10 mai 2020

Detail : John Stevens Johny Mbizo Dyani Frode Gjerstad/ Paul Dunmall avec Phil Gibbs James Owston Jim Bashford Jon Irabagon Tymek Jowziak Steve Swell et Mark Sanders

Detail 83 John Stevens Johny Mbizo Dyani Frode Gjerstad FMR
1983 Norvège. Un Frode Gjerstad encore vert aux saxophones, mais à l’articulation agile et déterminée, la contrebasse inspirée et solide comme un roc de Johny Dyani et la batterie envoûtante de John Stevens. Ces deux derniers ont disparus il y a longtemps : 1986 (Dyani) et 1993 (Stevens). Un témoignage de la première tournée de leur trio Detail en Norvège dont Frode Gjerstad est le free-jazzman intégral le plus connu et, sans doute, un des plus attachants. On se souvient de toute l’empathie qui réunissait le batteur et le bassiste depuis les années soixante. Johny Dyani fit partie de plusieurs versions du Spontaneous Music Ensemble de Stevens et Trevor Watts. L’album de l’une d’elle, Oliv - produit par Giorgio Gomelsky pour Marmalade en 1969 - a été récemment réédité par Emanem : Trevor Watts, Maggie Nicols, Dyani et Stevens. Une autre mouture jugée incontournable par les témoins des concerts avait réuni Stevens, Dyani, Watts et Mongezi Fesa. Une autre formation du SME au Little Theatre Club rassemblait Kenny Wheeler, Watts, Derek Bailey, Dyani et Stevens et reste un des plus grands souvenirs de Martin Davidson. Avant le décès de J.D. en 1986, le trio a enregistré le premier vinyle de Detail , Forwards and Backwards, et Way It Goes pour Impetus et tourné en Grande Bretagne et en Norvège entre autres avec Bobby Bradford avec qui Stevens avait travaillé et enregistré à plusieurs reprises. Cet enregistrement-ci ressuscite l’atmosphère chaleureuse d’un concert dans un club. Étrangement, les quatre longs morceaux s’intitulent comme s’ils avaient été destinés à un double album vinyle : Loftet side A1, Loftet side A2, Loftet side B1 et Loftet side B2, chacun entre 17 et 22 minutes ! Frode Gjerstad s’efforce d’insuffler l’inspiration et l’énergie suffisantes pour se mettre au niveau de ces deux compagnons, devenus des vétérans à l’époque avec plus de 25 ans ce carrière. On l’entend aux saxophones ténor et soprano. Pour ceux qui cherchent à cerner la personnalité atypique de John Stevens, sa contribution ici est raffinée : une approche librement swingante sans l’insistance forcenée comme dans d’autres enregistrements où il enfonce littéralement la mailloche au pied dans la peau de la grosse caisse au point de la déformer. Une sensation de légèreté. Il laisse à Johny Dyani tout le champ pour faire vibrer à fond les cordes et le corps boisé de la contrebasse, solidement amplifiée. On songe à l’épaisseur du pizz de Wilbur Ware ou de Malachi Favors. Le contrebassiste assure un drive puissant alors que le batteur fait littéralement glisser le trio dans un mouvement naturel et intangible : son jeu flotte comme sur un coussin d’air ou rebondit merveilleusement à la Edward Blackwell. Dyani ne se prive pas d’improviser laissant son acolyte propulser l’ensemble ou tricoter délicatement lorsque le sax se repose. Entraîné par un tandem aussi généreux, le souffle de Frode Gjerstad n’a plus qu’à décoller, virevolter, dérouler ses spirales intrigantes. Le saxophoniste plonge dans l’improvisation avec talent en évoquant parfois le langage d’Ornette, apprenant son métier sur le tas et se dépassant au fil des improvisations. La musique est élancée, lyrique, et bien balancée. On a droit à un beau passage avec John au cornet qui est l’occasion d’une improvisation libre introduisant un final à la clarinette en Sib, avec laquelle l souffleur brode un air de folklore imaginaire sur l’ostinato imperturbable et classieux du contrebassiste et le groove aérien du batteur, lequel évolue curieusement et avec énergie, improvisation oblige. Avec deux légendes plus vraies que nature, aventuriers inconditionnels de la musique libre, F.G. a dû être marqué à vie. Nous aussi.
Une remarque quand même : leur dernier album enregistré en concert, Last Detail, avec Kent Carter à la contrebasse se situe un cran au-dessus (Cadence - 1994). Il est évident que Frode Gjerstad, encore jeune alors (1983) avait atteint la maturité en 1994 et surtout trouvé l’instrument qui lui convenait le mieux : le saxophone alto. Fini les évocations et les passages moins inspirés, du grand art. En outre, on redécouvre la finesse de Kent Carter en compagnie de John Stevens dont c’est quasiment le dernier concert.

Live at The Claptrap Paul Dunmall Phil Gibbs James Owston Jim Bashford FMRCD 554
La rumeur publique voudrait que Paul Dunmall soit un héritier de John Coltrane au point de vue du style (parmi les meilleurs). Mais en écoutant soigneusement le départ de ce concert entièrement improvisé, on dénote une saveur Rollinsienne et son style met en évidence des triples détachés impétueux et mélodieux dans toutes les gammes possibles qui n'appartiennent qu'à lui. Son sens inné de l’invention puise autant dans son imagination fertile et son extraordinaire aisance technique que dans une connaissance approfondie des harmonies et une écoute intensive des grands maîtres, tous les grands maîtres, Trane, Griffin, Henderson, Mobley, Rivers, Marsh etc…  L’équipage du Claptrap réunit le guitariste Phil Gibbs, compagnon depuis deux décennies sur une quantité impressionnante d’albums, l’excellent contrebassiste James Owston et le batteur Jim Bashford qui se sont taillé une place importante parmi les bassistes et les batteurs de choix du saxophoniste (John Edwards, Paul Rogers, Mark Sanders, Tony Bianco et les deux regrettés Tony Levin et Tony Marsh). Ce quartet a déjà un autre album très réussi à son actif : Inner and Outer/ FMRCD 513. Comme très souvent, la musique voulue par Paul Dunmall évolue en toute liberté dans l’instant, à la fois audacieuse et lyrique. Lui et ses trois compagnons créent individuellement dans une construction collective où les voix de chacun se développent simultanément et séparément dans une empathie profonde sans se conformer à un rôle prédéfini, ni à une voie tracée. Véhémence et fluidité. La pulsation peut devenir un instant explicite, mais généralement, c’est un flux libertaire qui prévaut. L’énergie et l’intensité varie constamment et évolue vers un univers sonore très souvent éloigné des longues minutes du départ.  Le challenge de la liberté totale est relevé en utilisant de nombreuses perspectives possibles de jeux et d’échanges. Les deux improvisations de Claptrap semble infinies : No demons here (34:23) et Only angels peace (41:14), tant se sont multipliés les alliages, les occurrences, les tensions, les relâchements. Phil Gibbs, guitariste discret et légèrement amplifié dévide des dissonances ondoyantes et des vibrations acides avec une main droite surprenante, des préparations subtiles des cordes et un curieux tapping tribal. Effets noisy et colorés. Le contrebassiste James Owston s’arqueboute et pétrit la touche avec des pizzicatos expressifs et déliés. Jim Bashford entoure, enveloppe et projette frappes et friselis dans l’espace sonore laissé ouvert. Chacun prend le devant de la scène naturellement, les interventions solistes naissent opportunément dans le prolongement des séquences : les musiciens se séparent ou se rassemblent une fois le cordeau d’une fable dévidé, l’écoute mutuelle s’incarnant dans une belle évidence dans la musique collective. Un instant pastoral poursuivi se révèle dans une bourrasque qui se lève et tournoie entraînant les forces en présence qui décuplent. Musique égalitaire, d’émulation et de surprises aux recettes conçues sur le vif. La tradition d'improvisation du jazz passée à la moulinette libertaire british.

Awoto Paul Dunmall Jon Irabagon James Owston Tymek Jowziak FMRCD553-1119.

Plusieurs passages de cet album sont littéralement des brûlots. Arrimés à un solide tandem basse - batterie dans la lignée free-jazz « libre », deux souffleurs dont la technique laissent nombre de leurs collègues pantois. Cette maîtrise exceptionnelle est uniquement utilisée pour incendier l’atmosphère, faire vibrer les tympans et nous faire craquer émotionnellement. Paul Dunmall et Jon Irabagon, entendus déjà dans The Rain Sessions (FMR avec Mark Sanders et Jim Bashford), entretiennent une empathie manifeste. Irabagon souffle au sax alto, ainsi que dans un Swannee saxophone, instrument jouet. Dunmall se partage à l’alto et au ténor. Le contrebassiste James Owston allie la puissance avec la finesse comme on peut l’entendre dans son solo et sa partie au début d’A world other than ours (14 :22) quand les deux souffleurs se lancent chacun consécutivement dans une improvisation tendue, expressive et se rejoignent vers la 10ème minute. Le batteur Tymek Jowziak a trouvé le jeu idéal pour la rencontre basé sur la polyrythmie, un swing décalé en oscillation permanente et une belle légèreté – lisibilité. Les deux souffleurs combinent des sonorités puissantes, colorées et mordantes avec une articulation et une agilité impressionnantes pour des musiciens qui jouent « fort » ; ils modulent les notes avec une grande précision alliant la passion et l’emportement follement énergétique du « coltranisme » assumé. Le deuxième morceau, Two, Too, Tutu démarre lentement en cherchant des sons dans la colonne d’air et la trituration de l’anche et se dirige vers une ritournelle binaire emportée par le souffle impétueux d’Irabagon, brièvement en mode oriental. Intelligemment, Paul Dunmall souffle avec une sensibilité éthérée au ténor laissant l’espace à son collègue et créant un contrepoint vaporeux. Même si les musiciens évoluent dans le sillage du jazz libre marqué par la tradition, leur capacité à improviser et inventer la musique sur le champ hors des réflexes et des lieux communs est absolument remarquable. Le quartet n’hésite pas à ralentir pour explorer des jeux improvisés et des échanges sonores hors de la logique du quartet jazz même free de manière trop joyeusement ludique, contorsionnée, et provocante pour la doxa du jazz contemporain. Jon Irabagon « canarde » bien sûr … mais avec son Swannee sax - jouet ! Un album particulièrement brûlant et intense avec cette dose de légèreté qui en décuple la force et l'intensité.

So Perhaps Paul Dunmall Steve Swell James Owston Mark Sanders FMR
Steve Swell est un tromboniste de choix pour de nombreux groupes avec Peter Brötzmann, Daniel Carter, Sabir Mateen, Gebhard Ullmann, Frode Gjerstad, William Parker, Roy Campbell, Perry Robinson etc… Tromboniste doué avec une grande expérience musicale et une véritable ouverture d’esprit, il occupe une place privilégiée dans la scène New-Yorkaise et internationale à mi-chemin entre feu Roswell Rudd et Ray Anderson. Ce concert du 8 avril 2019 à Birmingham avec le saxophoniste Paul Dunmall, le batteur Mark Sanders et le contrebassiste James Owston, centré sur l’improvisation totale dans le champ du jazz libre, nous montre comment des improvisateurs qui ne travaillent pas ensemble peuvent immédiatement trouver le point d’équilibre idéal entre leurs styles et leurs appétits musicaux respectifs alors que leurs musiques sont faites de tensions, d’itinéraires fugaces, de changements de formes, où la mise au point survient à la fraction de seconde près. Dunmall et Sanders ont une longue histoire commune faite de nombreuses dizaines de concerts et d’enregistrements. Owston est une jeune recrue dans l’univers Dunmall qui s’est intégrée plus récemment et si, Steve Swell en est à sa première rencontre avec les Britanniques, il est aussi un adepte de la liberté totale (sans compo, ni schéma). Le quartet construit sa musique en temps réel, formes, éléments mélodiques, structures, etc… Dès les premières secondes de So Perhaps, on songe aux enregistrements d’Archie Shepp avec Roswell Rudd et Grachan Moncur des sixties. Le souffle puissant et tellurique de Paul Dunmall avec ses harmoniques intenses s’intercale dans l’écheveau  ponctué d’éructations et de glissandi jouïssifs de Steve Swell dans une colonne d’air à la limite de la saturation. L’instinct du batteur Mark Sanders le guide dans un savant dosage de frappes et de roulements volatiles, légers et stimulants. Il ne « pousse » pas : il entraîne ses comparses comme sur un tapis volant, le contrebassiste James Owston esquissant sans relâche l’ossature de la musique collective et ses liens avec la terre ferme. L’auditeur perçoit une constante déflagration d’énergies et de sons instables, volatiles à la limite de disparaître dans un quelconque trou noir. Au centre de ces formes fugaces en ébullition se construisent et se transforment les sons et leurs expressivités. Le deuxième morceau Maybe Inspires s’ouvre sur une ballade fragmentée et évolue en crescendo progressif en épaississant le trait. Un dialogue précis et constant est tissé entre les deux souffleurs dans les moindres recoins des motifs mélodiques et des accents, glissandi, rapides coups de langue et mouvements de coulisse. Une grande empathie. Dans le troisième, Even It should, quelques minutes en duo confirment cette profonde écoute qui les relie corps et âmes et dans laquelle le jeu subtil de Mark Sanders s’insère suivi du remarquable James Owston. Une ambiance plus délicate et aérée permet aux auditeurs et aux musiciens de retrouver leurs esprits et leurs souffles. C’est le moment opportun pour goûter ce qui fait de Mark Sanders un batteur si particulier et la capacité de Dunmall de jouer de manière angélique et nettement plus réservée en suggérant un élément essentiel de sa musique qui transparaît ici en sotto voce. Like A Very laisse la possibilité à l’invité New Yorkais d’ouvrir en solo et d’étendre les résonances du pavillon du trombone dans de magnifiques volutes modales expressionnistes entouré par les exquises interventions du tandem Owston-Sanders. Le fair-play British. Encore une fois, l’évolution de ce dernier morceau échappe au pronostic. Chaque longue improvisation offre une perspective particulière et musicalement bien définie des possibilités inventives et ludiques de leur association momentanée de compositeurs de l’instant de très haute volée. Il y a là autant de subtilité et de finesse que d’énergie flamboyante. Même à bas régime, leur souffles retenus projettent une puissance immanente. Un bel album rencontre en osmose qui me fait dire qu’il y a quelques musiciens que, très souvent, je ne me lasse jamais d’écouter, même après avoir parcouru leur discographie pléthorique… Dunmall… avec ses compagnons.

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