29 novembre 2018

London Improvisers Orchestra / Matthias Boss & Guy-Frank Pellerin/ Michel Doneda Jack Wright Tatsuya Nakatani

London Improvisers Orchestra Twenty Years On LIO 001 Cd double



 Le London Improvisers Orchestra est à l’affiche du Café Oto ce week-end pour leur 20èmeanniversaire pour lequel a été publié ce magnifique double album avec des enregistrements récents. Plus qu’une institution comme l’ONJ français, le LJCO de Barry Guy, le Globe Unity Orchestra d’Alex von Schlippenbach ou l’Italian Instabile Orchestra, orchestres « professionnels » soutenus officiellement et/ ou invités par des acteurs culturels de poids dans le réseau des festivals de jazz contemporain au niveau européen, le London Improvisers Orchestra se définit comme un terreau communautaire à géométrie variable ancré à Londres et se produisant (au moins) une fois par mois. L’orchestre débuta en 1998 à l’initiative d’Evan ParkerSteve Beresford et quelques autres dans le sillage d’une tournée du projet Skyscrapers en Grande Bretagne sous la houlette de Lawrence Butch Morris l’année précédente, lequel faisait appel à un large panel d’improvisateurs londoniens parmi les plus actifs. Même si la plupart avaient été déçus face à la méthode Morris,  la perspective d’un orchestre collectif et communautaire sur la base de techniques de conductions fit se rassembler quelques dizaines d’improvisateurs (et pas n’importe lesquels !) chaque mois au défunt Red Rose sans discontinuer. Leur principe de fonctionnement basique prévoit que l’orchestre de chaque concert est formé avec les musiciens membres qui se présentent à la répétition de fin d’après midi, en incluant parfois des artistes de passage invités au préalable. La composition instrumentale de l’orchestre varie parfois très fort d’un concert à l’autre : avec ou sans percussionnistes, plus de clarinettes ou moins de trombone, un vibraphone ou absence d’électronique. Il est arrivé qu’il n’y ait que deux saxophonistes, mais pléthore de clarinettes, bois et flûtes, ou une section fournie de cordes (violon, alto et violoncelle) etc… rendant la sonorité du LIO imprévisible. Le comité coordinateur (élu) sélectionne les propositions de chaque « chef d’orchestre – conducteur » et l’ordre de passage pour chaque soirée. Généralement, ces Conductions sont dirigées avec des signes des deux mains comme celles codifiées et popularisées par Lawrence Butch Morris qui lui-même s’est inspiré du batteur Charles Moffett, alors résident californien. Frank Zappa avait d‘ailleurs initié ces techniques dès 1967, comme l’illustre très bien une vidéo de 1968 filmée à la BBC et postée sur Youtube. Certains collègues du LIO formulent des propositions insensées, aléatoires, combinant plusieurs points de vue ou excluant un quelconque sens de la forme ou réalisent d'extraordinaires concertos ou des pièces "contemporaines" convaincantes. 
La musique du LIO est documentée par une série de huit albums (Emanem,: http://emanemdisc.com/cd-lio.html et Psi) : Proceedings, the Hearing Continues, Freedom of the City 2002, Responses Reproduction & Reality, Separately & Together avec le Glasgow IO, Improvisations for George Riste et Lio Leo Leon, sans oublier HMS Concert sur Kurukuku RecordingsÀ ses débuts, la section de saxophones comprenait Lol Coxhill, Evan Parker, John Butcher, Harrison Smith, Adrian Northover et Caroline Kraabel, les trombones : Paul Rutherford, Alan Tomlinson et Robert Jarvis, les trompettes : Ian Smith, Harry Beckett et Roland Ramanan, les clarinettes : Alex Ward, John Rangecroft et Jacques Foschia, la flûte : Neil Metcalfe, les contrebasses : Simon H Fell, David Leahy et John Edwards, les guitares : Dave Tucker et John Bissett, au piano : Steve Beresford et Veryan Weston (lorsque Steve dirige), cello : Marcio Mattos, violon Susan Ferrar, Phil Wachsmann et Sylvia Hallett, alto : Charlotte Hug, percussions : Steve Noble, Mark Sanders, Tony Marsh ou Louis Moholo, harpe : Rhodri Davies et électronique : Pat Thomas. Terry Day aux flûtes en roseau et textes et Adam Bohman aux objets amplifiés. La caractéristique principale de cet orchestre hors du commun (le personnel ferait rêver un organisateur continental) est d’avoir bénéficié du talent et de l’imagination d’un grand nombre de Conducteurs différents qui ont apporté une multiplicité étonnante d’idées,  de procédés et de techniques. Citons Steve Beresford, Simon H Fell, Caroline Kraabel, David Leahy, Dave Tucker,  Pat Thomas, Paul Rutherford, Phil Wachsmann, Alison Blunt, Adrian Northover, Terry Day, Noel Taylor… Le LIO s’est produit sans interruption jusqu’à ce jour en assimilant un turn-over extraordinaire de musiciens. Mon ami Jacques Foschia, clarinettiste belge de haut vol et de passage dans l’orchestre en juin 2000, fut invité à en faire partie de manière permanente grâce à ses grandes compétences et son profond enthousiasme. Le « plus » de cet orchestre s’exprime au travers de l’amitié et de la convivialité qui y règnent et cela se traduit par une qualité d’écoute mutuelle et une réceptivité particulière. On veille aussi à mettre naturellement en valeur chaque individualité, parfois de manière folle, sérieuse, improbable, logique, amusée, surprenante, « contemporaine », conceptuelle, sonique, minimaliste. Leur pratique a essaimé  en Grande-Bretagne, comme à Glasgow où le GIO a lui-même enregistré des albums remarquables dont un mémorable concert conjoint avec le LIO auquel j’ai eu le plaisir d’assister (cfr CD Emanem Separately and Together). Mais aussi à Birmingham, Wuppertal, Vienne etc… Lors des Freedom of The City festival organisés par Evan Parker, Martin Davidson d’Emanem et Eddie Prévost, le LIO constituait la pièce de consistance – résistance de la plus belle soirée, le final en feu d’artifice qui criait haut et fort et …. très subtilement que la musique improvisée est surtout une musique collective.
Plus qu’un assemblage de « personnalités » connues et répertoriées qui prennent des « solos », il s’agit sans doute de l’orchestre le plus remarquable de ce type, qui focalisé sur un son d’orchestre détaillé et interactif, délivre deux heures enthousiasmantes d’une musique qui ne m’a jamais lassé tant par la grâce de la connivence collective, la capacité d’intervention sur le fil du rasoir, la diversité des approches et le sens ludique – plaisir du jeu et des sons. Après avoir siégé au Café OTO un certain temps, les voici à l’I’Klectic au sud de la Tamise où ont été enregistrées de décembre 2015 à mars 2018, les quatorze pièces à conviction de ce Twenty Years On illustré par la dessinatrice improvisée Julie Pickard qui s'installe fréquemment pour dessiner durant les concerts. Vingt ans plus tard, le personnel « instable » a fortement évolué en s’ouvrant à des improvisatrices et improvisateurs locaux talentueux qui dans la grande majorité ont un solide expérience musicale dans une belle diversité de domaines musicaux. On y a entendu le fameux joueur de pedal-steel guitar B.J. Cole, illustre musicien de studio adulé par les rock-stars. 
Des improvisations complètement libres s’enchaînent entre les conduites et à l’écoute, il est souvent impossible de distinguer s’il s’agit d’une improvisation totale ou si l’orchestre est dirigé tant les interventions individuelles et collectives sont pertinentes.  Et donc, je recommande ce double album pour la simple et bonne raison que Twenty Years On illustre tout à fait les fameuses lignes de Derek Bailey telles qu’elles sont dites par Lol Coxhill dans l’album de Company « Fictions » à propos des caractéristiques les plus essentielles de l’improvisation libre, tirées de son livre Improvisation. Its Nature and Practice in Music.  Evan Parker relate la genèse de l'orchestre dans ses notes de pochette et n'en fait plus partie, entre autres, parce qu'il habite en dehors de Londres. On sait que l’amateur informé du « continent » considère « les noms connus – notoires » pour se sentir intéressé par ce genre de démarche orchestrale. Il se fait qu'une série de personnalités incontournables de la scène internationale ont quitté l'orchestre : RIP Rutherford, Lol Coxhill et Harry Beckett, soit parce qu'ils habitent hors de Londres ou ont d'autres obligations : Evan Parker, John Edwards, Simon H Fell, Steve Noble, Mark Sanders, Pat Thomas. Dans le cas précis du LIO, il est évident que des musiciennes improvisatrices – musiciens improvisateurs qui maîtrisent leur instrument et qui ont acquis une solide expérience à s’adapter et réagir créativement font, en fait, autant l’affaire dans ce contexte que des pointures – artistes « historiques » - créateurs réputés internationalement. Certains musiciens qui semblent individuellement moins originaux d’un point de vue stylistique se révèlent être tout aussi capables d’apporter une contribution optimale dans l’instant au sein d’un tel orchestre, réalisant ou même devançant les intentions du conducteur. Aussi, chose importante, le poids de l’ego au sein de cette communauté s’évapore très vite une fois tout le monde rassemblé. J’ai assisté à plus de dix concerts entre 2000 et 2010 et créé des liens amicaux ou de connivence avec certains de ces membres. Je fus d’ailleurs l’invité « soliste » pour une conduite d’Adrian Northover en mars 2017. Bon nombre d’entre eux travaillent ensemble dans d’autres groupes de longue durée et l’orchestre est devenu un point de rencontre idéal pour de nouvelles perspectives de créations. Au delà des amitiés individuelles, un rapport relationnel aussi intense que respectueux et une solidarité bien intentionnée se sont développés au fil de deux décennies et tout cela est palpable dans la musique vivante sur scène. J'ai assisté à des concerts de quelques grands orchestres "improvisés"/ dirigés, mais je n'ai jamais ressenti aussi fortement l'intensité de l'écoute mutuelle, de la camaraderie vécue et de la connivence collective. Pour ceux qui connaissent déjà tout ou partie des albums précédents - le dernier Psi date de 2010 et HMS Concert de 2012, cet album est un document complémentaire. Après avoir fait sensation, certains concerts drainant pas mal de spectateurs dans une ville où sont programmés journellement plusieurs concerts de musique improvisée, l’intérêt avait quelque peu faibli jusqu’à ce que le LIO s’impose au Café OTO et au London Jazz Festival. Donc n’hésitez pas à découvrir Yves Charuest, Caroline Kraabel, Yoni Silver, Noel Taylor, David Leahy, Inga Eichler, Theo Zirakas, Ulf Mengersen, Neil Metcalfe, Julian Elvira, Rowland Sutherland, Douglas Benford, Adam Bohman, Ben Brown, Dave Tucker, Jerry Wigens, Cristabel Riley, Terry Day, Dave Fowler, Egesu Kaymak, John Bissett, Paolo Duarte, Sian Brie, Martin Vishnick, Klaus Bru, Sue Lynch, Adrian Northover, Harrison Smith, Caroline Kraabel, Dave Jago, Ed Lucas, Robert Jarvis, Alan Tomlinson, Loz Speyer, Dawid Frydryk, Roland Ramanan, David Aird, David Powell, Steve Beresford, Veryan Weston, Phil Wachsmann, Alison Blunt, Olivia Moore, Pei Ann Yeoh, Susan Ferrar, Sylvia Hallett et beaucoup d’autres qui ont participé à ces enregistrements ou qui étaient présents durant d’autres concerts…. La musique improvisée collective à l’état pur. Peu descriptibles, certaines séquences libèrent une folie bienvenue, d’autres font ressentir l’élan collectif. 
Ci dessous une photo prise par Jacques Foschia dans les rangs du LIO


Matthias Boss & Guy Frank Pellerin Du vent dans les cordes Setola di Maiale 3710

Violon et saxophones. Le violoniste suisse Matthias Boss et le saxophoniste franco-canadien établi en Toscane Guy Frank Pellerin, ici trustant le baryton, le ténor et le soprano ainsi que quelques percussions partagées par le violoniste sur un morceau. Graphisme de Boss sur la pochette : Burned Matches on Snow. On était  en janvier 2017 à Castiglioncello et Matthias est sorti pour fumer dans le jardin enneigé face à la mer. Le lieu de l’enregistrement un peu réduit et bordé de grandes fenêtres ouvrant vers la Méditerranée, réverbèrent un peu le son. Premier morceau, Zhaï, le baryton puissant, charnu et graveleux et le violon tranchant rebondissent dans l’espace. Se consacrant aux saxophones ténor et soprano en concert, le baryton est sollicité en studio (de fortune) donnant encore à GFP une carte de visite sonore supplémentaire par rapport à son travail personnel sur les deux autres instruments qui vont souvent de pair (Coltrane, Liebman, Evan Parker, Leimgruber). On imagine devoir voyager avec trois étuis ! Deux suffisent ! Premier morceau. Une forme d’interlude ludique pour, sans doute mettre en bouche, le plat de résistance des morceaux qui suivent : une très remarquable investigation ludique des possibles sonores, percussifs, de l’écriture automatique des extrêmes. Dans la pièce numéro 4 , Construire un Feu, Matthias Boss pulvérise l’expressivité du frêle violon au moyen d’un jeu forcené en pizzicati délirants dignes de la furie incontrôlable de Tristan Honsinger en 1977. Quand MB passe à l’archet, c’est la projection du son, disons-le, énorme qui arrache l’écoute et provoque la stupeur. Face à cette détermination qui semble incontrôlée le placide GFP fait vibrer le bocal de son baryton avec un son plein à ravir. Short Letter For The Water, le n°5 séduit pour le raffinement détaillé du jeu à l’archet du violoniste et sa capacité à augmenter et baisser le volume de chaque note en léger glissando de manière naturelle. Le soprano vise des harmoniques éphémères et fantomatiques à la subtile qualité vocale insaisissable.  Le saxophoniste est ici très convaincant et les deux improvisateurs font preuves d’écoute mutuelle et d’inventivité, maîtrisant un champ sonore étendu et les paramètres innombrables qui s’offrent à eux dans cette pratique de l’improvisation libre (totale ?). Ils assument avec brio de nombreuses implications de l’acte d’improviser. Matthias Boss se révèle ici être un phénomène du violon improvisé de la dimension de Carlos Zingaro avec un côté organique, moins policé que le très subtil Harald Kimmig. Avec Phil Wachsmann, Jon Rose, Malcolm Goldstein et les trois précités, Boss, Zingaro et Kimmig, vous obtenez le panorama complet de l’improvisation violonistique au sommet. Donc, précipitez-vous. Une rencontre violon - saxophone enregistrée à ce niveau n’est pas chose courante et Pellerin a le mérite et l’intelligence de doser et négocier ses interventions aux saxophones de manière à créer un excellent équilibre (instable) / contrepartie inventive avec les cordes de son partenaire. Si, peut-être, d’autres combinaisons instrumentales de chacun d’eux avec un partenaire "idéal" pousseraient le bouchon encore plus loin, ce duo est vraiment exceptionnel par sa puissance de feu.



Michel Doneda Jack Wright Tatsuya Nakatani From Between SOS Editions 801. 

Cet album date déjà d’un autre temps, lorsque des improvisateurs ont approfondi, prolongé, transgressé les innovations radicales d’Evan Parker, Derek Bailey, Paul Lovens, Paul Lytton, John Stevens des années septante en requérant le point de vue réductionniste, un brin minimaliste, lower case etc... Axel Dörner, Burkhard Beins, Rhodri Davies, Jim Denley, Jean-Luc Guionnet et beaucoup d’autres, influençant AMM et Keith Rowe. Marqué par cette nouvelle pratique et désireux de se situer à la pointe aiguë de toutes les possibilités de son instrument, le saxophone soprano et sopranino dont il est un maître incontesté, le français Michel Doneda s’est distingué par l’insigne pureté de sa démarche artistique. En 2003 et 2004 à Brooklyn et dans le Bronx, il a joué une de ses plus belles pages en compagnie du saxophoniste alto et soprano Jack Wright et du percussionniste Tatsuya Nakatani. From Between est la première manifestation de ce trio pas comme les autres publiée par un des nombreux micro-labels qui pullulaient à l’époque, soseditions. Emballé dans une pochette noire de papier fort brut dans lequel avaient été gravés en creux les noms des musiciens, les titres et autres informations utiles, ainsi qu’une surface polie représentant l’oreille externe et interne. Les crédits en sont à peine lisible, sauf si vous vous munissez d’une grosse loupe à la lumière du jour. À l'intérieur, un feuillet avec un beau poème. Trois morceaux : Hands Behind Hands 30 : 12 et Of Pipes and Roots 13 : 37 (Bronx may 2004 h&h studio) et ... Open the Surface to Clouds 10 : 56 (Brooklyn BPM Gallery septembre 2003)  qui éclairent comme une torche la caverne des invendus, albums disparus, enregistrements oubliés, projets d’un jour et de toujours. On se trouve alors dans une dimension plus essentielle que Contests. From Between fit un autre album sur Sprout et tourna en Europe dont un concert à Poitiers l'année suivante. À trouver et écouter d’urgence, en espérant que From Between se trouve encore dans le catalogue d’un revendeur ou dans les bacs d’un disquaire allumé.