26 avril 2024

Phil Minton & Szilárd Mezei/ Jean-Marc Foussat Guy Frank Pellerin Eugenio Sanna/ Marina Dzukljev & Noid/ Jean-Marc Foussat Claude Parle Quentin Rollet Makoto Sato

Phil Minton Szilárd Mezei two lives inexhaustible editions IE-66
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/two-lives

Un altiste jusqu’auboutiste dans le traitement exacerbé, microtonal et fugace des quatre cordes de son “méta-violon » : le jeu de Szilárd Mezei (avec l’archet ou avec les doigts) offre une fascinante contrepartie à la vocalité surréelle et délirante de Phil Minton. Quelle heureuse idée d’avoir pensé à juxtaposer leurs deux talents. Ils se complètent à merveille. Au fil du temps, on entend chez Minton une évolution malgré son âge certain et sa permanence dans la scène improvisée expérimentale internationale depuis des décennies. Voix de vieillard, de fantôme, de mutant, vocalité inouïe, diphtonguisme démesuré, gargouillis, gueulante issue de nulle part, sifflements étranges, égosillements animaliers, effarement laryngo-buccal, harmoniques étranges. Face à cette débauche anarchique instantanée d’effets vocaux en pagaille, son acolyte altiste déploie une énergie insondable sur la touche de son instrument étirant le son et les notes dans les extrêmes, avec autant de fougue que de retenue, de déraison et de délicatesse. Un empressement - distanciement ludique qui vocalise le timbre de son violon métamorphique. Leur duo fonctionne à plaisir pour nous faire rêver, nous réveiller, secouer ou planer dans un autre monde. Fascinante, leur musique fait non seulement éclater et écarteler les sonorités, mais trouble notre perception sensorielle, nous fait oublier la durée dans leur jouissance affolée du temps. On y entend même une curieuse chinoiserie avant le final déjanté de fourth (35:38), Phil livrant une mimique de xun, l’ocarina chinois. L’improvisation suivante dure elle, 36 : 08… sans qu’on ressente en rien le temps qui défile et meurt subitement dans un état de grâce. Encore une fois, le label Inexhaustible Editions a frappé fort et juste.
Si Phil Minton s’est fait entendre avec une kyrielle d’improvisateurs incontournables : Roger Turner, Phil Wachsmann, Audrey Chen, Veryan Weston, Thomas Lehn, Günter Christmann, Daunik Lazro, Sophie Agnel, Carl-Ludwig Hübsch (Metal Breath pour le même label IE), Szilárd Mezei s’était vraiment distingué dans des duos avec le violoncelliste Albert Markos ou le pianiste italien Nicolà Guazzaloca avec qui il a aussi enregistré en trio avecle clarinettiste Tim Trevor-Briscoe. Et bien sûr, il y a les ensembles qu’il dirige. Voici maintenant Two Lives, un album où son talent s’épanche avec une remarquable justesse et beaucoup d’à-propos qui le fait étendre sa palette dans une entente peu commune avec notre vocaliste préféré.

Escales Jean-Marc Foussat Guy Frank Pellerin Eugenio Sanna FOU Records FR-CD 59
https://fourecords.com/FR-CD59.htm
https://fou-records.bandcamp.com/album/escale-2

Trio Synthi AKS jouets piano et voix ( Jean-Marc Foussat) saxophones ténor soprano et baryton, percussions (Guy-Frank Pellerin) et guitare électrique, bandes métalliques, ballons, cellophane et voix (Eugenio Sanna). Une escale, un havre sur une pointe rocheuse au bord de la Mer Tyrrhénienne. Une maison magique en face de la mer avec d’énormes pots de fleurs débordants de géraniums et de bégonias et d’arbres qui survivent aux embruns s’abattant sur ce jardin des miracles hors saison. Une musique de strates électriques, irisée de spasmes, secouée de frictions sonores, torsions de fréquences éclatées, interactivité collectiviste lunatique …. On distingue clairement les modes de jeux spiralés, mordants, éructant des saxophones qui tour à tour changent la perspective de l’intrication du binôme Foussat – Sanna. Saturation de la guitare électrique qui se confond quelques instants avec une guimbarde frémissante. Effets sonores fricatifs, bourdonnants, échappées de moteurs en rade, tremblements, sifflements industriels, drones en apesanteur, bruissements fugitifs. Une musique en constante mutation, qui ne veut pas dire son nom et contredit toute forme d’étiquetage. Sauvage, rebelle, en mouvement perpétuel, minéralité amorphe, foisonnement gazeux éthéré… bruitages. Trois cheminements imbriqués ou clairement distincts qui se croisent par instants et recoupent le trajet de leurs énergies, leurs désirs, choix et manières de travailler les sons. Sens naturel de l’espace et du dosage combiné avec des instants d’hyper-activité et de fuite en avant. Insaisissable ! Quatre improvisations étirées et resserrées à la fois : Passage, Touche, Sourire, Approche . 55 minutes de recherche sonore et d’écoute mutuelle, intense, empathique ou contrastée. Impénétrable. Voici un excellent document sur cette improvisation libre, ludique et irrécupérable.

Marina Dzukljev Noid continents inexhaustible editions ie061
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/continents

Inexhaustible editions est sans conteste, un de ces labels très pointus de l’avant-garde post-improvisée radicale avec une « attitude » offrant sans doute le choix d’options créatives audacieuses le plus large sans tomber dans un formatage systématique qui pourrait fatiguer un auditeur à l’esprit libre sans parti-pris. Bref quelques soient vos intérêts, entre l’improvisation radicale ou composition expérimentale, le minimalisme bruitiste ou l’art conceptuel, vous aurez plus de chance à y trouver votre compte et votre appétit auditif. Ainsi le minimalisme inhérent aux vibrations sonores et les sombres drones émis par l’orgue d’église manié par Marina Dzukljev (église protestante de Nickelsdorf) et le violoncelle rétif et monocorde de noid (nom d’artiste https://noid.klingt.org/noid.html) finissent par convaincre et fasciner à l’écoute même ceux qui trouvent ce genre de démarche rébarbatif. Des voix insoupçonnées naissent des interférences des longues notes tenues et du néant, tremblantes ou fermes, obstinées, et créent des arcs temporels fallacieusement isochrones. Des surprises noise astringentes et des épaisseurs abyssales se font jour dans les deux derniers morceaux transformant insensiblement ou dramatiquement le décor, l’ambiance et la dynamique.
La musique devient petit à petit surprenante, fantomatique, puissante et obsessionnelle de manière réussie. Un excellent album qui mérite le détour et une écoute répétée pour livrer ses secrets.

Jean-Marc Foussat Claude Parle Quentin Rollet Makoto Sato Espace en l’Espèce ReQords REQ012.
https://reqords.bandcamp.com/album/espace-en-lesp-ce

Au cœur de Paris, une équipe d’indécrottables activistes de la quête ses sons par l’improvisation collective et réunis à L’Espace Vitet, lieu dénommé ainsi, je présume, en hommage à un mémorable pionnier de la free-music en France, le remarquable trompettiste Bernard Vitet. Jean-Marc Foussat (Synthi AKS, voix et jouets), Claude Parle (accordéon), Quentin Rollet (saxophones alto et soprano) et Makoto Sato (batterie) font partie de cette tribu de musiciens chercheurs qui échappent aux définitions, écoles et réseaux pour célébrer la profonde humanité qui les réunit. Espace en l’Espèce ! On les retrouve souvent dans les collaborations initiées par chacun d’eux comme par exemple Foussat et Sato au sein de Marteau Rouge et l’albums Barbares (Fou Records FR CD 23) ou Rollet et Foussat dans Entrée des Puys de Grêle (FR CD 30)
Leur musique se révèle comme une fuite en avant, dérive à la recherche de moments forts, d’intensités tournoyantes ou d’instants en suspension gravitationnelle d’un autre type. À l’électronique analogique et les trafics sonores de Jean-Marc Foussat s’aggrège les ondulations soufflantes de l’accordéon de Claude Parle, un véritable poète par-dessus le marché, son acolyte étant un ingé son notoire entièrement dédié à la bonne cause des musiques improvisées. Un peu en retrait mais toujours bien présentes les frappes en roue libre de Makoto Sato rétablissant l’équilibre ou le décalant. On note un dialogue pertinent entre celui-ci et l’accordéoniste en 2/ (Mordant Physique), interlude qui s’intensifie lorsque Quentin Rollet le souffleur du quartet, s’insère dans leur sarabande avec son articulation du souffle précise et incisive. Intervenant par intermittence et toujours bien à propos, le saxophoniste Quentin Rollet apporte des lueurs d’espoir et un chant à la fois lyrique et étiré châtiant aigus et accents bluesy en s’élevant par-dessus frappes et nappes sonores et cherchant les notes hautes qu’il excorie en pressant la colonne d’air à pleins poumons. Sauvagerie qui déborde dans le morceau suivant. S’ensuit une dérive improbable de vingt minutes en 3/ (titre au lettrage inversé de droite à gauche = Et Qui Libre ?) où interviennent des sifflements et toms frémissants pour traverser ensuite des paysages sonores qui enflent pour se faire désirer. Dans cette aventure désespérée, chacun intervient en soubassement ou en créant l’initiative à tour de rôle au travers de terrains vagues, friches ou univers féériques. En toute liberté, chacun en assumant en toute responsabilité toutes les libertés et les solidarités, l’écoute cohérente et les incohérences voulues ou nom de leur parcours initiatique … jusqu'à "à fleur de pot" (4/)où figure un excellent témoignage du talent de Claude Parle, un artiste peu documenté sur disque, ses digressions tournoyantes quasi microtonales inspirant les audaces coxhilliennes de Rollet dans le remarquable final. Et Qui Libre ?
In : un texte d’Antonin Artaud tiré du Théâtre et son double.
Les titres sont empruntés à Marcel Duchamp et Rose Sélavy.

21 avril 2024

Ivo Perelman Tom Rainey Duologues 1: Turning Point and The Truth Seeker with Mark Helias/ Urs Leimgruber Now Alvays - Liner notes.

Ivo Perelman & Tom Rainey Duologues 1 Turning Point Ibeji Records.
https://ivoperelmanmusic.bandcamp.com/ Publication attendue.

Même si le Brésilien Ivo Perelman a toujours plusieurs fers au feu en matière de labels, il n’a de cesse d’alimenter sa propre étiquette personnelle Ibeji Records de superbes témoignages parmi ses très nombreux enregistrements. Voici que trois albums tous récents, dont un en vue de parution quasi-immédiate, nous le font entendre avec le batteur Tom Rainey : The Truth Seeker (avec le contrebassiste Mark Helias) pour le label polonais Fundacja Sluchaj, Water Music pour Rogue Art et où ce trio est augmenté par Matt Shipp,lui-même, fidèle pianiste compagnon d’Ivo. Et puis, Duologues 1, ce touchant, poignant face-à face-avec ce batteur précis, délicat, toujours à l’écoute qu’est Tom Rainey, le premier enregistrement d’une nouvelle série et un Turning Point pour chacun d'eux. Égrenant ses frappes minutieuses, aériennes et grouillantes avec cette pratique de la batterie issue de l’expérience du jazz contemporain de haut vol, Tom Rainey apporte une vie musicale intime, une approche subtile des pulsations rythmiques entrecroisées qui peut autant s’enflammer que suivre les spirales éthérées du saxophoniste ténor à la trace. Apprécié autant pour son exploration maîtrisée de son instrument dans les ultra-aigus en glissandi vocalisés que pour son lyrisme « brésilien » et son sens mélodique inné, Ivo Perelman est littéralement un chercheur - expérimentateur de la sonorité du saxophone, évoluant constamment au fil d’essayages et d’adoptions successives de becs et d’anches pour atteindre une nouvelle plénitude dynamique et (trans)lucide. Ces deux artistes fonctionnent ici comme les cinq doigts de la main dans un gant de velours.
Autant Tom Rainey s’est nourri des expériences de batteurs parmi ses grand aînés comme Roy Haynes ou Paul Motian au niveau de la qualité et de la profusion imaginative de ses frappes qu’Ivo Perelman a puisé dans le répertoire sonore de grand anciens tels Ben Webster, Don Byas, Dexter Gordon Stan Getz, Hank Mobley, John Coltrane (il s’agit des caractéristiques intrinsèques des sonorités de ces artistes) pour créer son identité sonore à la saudade brésilienne. Même s’il est « libre » dans le premier morceau (01) le souffle de Perelman semble sage, tendre, velouté, ondoyant, soulignant un thème imaginaire et joué spontanément, le batteur calibrant soigneusement ses frappes discrètes sur les bords d’une caisse claire inspirée. Le souffleur sollicite-t’il un changement harmonique sous-jacent que le batteur décale subitement son jeu et entrecroise des variations rythmiques comme si la peau de sa caisse était accordée. La toute grande classe dans les détails. Si à bas régime la sonorité d’Ivo semble introvertie, soyeuse, pure de toute scorie, alors qu’on l’a connu d' une virulence hyper expressionniste exacerbée il y a vingt ans(*), une fois sur orbite, elle se métamorphose petit à petit ou soudainement dans des morsures brûlantes de cracheur de feu dans le droit fil des speaking in tongues ayleriennes. Entre les deux, sous la pression des saccades démultipliées du batteur, les spirales en tension du souffleur se désarticulent en ostinatos obstinés chevauchant les gammes du grave à l’aigu avec des coups de langues assassins. Ceux-ci se déchaînent en incantations d’hyper aigus qui crient et chantent à la fois au paroxysme d’une transe intérieure oublieuse de cette métrique spontanée, ce sens des pulsations free, qui fait éclater la colonne d’air surchauffée en brûlures de magnésium incandescent, lave de l’émotion irréfrénée, d’une sensation violemment priapique.
L’intérêt de cet album réside aussi dans les différents scénarios évolutifs de chacune des sept improvisations dans les cinq, six, sept ou huit minutes et le 04 qui dépasse les douze minutes et au déroulement peu prévisible. Un art transversal du story-telling poétique. Chacune d’elles transitent dans des séquences variées et assez ou très différentes dans leurs motifs, leurs dynamiques, leurs agencements pour atteindre cet état de « transe » où les suraigus, ces harmoniques déchirantes, ces cris vocalisés de douleurs ou d’extase éclatent au grand jour pour parfois revenir à un aspect plus simplement mélodique. Ces sonorités brûlantes ne sont pas que l’effet d’un quelconque état de transe intérieure, mais aussi, et surtout, l’objet d’une maîtrise phénoménale du saxophone ténor et de la théorie musicale engendrées par une pratique journalière intense et des exercices obsessionnels pour parfaire la technique de l’instrument. En soufflant de cette manière, tel que le fit John Coltrane autrefois, Ivo Perelman met en vibration les « notes fantômes » du saxophone ténor, celles qui existent au-delà de la tessiture normale de l’instrument produites en soufflant (beaucoup) trop fort, en utilisant des doigtés factices, en adaptant son souffle à de nouvelles embouchures et anches jusqu’à décrocher le Graal au bout d’un combat incessant face à la mécanique et ses propres habitudes. Et justement, cette sonorité plus intime, soyeuse et plus diaphane perçue au début de plusieurs parmi les sept improvisations publiés ici, n’était rendue possible par une toute nouvelle embouchure et un travail intense de plus de deux ans pour acquérir graduellement sa nouvelle voix, un « Turning Point » dans sa vie de saxophoniste de jazz libre.
En écoutant déjà des enregistrements récents comme ce fabuleux The Truth Seeker ou ce magique Molten Gold, on sent poindre cet état d’excellence, cette plénitude sonore liée irrévocablement à l’urgence de cri modulé à l’infini, ce scintillement lumineux, cette lave incandescente et tous les états d’âme qui les réunissent d’un seul tenant émotionnel. Étrangement cette sonorité plus pure, plus élégante lui permet aussi d’enflammer ses élans lyriques en en atténuant la virulence agressive pour en augmenter la déflagration organique d’énergies, ces flammes brûlant cette matière inconnue, son émotion la plus intense. Ivo Perelman s’est confié quelques fois en duo avec un batteur (Tenor Hood avec Whit Dickey, mais aussi avec Gerry Hemingway et Brian Wilson) à l’occasion d’un enregistrement, mais ce Duologue N°1, que je me permets d’intituler « The Turning Point », est une occurrence rare dans l’histoire des duos sax ténor - batterie et dans la carrière d’Ivo Perelman. Et il faut absolument souligner l’intense investissement de Tom Rainey, son jeu de batterie extrêmement raffiné, aussi « scientifique » que précisément calculé, seconde nature d’une totale générosité, qui s’envole et tournoie au plus près de la tension montante, élevant le niveau d’énergie avec autant d’élégance que de fougue quand le souffleur traverse le miroir d’Alice. On a droit de sa part à une exceptionnelle partie inventive au niveau des frappes, du drive, des sensations rythmiques, de mille nuances, de détails infimes et de traits en mutation constante sans qu’on puisse s’ennuyer. Alliance de la simplicité et de la complexité qui coule de source. Le fait de jouer avec un seul saxophoniste comme unique partenaire, lui ouvre un très large champ d’action duquel Tom Rainey tire profit à son plus grand avantage tout en fournissant une prestation de rêve pour Ivo Perelman. C’est vraiment providentiel.
Aussi pour notre bonheur, Ivo et Tom sont de toute évidence deux personnalités vraiment différentes avec un mode de fonctionnement sensoriel et émotionnel qui les distingue clairement l’un de l’autre. Ivo Perelman perçoit la musique comme des couleurs, des formes visuelles ( NB : il est un artiste peintre influencé par l’expressionnisme abstrait), il développe sa musique avec une vision poétique qui aboutit à cet expressionnisme exubérant qu’il commence à intérioriser depuis un certain temps, une démarche plus intuitive assez éloignée de structures « logiques » . Chez son alter-ego percussionniste, pas de « folie » déraisonnable, mais une démarche structurée dans l’instant, une science quasi mathématique du drumming au service de ses partenaires, une logique imparable ultra-efficace sans jamais surjouer. Une discrétion à la hauteur d’un savoir faire impressionnant, une constance dans l’invention jamais prise en défaut et un panorama exhaustif des possibilités de la batterie jazz en roue libre. Son jeu se rapproche aussi curieusement des « vibrations rythmiques » de feu Sunny Murray. Dans les échanges, l’auditeur finit par suivre le cheminement du batteur alors que lui-même est ébloui par le saxophoniste. On songe à cette alternance d’harmoniques surchauffées dans les ultra-aigus et la puissance tranquille de sa sonorité « normale » presque suave soufflés dans le même élan dans le n°7 final pour aboutir aux extrêmes morsures crissantes agitées par les frappes profuses grouillantes du batteur jusqu’à ce cri déchirant qui s’affaisse des le silence à la fin de l’album. Le contraste entre les deux artistes est saisissant et renforce l’expressivité du saxophoniste. Ils ne racontent pas la même histoire, mais ont l’art d’enlacer naturellement leurs créativités individuelles dans un esprit collectif où toute forme d’égo s’est évanouie. À quoi cela servirait que Tom se déchaîne outre mesure avec un tel souffleur ?
Celui-ci, un musicien de haute volée, saisit immédiatement toutes les opportunités qui lui sont offertes par un batteur de cette envergure. Même si un prochain concert ou une deuxième session fera crever les plafonds des enchères mentales après cette première session.
Pour ceux qui connaissent le travail de Tom Rainey, au sein de groupes développant un matériel à la fois composé / structuré et très libéré en compagnie d’Ingrid Laubrock, Tim Berne, Craig Taborn, Mark Feldman etc…, ce sera sans doute une surprise, car il faut répéter que l’art d’Ivo Perelman est basé sur l’improvisation totale, d’essence jazz « libre ». D’ailleurs, Ivo démontre ici qu’il cultive ce goût pour les « hésitations » chères à de nombreux improvisateurs libres européens. Toute la musique est donc ici improvisée spontanément dans l’instant avec à l’esprit le but de créer, des narratifs avec un début et une fin, soit une « composition » instantanée dans laquelle le matériau et ses variations sont « multi-facettes » et où surviennent des éléments mélodiques, des pulsations polyrythmiques, des techniques alternatives au service d’une expression émotionnelle, des déchirements et des cris issus de résurgences blues dans le texte et le sentiment de prolonger le continuum Afro-Américain lequel inclut aussi le vécu multiculturel Brésilien. Liner Notes !
* cfr Suite For Helen F. label Boxholder 2002

The Truth Seeker Ivo Perelman Mark Helias Tom Rainey Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/truth-seeker

“ Classique’’ trio jazz libre sax ténor contrebasse batterie dans le sillage du Spiritual Unity des légendaires et disparus Albert Ayler Gary Peacock et Sunny Murray (1964). Mais soixante années plus tard, le concept de départ s’est fortement élargi, approfondi et dépasse même l’imagination. The Truth Seeker démarre en douceur en évoquant le souffle et les sinusoïdes arcanes de Wayne Shorter. Le batteur Tom Rainey s’applique subtilement à jouer « free » frappes multidirectionnelles et vibrations rythmiques à l’écoute du sax ténor. Le contrebassiste Mark Helias ancre solidement cette paire volatile au sol ferme, celui des rafiots qui tangue sous bourrasques ou alizés. Ivo Perelman a récemment métamorphosé sa sonorité, devenue plus tendre et plus suave dans le jeu « mélodique » et plus intensément perçante dans les aigus et ces harmoniques déchirantes. Toujours présente sa marque de fabrique, notes étirées, glissandi minutieux, accents inusités, colloquialité tout à tour intimiste ou expressionniste. Mais aussi un aspect plus introspectif par rapport à ses débuts avec Rashied Ali et William Parker, Jay Rosen et Dominic Duval où il détonnait « à plein gaz » en faisant tout rougeoyer. Il faut saluer l’extrême finesse des frappes multiples et des figures soigneusement et spontanément emboîtées de Tom Rainey qui prodigue ici l’essentiel et le superlatif, sans jamais surjouer, en ouvrant le champ auditif et ludique en faveur de ses deux camarades, ce dont profite largement l’excellence musicienne de Mark Helias toujours prompt à essayer toutes les opportunités qui s’offrent à lui. Quant à Ivo Perelman, il enchaîne habilement des séquences de jeu très variées où s’intègrent autant des éléments mélodiques plus délicats et ouvragés que des ostinatos articulés avec de grand écarts d’intervalle et péremptoires coups de bec, des expectorations intenses d’harmoniques hyper-aiguës expressionnistes, et cette propension à orner ses improvisations de « pliages » – étirements de notes spécifiques qui sont sa marque de fabrique « brésilienne ». Un véritable lyrisme mis en lumière par la grâce de ce tandem fécond , Helias – Rainey. Si Ivo Perelman est un musicien formé dans les grandes écoles (Conservatoire Villa – Lobos à Rio et Berklee Jazz School) avec une profonde connaissance de la théorie musicale, c’est avant tout un musicien poète consacré à la recherche sonore du sax ténor avec infiniment d’exigence dans les détails et à la libre improvisation en une empathie totale avec ses camarades. Pas de chefs, de partitions , rien qu’une musique spontanée et collective. Et surtout, il vit passionnément sa musique comme une expression de couleurs, de formes imagées en mouvement, la peinture expressionniste abstraite et la création graphique étant sa deuxième passion, étant lui-même un peintre qui expose fréquemment sa profuse production. Chacune de ces 7 improvisations en trio est providentielle et est construite différemment de la suivante en interpénétrant différents univers émotionnels, des facettes parfois divergentes que l’art consommé des trois musiciens, chercheurs de vérité (Truth Seeker), assemble et imbrique dans un tout cohérent qui coule de source. Les contrastes sont saisissants et les correspondances intimes lumineuses. La débauche d'énergie est hallucinante dans ses états de transe avec ses cris déchirants et brûlants et la furia du tandem basse batterie. Fabuleux ! À ceux qui se disent (et on les comprend) « J’ai déjà beaucoup d’albums de Perelman et je ne peux pas « tout » acheter » , je leur répondrai : « Mettez de côté quelques-uns de ces albums du passé qui vous semblaient « trop semblable » pour en faire un beau cadeau à une amie ou un ami et munissez-vous de ce Truth Seeker et du futur Turning Point en duo avec Rainey ». En effet d’une part, Ivo a vraiment transformé sa sonorité et renouvelé entièrement son jeu toujours reconnaissable mais avec une dimension à la fois plus introvertie et plus profonde et d’autre part sa rencontre avec Tom Rainey (et Mark Helias) est un des choix les plus heureux de sa carrière. Imaginez un Albert Ayler qui module parfois comme un Stan Getz miraculeux. Un lyrisme inouï pour une équipe de rêve.



Urs Leimgruber Solo Now & Always Creative Works
https://www.creativeworks.ch/
Pas encore accessible dans le web
Un album solo d’improvisations au saxophone soprano remonte à l’époque où, plus de cinquante ans en arrière, Steve Lacy s’est mis à jouer et enregistrer en solo ses compositions (Lapis / Saravah et Solo Théâtre du Chêne Noir/ Emanem 1972) suivant l’exemple d’Anthony Braxton (For Alto / Delmark 1968). Cet instrument, le sax soprano, est difficile à manipuler, à en contrôler le timbre, sa justesse et la dynamique du souffle. Certains intervalles dans les gammes sont quasi injouables. Il y a moyen d’insuffler potentiellement un éventail sonore très large au niveau du timbre et des caractéristiques sonores en jouant «conventionnellement », mais très peu de saxophonistes y parviennent tant ce saxophone droit est rétif. Cela demande énormément de travail et une pratique journalière constante : il faut se dédier exclusivement à l'instrument. Et donc, en jouer sur scène en « solo absolu » durant une heure en fascinant le public relève de l’exploit. À cette époque, Lol Coxhill cultivait l’art du solo dans la rue afin de récolter de quoi faire vivre sa famille. Son premier gig en solo fit bien rire l’auditoire de l’Unity Theatre face à un pot-pourri de faux départs et une mise en scène spontanée délirante. En 1975, Evan Parker donna son premier concert solo (Saxophone solos « Aerobatics » Incus 19) en effaçant la limite entre les bruits et l’aspect musical avec ses paramètres harmoniques, mélodiques et structurels par l’usage inconsidéré de techniques alternatives inouïes. Il faut noter qu’ Evan Parker considère cette œuvre enregistrée en concert comme une composition, le dernier morceau enregistré à Berlin étant plutôt un exemple radical d’investigation sonore des caprices de la colonne d’air, de l’anche, du bec, des clés et leurs combinaisons de doigtés avec une articulation des sons démentielle. On retrouve ces aspects dans le travail solitaire d’Urs Leimgruber : exploration sonore exacerbée, sens de la composition instantanée au départ de sonorités les plus curieuses et les plus variées qu’il est quasiment impossible d’énumérer ici. Sifflements, saturations, vocalisations, harmoniques extrêmes, hyper aigus, « faussoiements », bruitages : l’aléatoire initial transformé en une science d’une précision maniaque. Now and Always documente élégamment un véritable tournant par rapport à ses enregistrements solos antérieurs comme «Solo 13 # Pieces for saxophone » / Leo Records 2007.
Vu son âge (il est né en 1952) et comme nombre de ses collègues de sa génération, Urs Leimgruber aurait pu se contenter de cultiver son jardin musical sans trop se préoccuper de faire évoluer sa conception de sa musique. Saluons donc son intransigeance artistique, son esprit de recherche et la foi immense qu’il insuffle dans son art. Vous entendrez ici, une multitude d’approches d’émission du son, tant au point de vue technique qu’émotionnel, agencées dans un narratif poétique et sensible, une forme d’introspection expressionniste par instants ou des pépiements d’oisillons transis, des bruits buccaux associés aux bruitages de l’anche ou des clés, des interjections lucides et hérissées, des sons saturés à l’extrême ou des vibrations fantomatiques. Avec cela, il construit instantanément une forme, une histoire, alternant divers procédés comme des dialogues entre des créatures fantastiques. Urs Leimgruber est un improvisateur unique par la perception de ce qu’il suggère : il fait appel à l’imagination de celui qui l’écoute en défiant la logique du jeu comme on l’entend chez d’autres saxophonistes. Une musique organique où il démantèle implacablement l’armature harmonique des intervalles « naturels » qui sous-tend les improvisations de la très grande majorité des improvisateurs libres saxophonistes.
On oublie l’exploit technique du contrôle de l’émission des sons, son ressenti, au profit d’une poésie sauvage qui semble aussi surnaturelle … qu’elle est ancrée dans sa vie de musicien et la pratique journalière et exigeante du saxophone soprano. Son choix délibéré d’enregistrer dans un studio avec la proximité des micros, plutôt que de devoir « projeter » le son dans l’espace d’une salle de concert face à un public dans une véritable bataille acoustique devant la masse des corps des auditeurs assis à distance respectable et recouverts de vêtements qui absorbent le son, est judicieux. Cette situation « live » peut se révéler compromettante tant à l’écoute immédiate qu’à l' enregistrement, car la puissance de projection du souffle oblitère la relaxation nécessaire, l’ouverture totale de son jeu qui lui permet de faire passer son message esthétique et ses infinies nuances dans l’intimité que requiert sa démarche. En effet, en écoutant ces douze solos via l'enregistrement, nous sommes plongés au cœur des phénomènes acoustiques, l’oreille le plus près possible de son souffle et des vibrations du saxophone. Cela permet à l’auditeur de pénétrer les secrets de sa démarche et de se laisser envahir par ces sonorités vivantes et mystérieuses, Now and Always.

5 avril 2024

Axel Dörner & Beat Keller/ Michel Doneda & Alex Frangenheim/ Dirk Serries & Benedict Taylor/ Christian Marien Quartett wTobias Delius Jasper Stadhouders Antonio Borghini

Axel Dörner Beat Keller aphanite inexhaustible edition ie-067
https://inexhaustible-editions.com/ie-067/
Beat Keller est un guitariste Suisse crédité ici feedbacker electric guitar et acoustic guitar. Son collègue est le légendaire trompettiste Berlinois Axel Dörner, qui outre le fait d’incarner brillamment la trompette radicale improvisée est aussi un solide créateur de jazz avec le groupe Die Entauschung et le projet Monk’s Casino du pianiste Alex von Schlippenbach.
« Une roche aphanitique (ou de texture aphanitique), ou aphanite, est une roche à grain très fin, dont les cristaux sont trop petits pour être visibles à l’oeil nu. Les roches dont les cristaux sont visibles à l’œil nu (ce sont des phonolitiques) sont dites phanéritiques. En fonction de leur vitesse de refroidissement et de cristallisation les roches volcaniques (ou extrusives) peuvent être aphanitiques (refroidissement et cristallisation rapides donnant de très petits cristaux) ou phanéritiques (refroidissement lent formant de plus gros cristaux), alors que les roches plutoniques (ou intrusives) sont toujours phanéritiques (cristallisation beaucoup plus lente).Les aphanites étaient utilisées par les artisans du Néolithique pour fabriquer des haches et d'autres outils. » Les titres : basalt, diorite, gabbro, rhyolite et andesite, font référence à ces minéraux, même si je ne vois pas très bien la relation, si ce n’est que la musique est spécialement intéressante. On peut dire sans se tromper qu’Axel Dörner est un exceptionnel explorateur des propriétés sonores de la trompette, comme ses collègues Birgit Ulher et Franz Hauzinger ou l’Américain Peter Evans. Axel utilise le souffle pur qu’on entend vibrer dans les tubes sans émettre une note, avec d’infinies variations aux nuances infinitésimales, bruitages multiples, dérapages et quand il émet des sonorités qui ressemblent à des notes, ce sont les plus étranges, aiguës, harmoniques extrêmes, gargouillis etc…. Le bruit fait corps à une expression musicale d’un autre type. Beat Keller alterne la guitare acoustique avec les effets électroniques de sa guitare électrique, instrument utilisé plutôt que source sonore que comme « instrument joué plus conventionnellement ». Il s’en suit des paysages sonores à la fois animés d’une subtile variété et qui semblent statiques, méticuleux. La virtuosité est mise de côté pour se concentrer sur une approche empathique dissimulée derrière leurs processus sonores différenciés. Le guitariste s’ingénie à brouiller les pistes en multipliant toutes sortes d’occurrences sonores dans lesquelles le souffleur s’inscrit imperturbablement, sans sourciller, sérieux comme un pape. Leur duo incarne un réel contraste entre leurs deux pratiques instrumentales et leurs correspondances évidentes ou secrètes font surtout appel à l’imagination et à la sensibilité de l’auditeur. On peut trouver un enregistrement récent plus convaincant d’Axel Dörner comme Confined Movement avec Tomaz Grom ou avec le trio DDK dans A Right To Silence (avec Jacques Demierre et Jonas Köcher) ou son duo Stonecipher avec Mark Sanders (à mon avis. Mais quand même, cet aphanite est faite d’une pierre rare.

Michel Doneda & Alex Frangenheim Murmuration FMR Records FMRCD685-1023

CD Murmuration à peine arrivé ce matin et déjà chroniqué ailleurs (par mon copain Philippe Alen) : je ne peux pas me refuser de le faire passer avant tout le reste. Il s'agit d'un album de Michel Doneda, l'insatiable chercheur de sons dans les entrailles aériennes et entre les clés du sax soprano, pulvérisant le concept de bec, d'anche et de colonne d'air. Et cela, vu la rareté de ses manifestations discographiques. Avec le contrebassiste Alex Frangenheim avec qui Doneda a déjà commis un magnifique trio en compagnie de Roger Turner (Nail/ Concepts of Doing), c'est la paire parfaite de l'improvisation chercheuse qui va extraire toutes les sonorités curieuses parfois insoupçonnées dans les recoins de leurs instruments respectifs. Ça griffe, éructe, strie, insuffle, gratte, aspire, les harmoniques oscillent, le souffle borborygme, l'archet et la bouche frictionnent et morsurent, exaspèrent les cordes ou la colonne d'air, outrepassent les limites, ce qu'il est possible de jouer au delà, spontanément, librement, à la folie durant 48 minutes et vingt secondes et six improvisations étalées entre 4'56'' et 10'45''. On pourrait croire que ces musiciens s'aventurent de manière aléatoire. Mais en fait, avec leur expérience de dizaines d'années d'intense labeur, ils connaissent la grande majorité des occurrences soniques qu'ils mettent en mouvement et en ondes - fréquences avec une exceptionnelle précision tout en poussant leurs possibilités au maximum jusqu'à ce qu'ils découvrent par surprise... le mystère, l'inconnu. Soit on énonce clairement un aspect sonore précis avec une technique X ou bien on surimpose deux procédés ludiques simultanément pour en découvrir les propriétés conjointes, concurrentes ou imprévisibles. Au fil des morceaux, la musique se densifie, s'assure de manière irrévocable, le passé et le présent fusionnent, le temps se dépose au fond des lagunes. Démultiplication des coups de langue et étirement des intervalles de notes, bruissements de l'archet en pagaille et contorsions des vibrations boisées. Corne de brume finale ! Plutôt un chantier, un instant de vie éphémère qu'une oeuvre tangible. Leur cohabitation se transforme en mise en commun intensément "condivisibile" (en italien trafiqué), à l'écart des satisfactions faciles, des difficultés absolues et du maniérisme "phree" ou "frî". La poésie du partage et des sens. Un fétu sonore fait sens, ces aigus extrêmes de l'anche comprimée, la touche résonnant intimement la corde touchée, leurs échos vocalisés.... signes de l'inconnu !! Doneda - Frangenheim ! (J'en cherche le lien audio)

Dirk Serries & Benedict Taylor Obsidian Creative Sources CS 806 CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/obsidian

L'obsidienne est une roche volcanique vitreuse et riche en silice. De couleur grise, vert foncé, rouge ou noire, elle est issue d'une lave acide (type rhyolite). La vitrification en masse est rendue possible par le fort degré de polymérisation de la lave.
Ce n’est pas la première fois que le violiste Benedict Taylor enregistre avec le guitariste Dirk Serries (ici acoustique), mais sans doute leur session la plus convaincante. À force de concerts et après quelques enregistrements, ils ont fini par polir la pierre magique de leur duo en roue libre. Taylor est un fervent des groupes d’improvisation « de chambre » comme le magnifique trio Hunt at The Brook avec le clarinettiste Tom Jackson et le guitariste Daniel Thompson. Ce trio vient d’ailleurs de publier un excellent double CD pour le label de Serries, a new wave of jazz : « hunt at the brook again/ hunt at the brook w. Neil Metcalfe ». Et Creative Sources a un trio de Serries et Taylor avec le percussionniste Friso Van Wijck. Benedict Taylor adore étirer ses notes, les tordre, élargir les intervalles ou les réduire de manière plastique, flirtant avec la microtonalité et striant les sonorités. Son archet fait vibrer l’instrument, osciller les tonalités, gratter les cordes, percuter la caisse etc… C’est par vagues et cascades de notes, pincées sauvages et clusters bruts que Dirk Serries avance, presse le temps, seconde l’altiste, le devançant ou l’entourant de rhizomes d’accords fracturés. L’altiste joue parfois au compte-goutte pour provoquer le guitariste ou fait gonfler la texture, le bois résonnant de la caisse comme si les écoutilles caractéristiques du violon alto avaient une vie propre. Sept improvisations se succèdent, certains gestes hésitant désignent soniquement des recoins de chaque instrument, recherchant des bruits, des chocs, des touchers hagards et des frottements intimes. On explore, introspecte, recherche, frictionne, les sons aléatoires ou prémédités s’échangent, circulent pour se répondre. Le bruitisme animé, pointilliste - décalé débouche sur de véritables dialogues, des correspondances sonores, des torsions vibratoires, la paume et les doigts pressés sur l’archet ou les cordes, le plectre picotant- picorant. Des mouvements de va et vient des ondulations circule dans l’air ambiant. Une suite logique sous-jacente se dessine en liséré au fil des plages comme si une histoire nous était contée… Un beau moment de poésie musicale. Une communion des esprits. J’aime vraiment beaucoup ce disque. Une pierre noire obsessionnelle.

Tobias Delius Jasper Stadhouders Antonio Borghini Christian Marien Christian Marien Quartett how long is now MarMade Records 002
https://www.youtube.com/watch?v=qxridazqOnU&t=4s
https://christianmarienquartett.de/

Quartet jazz très contemporain dynamique ultra-diversifié et très cohérent mené par le batteur Christian Marien connu pour son duo d’improvisation libre avec le tromboniste Matthias Müller Superimpose. Récemment, Superimpose a publié With, un coffret sur le label inexhaustible editions, avec John Butcher, la chanteuse Sofia Jernberg et Nate Wooley. Cette pratique de la percussion improvisée est aussi à la source de son style plus « swinguant » à la batterie lui conférant une véritable originalité. How long is now, un album relativement court finalement, démarre avec un rythme latin irrésistible et une orchestration légère et rebondissante dont le thème parait être joué à l’envers : 40 love / Goldrausch. La guitariste Jasper Stadhouders passe indifféremment du thème à l’improvisation polyrythmique ou pointilliste en alternant avec les articulations déboîtées du saxophoniste Tobias Delius et en symbiose avec le riff du thème malmené par ci par là. Joyeusement ludique et passages free bien décalés. Batteur astucieux qui aime aussi Il se passe pas mal de choses en quelques minutes pour attirer et renouveler notre attention. Le contrebassiste Andrea Borghini ancre le quartet sur un sol accidenté avec une belle fermeté. La sauce est prise tout de suite et il n’y a pas un morceau plus faible que les autres comme le prouve The Lobster, qui met en perspective des parties contrastées aériennes, suspendues où chacun occupe un espace bien défini avec un thème contemporain qui ponctue le final avant la comptine mélodieuse de Lilly, point de départ pour une ritournelle swinguante qui tourne sur elle-même à l’envi. Ne nous y trompons pas : leur science du crescendo rythmique fait transiter insensiblement le développement du morceau vers un jeu free intéressant qui se mue en un martellement quasiment rock avec des contretemps vachement étudiés, mais spontanés. Super quartette hyper cohérent prêt à par-dessus le quel brille la guitare incisive de Stadhouders, un sérieux client au style polymorphe. Le quatrième morceau The Landing offre encore un autre réalité. Je vais arrêter là la description pour attirer l’attention sur la profonde originalité de ce quartet, au répertoire idéalement conçu pour être déconstruit et subverti avec une conviction remarquable. Chaque instrumentiste tire son épingle du jeu. Le saxophoniste et clarinettiste Tobias Delius, à un poste habituellement dévolu à la manie soliste dans le jazz, s’affirme comme un musicien essentiellement collectif, intervenant pour faire évoluer leur musique et éclairer avec goût et subtilité certains passages transitionnels d’un état sonore vers un autre. Comme cette séquence librement improvisée lors du final, Déesse (en français avec l'accent aigu placé à côté : Deésse, sur le CD), avant la compo elle-même avec la clarinette de Tobias et le rythme de samba. Et les trouvailles percussives de Christian Marien palpitent autant de swing même quand il « bruite ». Félicitations, les gars. Vous m’avez convaincus !!
PS Lien bandcamp introuvable pour le moment.