet élan créatif est le fruit d’une bio-psycho-chimie très complexe voire indescriptible. Vocaliste libérée et imaginative, Franziska Baumann se concentre sur le son pur comme si, plongée dans une inconscience du monde qui l’entoure, elle laisse s’échapper les forces de la nature qui sommeillent en elle par le prisme aux multiples facettes du fil de sa voix, lequel envahit l’espace sans pour autant se mettre dans la lumière de l’exploration sonore de ses deux comparses, le contrebassiste Sebastian Rotzler et le percussionniste Emmanuel Künzi. Si le nom de Franziska est apparu dans quelques albums réussis sans que sa réputation ait franchi les frontières confédérales et que ceux de ses comparses vous sont complètement inconnus, vous pouvez vous fier à cette proposition du label Leo. C’est le légendaire batteur Gerry Hemingway qui a déniché cette perle musicale dans la pénombre souterraine zurichoise. Quel superbe groupe. Aucune comparaison n’est à faire avec des musiciens.nes et chanteuses que la plupart d’entre vous connaissent et suivent au fil de leurs parutions. Franziska Baumann cultive un répertoire vocal – sonique très étendu et ramifié en de multiples incarnations tangibles ou virtuelles de sa personnalité musicale. Suggérant mélopées inconnues et glossolalies impromptues, vitupérant moqueuse, admonestant avec passion, défiant nos sens, jouant avec les mots et les phrases (Chain of Fools), elle nous entraîne dans toutes les manifestations sensibles de la vocalité avec un savant dosage et un savoir-faire qui se refuse à la démonstration, mais se partage avec le cœur. Sebastian Rotzler assume le challenge de créer et tracer des chemins parallèles, divergents comme une autre voix en tirant parti des possibilités timbrales, rythmiques, frictionnelles de sa contrebasse. Emmanuel Künzi colore, commente, suit ou anticipe les avancées et les spirales de ses deux acolytes en apportant une trame vibratoire d’ondes bénéfiques, complémentaires sans laquelle l’identité de Nucleons se dissiperait ou se transformerait à ses dépens. Sans être (reconnus) des « génies » notoires de la scène improvisée, les membres du trio Nucleons  nous offre un chapitre fondamental de l’improvisation libre : celui de la sincérité vraie , de la musicalité optimale, de l’originalité dans l’équilibre éphémère de forces qui exprime l’essentiel avec une conviction inébranlable. Chez Leo Records, vous pouvez compter sur la filière helvétique. Dont acte.

Acceptance of Sorrow Milo Fine Joseph Damman Aural Terrains TRRN 1442
Voilà qui change tout à fait des publications et de l’esthétique du label Aural Terrains du compositeur – improvisateur hellène Thanos Chrysakis. Songez donc : qui se souvient du percussionniste clarinettiste et pianiste américain Milo Fine, un des pionniers de la libre improvisation aux USA basé à Minneapolis depuis des décennies ? Et pourtant. Dans sa discographie, on compte une collaboration avec Joe McPhee, MFG in Minnesota, sur Hat Hut, label historique qui a aussi publié deux albums du Milo Fine Free Jazz Ensemble featuring Steve Gnitka : Hah ! et The Constant Extension of Inescapable Tradition en 1977 et 1978. Depuis lors, son label Shih-Shih Wu Aï (fondé en 1972) relate les aventures de son Milo Fine FJE dont Emanem a publié Koi/Klops. Au catalogue d’Emanem, on compte aussi des duos avec Anthony Braxton et Derek Bailey, une collaboration avec la chanteuse Viv Corringham et  deux doubles CD’s. L’un relate son séjour londonien en 2002, Ikebana, et l’autre regroupe trois des premiers albums vinyles du MFFJE featuring SG. Pour  intituler cette réédition Earlier Outbreaks of Iconoclasm  d’un groupe au nom aussi alambiqué mais resté longtemps un duo, ou son dernier triple CD solo, The Only Dignity is Oblivion, il faut n’avoir rien à perdre. Il existe aussi une belle rencontre avec un autre multi-instrumentiste indécrottable, Tim Hodgkinson (« d’Henry Cow »). Milo Fine cultive sans doute une conception tout à fait particulière de l’improvisation : dans les mêmes longs morceaux, il passe de la clarinette, au piano et à la batterie successivement avec un instinct sûr de dérive poétique et volontariste. Mais Milo Fine se défend particulièrement bien sur ses trois instruments et a l’art d’improviser en écoutant son collègue, le guitariste Steve Gnitka ou ici , Joseph Damman. Au piano, il assume pleinement le challenge. On le sait, en improvisation, associer une guitare acoustique et légèrement amplifiée et grand piano, c’est un véritable chausse-trappe. Consultez les discographies de vos pianistes préférés, il y a très peu d’exemples. Derek Bailey avec Cecil Taylor à la requête de C.T. lui-même et le Barcelona de D.B. avec Agusti Fernandez. Donc, lui, il ose, même au péril de l’entreprise, car il ne craint aucun risque. En outre, j’aime beaucoup son jeu énergique, mordant et extrême à la clarinette dont il fait littéralement exploser la colonne d’air et le registre policé. Rageusement brötzmanniaque. À la batterie, il incarne l’improvisation libre pur jus dans le sillage des Paul Lovens et Roger Turner, l’invention je parle. Avec Joseph Damman, il a trouvé quoi faire rapport à son appétit insatiable de guitaristes. Sur un album du MFFJE sur Shi Shi Wu Aï, on trouve aux côtés de Steve Gnitka un deuxième guitariste cobaye, Charlie Gillett. C’est dire que Milo Fine n’a pas froid aux yeux. Et donc cette série d’improvisations en duo a bien des qualités intrinsèques de la free music telle qu’elle se doit d’être vécue. La variété des climats, affects, stratégies, moods, matériaux sonores entourent le jeu subtil et sinueux du guitariste acoustique Joseph Damman, lequel exploite de nombreuses possibilités expressives, contrapuntiques, harmoniques, narratives, oniriques, suggestives de son instrument légèrement amplifié. Alors que Milo Fine joue alternativement de la batterie, des 97 touches du Bösendorfer imperial piano, de la clarinette en Si bémol explosive et du marimba aérien dans des dynamiques et des volumes différents et contrastés, son parcours excentrique place son collègue au centre de ses divagations et met paradoxalement en évidence ce qui fait que Joseph Damman est un guitariste remarquable dans une multiplicité de registres reliés par un lyrisme singulier auquel l’apparente folie de son collègue apporte un éclairage étonnant, dramatique ou faussement anodin. Les émotions suggérées par cette dramaturgie improvisée font le tour des sentiments éprouvés durant la sainte journée de travail ou … de confinement… Si M.F. semble tirer la couverture à lui, en fait, le héros de cette aventure est Joseph Damman, guitariste inconnu qui invente et développe avec succès une palette stylistiquement étendue pour faire face au défi posé par un multi-instrumentiste aussi extravagant. À côté d’un tel hurluberlu, nombre d’improvisateurs qui se profilent à l’horizon du web avec leur C.V. semblent être des fades réchauffant avec empressement les plats concoctés par des pionniers sans peur depuis des lustres. Donc, je vote pour cet Acceptance of Sorrow de deux artistes qui n’exploitent aucune formule récurrente, aucun formatage ou allégeance casuistique, aucun jeu de rôle, mais une cause perdue, le challenge d’improviser à bras le corps en s’égarant, découvrant incidemment des merveilles, trouvailles, travellings – plans insensés mais réussis.

Rome Ing Urs Leimgruber Andreas Willers Alvin Curran Fabrizio Spera Leo CDLR 872
Sorry, lecteurs si j’ai un peu traîné pour vous soumettre mes réflections à l’écoute de cet album intéressant. Rome parce que c’est la ville de prédilection et de résidence d’Alvin Curran, ici au piano et au sampler, depuis l’époque où Musica Elettronica Viva révolutionnait la pratique de la musique (improvisée – d’avant-garde). Aussi, Fabrizio Spera est un excellent percussionniste basé à Rome et qu’on a entendu avec Thomas Lehn et Wolfgang Fuchs ou John Butcher et John Edwards. Le suisse Urs Leimgruber est depuis longtemps un saxophoniste de pointe entre Evan Parker, Michel Doneda et John Butcher. Le guitariste allemand Andreas Willers a une solide expérience depuis l’époque lointaine où il enregistrait pour FMP. Enregistré à la Casa del Jazz à Rome en novembre 2018. Excellent enregistrement au niveau technique vu la configuration instrumentale – un piano, une guitare électrique, les effets électroniques, le sampler, une batterie et un saxophone qui sculpte le son – et le fait qu’il doit s’agir d’une rencontre isolée et pas vraiment d’un groupe rôdé. En effet, les forces musicales en présence sont multi-céphales. Mais la qualité de l’écoute et la capacité à négocier spontanément un partage des actions – réactions dans l’espace sonore et la durée me font dire qu’on a affaire à un bon concert envisageant sérieusement de chercher de multiples perspectives de jeu. À la fois réfléchi et mesuré ou spontané et intuitif.  Bruissements noise – électro avec effets de six-cordes torturée, frottements de tambours, clavier du piano en mode classique contemporain et le soprano sax – tête chercheuse qui trace un fil dans ce pandémonium aux formes et aux ambiances en renouvellement constant. La libre improvisation leur permet de créer un univers pleins de mystères où le temps est suspendu, comprimé puis fragmenté ou dilaté. Dans le sampler, une voix féminine fantôme s’échappe lorsque Curran répète des motifs récurrents au piano et que le saxophone s’extasie, se rengorge, pointe des aigus hors d’atteinte, secondé par des vibrations à peine perceptibles (Part 2 – 24 :27). Des empoignades ludiques surgissent, des flèches sonores s’échangent, un chassé-croisé s’échafaude, une tension en léger crescendo maintenu jusqu’à un ostinato fortuit et des cadences imaginaires. Part 3 : la voix de femme ressurgit concurremment à un ronronnement de rasoir électrique et à des vibrations bruissantes. Ce qui semble planer un moment… se métamorphose en spirales par la magie du souffle continu du saxophoniste au soprano. Les séquences se succèdent comme les courts chapitres d’un bon livre mettant en scène des tranches de la vraie vie basée sur une écoute mutuelle judicieuse. Le pianiste se fait disert, le batteur toujours à bon escient et le guitariste se camoufle intelligemment. Des bouts d’histoire se télescopent et s’interpénètrent avec aplomb, par surprise, en catimini, etc… pour déboucher sur une situation extrême ou embarrassante un court instant.   En fait, une manière originale d’improviser comme le chat qui, où et quoi qu’il fasse, retombe toujours sur ses pattes… Donc, une tentative réussie de faire sens dans l’instant avec les moyens du bord et les manies de chacun. Des questions sont posées et vous en trouverez vous-mêmes les réponses. Eux ont le talent, vous avez l’imagination. 

Frode Gjerstad - Dag Magnus Narvesen Live At Tou FMRCD524
Il faudra qu’on prenne en considération le percussionniste Dag Magnus Narvesen. Il a enregistré récemment avec Alex von Schlippenbach en duo et avec un aéropage digne du meilleur Company dans Balderin Sali Variations (Phil Wachsmann, Paul Lovens, Harri Sjöström, Evan Parker, Teppo Hauta-Aho, Sebi Tramontana, Matthias Bauer, Veli Kujala…). On annonce aussi un projet avec Aki Takase. Le voici en duo avec le désormais légendaire Frode Gjerstad au saxophone alto et ténor, à la flûte alto et à la clarinette en Sib. Normal, ils sont tous deux originaire de Stavanger. Comme son collègue Ståle Liavik Sollberg qui fait parler de lui avec Butcher, Beresford ou Russell, il a une prédilection pour le free drumming improvisé et ce Live at Tou est un excellent viatique pour pouvoir se plonger dans l’écoute approfondie de son style et de son jeu polyrythmique décalé. On connaît déjà bien Gjerstad dans des formules à l’emporte-pièce drivé par des tandems basse-batterie de choc (William Parker – Hamid Drake, John Edwards – Mark Sanders, Ingebrigt Haker Flaten – Paal Nilssen Love, Nick Stephens – Louis Moholo). Mais ici, l’attention de l’auditeur se focalise surtout sur des détails de jeu, la finesse de l’improvisation, le dialogue en action- réaction, la fragmentation de l’espace – temps, le décorticage des énergies. Frode Gjerstad se révèle être un vrai improvisateur libre – même si marqué par Ayler ou Mc Phee et expressionniste déchirant mais authentique - avec quelque chose de profondément touchant, comme Lol Coxhill. Dag Magnus Narvesen cultive bien des facettes et des modes de jeu, le tout basé sur une solide technique de batterie « conventionnelle ». Dans toutes ses « extemporisations » transparaissent la pratique intensive du rythme, des rythmes, et une maîtrise des frappes et des roulements. On entend dans son jeu qu’il est lié à une métrique qui se manifeste incidemment malgré ses carambolages. Leurs escapades conviviales  sont enthousiasmantes. Comment se servir des recettes du free-jazz pour nous séduire par leurs vibrations intimes. C’est à mon avis un bon témoignage dans une voie empruntée par de très nombreux improvisateurs, certes, car ils bonifient la formule anches - percussions par l’engagement sans faille et l’originalité vécue de leur pratique. 

10 mai 2020

Detail : John Stevens Johny Mbizo Dyani Frode Gjerstad/ Paul Dunmall avec Phil Gibbs James Owston Jim Bashford Jon Irabagon Tymek Jowziak Steve Swell et Mark Sanders

Detail 83 John Stevens Johny Mbizo Dyani Frode Gjerstad FMR
1983 Norvège. Un Frode Gjerstad encore vert aux saxophones, mais à l’articulation agile et déterminée, la contrebasse inspirée et solide comme un roc de Johny Dyani et la batterie envoûtante de John Stevens. Ces deux derniers ont disparus il y a longtemps : 1986 (Dyani) et 1993 (Stevens). Un témoignage de la première tournée de leur trio Detail en Norvège dont Frode Gjerstad est le free-jazzman intégral le plus connu et, sans doute, un des plus attachants. On se souvient de toute l’empathie qui réunissait le batteur et le bassiste depuis les années soixante. Johny Dyani fit partie de plusieurs versions du Spontaneous Music Ensemble de Stevens et Trevor Watts. L’album de l’une d’elle, Oliv - produit par Giorgio Gomelsky pour Marmalade en 1969 - a été récemment réédité par Emanem : Trevor Watts, Maggie Nicols, Dyani et Stevens. Une autre mouture jugée incontournable par les témoins des concerts avait réuni Stevens, Dyani, Watts et Mongezi Fesa. Une autre formation du SME au Little Theatre Club rassemblait Kenny Wheeler, Watts, Derek Bailey, Dyani et Stevens et reste un des plus grands souvenirs de Martin Davidson. Avant le décès de J.D. en 1986, le trio a enregistré le premier vinyle de Detail , Forwards and Backwards, et Way It Goes pour Impetus et tourné en Grande Bretagne et en Norvège entre autres avec Bobby Bradford avec qui Stevens avait travaillé et enregistré à plusieurs reprises. Cet enregistrement-ci ressuscite l’atmosphère chaleureuse d’un concert dans un club. Étrangement, les quatre longs morceaux s’intitulent comme s’ils avaient été destinés à un double album vinyle : Loftet side A1, Loftet side A2, Loftet side B1 et Loftet side B2, chacun entre 17 et 22 minutes ! Frode Gjerstad s’efforce d’insuffler l’inspiration et l’énergie suffisantes pour se mettre au niveau de ces deux compagnons, devenus des vétérans à l’époque avec plus de 25 ans ce carrière. On l’entend aux saxophones ténor et soprano. Pour ceux qui cherchent à cerner la personnalité atypique de John Stevens, sa contribution ici est raffinée : une approche librement swingante sans l’insistance forcenée comme dans d’autres enregistrements où il enfonce littéralement la mailloche au pied dans la peau de la grosse caisse au point de la déformer. Une sensation de légèreté. Il laisse à Johny Dyani tout le champ pour faire vibrer à fond les cordes et le corps boisé de la contrebasse, solidement amplifiée. On songe à l’épaisseur du pizz de Wilbur Ware ou de Malachi Favors. Le contrebassiste assure un drive puissant alors que le batteur fait littéralement glisser le trio dans un mouvement naturel et intangible : son jeu flotte comme sur un coussin d’air ou rebondit merveilleusement à la Edward Blackwell. Dyani ne se prive pas d’improviser laissant son acolyte propulser l’ensemble ou tricoter délicatement lorsque le sax se repose. Entraîné par un tandem aussi généreux, le souffle de Frode Gjerstad n’a plus qu’à décoller, virevolter, dérouler ses spirales intrigantes. Le saxophoniste plonge dans l’improvisation avec talent en évoquant parfois le langage d’Ornette, apprenant son métier sur le tas et se dépassant au fil des improvisations. La musique est élancée, lyrique, et bien balancée. On a droit à un beau passage avec John au cornet qui est l’occasion d’une improvisation libre introduisant un final à la clarinette en Sib, avec laquelle l souffleur brode un air de folklore imaginaire sur l’ostinato imperturbable et classieux du contrebassiste et le groove aérien du batteur, lequel évolue curieusement et avec énergie, improvisation oblige. Avec deux légendes plus vraies que nature, aventuriers inconditionnels de la musique libre, F.G. a dû être marqué à vie. Nous aussi.
Une remarque quand même : leur dernier album enregistré en concert, Last Detail, avec Kent Carter à la contrebasse se situe un cran au-dessus (Cadence - 1994). Il est évident que Frode Gjerstad, encore jeune alors (1983) avait atteint la maturité en 1994 et surtout trouvé l’instrument qui lui convenait le mieux : le saxophone alto. Fini les évocations et les passages moins inspirés, du grand art. En outre, on redécouvre la finesse de Kent Carter en compagnie de John Stevens dont c’est quasiment le dernier concert.

Live at The Claptrap Paul Dunmall Phil Gibbs James Owston Jim Bashford FMRCD 554
La rumeur publique voudrait que Paul Dunmall soit un héritier de John Coltrane au point de vue du style (parmi les meilleurs). Mais en écoutant soigneusement le départ de ce concert entièrement improvisé, on dénote une saveur Rollinsienne et son style met en évidence des triples détachés impétueux et mélodieux dans toutes les gammes possibles qui n'appartiennent qu'à lui. Son sens inné de l’invention puise autant dans son imagination fertile et son extraordinaire aisance technique que dans une connaissance approfondie des harmonies et une écoute intensive des grands maîtres, tous les grands maîtres, Trane, Griffin, Henderson, Mobley, Rivers, Marsh etc…  L’équipage du Claptrap réunit le guitariste Phil Gibbs, compagnon depuis deux décennies sur une quantité impressionnante d’albums, l’excellent contrebassiste James Owston et le batteur Jim Bashford qui se sont taillé une place importante parmi les bassistes et les batteurs de choix du saxophoniste (John Edwards, Paul Rogers, Mark Sanders, Tony Bianco et les deux regrettés Tony Levin et Tony Marsh). Ce quartet a déjà un autre album très réussi à son actif : Inner and Outer/ FMRCD 513. Comme très souvent, la musique voulue par Paul Dunmall évolue en toute liberté dans l’instant, à la fois audacieuse et lyrique. Lui et ses trois compagnons créent individuellement dans une construction collective où les voix de chacun se développent simultanément et séparément dans une empathie profonde sans se conformer à un rôle prédéfini, ni à une voie tracée. Véhémence et fluidité. La pulsation peut devenir un instant explicite, mais généralement, c’est un flux libertaire qui prévaut. L’énergie et l’intensité varie constamment et évolue vers un univers sonore très souvent éloigné des longues minutes du départ.  Le challenge de la liberté totale est relevé en utilisant de nombreuses perspectives possibles de jeux et d’échanges. Les deux improvisations de Claptrap semble infinies : No demons here (34:23) et Only angels peace (41:14), tant se sont multipliés les alliages, les occurrences, les tensions, les relâchements. Phil Gibbs, guitariste discret et légèrement amplifié dévide des dissonances ondoyantes et des vibrations acides avec une main droite surprenante, des préparations subtiles des cordes et un curieux tapping tribal. Effets noisy et colorés. Le contrebassiste James Owston s’arqueboute et pétrit la touche avec des pizzicatos expressifs et déliés. Jim Bashford entoure, enveloppe et projette frappes et friselis dans l’espace sonore laissé ouvert. Chacun prend le devant de la scène naturellement, les interventions solistes naissent opportunément dans le prolongement des séquences : les musiciens se séparent ou se rassemblent une fois le cordeau d’une fable dévidé, l’écoute mutuelle s’incarnant dans une belle évidence dans la musique collective. Un instant pastoral poursuivi se révèle dans une bourrasque qui se lève et tournoie entraînant les forces en présence qui décuplent. Musique égalitaire, d’émulation et de surprises aux recettes conçues sur le vif. La tradition d'improvisation du jazz passée à la moulinette libertaire british.

Awoto Paul Dunmall Jon Irabagon James Owston Tymek Jowziak FMRCD553-1119.

Plusieurs passages de cet album sont littéralement des brûlots. Arrimés à un solide tandem basse - batterie dans la lignée free-jazz « libre », deux souffleurs dont la technique laissent nombre de leurs collègues pantois. Cette maîtrise exceptionnelle est uniquement utilisée pour incendier l’atmosphère, faire vibrer les tympans et nous faire craquer émotionnellement. Paul Dunmall et Jon Irabagon, entendus déjà dans The Rain Sessions (FMR avec Mark Sanders et Jim Bashford), entretiennent une empathie manifeste. Irabagon souffle au sax alto, ainsi que dans un Swannee saxophone, instrument jouet. Dunmall se partage à l’alto et au ténor. Le contrebassiste James Owston allie la puissance avec la finesse comme on peut l’entendre dans son solo et sa partie au début d’A world other than ours (14 :22) quand les deux souffleurs se lancent chacun consécutivement dans une improvisation tendue, expressive et se rejoignent vers la 10ème minute. Le batteur Tymek Jowziak a trouvé le jeu idéal pour la rencontre basé sur la polyrythmie, un swing décalé en oscillation permanente et une belle légèreté – lisibilité. Les deux souffleurs combinent des sonorités puissantes, colorées et mordantes avec une articulation et une agilité impressionnantes pour des musiciens qui jouent « fort » ; ils modulent les notes avec une grande précision alliant la passion et l’emportement follement énergétique du « coltranisme » assumé. Le deuxième morceau, Two, Too, Tutu démarre lentement en cherchant des sons dans la colonne d’air et la trituration de l’anche et se dirige vers une ritournelle binaire emportée par le souffle impétueux d’Irabagon, brièvement en mode oriental. Intelligemment, Paul Dunmall souffle avec une sensibilité éthérée au ténor laissant l’espace à son collègue et créant un contrepoint vaporeux. Même si les musiciens évoluent dans le sillage du jazz libre marqué par la tradition, leur capacité à improviser et inventer la musique sur le champ hors des réflexes et des lieux communs est absolument remarquable. Le quartet n’hésite pas à ralentir pour explorer des jeux improvisés et des échanges sonores hors de la logique du quartet jazz même free de manière trop joyeusement ludique, contorsionnée, et provocante pour la doxa du jazz contemporain. Jon Irabagon « canarde » bien sûr … mais avec son Swannee sax - jouet ! Un album particulièrement brûlant et intense avec cette dose de légèreté qui en décuple la force et l'intensité.

So Perhaps Paul Dunmall Steve Swell James Owston Mark Sanders FMR
Steve Swell est un tromboniste de choix pour de nombreux groupes avec Peter Brötzmann, Daniel Carter, Sabir Mateen, Gebhard Ullmann, Frode Gjerstad, William Parker, Roy Campbell, Perry Robinson etc… Tromboniste doué avec une grande expérience musicale et une véritable ouverture d’esprit, il occupe une place privilégiée dans la scène New-Yorkaise et internationale à mi-chemin entre feu Roswell Rudd et Ray Anderson. Ce concert du 8 avril 2019 à Birmingham avec le saxophoniste Paul Dunmall, le batteur Mark Sanders et le contrebassiste James Owston, centré sur l’improvisation totale dans le champ du jazz libre, nous montre comment des improvisateurs qui ne travaillent pas ensemble peuvent immédiatement trouver le point d’équilibre idéal entre leurs styles et leurs appétits musicaux respectifs alors que leurs musiques sont faites de tensions, d’itinéraires fugaces, de changements de formes, où la mise au point survient à la fraction de seconde près. Dunmall et Sanders ont une longue histoire commune faite de nombreuses dizaines de concerts et d’enregistrements. Owston est une jeune recrue dans l’univers Dunmall qui s’est intégrée plus récemment et si, Steve Swell en est à sa première rencontre avec les Britanniques, il est aussi un adepte de la liberté totale (sans compo, ni schéma). Le quartet construit sa musique en temps réel, formes, éléments mélodiques, structures, etc… Dès les premières secondes de So Perhaps, on songe aux enregistrements d’Archie Shepp avec Roswell Rudd et Grachan Moncur des sixties. Le souffle puissant et tellurique de Paul Dunmall avec ses harmoniques intenses s’intercale dans l’écheveau  ponctué d’éructations et de glissandi jouïssifs de Steve Swell dans une colonne d’air à la limite de la saturation. L’instinct du batteur Mark Sanders le guide dans un savant dosage de frappes et de roulements volatiles, légers et stimulants. Il ne « pousse » pas : il entraîne ses comparses comme sur un tapis volant, le contrebassiste James Owston esquissant sans relâche l’ossature de la musique collective et ses liens avec la terre ferme. L’auditeur perçoit une constante déflagration d’énergies et de sons instables, volatiles à la limite de disparaître dans un quelconque trou noir. Au centre de ces formes fugaces en ébullition se construisent et se transforment les sons et leurs expressivités. Le deuxième morceau Maybe Inspires s’ouvre sur une ballade fragmentée et évolue en crescendo progressif en épaississant le trait. Un dialogue précis et constant est tissé entre les deux souffleurs dans les moindres recoins des motifs mélodiques et des accents, glissandi, rapides coups de langue et mouvements de coulisse. Une grande empathie. Dans le troisième, Even It should, quelques minutes en duo confirment cette profonde écoute qui les relie corps et âmes et dans laquelle le jeu subtil de Mark Sanders s’insère suivi du remarquable James Owston. Une ambiance plus délicate et aérée permet aux auditeurs et aux musiciens de retrouver leurs esprits et leurs souffles. C’est le moment opportun pour goûter ce qui fait de Mark Sanders un batteur si particulier et la capacité de Dunmall de jouer de manière angélique et nettement plus réservée en suggérant un élément essentiel de sa musique qui transparaît ici en sotto voce. Like A Very laisse la possibilité à l’invité New Yorkais d’ouvrir en solo et d’étendre les résonances du pavillon du trombone dans de magnifiques volutes modales expressionnistes entouré par les exquises interventions du tandem Owston-Sanders. Le fair-play British. Encore une fois, l’évolution de ce dernier morceau échappe au pronostic. Chaque longue improvisation offre une perspective particulière et musicalement bien définie des possibilités inventives et ludiques de leur association momentanée de compositeurs de l’instant de très haute volée. Il y a là autant de subtilité et de finesse que d’énergie flamboyante. Même à bas régime, leur souffles retenus projettent une puissance immanente. Un bel album rencontre en osmose qui me fait dire qu’il y a quelques musiciens que, très souvent, je ne me lasse jamais d’écouter, même après avoir parcouru leur discographie pléthorique… Dunmall… avec ses compagnons.

5 mai 2020

BARK! Rex Casswell Phillip Marks Paul Obermayer / Pascal Marzan Phil Durrant & Martin Vishnick/ Nicolas Field & Albert Cirera/ Rosa Parlato & Claire Marchal / Dial Sue Lynch Dawid Frydryk John Edwards & Dave Fowler

That Irregular Galvanic Twitch  BARK!  Rex Casswell Phillip Marks Paul Obermayer Sound anatomy SA015.
Un vrai groupe et un grand groupe. Un univers très original, unique même, aux confluences de l’ère punk, du free-jazz free sans concession, de l’improvisation radicale et de l’électronique improvisée haut de gamme. Phillip Marks est une bête de scène de la batterie avec un look et une gestuelle inoubliable. Il ne se commet qu’avec ses potes : Rex Casswell, Richard Scott, David Birchall, Olie Brice, Stephen Grew, Dave Tucker, tous membres à un moment donné de la communauté improvisée de Manchester. Leur scène avait un point d’attache à Bark Walk à Hulme. Ils ont ajouté un point d’exclamation à BARK, synonyme d’urgence. Cfr https://bark-trio.com/bark-walk/ pour plus de détails sur le groupe. Depuis 1999, après le départ du saxophoniste Richard Scott et puis du tubiste Robin Hayward, Casswell, le guitariste, et Marks, le batteur, reçoivent la proposition de Paul Obermayer, de jouer ensemble. Obermayer est l’acolyte du compositeur Richard Barrett dans FURT, un duo phare de l’EAI, Electro – Acoustic Improvisation. Leur trio n’a pas arrêté depuis. Le premier album de BARK! nouvelle formule, SWING, a été publié en 2000 par Matchless, le label d’Eddie Prévost d’AMM. Les deux suivants, Contraption et Fume of Sighs se trouvent au catalogue de Psi, le label d’Evan Parker. Ce qui veut dire beaucoup concernant l’importance et la qualité du travail de BARK!. Ce label Psi a aussi publié deux albums de Grutronic où officient aussi Richard Scott et Stephen Grew à l’électronique, avec Paul Obermayer et ensuite, Evan Parker comme invités. FURT a gravé pas moins de trois opus  pour Psi ainsi que les albums du projet fORCH. Depuis que Psi a levé le pied, Richard Scott, devenu un artiste électronique incontournable au Buchla Moog Synthesizer, a lancé le label Sound Anatomy en 2015 pour fédérer leur mouvance. Son Lightning Ensemble réunit Philip Marks et le guitariste acoustique David Birchall (Auslanders et Hyperpunkt) et il vient de publier une rencontre passionnante avec Paul Lytton, Joker Nies, Scott et Georg Wissell, le tout paru chez Sound Anatomy. Richard Scott a eu à peine le temps de mettre That Irregular Galvanic Switch en ligne sur soundanatomy.bandcamp.com, que son stock de copies s’est envolé en quelques jours. Le site indique un Restock imminent. Cela ne fait que conforter mon adage que de nombreux organisateurs méconnaissent les vrais groupes phares au bénéfice des resucées de combinaisons d’artistes notoires omniprésents et qui parfois peinent à se renouveler. Ce nouvel album, That Irregular Galvanic Twitch est explosif, fascinant, tourneboulant et la musique est basée sur un sens du timing fabuleux et insolent (tout comme Scott et FURT). On fera inévitablement l’économie du dernier Schippenbach Trio ou des derniers Brötzmann, Barry Guy ou Mats Gustafsson pour se ruer sur ce viatique fabuleux. Nos trois artistes entendus principalement dans le réseau british de Manchester à Brighton ou Bristol n’ont pas la prétention d’être des génies, MAIS la musique de BARK ! est géniale. J’offre le download aux copains et ils en attendent maintenant impatiemment la copie physique, digipack marqué d’une œuvre graphique d’Annette Süsser-Simpson, qui contient deux longues improvisations de concerts : London 2017 (27 :52) et Manchester 2013 (32:47). Le tryptique de ce digipack contient l’exégèse du concert de Manchester par T.H.F. Drenching, un spécialiste allumé du dictaphone. Obermayer a développé une palette de sons électroniques qui défient l’entendement et qu’il gicle dans les rouages de la paire Marks – Casswell. Rex est un pur guitariste noise dont l’invention sonore et la force expressive est intégralement imbriquée dans les glissements et rebonds du drumming de son collègue. Casswell utilise toutes les parties physiques de sa guitare électrique en dosant avec la plus grande précision ses pédales d’effets. Pas de déflagrations expressionnistes - barrages de décibels infantiles. En jouant, le batteur soulève genoux et coudes d’une étrange façon en fouettant ses peaux avec des gestes asymétriques, le béret éternellement vissé sur le chef impassible et le regard impénétrable derrière sa paire de lunettes caractéristique. Une présence scénique inoubliable !  Cette musique noise ultra détaillée conjugue une multiplicité d’approches et de couleurs, d’intensités et de densités avec une extrême cohérence et une rythmique sous-jacente. Pas pour rien que le premier album du présent trio s’intitulait Swing. Marks et Casswell sont guidés dans leur démarche par la pratique de l’improvisation du Spontaneous Music Ensemble telle qu’elle est apparue dans le duo de John Stevens et Trevor Watts (Face to Face, Flower, One Two) basée sur le rythme et un sens du timing décalé, et cela sous l’influence initiale de Richard Scott, Londonien biberonné au SME. D’ailleurs, cette esthétique est illustrée avec évidence dans les albums solos de ce dernier, Tales from the Voodoo Box / Soundanatomy SA012 et Several Circles/ Cusp editions. On retrouve cette exigence au sein du duo Furt. L’assemblage avec Paul Obermayer nous semble atypique, mais ces improvisateurs british ont un instinct très sûr pour s’agréger de manière qui serait jugée excentrique sur le continent et comme allant de soi sur leurs îles.  L’aspect le plus envoûtant de la musique de Bark ! est sa cohérence au niveau des pulsations et de leurs décalages surprenants au travers d’une extraordinaire variétés de sons, de textures, de ramifications, de dynamiques imbriquées dans un échange à la fois millimétré et organique – anarchique. Il est absolument inutile de vouloir distinguer auditivement l’origine physique des sons et des actions tant les trois musiciens font corps l’un à l’autre. On est happé par leur sens ludique effréné, l’imaginaire pétaradant des ostinatos forcenés, la furia éberluante de ce trio à nul autre pareil. J’ai eu la chance de capter les ondes du duo de Paul Lovens et Paul Lytton sur scène, il y a beaucoup trop longtemps et la perspective de retrouver un jour BARK ! après leur concert mémorable du premier Freedom of The City 2001 (cfr Seventh of May 2001 Matchless Recordings) est pour moi la promesse la plus alléchante depuis ces temps immémoriaux. Stop ! Je me replonge encore dans ce chef d’œuvre. Le titre en exprime toute la saveur et la magie : That Irregular Galvanic Twitch !

Live At Dragon  Nicolas Field & Albert Cirera FMR

Duo percussions (Nicolas Field) et saxophone ténor et soprano (Albert Cirera) de pure free-music chercheuse de sons alliée à l’agilité et à l’expressivité du jazz-libre. Improvisation totale de 45 minutes d’une traite partagée en quatre Part : 1, 2, 3 et 4 indiquant un changement de direction perceptible. La Part 2 est introduite par un passage de batterie en solitaire le temps que le souffleur se saisisse de son sax soprano, puis pointe les aigus et les ressasse avant de faire tournoyer les notes. Si le batteur propulse à tout va dans une polyrythmie endiablée, le saxophoniste s’accroche méthodiquement aux notes et à leurs intervalles avec une sonorité chaleureuse. Des changements de régime sont bienvenus évoluant spontanément et organiquement et relançant la raison d’être du duo. Deuxième passage solitaire de la percussion travaillant une autre idée / schéma de pulsations et de rythmes ondoyants en introduction du saxophone ténor au pavillon bouché par un objet ou un chiffon quelconque résumant l’échelle des notes à deux ou trois et à leurs fractions aléatoires : son primitif, growls, grincements expressifs, voix d’outre-tombe, expressionnisme viscéral. Le batteur ne lâche rien. La ferveur de l’instant, l’intensité ardue laissent vite la place à plus de volatilité sur les fûts. Multirythmes croisés et morsures conjointes et on se situe déjà dans la Part 3… Soudain, cela se calme et des trouvailles sonores de Nicolas Field ponctuent le silence. Peaux et cymbales amorties. Flux lunaire et grinçant du souffle dans le tube préparé. Sans doute le moment de choix de ce duo. Les deux artistes avaient prévu de jouer avec le bassiste Rafael Mazur. Son absence – cas de force majeure – les a obligé de repenser leur prestation. Celle-ci est enregistrée à Poznan le 15 juin 2018. Cette formule leur va comme un gant. Partis d’un lieu commun, ils naviguent dans l’improvisation véritable. Celle dont on collectionne les témoignages. Trace d’instants qui se dirigent vers une autre réalité, celle des équilibres instables et du dialogue du cœur.

Bise Improvisations aux flûtes traversières Isophone : Rosa Parlato - Claire Marchal Setola di Maiale SM4040.

Quatre-cent-quatrième album du label italien Setola di Maiale. La Bise est un vent du Nord mordant et les huit improvisations d’Isophone sont intitulées aux noms de vents de toutes origines : Alizé, Suroît, Grain Blanc, Simoun, etc… chacun avec leurs caractéristiques géographiques, physiques, saisonnières et dans le cadre du duo des flûtistes Rosa Parlato et Claire Marchal, sonores et musicales. Leur entente est si profonde qu’elles semblent évoluer dans le même souffle, la même respiration – inspiration. Leur travail privilégie les motifs mélodiques aux contours distendus, spiralés, vibrations aériennes concentrées sur l’écart subtil et partagé des tonalités dans l’esprit de la blue note sans aucune référence – écho aux / des flûtistes de jazz (libre) ou contemporains. Pas beaucoup de techniques alternatives extrêmes, mais une alternative à la morosité et à la créativité formatée. C’est vivace, sensible, serein mais questionneur, méthodique mais poétique. Une manière de folklore imaginaire, la géographie d’un jardin secret ouvert aux vents du monde sans la pollution et le bruit. Une écoute-talisman qui transcende le dialogue car l’évidence d’un texte écrit à quatre mains et par deux orifices buccaux. Leur méthode précieuse incarne au plus haut point l’esprit de l’improvisation collective dans ses multiples manifestations. À l’heure où le goût dans les musiques improvisées est dicté aussi par des prédicteurs formatés réduisant la créativité à une poignée de cénacles exclusifs et omniprésents, ces deux amies incarnent la diversité, le lyrisme sans arrière-pensée, l’ingéniosité personnelle véritable. Une Bise de satisfaction reconnaissante à nos deux protagonistes.

Live at Arch 1 Phil Durrant Pascal Marzan Martin Vishnick oem records
https://oemrecords.bandcamp.com/album/live-at-arch-1-3 
En ces temps troublés par la crise sanitaire Covid 19, les propositions d’enregistrements téléchargeables se multiplient autant par appétit musical que par besoin d’en vivre. Cet étonnant trio – donation en faveur de Arch 1  rassemble trois guitaristes, ou plus exactement, un joueur improbable de mandoline, Phil Durrant, autre fois violoniste, un « vrai » guitariste, Martin Vishnick et un guitariste « déguisé », Pascal Marzan à la main droite hallucinante qui a transformé une guitare dix cordes (à la Narciso Yepes) en un hybride de la harpe et de la cithare en chamboulant l’ordonnancement des notes et de l’accord des différentes cordes en sixième de ton. Soit trente-cinq intervalles dans une octave. Je ne vous explique pas comment les intervalles sont distribués entre chaque corde, seulement je fais remarquer que les écarts de notes d’une corde à l’autre sont minimes (un tiers de ton) et qu’il est donc impossible d’obtenir des accords mais seulement des clusters. Deux longues improvisations de 21:56 et 10:05. Je me suis déjà extasié sur the Unit of Crystal du duo Durrant - Marzan publié récemment par Roam Records. Il témoigne de la première rencontre de Phil Durrant et Pascal Marzan, fort convaincante. Ce nouvel enregistrement du tandem Durrant - Marzan où s’est ajouté le très intéressant guitariste Martin Vishnick pousse encore le bouchon plus loin. Se développe une passionnante constellation de sonorités étranges obtenues par l’usage naturel et systématique de techniques alternatives et leurs interactions subtiles avec un sens effarant du timing. Polyphonies sauvages d’harmoniques, de grattages, de vibrations éthérées à la main droite, de frappes délicates, d’intervalles distordus, d’arabesques sauvages en échos ou en tuilage, effets se répercutant d’un instrument ou d’une main à l’autre. Chaque instrument a sa résonance propre et complète les deux autres de manière organique, fascinante au point où on oublie l’effort individuel pour se concentrer sur les coïncidences, les affinités et les correspondances poétiques que cette musique de chambrette fantomatique suggère à notre imagination. La deuxième improvisation est une merveilleuse fable. Hautement recommandable.

Dial Sue Lynch Dawid Frydryk Dave Fowler John Edwards FMR CD
Dial Tone I (9’46”) et Dial Tone II (38’10”) enregistrés respectivement à I’Klectic les 14/06/2017 et 09/05/2018. Sue Lynch joue des sax ténor, clarinette et flûte, Dawid Frydryk de la trompette, John Edwards à la contrebasse et Dave Fowler à la batterie. Une musique communale de dialogues et de complémentarités à la recherche d’un univers sonore en perpétuelle expansion et métamorphose. Cette formule instrumentale a connu beaucoup d’avatars : Sonny Rollins Don Cherry Henry Grimes Billy Higgins, Albert Ayler Don Cherry Gary Peacock Sunny Murray, Pharoah Sanders Don Cherry Henry Grimes Edward Blackwell, Gerry Gold Geoff Hawkins Marcio Mattos Eddie Prévost, Lawrence Butch Morris Frank Lowe Didier Levallet George Brown ou Sture Ericsson Axel Dörner Ingebrigt Håker Flaten Raymond Strid. Le Quartet de Dial a le mérite de transcender le format et de nous conduire vers des échanges fructueux sans esbroufe. Le challenge de la longueur d’une improvisation collective de 38 minutes est superbement bien relevé par l’apparition successive d’événements sonores subtils ou intenses et d’atmosphères recueillies, fragiles ou profondes exprimant un vécu et une communauté d’intentions et d’émotions partagées qui vont finalement au-delà du genre. Bien plus que d’étaler leur talent individuel, ces quatre musiciens font preuve d’une profonde qualité d’écoute et d’une empathie constructive. Le contrebassiste puissant fait vibrer l’édifice et le batteur commente et relance le quartet, le trompettiste séduit par son lyrisme et son articulation cascadante alors que les morsures du saxophone ténor de la multi-instrumentiste s’insinuent en clair-obscur. Les idées fusent, circulent et conduisent à des configurations renouvelées des énergies dans l’espace sonore. Les traces de ces moments partagés sont précieusement contenues dans ce Dial où rien n’est téléphoné, mais plutôt, ressenti intérieurement.