26 décembre 2012

The Trio : Barry Guy Paul Lytton & Evan Parker


The Trio

Barry Guy, Paul Lytton, Evan Parker : une contrebasse, des percussions et deux saxophones soprano et ténor. Une configuration classique pour une musique révolutionnaire apparue voici quatre décennies. On se souvient des trios de Sonny Rollins et de celui d’Albert Ayler avec Peacock et Murray dans Spiritual Unity. Et aussi Coltrane au Village Vanguard sans Mc Coy.  Le trio Parker / Guy / Lytton personnifie une manière de vivre la musique aux confins de ce qu’il est convenu de nommer free – jazz et des musiques improvisées et contemporaines avec une focalisation sur la création spontanée dans un lieu et un temps donné. Basant leur art essentiellement sur l’improvisation totale et l’écoute mutuelle, ces trois musiciens proposent un modèle vécu qui alimente sa vision commune de la multiplicité des expériences de chacun dans de nombreuses situations musicales et humaines.
Je viens d’écrire « improvisation totale », il est évident que tout est relatif. De même avec cette idée d’improvisation libre non-idiomatique, expression trouvée pour l’occasion d’un livre incontournable par Derek Bailey, lui-même longtemps associé de Parker. Certains parmi ceux qui connaissent bien et/ou ont suivi d’assez près l’aventure de ces trois musiciens, vous diront que le trio Parker / Guy / Lytton (et non le trio Evan Parker, bien sûr) possède un langage tellement bien défini (et documenté) que la surprise de la découverte, censée étancher la soif de nouveautés des aficionados de « new music », s’est substituée à une sorte de rite. Celui-ci répond avec bonheur à un besoin réel d’une expérience musicale profonde, d’une forme de communion sonore intense qui touchera au cœur les amateurs conquis depuis des lustres et pour qui cette musique est une composante de leur vie journalière et surtout ceux qui essaient de découvrir une musique « pas comme mes autres » qui les emmènent dans « un autre monde ». Et pour nombre de ces auditeurs-ci, le trio Parker Guy Lytton pourrait bien être une véritable révélation.

Out of This World

Dans un de ces disques légendaires, le John Coltrane Quartet a enregistré un morceau intitulé « Out of This World ». Tout un programme. Lorsque nous étions réunis après un concert (le dernier du duo Lytton / Lovens en 1986), Paul Lytton souhaita écouter « Impressions » de Coltrane au Village Vanguard ( 1961 / Impulse) pour se replonger dans l’extraordinaire échange d’énergies entre le saxophoniste disparu et le batteur Elvin Jones.  Cette expérience a marqué à jamais Evan Parker et Paul Lytton, tous deux aussi  intimement liés qu’Elvin et John ont pu l’être. Leur association musicale a commencé en 1969 et semble promise jusqu’à la fin de leurs jours. Paul avait alors 21 ans à peine et Parker, qui venait d’avoir rencontré Brötzmann, Bennink, Breuker, Van Hove etc .. l’année précédente, 24 ans. Soit l’âge auquel nombre de jeunes musiciens se présentent de nos jours à des stages d’improvisation.
« Out of this World » : on ne doit pas vous faire le portrait du monde qui nous entoure : il y a la guerre dans de trop nombreux endroits, des conflits insolubles, la crise financière, des gouvernants très peu démocrates dans bon nombre de pays, la misère pour beaucoup, la famine pour trop de gens et la ruine des ressources de la planète. Les êtres humains n’arrivent pas à s’entendre pour leur bien commun. Notre société est atteinte de maladie chronique. Cette façon de créer cette musique improvisée pourrait être décrite  comme un microcosme utopique, un manifeste pour un modèle de société idéale vécu instantanément et spontanément  dans la musique qui se fait. Il revient aux auditeurs de sentir et comprendre ce qui se passe sous leurs yeux et à travers leur écoute. Un univers hors de ce monde, mais pas de déclarations, ni de drapeau rouge ou noir agité au-dessus de nos têtes. Ni de revendications explicites. « What’s left of the Neo-Left », un morceau très court à la fin d’une face du premier vinyle du duo Evan Parker - Paul Lytton (Collective Calls Incus 5 1972 rééd. Psi), vous en donnera une explication très concrète : à la fin du disque, l’aiguille déraille, quitte le sillon et fait pchhiitt…….
Lors de plusieurs interviews, Evan Parker a expressément abordé ce point de vue de l’utopie, tout en nous laissant libre d’interpréter leur musique à notre guise et selon notre sensibilité individuelle. On nous parle de musique improvisée « libre », mais comme je l’ai suggéré plus haut, ces musiciens sont complètement liés par leur expression et toutes les caractéristiques de leur musique au point que la liberté semble se situer ailleurs. Evan Parker joue comme Evan Parker et comme la musique de ce saxophoniste est absolument inimitable, il n’a plus aujourd’hui qu’une marge de « liberté » assez réduite par rapport à l’époque où, jeune homme (25 ans), il révolutionnait complètement le saxophone à la suite de créateurs tout aussi révolutionnaires que John Coltrane, Albert Ayler, Eric Dolphy et Steve Lacy, les saxophonistes qui l’ont influencé à ses débuts.
Cette musique est libre car, et je pense sincèrement que les musiciens la veulent ainsi, c’est une expérience où les auditeurs sont libres de participer avec leur propre vécu, leurs idées et leurs émotions. C’est un instant qui est appelé à être partagé et vécu ensemble. C’est toute la différence avec le monde des compositeurs institutionnels dits « contemporains » de la génération précédente, souvent exégétiques de leurs oeuvres. Que les auditeurs en tirent ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent. Les musiciens s’y manifestent surtout en hommes libres face au mercantilisme et aux aliénations.  Et surtout, ils se réjouissent  de voir et d’entendre vos réactions : positives, naïves, astucieuses, émerveillées, incrédules. Il y a chez ces musiciens une modestie naturelle vis-à-vis de leur art et par rapport à ce que le public  perçoit et son vécu. Une conversation avec Paul Lytton est très révélatrice.

Paul
L’homme est modeste et direct. Il va au fond des choses sans détour et surtout sans se prendre au sérieux. En une phrase bien sentie et toujours drôle, il démonte, dans l’esprit de son interlocuteur, l’échafaudage intellectuel et idéologique bâti par celui-ci pour tenter de comprendre et d’évaluer ce qui se joue sur scène … et dans la vie. Mais il donne aussi très simplement une clé pour aider le fan intégral à relativiser son enthousiasme maladroit et redresser des idées fausses. Ne croyez pas que Paul Lytton soit le faire-valoir percussionniste d’Evan Parker et de Barry Guy. Sa notoriété dans le monde des festivals et des réseaux de cette musique est moindre que celles de ses deux amis, sans doute parce qu’il vit à la campagne et qu’il a accordé une place importante à sa vie de famille. A ses débuts, on l’a surtout entendu en duo avec Evan Parker dans une musique exploratoire où les deux acolytes cherchaient systématiquement à éviter des sons et un jeu qui eussent évoqué une forme musicale connue en incorporant les « bruits » instrumentaux dans l’échange musical. La musique du duo se démarquait radicalement de l’évolution du free jazz afro-américain qui lorgnait alors vers un retour aux sources ou rejoignait le monde des compositeurs. La batterie de Lytton était monstrueuse à l’époque et nécessitait deux à trois heures de déballage et de montage. Pas de caisse claire ni de toms, mais des tambours chinois et une multitude d‘accessoires assemblés avec une imagination délirante et un savoir faire bricoleur. Les curieux et même les auditeurs qui s’étaient entichés des Milford Graves, Rashied Ali et Han Bennink eurent l’impression d’entendre tout ce qu’on voulait mais pas un batteur. Ses associations de sons et ses variations d’intensité étaient trop « Out of This World », sans parler des objets hétéroclites et de son micro d’aviateur de la seconde guerre mondiale. Aucun enregistrement à l’époque ne vient attester de ses capacités réelles comme batteur d’un point de vue « conventionnel ».  Han Bennink avait joué et enregistré avec Dolphy et Dexter Gordon et Tony Oxley tourné avec Bill Evans, mais Paul Lytton, lui, semblait sorti de nulle part.  Cette période du duo Parker-Lytton (1969-1976) correspond à l’idée qu’on se fait de l’improvisation libre radicale « non-idiomatique » pur jus, une conception révolutionnaire de la musique à laquelle ils ont tous deux contribué puissamment souvent face à  l’incompréhension d’une grande partie du public et des médias.  Evidemment, ses cordages bruitistes et amplifiés faisaient de lui le mouton noir coupable d’entraîner un saxophoniste prometteur hors du droit chemin du continuum afro-américain tel que beaucoup l’imaginait alors. Par la suite, en dehors de sa relation avec Parker, Paul joua avec des improvisateurs moins visibles comme Marc Charig, Floros Floridis et Wolfgang Fuchs. Wolfgang est sans doute le clarinettiste basse le plus confondant dans cette esthétique, mais son influence a malheureusement peu dépassé la sphère berlinoise. 
La vérité est que Paul Lytton est un percussionniste exceptionnel. Selon plusieurs collègues qui le connaissent bien, c’est un magicien de la technique naturelle de la percussion. La percussion, cela consiste, entre autres, à frapper avec des baguettes sur une peau en modifiant l’attaque et la dynamique. Vous pouvez diviser le rythme de base, le temps, en deux, en quatre ou en huit et effectuer des variations ad infinitum. La génération Elvin – Tony Williams - De Johnette est une adepte du seizième de temps. A ce petit jeu, Paul Lytton, lui pousse la gageure en découpant la pulsation en trente-deuxièmes et en inventant des figures sur cette base. Certains collègues y parviennent, mais, selon plusieurs de  mes informateurs et à la fois ses collègues, il est un des très (très) rares à maintenir une frappe régulière et relativement claire à cette cadence  avec une véritable aisance. Mais qu’il soit tenu de jouer beaucoup beaucoup plus « lentement », vous découvrirez ainsi une dimension qualitative inconnue du son et de la valeur du silence. Le moindre geste, la moindre frappe exprime une idée. S’il y a un percussionniste alter-ego d’Evan Parker, saxophoniste reconnu pour son extrême virtuosité, c’est bien Paul Lytton. Si vous avez une fois l’occasion d’être dans la toute proximité de sa batterie, vous serez surpris par l’étonnante clarté qui règne dans l’ébouriffante multiplicité des lignes et des sonorités projetées dans l’espace.

Sur les traces.

Ce n’est qu’à partir de 1986-87, que Paul Lytton abandonna son encombrant kit chinois pour une batterie conventionnelle afin de pouvoir initialement tourner aux USA. C’est lors de cette tournée américaine de 1987 que Parker et Lytton convainquirent Barry Guy de les rejoindre à temps plein au détriment de sa carrière de musicien classique. Barry avait fait de nombreuses créations en contemporain (Xenakis) et tenait la contrebasse chez Christopher Hogwood, une référence incontournable de la musique baroque. Sa compagne, la violoniste Maya Homburger est d’ailleurs une grande spécialiste de la musique baroque pure. Une fois le trio lancé sur des rails et avec l’aide de Parker et d’Isabelle et Paul Lytton, Barry Guy put faire revivre le London Jazz Composers Orchestra avec la bénédiction du label suisse Intakt. Durant de nombreuses années, le trio joua dans les festivals sans publier d’enregistrements et en s’adjoignant parfois les trombonistes George Lewis ou Paul Rutherford. Un peu auparavant, j’avais eu l’occasion moi-même d’inviter Parker, Lytton et Guy avec Paul Rutherford lors d’un festival (Waterloo 1985 Emanem 4030). Ignorant alors comment il fallait contacter des artistes, je mis Barry Guy dans l’embarras et ce fut Hans Schneider qui le remplaça. Paru en 1999, Waterloo 1985 est le seul enregistrement de concert qui rende justice à ce groupe (augmenté) durant les années 80 et qui soit représentatif de cette période avant leurs enregistrements de la décennie suivante. Car le premier album vinyle studio du trio, Tracks, enregistré en janvier 1983, offre une image bien différente de leur musique telle qu’elle s’est développée ensuite (Incus 42 et non réédité). Une face au ténor et une au soprano avec une qualité d’enregistrement exceptionnelle (studio Nimbus, le label classique). Sur trois morceaux au ténor, une seul fait appel aux polyrythmes croisés et flottants et à cette articulation particulière du saxophoniste  qui sont la marque de fabrique du trio. Ailleurs, le plus souvent, Lytton est assez discret et colore intelligemment la musique en laissant beaucoup d’espace à la contrebasse. La musique de Tracks baigne d’ailleurs dans les nuances infinies de la contrebasse à l’archet amplifiée et modifiée électroniquement et qui se mélangent aux frottements de Lytton (archet et pointe de baguette sur les métaux, tam-tams sur les peaux). Barry Guy est avant tout un contrebassiste du toucher, amplifié par un « cabinet » et une série de pédales. Un contrebassiste « électronique » en quelque sorte. Il nous avait fait connaître son goût pour la création contemporaine à travers son album solo Statements V- XI (Incus 22, produit par Parker) où il jouait parfois avec deux contrebasses simultanément. Il a fait partie d’Iskra 1903 avec Bailey et Rutherford et ce groupe fut enregistré par Deutsche Grammofon. C’est un véritable compositeur dans le sens académique du terme. Son catalogue d’œuvres écrites est foisonnant.

Crochets.
Cette forte impression « contemporaine et électronique » fut amplifiée par la sortie de Hook Drift and Shuffle, un album curieux enregistré à Bruxelles en 1983 par Michaël W Huon, un des supporters bruxellois les plus assidus de cette musique et un preneur de son d’exception.  Cet album auquel participe George Lewis au trombone augure bien de l’actuel Electro-Acoustic Ensemble. Retardé par les fortes neiges de février 1983, le groupe ne put monter le « mighty kit chinois » et Lytton joua avec des éléments métalliques posés à même le sol. La contrebassiste y est à fond dans l’extrapolation électronique et dans une approche contemporaine à laquelle font écho les bruitages et les démontages iconoclastes des coulisses du tromboniste chicagoan. George faisait bruisser les mouvements de la coulisse à même la peau de ses joues, effrayant ceux qui étaient impressionnés par son Downbeat Poll No 1 du trombone. Evan s’en tenait à des volutes en respiration circulaire avec une sonorité très travaillée, mais avec des timbres nettement moins torturés que ceux qu’on peut entendre à loisir dans son légendaire duo avec John Stevens, « The Longest Night Vol 1 et 2 » (Ogun) et qui fut longtemps sa marque de fabrique. Un jeu inimitable et une maîtrise inouïe du saxophone soprano. Car en 1983 déjà, Evan Parker avait orienté sa musique dans une direction plus « universelle » que l’exploration systématique des matériaux sonores du duo avec Lytton. Sans doute vous conviendrez qu’il se rapprochait déjà d’une démarche plus traditionnelle et par là il viendra se resituer dans la continuité afro-américaine. Evan Parker est une personnalité complexe dont le tissu musical s’est tramé avec un écheveau particulièrement touffu de fils conducteurs esthétiques et philosophiques et une attirance pour la physique et les sciences. Impossible à cerner en deux coups de cuillère à pot.


De même, il ne faut pas se fier pas aux apparences en ce qui concerne Barry Guy, un musicien et compositeur d’obédience relativement académique.  C’est aussi un solide hard free-jazzer dans la tradition afro-américaine. Alors qu’en 1977, la scène de l’improvisation totale européenne s’affirmait de jour en jour avec l’émergence des labels FMP et Incus et des premiers Company de Bailey, on retrouve Barry Guy dans un trio énergétique en compagnie du batteur John Stevens et de Trevor Watts au sax-alto. Leur répertoire évoquait  Ornette Coleman et Julius Hemphill:  thèmes swinguants et musclés, successions de solos (NoFear John Stevens Spotlite 1977 rééd Hi4Head). Même si leur musique est plus libre dans l’album suivant (Application Interaction And Spotlite 1978 Hi4Head), le trio de John Stevens assume un véritable lyrisme similaire à celui des chantres du free-jazz US, bien que le bassiste ne se départisse pas de son style caractéristique. Guy se fout comme d’une guigne de certaines subtilités sémantiques liées à la pratique de l’improvisation et des tendances du jour. Depuis ses débuts, il assume être un interprète classique traditionnel, un créateur contemporain instrumentiste et compositeur, un chef d’orchestre, un improvisateur explorateur de sonorités, un jazzman amateur de la tradition. Benny Goodman fut une influence ainsi que Monk et Duke Ellington. Il fut un peu moqué lors des réunions de la Co-Op du début des années 70 qui réunissait Bailey, Parker, Stevens, Riley, Lytton, Rutherford etc... Rien d’étonnant à ce que ce trio Parker / Guy / Lytton tente la synthèse de plusieurs approches en les enchaînant subtilement lors d’un seul concert surtout lorsque les circonstances et les conditions de travail s’y prêtent. Comme Barry Guy habite en Irlande et Lytton en Belgique, cela rend leurs réunions sur scène difficiles : il faut  des moyens suffisants.

Drift & Shuffle’s Paradoxes.
De 1986 à 1995, le trio parcourt les festivals et les clubs sans aucun album disponible et digne de ce nom. N’ayant pu se mettre d’accord avec Derek Bailey, Parker claque la porte du label Incus vers 1987 et laisse l’entreprise à son ancien partenaire qui voit en lui un musicien trop idiomatique à son goût. Surtout les concerts solos « répétitifs » au sax soprano. Car depuis quelques années, l’approche esthétique d’Evan a évolué vivement. Suivez à la trace les trois albums solos du saxophoniste.  On passe rapidement du manifeste bruitiste des Aerobatics de 1975 (Saxophones solos  Psi, son premier concert solo), avec ces longues notes saturées, pliées et tenues jusqu’à la déflagration et ces phrases passées au hachoir,  aux ostinatos ahurissants en respiration circulaire de Monoceros en 1977 (Psi). Là, l’utilisation verticale des harmoniques est modulée dans un semblant de polyphonie émise grâce à un contrôle extrêmement précis de la colonne d’air, aux doigtés croisés et aux rapides coups de langue. Epoustouflant ! Mais très vite, Parker ne se contente pas de cela. En 79/80, il transforme encore ces techniques extrêmes pour y incorporer des motifs mélodiques (folk, diront les mauvaises langues) comme on peut l’entendre dans le concert de Six Of One (Psi) enregistré dans une église (!).  Aussi, il y une véritable architecture dans chaque pièce et l’agencement des pièces du concert apparente la musique de Six Of One à une démarche de compositeur, tout comme l’album Tracks. Malgré la structure apparente, on est frappé par l’urgence et l’instantanéité en adéquation avec le lieu de l’enregistrement.  Sa musique en solo est très physique et intense et il y émet des fréquences extrêmes. Elle peut remplir entièrement l’espace d’une salle au point qu’on entend les sons venir de tous les coins de la pièce. Les interférences des fréquences sonores aiguës font vibrer sensiblement les trois osselets derrière la membrane du tympan, ces trois os qui furent le logo du label Incus. On est proche de certaines musiques traditionnelles de transe aux pouvoirs chamaniques. Mais cela évoque aussi la démarche des compositeurs « minimalistes » comme La Monte Young ou Terry Riley. J’ai un souvenir précis où un concert solo d’Evan me libéra complètement d’un état dépressif et névrosé. Je quittai le concert le cœur léger et heureux. Music is a Healing Force of the Universe (Albert Ayler) : cette musique a une fonction évidente.
Par ces audaces et sa conception de l’instrument, Evan Parker est le pionnier de l’exploration des sax soprano et ténor et une référence fondamentale des recherches de nombreux saxophonistes de l’impro radicale : John Butcher, Michel Doneda, John Zorn, Wolfgang Fuchs, Urs Leimgruber etc…  Cette scène tient à se démarquer de l’étiquette jazz : « musique improvisée libre non-idiomatique et surtout pas free – jazz », entend-t-on fréquemment depuis le début des années 80. Mais Evan Parker a toujours affirmé être un musicien de jazz pratiquant l’improvisation libre (interview in Impetus mai 1977). Il fut d’ailleurs un membre enthousiaste de Brotherhood of Breath, l’orchestre du Sud Africain Chris Mc Gregor, dont le répertoire est basé sur la musique kwela. La démarche de Parker consiste à étendre son style exploratoire et radical dans une expression universelle, tel un héritier digne du grand Coltrane. Il est immédiatement reconnaissable que ce soit dans les vinyles les plus virulents du quartet Schlippenbach de l’époque FMP des seventies qu’en duo avec des musiciens aussi différents que son ami le guitariste John Russell, un puriste de l’impro libre, ou le pianiste Stan Tracey, une institution du jazz britannique. Ecoutez-le, alors jeune saxophoniste, dans le disque Karyobin (Spontaneous Music Ensemble 1968) : s’y trouvent déjà les mêmes intervalles de notes que ceux sa musique arrivée à maturité après toutes les phases de son développement ultérieur. C’est tout le paradoxe de ce musicien qui entend à la fois se situer dans le continuum afro-américain et revendiquer une approche spécifiquement européenne. Une connaissance et une compréhension de l’univers des compositeurs contemporains (Cage, Stockhausen, Boulez, Berio, Xenakis, etc… EP en a étudié les partitions) et des musiques traditionnelles dont il collectionnait les vinyles. Un artisan de la musique acoustique responsable d’un Electro-Acoustic Ensemble (chez ECM !). Un compositeur qui utilise essentiellement l’improvisation et un improvisateur qui crée spontanément son univers avec le savoir-faire d’un compositeur. D’ailleurs, tous les Stockhausen et les Berio du monde auraient bien aimé avoir conçu un court solo d’Evan Parker au soprano comme ceux enregistrés à Berlin en 1976 (Saxophone Solos Psi ). Mais auriez-vous demandé à l’un de ces compositeurs contemporains ou à des interprètes classiques qui était Evan Parker vers les années 80, ils étaient bien en peine de vous le dire : inconnu au bataillon ! Tout au plus, vous citait-on Archie Shepp ou Anthony Braxton. Idem dans le milieu du jazz contemporain à cette époque, Parker, Guy et Lytton sont des outsiders curieux et pas très visibles.

Labels


Le trio est donc sans label de disque. Là aussi, Parker et Lytton eurent un rôle pionnier. En effet, Parker créa Incus en 1970 avec Bailey et Oxley pour ne pas devoir affaire à un producteur et à un label et rester libres de leur choix. Lytton fit de même avec le label Po Torch en compagnie de Paul Lovens et Barry Guy avec Maya par la suite dans les années nonante.  A cet égard, dois-je souligner la générosité du saxophoniste ? Il avait offert lui-même à ses collègues improvisateurs radicaux de faire des disques sur le label Incus avec les gains réalisés sur les albums les plus vendus. Incus fit découvrir le Spontaneous Music Ensemble version cordes (avec John Stevens, Nigel Coombes, Colin Wood et Roger Smith), John Russell, Steve Beresford, Roger Turner, Gary Todd, Phil Wachsmann, Radu Malfatti, Ian Brighton, Frank Perry et Barry Guy. Aujourd’hui son label Psi nous fait découvrir Peter Evans, le trio Bark ! (Rex Casswell Paul Obermayer Philip Marks) et le duo Furt  (Richard Barrett – Paul Obermayer).
Avant tout, il faut garder le contrôle esthétique de leur musique quitte à être marginalisé. Impetus a bien publié un album, Atlanta, enregistré lors de la première tournée US en 1987 mais passé inaperçu et peu distribué hors de Grande-Bretagne. Il est hors de question pour Evan Parker, Barry Guy et Paul Lytton de quémander des producteurs et des labels, même spécialisés. De nombreux artistes sonnent aux portes de ceux - ci et certains sont contraints à se plier à des concessions. Les trois camarades vont attendre le temps qu’il faut. En effet, après avoir consacré autant d’énergie à bâtir une scène, des artistes de cette trempe estiment que c’est au producteur à s’adresser à eux. Ils tiennent absolument à leur indépendance et évitent soigneusement de travailler avec des labels qui ne respectent pas une forme d’éthique en relation avec les valeurs véhiculées par leur démarche musicale. Même s’il faut se passer d’avoir des disques distribués, eux-mêmes générateurs de concerts. Les amateurs restent sur leur faim, mais c’est une manière de mettre en doute la logique d’un système. Après quelques années de patience, cette attitude finit par porter ses fruits. Le monde des labels indépendants a l’air idiot : ce trio superlatif est absent des catalogues de cédés alors que c’est un groupe  demandé. Si Barry Guy a un contrat régulier pour le London Jazz Composers Orchestra avec le label zurichois Intakt depuis 1987, le trio est peu visible. Il y a bien un enregistrement de concert particulièrement énergétique avec le trio plus Irene Schweizer, Connie Bauer et Barre Phillips, Elsie Jo sur le label Maya que vient de créer Barry Guy avec son épouse, Maya Homburger. Mais Barry Guy s’impatiente et publie enfin Imaginary Values. La musique provient d’un concert londonien au défunt Red Rose en 1993. L’année suivante, Leo Feigin du label Leo propose aux musiciens de publier le concert du 50ème anniversaire d’Evan Parker avec le trio EP/BG/PL et le trio frère Schlippenbach/Lovens/Parker (Evan Parker 50th Birthday). Par la suite, Leo publiera deux albums en quartet avec la pianiste Marylin Crispell (Native Aliens 1996 et After Appleby 1999). Le percussionniste californien Gino Robair, qui a séjourné à Londres, invite le trio à enregistrer pour son label Rastascan (Breaths and Heartbeats 1994) et un autre label américain, CIMP,leur fait inaugurer leur Creative Improvised Music Projects serie avec la participation de Joe Mc Phee sur un morceau (The Redwood sessions 1995). En 1996, Martin Davidson édite un concert au Vortex de Stoke Newington sur son label Emanem (At The Vortex) après avoir publié Waterloo 1985.
Chaque fois que le trio joue en Grande-Bretagne, il enregistre un disque et les salles sont pleines. De 1996 à 2004 où il figure sur un album de Sten Sandell, ils n’y donnent pas de concerts en trio car la scène britannique d’improvisation a sensiblement moins de moyens qu’en France ou en Allemagne. Mais on les entendra deux ou trois fois au sein du Electro Acoustic Ensemble, soit le trio augmenté d’improvisateurs électroniques. Ayant obtenu un contrat avec le label ECM, Parker leur proposa de documenter son travail au sein de ce groupe électro-acoustique. Il aurait pu se contenter de faire des rencontres avec des invités prestigieux sur la lancée de Time Will Tell avec Paul Bley et Barre Phillips comme c’est la coutume dans la maison munichoise.  Cela aurait sans doute augmenté sa visibilité. Mais le trio préfère mettre en avant le processus de fabrication collective de leur musique en s’adjoignant des collègues dans un projet innovant et moins « accessible » au public jazz. Je reviendrai par la suite sur ce Electro-Acoustic Ensemble.

Compacts

Fort heureusement pour les amateurs de cédés, le trio propose des versions différentes de leur musique. Imaginary Values est un enregistrement de concert dont on a sélectionné et édité des extraits relativement courts afin d’illustrer une des nombreuses facettes du trio dénommées selon des valeurs / paramètres :  Form, Content, Agreement, Distinction, Identity, Value, Consequence, Invariance, Variance. Ici encore une démarche compositionnelle évidente. Pour l’auditeur, c’est un excellent document qui allie l’énergie du concert avec des exigences formelles. On va droit à l’essentiel au cœur de la musique tout en profitant de l’équilibre d’intentions  réalisé grâce au montage. On retrouve une démarche similaire avec Breaths and Heartbeats, enregistré au studio Gateway, le repaire de Parker et de nombreux musiciens du label Emanem. Les trois musiciens ont enregistré de très courts interludes de percussion et l’album comporte 12 pièces relativement courtes et très variées qui offrent différents aspects de leur répertoire. La musique de cet album n’est pas encore trop éloignée de Tracks, leur œuvre la plus formelle tout en étant assez radicale. Breaths est sans doute un des albums le mieux équilibré où les musiciens jouent avec une certaine retenue. Evan Parker et Barry Guy cultivent une approche qui oscille constamment entre un mezzo piano soft et le forte sans saturation. Il y a un mélange détonnant de cris agressifs et de gestes feutrés qui s’interpénètrent de seconde en seconde. Lytton y laisse un grand espace de jeu à la contrebasse. Cette focalisation sur la dynamique laisse le champ libre aux nuances et à une grande variété de timbres. L’énergie se libère dans le contraste doux/fort, dur/mou. Un savant dosage d’expressionnisme subtil et de réflexion intense dans l’action la plus échevelée ou subitement intériorisée.
Les albums live nous montrent trois situations de concerts où on entend le groupe développer sur la longueur en s’adaptant aux circonstances. La première situation est le concert londonien du 50th Birthday de Parker au légendaire Dingwalls : épique et emporté. Contrairement aux albums studio, le sax ténor est plus charnu avec un gros son et la percussion se fait plus pressante. La balance penche du côté d’un free jazz abrupt. Mais le lyrisme de Parker se contorsionne toujours et adopte les intervalles les plus étranges. Barry Guy y adopte un jeu pizzicato plus « traditionnel » si on le compare aux années 80 ou même avec Breaths. On se souviendra qu’il maniait la basse avec une brosse de bain en bois. Le batteur laisse de l’espace à la basse pour monter en puissance le moment venu. C’est alors que le saxophoniste accroche des motifs qu’il triture dans les notes hautes sans arrêter de descendre dans le grave. En comparaison, le ténor d’Imaginary Values est plus léger. La deuxième se situe au club Vortex de Stoke Newington lors d’une des rares visites londoniennes du trio. Dans la même rue, pas moins de quatre endroits programment de l’impro.  Le club, qui depuis a déménagé à Dalston, est bourré à craquer et Martin Davidson eut de la peine à installer son micro stéréo. At the Vortex (1996) est enregistrement de qualité moyenne par rapport à Breaths ou Tracks, mais une énergie extraordinaire est au rendez-vous avec un public de connaisseurs pointus qui a une extraordinaire expérience d’écoute. On entend clairement qu’il s’agit d’une salle assez petite par rapport au concert du 50th Birthday. L’auditeur aura l’impression d’être entouré par les sons des musiciens. Une impression similaire pour le troisième, at les instants chavirés, enregistré par J-M Foussat en 97 et publié par Psi en 2002. De manière générale, les enregistrements de concerts rendent la batterie de Lytton moins claire et la dynamique en souffre quelque peu. On peut remarquer que Psi n’a publié qu’un seul album du trio, voulant sans doute laisser l’auditeur sur sa faim. L’album studio pour CIMP, The Redwood Sessions, enregistré dans l’état de New York est plus connoté « free –jazz » par rapport à Values et à Breaths. L’amateur exigeant peut sélectionner facilement  trois ou quatre ces albums en fonction de leurs caractéristiques. Il constatera au fil des écoutes qu’ils finissent par se distinguer les uns des autres. Les musiciens ont pris soin de varier leurs propositions. Une constante quand même, chaque musicien occupe le champ auditif à parts égales, même si la voix du saxophone demeure centrale, ce qui est la caractéristique d’un instrument à vent face aux percussions et à la contrebasse. Les instruments partagent à égalité les fonctions rythmiques / propulsives, « mélodiques » et sonores et la contrebasse ressort avec un relief étonnant alors que les bassistes free se plaignent souvent d’être enterré. C’est pourquoi tant de confrères de Barry Guy se produisent en solo : Barre Philips, Léandre, Kowald, William Parker, Paul Rogers et cie.

Un Bijou

Mais avec Paul Lytton, Parker et Guy ont trouvé la combinaison gagnante entre la profusion polyrythmique de l’énergie maximale et un contrôle spontané du flux sonore. Paul Lytton m’a un jour déclaré : Quand je joue, je veux toujours pouvoir écouter distinctement mes partenaires et les nuances de leurs jeux. Le fameux dictat de John Stevens.
Depuis l’époque où ces trois musiciens se sont rencontrés au Little Theatre Club de Stevens (il y a plus de quarante ans) et ont adhéré à cette éthique collective, leur musique en trio exprime invariablement cette volonté de partage et de mise en commun en bazardant tout ce qui vient occulter la musique et son écoute. Comme les Pygmées, les participants aux jam-sessions d’Harlem ou une conversation entre amis. Leur dernier album en trio, Zafiro (Maya), enregistré à Barcelone en 2006 est exemplaire pour son équilibre et les nombreuses phases de jeu se déploient spontanément. Ce disque est aussi bon que les précédents, et même encore meilleur après autant d’années. Ne fut-ce que pour la qualité optimale de l’enregistrement et la prise de son fidèle de la percussion. Zafiro : Un bijou !
Deux soirs dans la rue du jazz à Paris en janvier avec le Trio au Sunside, rien de plus naturel. Le jazz n’est-il pas avant tout la musique du partage, de l’écoute et de la mise en commun égalitaire de la musique de chacun au bénéfice de tous ?

Ensemble


Vous allez me dire : « Ce sont des improvisateurs,… d’accord ? Au bout d’un temps, est-ce que cette machine du trio ne devient pas trop bien huilée ? ». C’est bien ici que  cela se corse. Pour Parker, Lytton et Guy, la musique n’est pas quelque chose qui change tous les trois mois. On a entendu récemment des groupes qui se réunissent une ou deux fois l’an et qui changent de cap quasiment chaque année sans avoir développé dans la pratique les phases précédentes dans leur évolution. Le trio travaille sur la durée et dans leur histoire, on décèle une suite dans les idées. En 1995, après avoir approfondi leur relation triangulaire durant une décade, ils décidèrent de s’adjoindre trois autres musiciens spécialistes de l’électronique. Déjà en 1986 lors du festival Incus à Londres, les trois musiciens avaient improvisé avec les machines de George Lewis qui créaient un contrepoint interactif en temps réel.  Sont recrutés, Walter Prati, avec qui Parker avait enregistré  le cédé Hall of Mirrors, Marco « Bill » Vecchi, dont on a souvent lu le nom au dos des pochettes de disques italiens en qualité d’ingénieur du son, et bien sûr Philipp Wachsmann, un violoniste qui a souvent travaillé avec Barry Guy et avec qui le contrebassiste partage des préoccupations voisines dans l’utilisation de l’électronique autour de l’instrument. Wachsmann et Guy ont collaboré dans l’Iskra 1903 de feu Paul Rutherford, le trio du pianiste Howard Riley  et le groupe de Tony Oxley. Au début des années 70, Wachsmann et Lytton ont joué avec Radu Malfatti, un proche du violoniste. Radu Malfatti est d’ailleurs un des rares improvisateurs à s’être joint au duo Parker - Lytton dans un concert important (Total Music Meeting Berlin 1972). Ces trois musiciens font aussi partie de King Übu Orchestru sous la responsabilité de Wolfgang Fuchs.
Depuis la fondation de l’ Electro-Acoustic Ensemble et l’album Towards the Margins publié par ECM, ses musiciens n’ont pas cessé d’approfondir les interrelations rendues possibles par cet hydre à six, puis sept, huit, onze têtes et finalement quatorze ! Initialement, chaque électronicien du groupe, crédité sound processing, transforme le son d’un des trois musiciens « acoustiques ». Mais il ne faut pas perdre de vue que Guy transforme le son de sa contrebasse avec un dispositif et que Lytton a ramené son installation « live-electronics » avec les cordes de guitare, des pièces de Meccano, les objets et microcontacts montés sur un rack Dexion. Cet appareillage avait été inventé vers 1970-71. En outre, fatigué de transporter son extraordinaire matériel, mais désireux de quitter son siège de batteur, il a sélectionné des éléments de percussion qu’il dispose sur une table. Et Wachsmann joue aussi du violon qu’il traite électroniquement. Il résulte de tout cela une superposition concentrée de dispositifs qui, paradoxalement, ouvre complètement le champ sonore, il suffit d’écouter l’album pour s’en convaincre. Mais bien vite, l’affaire n’est pas assez simple. Evan Parker et Barry Guy viennent de rencontrer un chercheur en musique électronique qui travaille la question depuis les années soixante. Après avoir été longtemps professeur au Royal College of Music de Londres et chargé du laboratoire de musique électronique, Lawrence Casserley décide de se consacrer une fois  pour toutes à la scène musicale. Casserley est impliqué dans un extraordinaire projet multimédia, Colourscape. Logé dans des tentes multicolores, translucides, gonflables et modulaires, Colourscape peut s’étendre sur des centaines de mètres carré et accueillir des milliers de curieux dans une expérience de diffusion musicale aux quelles se prêtent des improvisateurs. Le public baigne dans une ambiance colorée qui change d’une tente à l’autre lorsqu’on s’y déplace entre les haut-parleurs. Comment mettre l’homme de la rue au contact d’une « autre musique », en quelque sorte. Dans l’EAE, Casserley est chargé de travailler le son de chacun des intervenants et de le spatialiser. Il a mis au point un système de real time live signal processing basé sur un programme de l’Ircam qui permet de travailler avec six ou sept sources sonores différentes. Il y ajoutera par la suite le logiciel Max MSP. Mais très vite, d’autres innovateurs se joignent au groupe : Joël Ryan, puis Richard Barrett et Paul Obermayer qui forment de duo Furt depuis le début des années nonante et le pianiste Agusti Fernandez. Le tout nouveau cd Psi SET, relate la première rencontre du Trio augmenté de Casserley, Vecchi et Prati avec le tamdem Barret - Obermayer. Tout récemment, ils viennent d’engager le jeune trompettiste prodige Peter Evans dont Parker a publié deux enregistrements extraordinaires sur son label (More is More et Nature / Culture). Dans le concert du festival de Huddersfield publié par ECM, Moments’ Energy, l’EAE est augmenté de Ned Rothenberg et de Ko Ishikawa, un souffleur de shô, l’orgue à bouche japonais. Curieusement, c’est un instrument que j’ai déjà entendu dans les mains d’Evan Parker (Londres Incus festival 1985). Outre les deux cédés solos de Peter Evans, Psi publie sans discontinuer des enregistrements de Casserley, Ryan et Furt. Cette documentation permet de mieux rentrer dans l’univers de l’EAE, car elle nous permet d’appréhender l’évolution de l’Ensemble et chacune de ces composantes. Parker a lui-même enregistré en duo et en trio avec Casserley, Ryan et Walter Prati. L’album Dividuality (Maya), qui réunit Guy, Parker et Casserley, est un excellent exemple de cette collaboration.
Les premiers moments de l’EAE se concentraient sur des pièces assez courtes et des atmosphères différentes. Au fil du temps, ils s’embarquent dans une longue composition d’une durée de plus d’une heure. Le groupe n’est pas fixé sur une démarche électro-acoustique particulière. On distingue aisément une différence sensible entre Joël Ryan et Lawrence Casserley. Et le duo Furt apporte une dimension diamétralement opposée. Cette cohabitation est une véritable richesse.
On peut suivre l’évolution de l’Ensemble avec les albums Towards the Margins, Drawn Inwards, Memory/ Vision, The Eleventh Hour et Moment’s Energy, tous publiés par ECM, le label de Keith Jarrett, Charles Loyd, Jan Garbarek, Jack De Johnette, Kenny Wheeler, John Abercrombie, Arild Andersen, John Surman, John Taylor etc…. Manfred Eicher a fait vivre son label entre autres par la rotation des artistes signés par la compagnie. On entendit par exemple Jarrett avec Garbarek, Stenson, Danielsson et Christensen, Lester Bowie avec Abercrombie, Eddie Gomez et De Johnette, Egberto Gismonti avec Haden et Garbarek, Kenny Wheeler avec Mike Brecker etc… En faisant se croiser ses musiciens fétiche, ECM attire les publics de chaque artiste, assure le nombre d’albums prévus aux contrats et se crée de solides scoops et une attitude créative. Les musiciens apprécient beaucoup ces rencontres quand elles sont réussies, mais cela devient souvent un système. On aurait pu penser qu’ils se prêteraient à des rencontres de ce genre avec des musiciens du label. Ils ont eux-mêmes une empathie avec des artistes comme Barre Phillips, Marylin Crispell, Pierre Favre, etc…. Et pourquoi pas Joe Maneri, Louis Sclavis, Paul Motian ou Paul Bley, encore ? Arrivés « au sommet d’une carrière », ils auraient pu se contenter de jouer les mondanités munichoises. Récemment, un organisateur « branché » a fait se rencontrer Parker et le compositeur Michaël Nyman. Le saxophoniste a exigé que Nyman joue d’un piano préparé spécialement. Ce compositeur n’est-il pas le thuriféraire exclusif de la musique « expérimentale » ? Ce genre de scoop fait de la copie dans les médias et un peu de publicité ne fait de tort à personne. Mais ce n’est vraiment pas le but de ces musiciens.
Bien sûr, ces artistes ont le sens des affaires. La bonne tenue des labels Psi et Maya, ainsi que l’aventure du grand orchestre LJCO sous la houlette de Guy en sont la preuve. Arriver à faire vivre quinze ans durant un tel orchestre peuplé d’artistes exigeants et sollicités et le faire jouer régulièrement en Allemagne, en Suisse, en France et en Amérique du Nord est un défi peu commun d’un point de vue artistique et organisationnel. Mais pour eux, le sens des affaires est strictement au service de leur projet musical collectif. D’ailleurs, dans l’Electro Acoustic Ensemble, il n’y a pas de « solistes » tant les musiciens y ont créé un réseau de connexions par où transitent des interactivités d’un genre nouveau : la cybernétique vivante. Une suspension du geste, des diffractions du continuum spatio-temporel, un recyclage improbable des traces, une texturation aux limites quasi-infinies rendues possibles par la cohabitation superposée de plusieurs procédés de travail des sons par l’intelligence artificielle et la manipulation programmée ou manuelle de l’échantillonnage. (Ouf !). La complexité de l’ensemble tient dans le fait que chaque manipulateur de sons reçoit un input de chaque instrumentiste acoustique (cinq ou six au maximum) qu’il peut utiliser à tout moment. Dans SET, Marco Vecchi se charge uniquement de la projection du son, vu la complexité de l’entreprise. Avec autant de musiciens impliqués et un champ de possibilités ouvert à l’extrême, chacun livre l’essentiel et se contente parfois d’une touche discrète. Le fonctionnement du groupe est devenu un mystère insondable où chacun est au service du tout et il ne reste plus qu’à se laisser emporter, même sans comprendre et en oubliant qui fait quoi. Qui est le leader ? Le solo de truc, la vitesse de machin, la voix de chose….. ??  Collectif, spontané, et basé sur l’écoute mutuelle comme au bon vieux temps du Little Theatre Club, mais à l’ère d’internet et du tout électronique. Pour faire jouer cette machine inextricable, Isabelle Lytton est devenue un temps agent artistique et s’assure que les fiches techniques interminables  de l’EAE trouvent des solutions acceptables dans les lieux de concerts. Cauchemardesque ! Les techniciens expérimentés des festivals se perdent dans les détails de ce labyrinthe de câbles, de boîtiers et de table de mixages. Heureusement, Casserley, Vecchi, Prati et compagnie ont une expérience technique extraordinaire pour résoudre les problèmes.  Souvent, un projet réduit à un quartette voit le jour comme cet excellent Live aux Instants Chavirés avec Parker, Ryan, Casserley et Noël Akchoté (Leo). Le quartet Parker – Lytton – Casserley – Ryan fit une tournée au Japon en 2000 et donnent un concert de temps à autre comme à Courtrai et Gand en 2007. Un album Psi est très révélateur de la version de chambre de l’Ensemble : Free Zone Appleby 2004 qui réunit le trio, Joel Ryan et Philipp Wachsmann. Cette suite alternant duos avec l’électronique et trios instrumentaux permet de rentrer dans la logique de cette musique.


J’ai entendu polémiquer dans les cénacles de l’improvisation radicale que Barry Guy et Evan Parker sont ou seraient devenus des musiciens « idiomatiques » traditionnels et que Lytton est un batteur free –jazz « rentre dedans ». Mais il faut se rendre à l’évidence des faits : le trio a imposé une musique électro-acoustique sans concession qui doit sûrement effrayer le commun des mortels habitués à l’atmosphère impressionniste « comme il faut » de la marque munichoise, un des plus gros vendeurs de l’histoire du jazz. Même si un bon nombre de productions ECM de ces quinze dernières années ont été nettement plus audacieuses, l’Ensemble avec ses cinq cédés parus est le projet le plus « far-out » du label munichois. A l’heure où nous sommes envahis par l’électronique et certains de ses effets faciles, ces improvisateurs n’ont crainte de faire vivre une aventure particulièrement risquée et ambitieuse qui demande énormément de travail et de préparatifs. Les organisateurs et musiciens radicaux, et fort heureusement leur nombre a sensiblement augmenté ces dernières années spécialement en France, seraient surpris de découvrir Paul Lytton avec ses percussions sur table, ce matériel réduit qui convient à une approche retenue et introspective de l’improvisation. J’ai eu le plaisir de mettre en présence Paul Lytton et Michel Doneda, et ils étaient éblouis par la profondeur et le naturel de leurs échanges. Soyons objectifs, parmi les percussionnistes improvisateurs apparus ces dix ou vingt dernières années, très peu ont atteint le degré de « musicianship » de Paul Lytton. Il suffit de l’observer jouer : on perçoit un sentiment rare, mais bien réel, qu’il écoute avec son corps tout entier et que celui-ci fait intégralement partie de la musique et du silence qui l’entoure. Dans son jeu, le moindre geste compte. Rassurez-vous, Paul ne se prend pas du tout au sérieux. Après le concert, l’organisateur, ses amis et les autres musiciens auront droit à une histoire ou deux contées par le batteur. Ces talents d’humoriste et raconteur sont unamimement appréciés par les collègues after-hours.  C’est donc sur cette note amicale qu’on peut conclure cette relation d’une entreprise musicale hors norme. Leur expression est avant tout une histoire profondément humaine par sa simplicité ludique et son cheminement complexe où on trouve en premier lieu l’amitié et la compréhension. 





PS : tout récemment, Joël Pagier, critique au magazine Improjazz et militant enthousiaste de la cause improvisée pointue, a décrit comment il avait découvert la profonde dynamique musicale du trio Evan Parker / Barry Guy / Paul Lytton, se déclarant conquis sans réserve par un de leurs concerts. Une musique qu'on croit connaître et dont les facettes innombrables se laissent découvrir au fil des années et même des décennies.

23 décembre 2012

Solos Saxophones Voices : Daunik Lazro, Evan Parker, Anthony Braxton, Michel Doneda, Gianni Gebbia

solos saxophone voices 

Some Other Zongs  Daunik Lazro   Ayler 
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Daunik , une parole sensée et une musique sensitive, profonde, palpable et essentielle : some other Zongs ( cd ayler !! rds). Cela commence par une tune de Joe McPhee que celui-ci jouait à Paris  au Nouveau Carré de Sylvia Montfort quand Philippe Quinsac et d'autres l'ont découvert , et donc Vieux Carré de Joe Mc Phee - graphics - ténor - round midnight / variations on a blue line - glasses.... 
comme Tony Bevan (qui joue avec Sunny M), il a le son grave et profond, empâtement / sculpture vibratile, harmoniques - cris - pleurs - pulsations de l'air - projection de la respiration - le coeur battant - vision du soleil levant - feuilles se détachant avant l'hiver - brassage de grilles froissées comme au commencement - pourrissement du sens des choses - nulle part et maintenant - là ou hier  c'était some Other Zongs - d'Aylet à laZro, l'alpha et l'oméga de l'espoir, du rire, des IWW, de Berlin 19 , du Potlatch intégral

Saxophones Solos Evan Parker Psi 
(réédition du LP Incus 19)
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Certains de mes amis ont toujours considéré Spiritual Unity (le trio Albert Ayler / Gary Peacock / Sunny Murray de 1964) comme étant l'an zéro du free - jazz. Ces Saxophone Solos 1975 d'Evan Parker - au saxophone soprano - me semblent bien être le révélateur d'une démarche dont on entend toujours aujourd'hui la démesure utopiste .... il suffit d'écouter  l'évolution récente des Michel Doneda, Heddy Boubaker, Bertrand Denzler et consorts, John Butcher, Jacques Foschia, Mats Gustafsson quand il explore, ou Peter Evans et Nate Wooley chez les trompettistes... Une remarque au préalable : la musique de cet enregistrement se démarque de la démarche solo pour laquelle Evan Parker est célèbre aujourd'hui : les volutes de son soprano se croisent et se multiplient dans une véritable illusion de polyphonie comme on peut l'entendre dans ses albums solos  Monoceros, Six of One, Conic Sections, Whitstable solos. Les trois premiers morceaux des Saxophones solos (16'20, 6'30, 14'25)  est en fait l'enregistrement du premier concert solo de Parker en 1975 et c'est plus qu'un tour-de-force. Un véritable manifeste : la recherche des sons dans l'expression physique abolit la frontière entre les notes  et les bruits utilisés comme sons musicaux. Dès les premiers sons, Evan Parker des harmoniques aiguës longues avec des phrases articulées violemment et projetant des idées sonores contrastées faites de lambeaux d'attaques, de sons étouffés, de ponctuations bruitistes. Cela mène à cet ostinato de deux notes aiguës accompagné par des sons simultanés qui paraissent être joué par  un autre musicien. Bien vite, son imagination  enchaîne sur des glissandi obtenu en mettant le pavillon du sax sur le mollet de l'avant-jambe relevée, geste que les spectateurs - auditeurs ne reverront sans doute plus jamais. Pour la bonne bouche, les autres morceaux enregistrés en studio à Berlin et qui ne figuraient pas sur le vinyle Incus.
Un manifeste incontournable.

Urs Leimgruber  Solo 13 # Pieces for Saxophone Leo Records LR498
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Tour à tour ludique, chaleureux, parfois austère, intimiste, virtuose, sensible, subtil, Urs Leimgruber nous offre un magnifique Solo. Précision : « Recorded in Real Time » le 14 décembre 2006. Cette collection de 13 # Pièces pour saxophone (soprano et ténor) semble être pour son auteur, le testament d’une vie dédiée à l’improvisation, au saxophone et à la musique. Chacune d’entre elles nous fait entendre le développement d’une idée, porte la marque d’une réflexion profonde et au final, Leimgruber s’affirme comme un compositeur de l’instant réellement attaché à nous livrer une forme que, personnellement, je trouve poétique et surtout sensible. L’écho du jazz libre (Seven) aussi bien que celui de l’expérimentation (Eight, Nine). Eight est vraiment remarquable par l’usage inusité des harmoniques. Eleven nous fait entendre les harmoniques jouées au ralenti et Twelve reprend le même matériau sous une forme spiralée qu’il concasse bien vite tout en produisant des multiphoniques suraiguës semblables à celles que son ami Evan Parker nous fit découvrir dans ses Saxophones Solos de 1975 (réédition Psi). Thirteen, curieusement, enchaîne sur une tournerie évoquant  un hautbois oriental vers la cinquième minute. Bien vite, le saxophoniste transforme ce motif avec beaucoup d’imagination clôturant l’album avec une sorte de « bonus », inspiration de la dernière seconde. Par rapport à celle de ses confrères (Evan Parker, Michel Doneda, John Butcher), la musique d’Urs Leimgruber recèle un lyrisme secret et se fait l’expression d’une paix intérieure, d’une forme de sagesse.  Limpidité, fluidité, inspiration et un grand bonheur d’écoute. Jean – Michel Van Schouwburg. 
PS : Encore plus attachant que son opus solitaire précédent, Blue Log/ For 4 Ears 1999.

Anthony Braxon Solo (NYC) 2002 Vol 1 & Vol 2 Parallactic 53 et 54
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Il y a une dizaine d’années, le saxophoniste / compositeur Brandon Evans , un élève d’Anthony Braxton , animait le label Parallactic, principalement avec ses performances solos , ses duos avec Braxton et différents projets. Au catalogue, on remarque des rencontres alléchantes avec Sonny Simmons, Braxton et Evans. Depuis lors, Evans a cessé ces activités d’édition et a confié une partie des enregistrements Parallactic au site cathodejazz.com . Ô surprise, on y trouve un excellent concert solo de Braxton au sax alto enregistré en mai 2002 à New – York et édité en deux volumes séparés. La qualité du son est plus que correcte et la musique optimale. Malheureusement, le site Cathodejazz a, depuis lors, fermé. Bien que je sois convaincu à 200 % par la musique de ce musicien exceptionnel depuis des décennies, je dois dire que l’expansion de sa discographie et de la durée de ses œuvres dans l’ère de sa « Ghost Trance Music » et ses avatars subséquents m’ont laissé perplexe à plus d’un titre. J’apprécie particulièrement le coffret de 4 CD «  6 Compositions 2000 » publié par Gino Robair sur Rastascan. 
Avec ces deux solos récents (2002 dans le contexte d’une œuvre qui a débuté en 1967/68, c’est assez récent), l’auditeur plonge au fin fond de la créativité et de la spontanéité au milieu des méandres du développement de sa vie musicale. Anthony Braxton est un compositeur dont chacune des pièces pour saxophone alto  solitaire se focalise sur une idée et une direction particulière, ayant trait soit à des intervalles particuliers ou à une ou plusieurs techniques sonores, un jeu rythmique. Au programme, il y a aussi trois standards du jazz moderne (Tune Up de Miles Davis, Peace d’Ornette Coleman et Body and Soul). De nombreux improvisateurs saxophonistes ont adopté une démarche similaire à la sienne, mais ce qui m’enthousiasme beaucoup chez Braxton soliste « absolu » c’est l’esprit de l’improvisation libre, spontanée et chercheuse dans les pièces les plus soniques. Le tracé de sa musique solo semble suivre les passages obligés de ses compositions de la série no312, mais le son de l’instrument et sa manière de jouer exercera une véritable fascination sur les thuriféraires du tout-non idiomatique, qu’ils connaissent peu ou prou son travail. Quelque chose d’actuel, de ressenti, une remise en question interne dynamique qui le rend proche d’improvisateurs radicaux qui renouvellent cette musique. Il y a quatre décennies, Braxton évoluait avec des compagnons trompettistes comme Leo Smith et Kenny Wheeler. Aujourd’hui, on imagine bien l’entendre jouer avec Nate Wooley et Peter Evans qui apportent aujourd’hui une dimension nouvelle à cet instrument. Ces compositions solos, liées à ce qu’il appelle « language music » sont le véhicule d’une improvisation jusqu’au boutiste assumée. Braxton improvise à fond sur les structures à tel point qu’on les oublie. Sa personnalité de musicien et instrumentiste transparaît dans tout ce qu’il joue quelque puisse être le champ musical de chaque pièce, du standard de jazz revisité à l’invention sonore radicale. 
J’ai lu dans les notes de pochette de deux de ses albums solos inédits enregistrés en 1978 et 1982 pour Leo /Golden Years que Braxton jouait à l’époque comme il jouerait aujourd’hui. Ces deux cédés prouvent tout le contraire. Bien sûr, le fonds de sa musique n’a pas changé. Mais le feeling, l’état d’esprit, la rythmique, l’approche sonore du saxophone dans les multiples directions de ses investigations ont sensiblement évolué. Pour ceux qui ont écouté à satiété ses enregistrements solos datant des années 70, ces deux cédés solos New Yorkais donneront un regard contemporain sur le développement de son œuvre dans sa réalité la plus basique et la plus profonde. Un véritable must ! L’œuvre orchestrale récente de Braxton est susceptible de décevoir une partie des amateurs et j’avoue ne pas avoir pris le temps d’écouter tout cela suffisamment pour exprimer un avis valable sur la question. Par contre, je n’hésite pas à recommander chaudement ces enregistrements solos pour la simple et bonne raison qu’Anthony Braxton saxophoniste transcende la pratique de l’improvisation contemporaine et qu’il y a un plaisir inouï à écouter cette musique solitaire. On a considéré longtemps que le fameux Solo Live in Moers de 1974 publié par Ring Records (et puis Moers Music) était le graal braxtonien absolu, concentré sur deux faces de vinyl. Aujourd’hui, il y a ces deux volumes qu’il faut sortir d’urgence de l’ombre.

Solo Las Planques        Michel Doneda  Sillon 1

Label à édition limitée et numérotée (500exempl.) lancé par le percussionniste Norvégien Ingar Zach, Sillon est une émanation madrilène du label Sofa dont Zach est par ailleurs co-responsable. Celui-ci a quitté Oslo pour Madrid et Sillon a troqué le digipack design de Sofa pour un simple emballage brun, cartonné et imprimé au pochoir. Le solo de Michel Doneda enregistré dans la chapelle de Las Planques par Pierre – Olivier Boulant marque une nouvelle étape de la démarche solitaire du saxophoniste soprano après Anatomie des Clés / Potlatch. Cet album Sillon 1 est superbe. Doneda fait vivre les sons à l’intérieur du tube et fait parler les froissements de la colonne d’air comme un chant de la nature. Il projette ses sons dans les moindres détails avec une puissance inouïe. Bien que Las Planques soit une très belle expérience d'écoute, je préfère encore son concert solo de Bruxelles, car il y avait raconté une histoire d’un seul tenant durant plus de cinquante minutes en développant des idées différentes et en les connectant les unes aux autres avec beaucoup de sens et d’ingéniosité. Malgré cette remarque, Solo Las Planques est tout à fait convaincant. Il y a plusieurs morceaux différents, mais comme son auteur le fait remarquer, il ne s’agit pas d’ « études » : c'est une aventure qui multiplie les risques. Ici, elle est totale. Dans cette direction musicale que Phil Durrant qualifie de « micro-improv », très peu de musiciens parviennent à cet état de grâce.
PS : Cette chronique a été écrite il y a plusieurs années. Je me suis trouvé un jour à partager un concert avec Michel Doneda et j'ai été ébloui par son jeu unique. Je pense qu'il a encore gravi un échelon de cette montagne sacrée : la maîtrise du sax soprano au service d'une expression à nulle autre pareille. Les paramètres du soprano explosent dans une construction vivante multi-dimensionnelle qui dépasse ou sublime les réalisations d'Evan Parker durant les années 70. Il est bien le seul. 

Whitstable Evan Parker solo Psi
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Si vous deviez jamais faire découvrir la musique d’Evan Parker à quelqu’un chez qui cela risque de coincer question digestion, on peut vous recommander ce dernier album solo. Plus sobre, un peu moins de complexités, des morceaux plus courts, un peu moins de lignes et de sons simultanés que dans les enregistrements solos tels Six Of One (1980), The Snake Decides (1985) et Conic Sections (1989), réédités par Psi. Le choix de Whitstable facilitera l’écoute des amateurs qui ont du mal avec des musiques trop denses (malgré tout c’est quand même très dense). C’est aussi moins grandiose que Six of One et moins agressif que Monoceros (1977) dont les fréquences aiguës faisaient tinter les tympans. Ce qu’il réalise, une illusion de polyphonie en croisant des lignes mélodiques au moyen de faux doigtés et de la respiration circulaire, n’est possible qu’avec un saxophone soprano…. et une technique de souffle hallucinante. La respiration circulaire n’est qu’un élément parmi d’autres. Il y a plus de trente ans, les solos d’Evan Parker, bien que marqués par toutes ces musiques qui tournent sur elles - mêmes (pibroch écossais, flûtes du Rajasthan et sorud du Baloutchistan), étaient tournés vers l’expérimental et le sonique, alors qu’au fil du temps, s’est manifestée incontestablement une dimension plus « musicale », lyrique et traditionnelle. Musicalement, c’est exceptionnel et la prise de son d’Adam Skeaping dans l’église de Whitstable magnifie la musique. Evan Parker a une maîtrise inouïe du saxophone soprano et on entend poindre quelques lignes qui font songer à Steve Lacy. Extraordinaire !

Arcana Major / Sonic Tarots Sessions - H Portraits Gianni Gebbia Rastascan (deux cds solos)
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Deux albums solos de ce saxophoniste sicilien rassemblant des compositions / miniatures dédiées à des personnalités de l'art et de la science (H Portraits) ou à vingt-deux figures du Tarot de Marseille (Arcana Major). Il a fallu que le percussionniste californien Gino Robair, un collaborateur de Braxton, Butcher et Birgit Uhler, accueille cet impro - compositeur excentré - il vit actuellement au Japon - dans le catalogue de son label Rastascan pour que sa musique soit un peu plus entendue. Gianni Gebbia a une voix singulière et surtout un talent fou pour agencer son souffle frais et inventif dans une véritable construction élaborée de chacune de ses pièces. Ce sens profond de l'équilibre et du fin dosage de chaque élément sonore, mélodique, timbral, etc... fait songer à l'art de Steve Lacy. Ces SonicTarot Sessions, un album de 2001 sold-out à ce qu'il semble, ne contient pas moins de 22 miniatures aussi ingénieusement agencées les uns que les autres. Souffle continu, harmoniques, multiphoniques, bribes de mélodie, effets de timbres, coups de bec avec une sonorité tout à fait personnelle et un jeu dépouillé, direct. Un styliste de grande envergure qu'il faut découvrir d'urgence. Une voix aussi personnelle qu'ont pu l'être des saxophonistes alto tels que John Tchicaï ou Marion Brown, reconnaissables dès la première note.

Gianni Gebbia   et Miss Massive Snowflake, Mats Gustafsson et Paolo Angeli Wallace Recds / Phonometak Laboratories 

Mirko Spino (Wallace Records) et Xabier Iriondo (Phonometak Laboratories) ont uni leurs efforts dans la production de vinyles 18 cm de haute qualité dont chaque face est partagée par deux artistes. On y rencontre le groupe Zu, le chanteur Damo Suzuki (Can), Xabier Iriondo, lui-même, une personnalité incontournable de l’underground musical italien, Miss Massive Snowflake et Gianni Gebbia, Mats Gustafsson et Paolo Angeli. Je suppose que les deux albums avec Gebbia et Gustafsson devraient intéresser nos lecteurs. Dans la face qui lui est consacrée, Mats Gustafsson se fait entendre respectivement au sax basse , au baryton et à l’alto fluteophone. Mats est bien un des héritiers spirituels de l’Evan Parker des Aerobatics / Saxophones solos de 1975/76 (Incus 19) récemment réédité par Psi, même s’il se laisse aller à la mélodie. Ses coups de langue sur l’anche produisent des battements qui n’appartiennent qu’à lui. Il y a bien quelques explosions, mais le ton de ces trois morceaux est au travail du son et du souffle. Indispensable, surtout qu’on entend souvent Mats dans des univers plus chargés d’électricité. Son collègue sicilien (en partance pour le Japon) nous gratifie de six miniatures au sax alto. Tout comme dans ses disques précédents en solo (H Portraits et Sonic Tarots / Rastascan) ou celui en duo avec le percussionniste Stefano Giust (Duets, un classique du genre), Gianni Gebbia se révèle un grand poète de l’instrument. Je m’arrête à la musique de ces deux souffleurs, passant et repassant leurs deux faces. Il y avait longtemps que je les avais entendus dans cette intimité et avec une urgence qui me fait oublier tout le reste.