16 juin 2019

Derek Bailey/ Benjamin Vergara Fred Lonberg Holm Aaron Zarzutzki: Antonio Panda Gianfratti Marco Scarassatti Otomo Yoshihide Paulo Hartmann / Caroline Kraabel Robert Wyatt/ Cristiano Calganile/ Hideaki Shimada with Evan Parker & Roger Turner


Derek Bailey Solo on Milwaukee 1983 Cassette Incus Réédition 2011.
Illustration de la cassette originale 

Il y a plus de trente ans, je me trouvais à l’Incus Festival 1985 (et ensuite à l’édition 1986) à Londres, à l'Arts Theatre Club, Great Newport Street à deux pas de Leicester Square. Programme extraordinaire et deux grandes tables avec des albums du label Incus et autres que je m’efforçais d’acquérir petit à petit… Derek Bailey proposait quelques copies d’une cassette enregistrée à Milwaukee en 1983 et celle de sa performance parisienne avec le danseur butoh Min Tanaka. Je dus me concentrer sur les dernières parutions Incus et des albums introuvables de X Pact (Fuchs Hirt Schneider Lytton et Floros Floridis avec Lytton, AMMO de Minton Turner etc…). J’écoutais très régulièrement les solos de Derek, tels Aïda (enregistré par les fidèles Jean-Marc Foussat et Adam Skeaping en 1980), une extraordinaire invention acoustique à la guitare, les Public and Domestic Pieces (Quark / Emanem) et Improvisation (Cramps),  plus la demi-face de Solos Vol 2 sur Caroline produits par Fred Frith (avant de mettre la main bien plus tard sur Old Sounds, New Sights en CD, réédition du double album Morgue japonais. Que n’ai-je économisé l’argent de deux ou trois pintes de bière, des paquets de cigarettes ou un vinyle de jazz pour cette cassette auto-produite. Enregistrée au Woodland Pattern, la librairie de Milwaukee où Hal Rammel et ses amis présentent  toujours des concerts, cette performance est en réalité le plus beau développement des trois improvisations d’Aïda, Paris enregistrée au Dunois et Niigata Snow et An Echo in Another’s Mind à l’I.C.A., lieu situé sur Pall’s Mall’s à proximité des palais princiers et royaux et réceptacle des performances et concerts les plus révolutionnaires les uns que les autres (dont Company). Derek Bailey s’est imposé comme un inconditionnel de l’improvisation libre pure et dure, rejetant l’idée et le titre de compositeur. En pratique, si vous écoutez attentivement ses solos acoustiques à la file, vous finissez par vous convaincre que par le truchement des enregistrements de ses concerts solos, il s’est construit une œuvre confiée aux micros et la bande magnétique en écoutant, réécoutant, analysant les séquences, les intervalles, les harmonies (sérielles) l’évolution seconde par seconde de tous ces éléments sonores et musicaux et recyclant les idées forces avec d’autres paramètres pour en faire évoluer et transcender l’architecture générale et la multitude de détails qui donnent le caractère précis d’une performance. Le jeu parcimonieux d’harmoniques éparses face au silence et tout aussi fascinant que le tourbillon du plectre dans l’éclatement des six cordes contre frettes serrées et paume des doigts de la main gauche magiquement relâchés se fait ici silence et son à la fois. Aussi intarissable que peu loquace.  La deuxième face de la cassette contient un solo électrique où il joue avec sa technique à l’acoustique en relâchant sa pédale de volume. Le son acoustique des cordes de sa « demi-caisse » (hollow-body)  est enregistré directement avec un micro, un autre dressé face à l’ampli, rééditant ainsi sa technique avec deux pédales et stéréo. D’où l’intérêt de cette cassette légendaire disponible aussi en version CD. J’ignore encore si le son du CD a une meilleure définition que celle de la cassette rééditée par Incus en 2011. L’aboutissement de cette démarche solitaire se révèle dans Notes (Incus 48) et Drop Me Off at 96th (Scatter02CD). A suivre à la trace et re-suivre.

Five arias for naica Benjamin Vergara Fred Lonberg Holm Aaron Zarzutzki inexhaustible editions ie-013


Inexhaustible editions et son responsable Laszlo Juhasz ont fait le pari de présenter avec élégance et grand professionnalisme, la musique improvisée sans concession, nue et chercheuse. Chercheuse de sons, de textures, de bruissements, de connivences insoupçonnées, créatrice d’un univers imaginaire avec en exergue, l’esprit d’écoute, de partage et d’instants de grâce renouvelés avec le moins de redite possible. Le violoncelle (Fred Lonberg Holm) se fait craquant, luisant, bruiteur, aiguillon, grogneur, siffleur, forcené dans la saturation physique, toujours imaginatif et ludique. Le trompettiste (Benjamin Vergara) suggère, frictionne la colonne d’air, questionne le tube et l’embouchure, détricote un motif mélodique, sussure des nuances étirées et articule en évoquant le Leo Smith du CCC.  Le synthé (Aaron Zarzutzki), aussi aux objets, se fait minimaliste, ouvrant l’espace et s’immisçant avec perspicacité dans les liens qui sous-tendent les univers parallèles du cordiste et du souffleur. Le talent d'exécution des ritardandos et hésitations de la première des cinq arias, vaut à elle seule le détour... et le reste s'impose naturellement. Un album de musique honnête et conséquente qui illustre bien les possibilités et la fascination de l’improvisation libre : libre de référents, de méthodes, de buts et de prétentions. Remarquable et à (re)commander.  

Antonio Panda Gianfratti Marco Scarassatti Otomo Yoshihide Paulo Hartmann PsychoGeography An Improvisational Derive Not Two MW 981-2
Trois brésiliens et un japonais. 6 morceaux intitulés par une macédoine de chiffres qui dégringolent sous la virgule et s’agglutinent en couleur pastel pour former un réseau à la fois clair et opaque. Une musique dynamique, inclassable. Platines, guitares électriques, effets, percussions, viola de cocho, selfmade instruments/ sculptures sonores, prepared 3rd bridge guitar, fretless prepared guitar. Malgré l’impression qu’une telle association se révélerait pur le moins chaotique, on est surpris par la multiplicité des formes, la cohésion du groupe et de l’intense écoute mutuelle, la démarche poétique, la précision du travail instrumental liée à une profonde lisibilité, l’invention sonore mariée à l’esprit d’à propos, une beau niveau de réussite. En essayant l’improbable, les quatre musiciens prouvent, s’il est encore nécessaire, que la pratique de l’improvisation libre est une clé essentielle de la création musicale authentique. Je me laisse fasciner par ses sons formant une jungle de vibrations, un maquis de frémissements, des couleurs luisantes, légèrement résonnantes et réverbérantes, des frottements de cordes lumineux. Musiques fortuites et pourtant essentielles, sans vouloir se référer à un sub-genre improvisé. Avec Otomo, pourtant, déchirures électriques dans du velours sans surenchère, effervescence noise contenue par le flegme des Brésiliens durant la phase la plus animée de cet album éminemment « concerté » en toute spontanéité. Sens profond de la dynamique et étonnante cohésion.


Cristiano Calganile ST( )MA.  We Insist Records Support by Amirani Records
Double album Vinyle + DVD. Cristiano Calganile Solo : Drums, Percussions,  Objects, DrumTable Guitar, Effects. Enregistré les 15, 16, 17 avril 2013 à la Casa del Popolo à Lodi. Video de chaque morceau enregistré contenu dans un DVD. Disque Objet, Textes italien et anglais de l’auteur inclus dans un triptyque en papier fort et photos format 33T : visage du musicien, scarabée, astre… Crédits et remerciements à tous ceux sans qui la musique n’existerait plus. Design de l’enveloppe, une pochette blanche.
À  écouter et à méditer. À lire…Témoignage d’une pratique de la percussion – batterie – recherche sonore dans le présent – dans l’instant. Composition musicale. Post Rock. Par delà les étiquettes, une musique honnête, rêveuse, faite de boucles rythmiques, de répétitions d’éléments mélodiques  en décalage, illusion du temps qui fuit. Intrigante DrumTable Guitar. Dérive vers le rythme primal. Synchronisation de cellules éclatées, de fragmentations des pulsations. Un travail original sur le rythme, son enrichissement, son évanouissement. La greffe sonore nourrit les frappes, dérange l’ostinato mouvant, les bruissements de Medicazioni Liturgiche, frictionnent la résonnance métallique et son écho électrique. Crissements, montage, sculpture sonore vivante. Un excellent travail à la croisée des chemins de traverse : recherche sonore, sens de la forme, poésie, clarté des intentions. Fin abrupte. Hésitations. Les Italiens sont prolixes. Mais l’artiste en dit autant par sa relation fondamentale au silence,  que par les sons.  Exemplaire et inclassable.

Caroline Kraabel LAST1 LAST2 Emanem 5048

Intéressant projet collectif conçu et dirigé par Caroline Kraabel avec la participation de Robert WyattSur le recto de la pochette, une photo de mur et de clôture, celle qui empêche les migrants de traverser la frontière britannique à Calais où se pressaient des milliers de réfugiés et migrants du Moyen Orient et d’Afrique dans des conditions sanitaires indignes. Comme le souligne Caroline, nous sommes tous des migrants ou des fils de migrants. Les revenus de l’album, enregistré au Café Oto en 2016, sont destinés à soutenir les organisations d’aide aux réfugiés Care4Calais et Utopia 56.
LAST1 est une composition/conduction de Caroline Kraabel pour un grand orchestre et un enregistrement de la voix de Robert Wyatt chantant un texte de C. Kraabel. Les musiciens n’avaient pas entendu cet enregistrement de Wyatt auparavant et ignoraient à quel moment sa voix si caractéristique était diffusée. L’orchestre est composé de membres récurrents du London Improvisers Orchestra pour la plupart : Veryan Weston, piano, Phil Wachsmann, violon, Hannah Marshall, violoncelle, neil Metcalfe, flûte, Alex Ward, clarinette, Tom Ward, clarinette basse, Jackie Walduck, vibraphone, Roland Ramanan, trompette, Caroline Hamm, trombone, David Jago, trombone, Sue Lynch, sax : ténor et seconde conductrice, Cath Roberts, baritone sax, Seth Bennet, double bass, Guillaume Viltard, contrebasse Mark Sanders, percussion. Durée : 29:20
LAST2 réunit un quartet : Caroline Kraabel, sax alto et direction musicale, Richard E Harrison, percussion,  John Edwards , contrebasse, Maggie Nicols, voix avec la participation pré-enregistrée de Wyatt, chantant une texte de Caroline Kraabel. Une stratégie de jeu est élaborée en connaissance du contenu de la bande pré-enregistrée de Wyatt et en fonction des moments précis où elle est diffusée.
La voix de Wyatt est toujours aussi originale, extrêmement personnelle, aussi sincère, profonde qu’irréelle. La musique collective dirigée ou initiée par Caroline Kraabel tisse petit à petit un écrin, une trame autour du texte. Last2 me fait redire que la communauté londonienne recèle des improvisateurs « inclassables » car ils ont très souvent la capacité d’adapter leurs passions au service de toutes les idées qui leurs sont présentées par leurs pairs sur une base collaborative aussi enthousiaste que spontanée. Une forme de respect qu’on entend dans la musique.

Kanazawa Duos Hideaki Shimada with Evan Parker and Roger Turner Pico-07
Hideaki Shimada est un violoniste original qui transforme le son de son instrument électrifié avec une installation électronique de manière vraiment originale. Il privilégie le travail du son et se focalise sur une qualité de dialogue tangentielle - élastique avec ses deux partenaires successifs. Ce que j’aime particulièrement dans le duo avec Evan Parker (20 :12 – 6 avril 2016) est cette presque nonchalance avec laquelle ils prennent de jouer, de moduler et de dévier les lignes, et de la part du violoniste, de savoir se concentrer sur son cheminement sonore, fait de timbres très fins  et d’une électronique très travaillée et au moyen de celles-ci proposer des formes inusitées. L’écoute profonde d’Evan Parker, se mesure à ces moments précis où il infléchit sa sonorité en captant les sons remarquables de son partenaire tout en se montrant très mesuré par rapport à sa pyrotechnie acrobatique « of the Lungs ».  Concernant Shimada, mon impression se confirme dans le duo avec Roger Turner (29 :40 – 22 septembre 2016) où les deux artistes explore la densité de l’espace de jeu – fréquences immanentes du lieu, avec des manipulations sonores plus qu’intéressantes. Son art est très précis, méthodique et détaillé, où chaque son compte. Les manipulations de l’archet et des cordes sont complètement intégrées à celles de l’électronique comme si l’un naissait de l’autre et vice et versa. Roger Turner questionne l’acte de jouer dans l’instant en laissant des espaces de blanc tout à l’écoute, créant l’espace nécessaire à son vis-à-vis pour qu’il donne la pleine mesure de son art austère. En fait, Turner a cette qualité de pouvoir marquer sa présence sur scène en jouant « avec des riens » de manière peu perceptible mais néanmoins engagée et dramatique  Réalisant une belle symbiose entre la pratique d’un instrument conventionnel et le jeu avec l’amplification et l’électronique, Hideaki Shimada est un artiste original qui a trouvé deux improvisateurs très expérimentés qui joue à fond la carte de l’adaptabilité à son univers particulier. Une belle réussite qui échappe à la routine de la free music pour festival sans imaginaire et ….