19 juin 2021

Richard Barrett & Evan Parker / Antonio Acunzo Tony Hardie Bick Tom Mills N.O. Moore/ Richard Comte solo/ Luis Vicente Marco Franco Marcelo Dos Reis José Miguel Pereira & Albert Cirera

Evan Parker Richard Barrett 2001 digital
https://evanparkerrichardbarrett.bandcamp.com/


Face aux manipulations sonores électroniques inouïes et complexes de Richard Barrett, Evan Parker nous donne à entendre sa dimension expérimentale aventureuse tout en maintenant son style personnel. Dès les premières minutes de alpha, on entend de suite qu’il s’agit d’un des meilleurs duos d’Evan Parker de ces vingt dernières années. Au départ (1/ 2001 𝛼) chacun élabore une construction sonore et temporelle individuelle et dont les deux musiciens font coïncider – dialoguer par intermittence, l’interaction fonctionnant subjectivement sur des éléments épars et souvent surprenants de leurs sons dans l’instant.
Enregistré en 2001 quelques années après leur première rencontre dans un projet parisien de George Lewis en 1994 mis à profit par Barrett pour rencontrer Iannis Xenakis. Je le cite : “When we were discussing how to give titles to the five tracks, Evan suggested just the year that gave the album its title, followed by the first five Greek letters, as a “sort of implicit homage to Xenakis”. Which reminded me that, back in Paris in 1994, I’d taken the opportunity to visit Iannis Xenakis in his studio, where we drank tea and talked about the poetry of John Donne (about which he knew a great deal more than me). When Evan and I recorded this music, Xenakis had died a matter of weeks before. He’s justly celebrated for having revolutionised many aspects of musical composition, from the statistical calculation of orchestral sound-masses to new concepts of digital sound synthesis, but actually these innovations could all be said to focus on the same aim: to grasp and make composable the evolutions of natural sonic (and other) phenomena, to find ways of participating actively in (to use Cornelius Cardew’s words) “the musical composition of the world”. And of course we can conceive of the freely improvisational method of musical creation in precisely the same way”. (Richard Barrett 21 May 2021).
Ce duo nous offre à la fois les trouvailles sonores uniques en leur genre de Richard Barrett, compositeur, musicien électronique et improvisateur extraordinaire et le jeu le plus en pointe et le plus subtil d’Evan Parker dans les fréquences et les sonorités les plus rares du saxophone soprano, ici utilisé dans les morceaux 1-3-5 : 2001 𝛼 – 2001 𝛾 – 2001 𝜀. Les morceaux 2 et 4, 2001 𝛽 – 2001 𝛿, sont joués au sax ténor, instrument avec lequel Evan est aussi compétent et créatif qu’au soprano, les deux instruments couvrant l’entièreté des registres et méandres soniques de sa musique avec la même puissance et créativité inouïes. Au fur et à mesure que la rencontre évolue, les deux musiciens établissent un dialogue en profondeur, d’un raffinement saisissant dans une multitude de détails sonores et de configurations formelles. Tout créateur électronique se doit d’écouter Richard Barrett, simplement parce que ce musicien place la barre très haut, jonglant avec une maximum de possibilités sonores, de paramètres de dynamiques, de textures, de mouvements, etc… avec la plus grande cohérence et un sens de la complexité dans l’approche bruitiste quasiment inconnu ailleurs. Je trouve inconcevable qu’Evan Parker n’ait pas publié cet album il y a vingt ans, un nombre conséquent de ses productions des deux dernières décennies n’ont pas l’attrait incontournable de cette œuvre, publiée ici en digital. Accrochez-vous !

The Birds of Four Mirrors – Improvisers Inside Electronics Antonio Acunzo, Tony Hardie Bick, Tom Mills, N.O. Moore dxdyrecordings.com
https://breakingupintheatmosphere.bandcamp.com/album/the-birds-of-four-mirrors


Cinq improvisations intitulées Part One, Part Two, Part Three, Part Four et Part Five. Teste de pochette rédigé par Eddie Prévost. Un extrait de son texte : « Herein this CD – hearing this symphony of synergy – there are echoes of the common cause that too rarely articulates its own philosophy. This oppositional voice – which we hear so certainly in the work of Eric Dolphy and Devid Tudor – has to counter the deleterious determinist use of language. The sounds of this CD are representative of – and achieve cogency by – common effort informed by an unified practice of collective induiry $. Ironically, the positive sense of “the common” is all too rare. It is time to make its presence more common”. Quatre musiciens “électriques” – “électroniques” : Antonio Acunzo (electric bass and objects), Tony Hardie Bick (acoustic guitar and modified tape echo), Tom Mills (theremin and ring modulator), N.O. Moore (stereo field and dark energy). Dark Energy !! Ce qui étonne ici c’est une synergie – complémentarité de manipulations de sons très diversifiées, une multiplication de sources sonores formant un tout aussi cohérent qu’anarchique et une constante : un sens admirable de la dynamique et de la lisibilité du moindre élément. Drones changeants, splashes, oscillations, bruits roses, vibrations, boucles perturbées, frottements insidieux, sifflements ponctuels, grondements assourdis, cordes percutées, mouvements suggérés ou suggestifs etc… Le paysage sonore est en permutation relativement constante, parfois à la limite de l’audibilité au fur et à mesure que la production sonore s’intensifie ou s’évanouit. Franchement, un album remarquable de musique électronique expérimentale avec une belle richesse sonore focalisé sur l’écoute et l’empathie du collectif. Les oiseaux des quatre miroirs n’ont pas la berlue, ils retrouvent le chemin du nid après avoir convolé hors des chemins de ronde. Bravo !!

Richard Comte Dérive de la base et du sommet NUNC 022
https://nunc-nunc.bandcamp.com/album/d-rive-de-la-base-et-du-sommet

Disque de guitare solo. Photo de pochette : Tempête de poussière dans le désert (Afrique ? 1905/1015). Quatre pièces : AL (14:27), OD (07:21), IM (07:57), IS (11:32). Enregistré et mixé par Richard Comte, 2018-2019. AL est un curieux drone grave en léger crescendo qui attire petit à petit des harmoniques évasives et oscillantes et une contorsion du son à peine perceptible alors que les graves semblent enfler. La constante vague sonore se fragmente intérieurement, comme si le moteur d’un aéronef inconnu se déplaçait dans les airs, menaçant : il s’enraie et la nef s’enfonce dans l’éther en changeant de régime. OD : oscillations du drone grave en suspension dans l’espace de granit, granuleux, rotor braqué en perte de vitesse, vibrations de la carcasse dans l’air chaud de l’immensité, tentatives d’élévations et à-coups d’une tuyère disjonctée, battements vers l’infini, moteur crachant sa bave sourde. IM : silence ausculté sur la tension des cordes légèrement réverbérée. Un accord indifférent meurt dans l’écho du silence, la résonance renouvelée au fil des secondes qui s’épuisent. Je pourrais continuer la litanie et décrire maladroitement cette Dérive millimétrée comme une installation sonore per se ou un missive sonore d’un Rothko d’outre-tombe. Messages muets de l’espace des signes et du temps. Richard Comte fait plus qu’explorer la physique de l’instrument, il installe un paysage vivant, à la fois sous tension et apaisé, grondant dans l’instant et glissant vers l’éternité.
Excellent travail réalisé avec une grande maîtrise et produit sur son label NUNC.

Fail Better The Fall Luis Vicente Marco Franco Marcelo Dos Reis José Miguel Pereira Albert Cirera JACCRecords41
https://jaccrecords.bandcamp.com/album/the-fall

Ce n’est pas le premier album du groupe Fail Better ! et la formule du quintet continue avec le saxophoniste tenor et soprano Alberto Cirera remplaçant l’alto de Joao Guimaraes et le batteur Marco Franco au lieu de João Pais Philippe, le trompettiste Luis Vicente, le guitariste Marcelo Dos Reis et le bassiste José Miguel Pereira assurant si on veut la continuité évolutive du projet. On entre de plein pied dans l’activité expressionniste d’un free-free jazz bouillonnant (01 Ground Floor et 02 Rise Up) dans lequel des idées orchestrales / sonores éclosent subtilement une fois l’énergie consumée : 03 Falling Stars. Dans ce morceau, des notes tenues se maintiennent sur la ligne de flottaison alors que des bulles sonores (Vicente) éclatent subtilement sur la surface des eaux troubles. Un solo de guitare étrangement bluesy surnage entouré de souffles étouffés et d’étranges sifflements. La sonorité du groupe se déplace vers l’improvisation à base d’effet sonores et d’exploration d’un no man’s land formel où chacun, percussionniste, bassiste, trompettiste, guitariste et saxophoniste explore textures, timbres, « techniques alternatives » dans un remarquable continuum collectif. Impossible de déterminer qui joue quoi (14 :50). Soudainement, 04 Sky Fall explose : le ton précédent est conservé et le trompettiste ricochète et crache/vocalise dans on embouchure alors que son pavillon sature. Le guitariste bat la cadence sourde en isorythmie alors que le sax grinçant fait rager la colonne d’air. Fail Better manigance un agrégat sonore bouillonnant qui chavire vers la quarante deuxième minute de ce concert. Émotions de vivo. Les Fail Better ! ont le chic de couronner la performance dans un tout autre registre fait de bruissements inquiets, d’étirements de la matière sonore : un dialogue Vicente – Cirera en duo part en spirale avec des attaques désarticulées une fois que les acolytes se mettent à frotter, grincer, tournoyer. Vocalisations irréelles des deux souffleurs qui s’estompent peu à peu. Une musique communale, spontanée, fureur de l’instant et déperdition d’énergie ad libitum. Une certaine cohérence dans leur démarche organique et ouverte apporte une véritable authenticité. Poésie des sons en liberté.

18 juin 2021

Dominic Lash w Consorts - D. Lash Quartet Javier Carmona RicardoTejero Alex Ward / John Butcher John Russell Dom Lash & Mark Sanders/ Patrizia Oliva solo/Adam Bohman Jonathan Bohman Mark Browne & Lol Coxhill/ Craig Shepard Trumpet City

Spoonhunt : le nouveau label du contrebassiste Dominic Lash met coup sur coup trois albums enregistrés au Café Oto le 14 janvier 2019 (Limulus - Dominic Lash Quartet) et le 13 janvier 2020 (Distinctions – Consorts et Discernment – Butcher/ Lash / Russell / Sanders)lors du concert pour son quarantième anniversaire. Trois projets illustrant trois des multiples facettes musicales de ce compositeur – improvisateur incontournable de la scène britannique.
Limulus Dominic Lash Quartet Alex Ward – Ricardo Tejero – Dominic Lash – Javier Carmona
https://dominiclash.bandcamp.com/album/limulus

Limulus présente le travail développé au sein du Dominic Lash Quartet depuis des années et pour lequel le bassiste conçoit des compositions très diversifiées au niveau du style et des atmosphères. Le challenge, parfaitement réussi, est de créer un sentiment de cohérence sonore et musicale avec les différents matériaux et structures et leurs réalisations ludiques démontrant ainsi que la musique, les musiques n’ont de frontière que dans la tête de certains critiques et les perceptions d’auditeurs. Formé par le remarquable batteur Javier Carmona, le saxophoniste alto Ricardo Tejero, le guitariste Alex Ward et Dominic à la contrebasse, le Quartet navigue entre les eaux mouvementées d’un jazz aventureux « swinguant » aux métriques étudiées, de la guitare électrique acide et provocatrice alternant fulgurances free et riffs rock saturés, du sax alto tressautant et tournoyant avec dérapages contrôlés et des pulsations rebondissantes d’un drumming aussi dynamique que minimaliste, mais aussi des compositions précieuses, aériennes, toutes en nuances. Une fois que l’embardée saturée et les riffs sauvages de alexithymia ont fait leur effet dévastateur, le guitariste et le saxophoniste jouent free, cadrés par le tandem rythmique. Solide guitariste mariant les avancées de Sonny Sharrock et de Derek Bailey, créant un style noisy et forcené tout en subtilité Alex Ward est aussi un compositeur exigeant et a été un des compagnons le plus proche de cet immense musicien que fut Simon H. Fell. Cylindrical qui suit immédiatement, est une composition dodécaphonique à tempo lent où chacun joue une partie des éléments qui convergent dans un ensemble dont on découvre peu à peu l’architecture et les options sonores qu’elle suscite : articulation du sax explosive, cisaillements des notes de la guitare jusqu’à la composition suivante, dactyloscopy, sorte de swing incertain avec enchaînements de heads tressautants sur les barres de mesure (Braxton) prolongé par un solo de guitare saturé serpentant dans les modes avec un sens rythmique appuyé. Lorsque vient le tour du saxophoniste à improviser, la cambrure rythmique est transformée. Tout au long du concert, le sens de la surprise et de multiples variations de détails dans les structures de la musique et les pulsations du batteur Javier Carmona entretiennent l’écoute active et le plaisir de partager leurs énergies. Les parties de basse, orchestrales ou improvisées valent le déplacement (solo dans from a theme by F.S.) Un Dominic Lash Quartet à suivre absolument.

Consorts Distinctions
https://dominiclash.bandcamp.com/album/distinctions

Consorts rassemble pas moins de vingt improvisatrices et improvisateurs les plus divers : Steve Beresford (electronics) Douglas Benford (harmonium), Marjolaine Charbin (piano), Chris Cundy (clar.basse), Seth Cooke (steel sink and metal detector – sic !), Angarhad Davies (viola), Phil Durrant (modular synth), Matthew Grigg ( guitar – amplifier), Bruno Guastalla (cello), Martin Hackett (Korg MS10), Tim Hill (baritone sax), Tina Hitchens (flute), Sarah Hughes (zither), Mark Langford (clar.basse), Yvonna Magda (violin), Hannah Marshall (cello), Helen Papaioannou (baritone sax), Yoni Silver (bass clarinet), Alex ward (clarinet – amplifier) et Dominic Lash (contrebasse). Une longue improvisation collective suivant les indications de D.Lash, sous le titre « distinctions » commençant par un jeu collectif détaillé fait de brefs sous-groupes mouvants et d’interventions individuelles subreptices et se développant progressivement dans une masse sonore noisy extrême dans laquelle on arrive à percevoir les sons individuels sauf sans doute lorsque les sax baryton et les clarinettes basses unissent vocalisations, harmoniques dans un pandemonium hallucinant. Une belle expérience qui démontre aussi le degré d'implication collective des improvisateurs britanniques par delà générations, sexes, pratiques, affiliations esthétiques ou organisationnelles.

Discernment John Butcher - Dominic Lash - John Russell - Mark Sanders
https://dominiclash.bandcamp.com/album/discernment

Discernment réunit John Butcher au saxophone , Mark Sanders aux percussions, Dominic Lash à la contrebasse et John Russell à la guitare électrique. C’est sans doute un des derniers enregistrements de John avant son décès le 18 janvier 2021. Déjà fortement affaibli, John y joue de manière mesurée avec de petites touches constructives laissant les initiatives subtiles du saxophoniste à la limite de l’émission et les frappes et frottements singuliers du batteur créer un univers sonore qui échappe à d’éventuels pronostics. Les idées voltigent, meurent, des dialogues s’affirment un instant et s’évaporent. Le contrebassiste s’insère admirablement dans leur jeu évolutif où les certitudes sont abandonnées pour l’imprévisible, ce qui amène son archet à se distinguer admirablement. Le percussionniste colore l’ensemble au plus près des surfaces qu’il aiguillonne et fait résonner avec délicatesse. Chapelets de notes de la guitare en solitaire aux intervalles étirés ou staccato subits suivis de silences où les instruments sont à peine effleurés et la contrebasse grince … Un set assez court, volatile, fait de quatre parties choisies après coup comme points d’entrées digitaux et un pur produit du british free improvising behaviour dont l’enregistrement est dédié à John Russell. On est à peine convaincu, mais on ne peut s’empêcher de réécouter discernment afin que nous finissions par discerner les tenants mystérieux de ses 39 minutes cinquante. Ils aboutissent à une imbrication de plus en plus claire et décisive.

Patrizia Oliva Celante Setola di maiale SM 3990
https://patriziaoliva.bandcamp.com/album/celante

Ce superbe album vocal et poétique de Patrizia Oliva attendait dans la pile des CD’s à chroniquer. L’essentiel de mon travail d’écriture sur la musique est concentré sur l’improvisation libre et ce superbe Celante tient sa place dans une discipline artistique voisine aux musiques improvisées (libres) qui constituent le sujet principal de ces pages. Si j’insère mes réflexions au sujet de l’expression poétique et chantée de Patrizia Oliva, c’est que son univers vaut vraiment la peine d’y prêter une oreille attentive et de lui ouvrir sa sensibilité d’auditeur. Patrizia Oliva chante ses textes en anglais ou italien avec une voix distanciée et aérienne, un ruban de soie fragile et ferme, par-dessus les boucles électroniques élémentaires, pulsations de l’irréel. Ses textes figurent à l’intérieur de la pochette bleue foncé où point une constellation étoilée dense et tachiste. Des impressions d’apaisement, de foi dans l’avenir et de fragilité se détachent, s’immiscent en nous. Le charme opère comme un murmure venu de loin, mais qui nous est proche et la qualité de son expression chantée questionne, interpelle et nous bouleverse. Son art est difficile car nu, simple, abrupt et minimaliste. Ses chansons pourraient très bien être orchestrées et servir de point de départ à des projets collectifs autour de textes poétiques car elle a une projection naturelle convaincante, une diction qui contribue à valoriser le moindre mot et à pénétrer notre imagination et la sensibilité de beaucoup. Patrizia Oliva n’hésite pas à contrevenir le bel ordonnancement de sa démarche, avec une ou deux idées folles, l’esprit d’aventure est ici bien ancré. J’ai le souvenir d’une belle présence scénique, d'unun magnétisme peu commun, un amour profond de la vie et de ses semblables. Une artiste sincère, et dans son genre musical, essentielle qui illumine le label Setola di Maiale du batteur Stefano Giust avec qui elle collabore souvent.

Adam Bohman Jonathan Bohman Mark Browne Lol Coxhill Live in London 1995-1996 scätter digital
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/live-in-london-1995-1996

Deux séries d’enregistrements en compagnie de Lol Coxhill, Mark Browne, Adam et Jonathan Bohman enregistrées il y a fort longtemps par Mark Browne et retrouvées / publiées miraculeusement par Liam Stefani sur scätter, le légendaire label des nineties, qui consacre tous ses efforts en publiant des archives digitales comme celles-ci. Mark Browne est un solide saxophoniste alto qui déchiquète la mélodie, les sons, l’articulation et fait pièce avec l’inénarrable Lol Coxhill, saxophoniste légendaire et improvisateur original entre les originaux. Les deux frères Bohman étaient à l’époque à l’orée de leur carrière défiant toute logique. Maniant objets récupérés et recyclés, disposés sur une table amplifiée par microcontacts ou agitant les ustensiles les plus hétéroclites, ils créent un univers bruitiste et visuel qui désarçonne l’auditeur. Rouleaux de papier toilette, brosses, couteaux, cuillers, boîtes, cordes, objets en métal, en plastique ou en bois, cartes de crédit usagées, élastiques, pinces à linge, ressorts, verres à bière trappiste ou verres à vin, moule à tarte, tiges, … il faut vraiment voir pour le croire. Les deux concerts enregistrés au Priory Arms de Stockwell en 1995 et au Red Rose d’Islington en 1996 rassemblent pas moins de douze morceaux parmi lesquels des duos Browne et Coxhill ou des Bohman Brothers, mais aussi quelques solos mémorables de Lol agrémentés de commentaires musicologiques qui valent leur pesant de ale et dépassent l’imagination du jazzfan raccorni. C’est supérieurement enregistré et on passe quelques moments inoubliables. L’atmosphère informelle voire bon enfant de ces gigs de suburbs londoniens exerce toujours une fascination sur les cognoscenti comme si une parcelle du temps passé à écouter et déguster une bière avec une telle compagnie (ici Coxhill, Browne et les Bohman) nous poursuivait toute notre vie en oblitérant toute notion d’espace-temps. La perfomance au Red Rose (haut lieu de la scène londonienne de 1991 à 2007) était sensée se tenir dans une reconstitution in situ de la Greenhouse de Robert Powell où des concerts mémorables eurent lieu il y a une trentaine d’années. Entendez par là une serre d’horticulture. Tous les éléments de la serre avaient été expressément transportés… quelque part et le concert eut lieu en son absence sur scène. Bref, il ne faut pas hésiter à télécharger ces souvenirs sonores pour un montant en pounds sterling à votre discrétion, satisfaction garantie.

Trumpet City Craig Shepard one hundred twenty-six players inexhaustible editions ie-028 2
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/trumpet-city

Installés dans la Park Avenue à Manhattan une après-midi du 2 août 2014 et dans un quartier de Brooklyn le 20 septembre de la même année , 126 trompettistes rassemblés par Craig Sheppard délivrent des drones enchaînés – superposés à même les bruits de la ville (traffic de voitures, bruits de fond, bruits de moteurs, bribes de voix humaines, crissements de freins, sifflets, …) qui envahissent la bande son et les microphones. Les souffleurs jouent des notes tenues en suivant les indications de la partition de Craig Sheppard et sont répartis à distance ou proches des micros créant un effet de perspective, de relief immergés/submergés dans la masse sonore environnementale qui finit par se fondre dans un bruit indéfini comme le naufrage des sens. La prise de son est ici un élément déterminant du projet tel qu’on peut l’entendre et met en relief les effets de crescendo – decrescendo tuilés et répartis dans la masse. Cette performance Trumpet City connut sa première sur les bords du Lac de Zürich en mars 2009 et fut réalisée à NYC pour la troisième et quatrième fois consécutives dans le cadre du New York City Dept of Transportation’s Summer’s Street avec le soutien de la Christ Church à Manhattan et sponsorisé par le Greater New York Arts Development Fund du NY Department of Cultural Affairs à Brooklyn. Bref, cette composition expérimentale exécutée à même la rue semble être une œuvre de salubrité publique permettant à des artistes – instrumentistes d’envahir l’espace collectif, son enregistrement démontre aussi l’aliénation de la vie urbaine au grand air tant notre ouïe est happée par le puissant bruit de fond de la pollution sonore. Inexhaustible editions justifie encore sa réputation de label unique en son genre.

8 juin 2021

Steve Noble Solo/ Guy-Frank Pellerin Matthias Boss Eugenio Sanna / Dirk Serries Alan Wilkinson /Csaba Pengö/ Michael Attias Simon Nabatov/

Solo Steve Noble empty birdcage records EBR 004
https://emptybirdcagerecords.bandcamp.com/album/solo

Quatrième album consécutif d’Empty Birdcage Records, le label du guitariste Daniel Thompson, avec un solo de percussions comme au bon vieux temps des Han Bennink, Pierre Favre, Sven-Åke Johansson, Andrew Cyrille, Paul Lytton, Andrea Centazzo, Tony Oxley, Gunther Sommer, Eddie Prévost, percussionnistes dont il transcende l’apport le plus avantageusement possible. Miraculeusement. Même si Steve Noble n’a pas son pareil pour emballer la furia d’un trio ou quartet avec souffleur(s) de manière tournoyante et pétaradante, dans cet opus, il prend un temps précieux à laisser les sonorités métalliques (cymbales, gongs, crotales) s’étaler et résonner dans l’espace. Dans sa gestuelle et son sens inné du temps, il donne tout son sens à la raison d’être des instruments de percussions et à leur dimension sonore. Il fut une époque discographique où les percussionnistes improvisateurs marquaient un point d’honneur à publier un album solo (années 70, 80). Depuis lors, la scène du free-free jazz improvisé dictant sa loi (de marché), il faut vraiment scruter l’horizon pour découvrir la perle rare qui va rendre à cet univers de peaux tendues, de caisses résonnantes, de baguettes, de mailloches et archets, de cymbales, tam-tam et gongs, woodblocks et grattoirs etc… sa finalité intrinsèque, son viatique final. Le voici ! Avec une belle détermination et un goût infini pour le sonore et sa vibration organique, voici Steve Noble en « solo ». Publié par son camarade guitariste Daniel Thompson, un collègue à l’écoute de la scène. Et comment ! Parmi le flux continu des enregistrements percutants de Noble avec la fine fleur du saxophone free (Brötzmann, Parker, Mc Phee, Mitchell, Wilkinson, Keune), s’était glissé un merveilleux opus avec le clarinettiste Yoni Silver (Home / Aural Terrains) dans lequel il rivalise de finesse avec le méticuleux Eddie Prévost, par exemple. Cet enregistrement remarquable n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Une fois solo publié, je n’ai pu résister à le commander pour claironner bien fort au miracle ! 40 minutes ininterrompues d’une recherche vibrante de timbres qui planent, flottent, s’enchaînent, frissonnent, explosent, fluctuent, meurent et renaissent dans la résonance de la Hundred Years Gallery, un des lieux londoniens où tout est possible. Imaginez la performance de cette narration percussive aventureuse durant 40 minutes et 42 secondes soit 2.442 secondes où chacune d’elles est mise à profit sans le moindre moment creux pour développer, étendre leur plastique musicale et faire vibrer les corps percussifs métalliques, boisés et plastiques par frappes, frottements, écrasements, grattages avec pointes de baguette, archets, tambourin, objets résonnants... Chaque technique de base utilisée est développée et amplifiée organiquement avec des résonnances et des harmoniques irréelles, des tintements aériens, des chocs, des raclements, des mugissements … et leurs combinatoires improbables dans une suite pleine de sens, de vibrations étonnantes, d’événements sonores aussi singuliers qu'insolites et souvent inouïs. Il y a en jeu une caisse claire étroite, une grande cymbale, un tam-tam (un petit gong indonésien), quelques cymbales chinoises, une feuille métallique avec laquelle il commence sa performance et quelques accessoires. Sa sûreté d’instrumentiste, de compositeur de l’instant et d’improvisateur radical est phénoménale. J’ai toujours eu coutume de dire que le duo de Paul Lovens et Paul Lytton était le sommet de la chose percussive dans l’univers de l’improvisation libre et que ce groupe était à son époque (entre 1976 à 1986), le (duo) numéro un de la scène improvisée radicale (albums Was It Me, Moinho da Asneira et The Fetch, label Po Torch). Voici que Steve Noble parvient à faire parler ses instruments avec autant de conviction, de force et de cohérence créant un happening sonore unique qui frappe l’imagination une fois pour toutes et inscrit des signes magiques dans la nuit. On les perçoit comme un explorateur les découvrirait à la lueur d’une torche sur les parois d'une caverne enfouie dans les entrailles de la terre depuis une éternité. Les sons d’une autre civilisation, ceux d’un mode de vie utopique, nécessaire et inespéré. Un refuge dans la noirceur du monde. This is HUGE !! (attention : seulement 200 copies !)

Guy-Frank Pellerin Matthias Boss Eugenio Sanna Water Reflections FMRCD604-0221
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Excellent trio “pointilliste” basé sur l’écoute mutuelle, une minutieuse interaction et un sens remarquable de la dynamique. Le guitariste Pisan Eugenio Sanna est légèrement amplifié ici et ajoute à son jeu quelques fines plaques métalliques entre les cordes ou des ballons gonflables par-dessus. Ses actions bruitistes sont aiguillonnées par l’esprit ludique en éveil constant du violoniste jurassien Matthias Boss et les contorsions de la colonne d’air du sax soprano de Guy-Frank Pellerin, musicien parisien établi sur la côte toscane à proximité de Livourne. Boss et Pellerin se sont déjà commis dans le superbe Du Vent dans les Cordes (Setola di Maiale SM 3710) et Sanna et Pellerin ont convolé conjointement avec le contrebassiste japonais Maresuke Okamoto avec OPS… (Setola di Maiale 3620), ces deux albums étant à la hauteur de ces Water Reflections où les possibilités sonores de chaque instrument sont passées au scanner et au microscope dans des constants changements de focale éberluants. Pour ceux qui révèrent feu John Russell, cet album sera une superbe surprise. Atomisation de la phrase musicale, frottements, grattages, piqûres, contorsions, bruissements, harmoniques exécutés avec des alternances mouvantes de volumes, de densités, brefs fragments mélodiques, morceaux courts (2:11, 2:58, 3:21), suites amples menées avec une véritable logique et une urgence instantanée (11:39, 8:30, 10:54 et 12:45). C’est l’occasion de découvrir le guitariste Eugenio Sanna au sommet de son art avec deux acolytes inspirés et désireux de pointer archet folâtre et bec pointu dans la direction millimétrée et faussement évasive de ce flibustier de la six-cordes improvisée libre tout en s’adaptant à son approche sonore semi-étouffée. On sait que la cuisine à l’étouffée a le don de mettre en évidence le goût des herbes aromatiques et autres échalotes hachées menu. Il suffit de se concentrer sur l’aspect lyrique, grave ou échevelé des multiples pressions et rotations de l’archet de Matthias Boss animant le chant magique de l’âme de son violon, pour s’en convaincre. Quant au saxophoniste, il a le feeling exact pour insérer son souffle en commun accord avec la dynamique des cordes. Et lorsque soudain, il contrevient à cette attitude placide en déboulant comme un dératé (Hyperunder), il entraîne adroitement ses deux collègues dans une remise en perspective qui se faisait attendre, en métamorphose constante au niveau de la forme. Presque toutes les 10 improvisations concoctées ici ont leur caractère et leur relief propres, reconnaissables, comme si une thématique improbable et différente se faisait jour au fil des échanges. Un esprit inné d’invention à propos qui apporte la solution idéale dans la poursuite des événements et soutient l’intérêt sans faiblir. Ces dix improvisations portent insensiblement des titres en anglais (Hyperunder ou Raven), en italien (Accelerazione ben Riflessa), en allemand suisse (Lied für den frosch), en français (Disponible d’ici peu ou maintenant) ou en mic-mac (Welcome Cavallo), exprimant par-là l’internationalisme polysémantique ouvert à l’imaginaire qui caractérise ces musiques. Et c’est cette projection de l’imaginaire ressentie, partagée, vécue et transcendée qui pénètre en nous et à travers laquelle on distingue le parfait délire ludique par rapport à l’exercice de style… On entend aussi Eugenio Sanna maugréer dans Euguma, le final elliptique auquel vient s'ajouter le tromboniste Marco Carvelli et qui résume à lui tout seul les équilibres instables de cette rare équipée.

Alan Wilkinson – Dirk Serries One in the Eye a new wave of jazz nwoj 44
https://newwaveofjazz.bandcamp.com/album/one-in-the-eye


Le label a new wave of jazz se développe à un rythme élevé atteignant aujourd’hui le numéro 44 avec ce double album en duo avec le maître de céans, le guitariste belge Dirk Serries et le saxophoniste alto & baryton Alan Wilkinson, aussi clarinettiste basse. J’avais consacré une étude – hommage au contrebassiste improvisateur et compositeur Simon H. Fell, disparu il y a un an et il y était question d’Alan Wilkinson, son compagnon au sein du trio explosif HWF (avec le batteur Paul Hession). Si les fulgurances d’HWF font plus qu’évoquer la musique expressionniste et sauvage de Peter Brötzmann, lorsqu’A.W. est confronté aux guitares acoustiques de Dirk Serries, on a droit à un souffle pastoral, une poésie bucolique (In the Here and Now à la clarinette basse), à un jeu équilibré plein de nuances. Dirk Serries démantibule accords et phrasés en percutant les cordes, tournoyant son plectre entre doigtés crochus du gauche et mouvements incessants sur les frettes avec une certaine logique et une frénésie colloquiale qui peut se rapprocher autant du silence que d'une activité bruitiste. Peut-être aurait-il fallu concentrer tout ce matériau enregistré en studio à Bruxelles (2019) et à l’Hundred Years Gallery (2020) et présenté ici sur deux compacts, sur l’étendue d’un seul CD. Néanmoins, les moments intéressants, poignants ou imprévisibles affluent de toute évidence, comme le n°5 du cd 1 (The Stings of the Flesh) où les morsures extrêmes et acides dans le bec de l’alto strient les froissements et les frictions des cordes contre les frettes. Ou le n°6 (In The Long Run) où le puissant baryton fait mouvoir la pression de l’air dans l’espace du studio alors que le jeu oblique du guitariste dévale les tortueuses courbes de niveau d’une carte topographique de l’imaginaire. L’écriture automatique de la six cordes triturée inlassablement inspire de remarquables et puissants coups de langue, étirements de la pâte sonore et vocalisations graveleuses au saxophoniste, vocalisations dans le bec du sax ou simplement avec son organe vocal débridé. Le CD 2, consacré à un concert enlevé (HYG 1 et HYG 2) retrace l’acuité du dialogue et des interférences partagés entre les deux improvisateurs. La perspective et le flux de l’improvisation en sont sensiblement renouvelés, brouillés, poursuivis sans relâche, ardemment. Une expérience de recherche, un chantier, des signaux de piste, égarements et retrouvailles, manifeste ludique, poésie de l’action – réaction.

Csaba Pengö Circles inexhaustible editions ie-038
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/circles

Inexhaustible editions s’affirme de mois en mois comme une plate-forme ouverte à l’improvisation radicale sans concession, la composition alternative avec un catalogue qui s’étoffe de plus en plus, et, dans le cas présent, dans une remarquable réflexion de la pratique de la contrebasse. Ces cercles forment en fait des successions ellipses avec de différentes perspectives et leurs variations corrélatives à des légers glissements de la hauteur de certaines notes que ce soit avec la technique du pizzicato ou de l’archet, ou encore de subtiles harmoniques. Essentiellement mélodique, la démarche a un côté exercice de style auquel le feeling du contrebassiste Csaba Pengö insuffle une dimension lyrique, charnelle, animée par une réelle capacité narrative. Évidemment, cette musique parlera davantage aux connaisseurs et praticiens de la contrebasse, mais par exemple, Csaba Pengö a judicieusement réalisé quatre compositions pour deux contrebasses, conviant son collègue Ádám Bögöthy, afin d’enrichir son projet. Buzz est une comptine à deux voix qui s’épaulent et se soutiennent en canon avec une thème mélodique tournoyant. Cette complicité bienvenue en duos nous fait réaliser que Pengö crée en fait un dialogue avec lui-même lorsqu’il navigue en solo. La superbe walking bass d’Eastern Europe Express aux accents blues-folk suggère sans doute l’allure d’un train imaginaire qui parcourt la puszta et longe le Danube, un fleuve presque dépourvu de ponts en reliant Bucarest via Belgrade, Budapest, Bratislava et Vienne. Il développe ce concept en faisant tournoyer les notes autour d’elles-mêmes dans Island Street confirmant ses grandes qualités de conteur expressif. Il ajoute à cette démarche rythmique une dimension funk dans le final Fish in the Bush : on croit voir une carpe quitter la rivière et tressauter indéfiniment dans les fourrés, par miracle. Un grand contrebassiste. Winter Field, joué à l’archet, par contre est une remarquable étude oblique dans les graves. Les figures, canevas et rebondissements se succèdent avec goût, grand soin, une dimension orchestrale très achevée et une préméditation minutieusement élaborée qui convaincra les amoureux de la contrebasse et les autres.

Brooklyn Mischiefs Michaël Attias et Simon Nabatov. Leo Records CD LR 901
https://simonnabatov.bandcamp.com/album/brooklyn-mischiefs


Un beau duo sensible entre un pianiste architecte, savant ordonnateur des 88 touches, et un souffleur sensible et secret. Michaël Attias au saxophone alto et Simon Nabatov, réunis le 6 juillet 2014 à Brooklyn pour une séance d’improvisation libre à la fois subtile, poétique, et avec l’objectif sans doute préétabli de composition instantanée selon des cheminements divers. Cinq pièces de différentes durées, de 5 :26 (Glimpses & Tangles) jusqu’aux 16 :15 de Languid qui débouche sur une version de The Spinning Song, une composition inoubliable d’Herbie Nichols, sans doute un génie expressif du jazz parmi les plus méconnus. La séance débute par une belle extemporisation cristalline (Nabatov) et diaphane (Attias). Le souffleur sinueux, disert et audacieux distille une musicalité secrète en s’immisçant dans les doigtés subtils du pianiste. Mais après deux minutes d’approche, l’improvisation désarticulée reprend ses droits : cascades rebondissantes et disruptions, hâchage du phrasé, sens du clair-obscur : on est plongé dans le terreau fertile de la free-music sans pare feu. Quand le piano se fait structuré, juste après, c’est pour construire- déconstruire simultanément structures d’arpèges et canevas harmoniques avec toutes leurs implications, sur lesquelles s’élancent et s’envolent un chapelet de notes aux intervalles distendus et spirales dissonnantes articulées minutieusement par Attias sur l’ouverture structurelle au dialogue constructif du claviériste. Une véritable orchestration des possibles s’enchaîne au feeling de l’instant, au vécu seconde après seconde. Glimpses et Tangles, le n°1 de cet album sensible, résume à lui tout seul la démarche collective et laisse présager les développements futurs. De la grande musique nourrie de l’expérience de l’improvisation du jazz libre et de la free music et de la pratique de la musique classique « contemporaine » du XXème faites à la fois de couleurs instrumentales et d’harmonies recherchées et étudiées. Nabatov appartient à cette mouvance de pianistes maestro qui incarnent au plus haut point la lingua franca du grand piano virtuose, à l’opposé d’un improvisateur atavique comme Fred Van Hove qui lui projette son imaginaire dans un langage éminemment personnel reconnaissable entre mille. Toutefois, sa maîtrise et sa musicalité sont telles, qu’il faut absolument considérer son travail avec intérêt et même enthousiasme, car il est de haut vol, requérant toutes nos capacités auditives et sensibles de bout en bout. Tout au long de l’entreprise, interviennent des cadences (Gowanus by Night), des envolées, des arrêts sur l’image, des surprises heureuses, des questionnements et des solutions imprévues avec un sens de la narration, du développement et de la conclusion qui mérite qu’on s’y attarde. Outre le fait qu’ils sont talentueux, subtils et parfois audacieux (Languid), avec un sens élevé de l’écoute mutuelle, c’est la suite dans leurs idées et la succession travaillée d’événements sonores et de motifs démultipliés, ce sens inné de la narration, de l’évolution d’un point à l’autre incorporant des trouvailles sonores et une réelle inspiration, et même l’engagement physique (Languid autour des minutes 4 et 5) qui font la différence. Une réussite enrichissante.

2 juin 2021

Michel Doneda Frédéric Blondy Tetsu Saitoh/Crucial Anatomy John Butcher John Edwards Mark Sanders/ Pat Thomas Alex Ward Evan Thomas Dominic Lash Darren Hassoon-Davis/ Luigi Lullo Mosso Massimo Simonini Vincenzo Vasi/

Spring Road 16 Michel Doneda Frédéric Blondy Tetsu Saitoh Relative Pitch RPR 1121

Michel Doneda vient de perdre un de ses plus fidèles amis et compagnons de scène et de musique, le contrebassiste Tetsu Saïtoh. Relative Pitch nous propose maintenant un superbe album enregistré le 16 avril 2016 à Radio – France dans la série / émission « À l’Improviste » d’Anne Montaron réunissant les deux improvisateurs. Comme il était déjà advenu au Carré Bleu en février 2007 (Carré Bleu/ Travessia TRV 003), le très remarquable explorateur du piano Frédéric Blondy s’est joint à eux pour deux improvisations collectives sous le titre de No Road part 1 et No Road part 2. La dénomination Spring Road s’est apposée à leurs pérégrinations en duo depuis le premier enregistrement Doneda / Saitoh (Spring Road 01 / Scissors 01), car, sans doute, était-ce une entreprise printanière tout comme ce nouvel album Spring Road 16 enregistré en ce début de printemps quand la nature et les émotions renaissent, le titre No Road, lui, est tout à fait pertinent, tant leurs investigations sonores réunissent une multitude de cheminements, de réflexions, de sonorités : on se situe dans un territoire inconnu même si ces artistes l’explorent sans discontinuer depuis des années. Il n’y a pas de route de point de départ et de destination. Une qualité intrinsèque de leur démarche collective est l’évitement du syndrome « solo »istique et virtuosiste pour une mise en commun complémentaire, extrêmement libre, de sons extrêmes – spécifiques qui s’agrègent, se combinent dans un état sauvage, flottent et s’élèvent dans l’espace en défiant la pesanteur, les notions de formes musicales, un éventuel concept de l’improvisation, … Il ne s’agit pas d’un album démontrant le savoir-faire des artistes sur leurs instruments , sax piano et contrebasse, ni même d’un « défrichement » ou ces idées un peu superficielles de soundpainting ou d’auberge espagnole. Les trois musiciens cherchent les sons les plus rares, les ressources sonores inouïes, les vibrations et les fréquences dans l’instant qui s’avèrent les plus aptes à entretenir leurs mystères. Comme le souligne Anne Montaron, leur musique se réfère à une danse incandescente, aux mouvements internes des corps, à ce que les bio-acousticiens définissent comme une niche acoustique. Celle-ci peut être observée dans un environnement naturel, au coeur d’une forêt… Est évacuée toute notion de style au niveau de la pratique de l’instrument, même si règne cet à-priori de recherche sonore … où pointent des convergences secrètes, des trouvailles merveilleuses dans un défilement du temps qui remet en question sa perception. Était-ce bien 10 :31 et 28 :03 ? Je ne saurais le dire. Aussi, on est surpris par ces passage sublimes où les timbres féériques s’agrègent en un halo d’harmoniques irréel sans qu’on puisse deviner quel instrument est en jeu. Le percussionniste John Stevens avait un mot à la bouche au sujet de l’improvisation libre : organique. Et bien, je dirais que la démarche de Michel Doneda au sein des constellations auxquelles il participe est sans doute celle à laquelle ce mot « organique » s’applique le mieux.
La pochette est ornée d’une peinture multicolore signée Hyokichi Onari et réalisée en 1978 qui fera oublier le canular de la pochette d’Everybody Digs Michel Doneda, l’album solo du saxophoniste pour le même Relative Pitch. Outre l’album Carré Bleu et Spring Road 01 cités plus haut, rappelons l’existence d’autres magnifiques enregistrements réunissant Michel et Tetsu, car ceux-ci exemplifient leur démarche sensible et radicale : Live at Hall Egg Farm (avec Kazue Sawai au koto/ sparkling beatnik), Koh-Kan Live at Seitan Ongakudo (Saitoh – Doneda / Orhai ORCD-003) et les deux « Une Chance Pour L’Ombre » avec Doneda, Saitoh, Lê Quan Ninh, Kasue Sawai et Kazuo Imai (Victo cd094 et Bab Ili Lef 02).
Réflexion : y aurait-il un promoteur responsable de label en France ou en Europe qui pourrait proposer à Doneda et à son pote Frédéric Blondy de publier un album ? La France a la chance d’avoir sur son territoire un saxophoniste exceptionnel et un des plus remarquables explorateurs de piano. On dirait que certains s'en foutent, alors que d'autres artistes ont un don d'ubiquité éditorial lassant à la longue quand on considère la répétitivité de leur démarche. Pour Doneda et Blondy, il leur faut aller aux U.S.A. pour se faire éditer par un label qui propose différentes démarches musicales « improvisées » sans se focaliser sur une écurie d’artistes récurrents, ni un type de musique ou un style maison. Car comme l’indique le titre du label, Relative Pitch, tout est relatif. Il faut écouter sans œillères, mais avec les oreilles ouvertes. J'ajoute encore que commander un CD aux USA coûte plus cher que le prix du cd lui-même à cause de la cherté des frais d'envois

Last Dream of the Morning / Crucial Anatomy John Butcher John Edwards Mark Sanders Trost https://trostrecords.bandcamp.com/album/crucial-anatomy

On ne compte plus les albums avec la paire contrebasse – percussions John Edwards et Mark Sanders. Et tous deux ont laissé de magnifiques témoignages avec le saxophoniste John Butcher : Optic - Butcher/Edwards (2001) et Daylight - Butcher / Sanders (2010/11) pour le label Emanem. Cette fois, Trost publie un très remarquable concert en trio enregistré au Café Oto à Londres en 2018 et la musique va à l’essentiel tout en évitant le concept du souffleur free propulsé par une « section rythmique », formule récurrente si il en est. Dans cette anatomie cruciale, chaque improvisateur agit sur un pied d’égalité et dans un rapport collaboratif qui fait que personne ne crée une direction, ni ne s’élance en essayant d’entraîner les deux autres. Certains passages se développent en duo entre la batterie et la contrebasse et le saxophoniste se tait jusqu’à ce qu’il vienne superposer un entrelacs de boucles en respiration circulaire avec cette articulation et ce sens de l’architecture et des couleurs sonores immédiatement identifiable. Un sens méthodique de la construction musicale que partage le percussionniste Mark Sanders en « essayant » systématiquement la résonance des peaux, woodblocks, et métaux dans des cadences et pulsations qui n’appartiennent ni à la ligua franca du jazz, ni à la manière contemporaine. En y réfléchissant, on pourrait songer aux rythmes de la terre, de lointaines racines africaines à cette expérience ludique de croisements de rythmes et de sonorités qui appartiennent la nature même des instruments de percussions, ici mis au jour par une rare combinaison de talent, de sensibilité et d’imagination. Pour son plus grand bonheur et le nôtre, Mark Sanders a trouvé le compagnon contrebassiste idéal, John Edwards. Son jeu allie la simplicité et le goût du sonore boisé, grinçant, le sens de l’à-propos et de la forme en s’insérant à merveille dans les textures et les vibrations de son alter-ego. Dans ce contexte, le style très particulier de John Butcher n’a plus qu’à éclore et à s’épanouir. Sa démarche est l’aboutissement de deux points de vue, l’un lié à des intervalles spécifiques, une articulation et une sonorité reconnaissable entre mille (tel Lol Coxhill ou Steve Lacy) et l’autre, celui de l’exploration des sons et des possibilités acoustiques de ses deux instruments (ténor et soprano), alliant une méthode analytique et des facteurs aléatoires. Butcher laisse des intervalles de silence dans son jeu, chaque fraction de phrase étant un module type qu’il altère et transforme avec une logique confondante et un sens de l’économie de moyens d’une redoutable efficacité. On dira que Steve Lacy n’a pas eu meilleur élève alors que pas un seul son émis ne fasse allusion au grand saxophoniste disparu. Ce travail hyper précis et superbement épuré ouvre un espace de jeu et de silence dans le champ sonore dans lequel ses compagnons peuvent évoluer sans contrainte aussi bien individuellement que collectivement. Tout à fait exemplaire.

The Locals : Play the Music of Anthony Braxton : Pat Thomas Alex Ward Evan Thomas Dominic Lash Darren Hassoon-Davis Discus 103CD
https://discusmusic.bandcamp.com/album/the-locals-play-the-music-of-anthony-braxton-103cd-2021

“Play The Music of Anthony Braxton” est tout un programme en soi. Mais il faut vraiment écouter cet album pour pouvoir imaginer quel est le biais, l’éclairage particulier par lequel The Locals interprètent ou réincarnent la musique du génial saxophoniste compositeur. L’instrumentation fait appel à la guitare électrique et la basse électrique et le « style » vient tout droit du funk-punk-nowave : sonorités noises et abrasives de la guitare électrique (Evan Thomas), ronronnement pesant et métronomique de la basse électrique (Dominic Lash, ailleurs un contrebassiste classieux), carrure rock très sèche de la pulsation (Darren Hassoon-Morris), caution Braxtonienne proprement dite du clarinettiste Alex Ward et démarche radicale du pianiste Pat Thomas, l’arrangeur en titre du projet, percutant le clavier comme un allumé ou même un dément. Une belle joyeuseté délirante qui a du faire bien rire Braxton dans sa barbe. Comme il se fait qu’Alex Ward est un clarinettiste extraordinaire et qu’il trouve les inflexions les plus appropriées pour jouer les parties dévolues au souffleur dans les compositions 40B, 6C, 115, 23B, 6I et 23G (je vous passe les dessins schématiques qui les représentent graphiquement. Certaines de ces compositions ont été jouées des centaines de fois et figurent sur de nombreux enregistrements. Que vous soyez pour ou contre leur démarche orchestrale dans le cadre de la musique de Braxton, il y a une chose qui est irrévocable, et même deux. On ne peut pas rêver meilleur interprète de Braxton à la clarinette qu’Alex Ward surtout au niveau des inflexions et de la sonorité. Il est sûrement un des plus grands improvisateurs jazz vivants sur cet instrument et en général. Pour preuve, sa géniale contribution dans le Duck Baker Trio (Déjà Vouty) avec le guitariste fingerstyle du même nom et le bassiste John Edwards. Mais encore, avec le pianiste Pat Thomas et sa science innée des clusters infernaux et l’agressivité (punk ?) de son jeu forcené au clavier, et les incartades noise d’Evan Thomas à la guitare, on atteint le stade de l’OS/MNI , objet sonore/musical non identifié, une démarche inédite et bien réjouissante, surprenante dans le développement d’un festival. L’enregistrement eut lieu à Nickelsdorff au Konfrontationen Festival 2006. L’idée d’en faire un album est peut-être discutable du point de vue des puristes, mais l’effet produit sur les afficionados a dû être sensationnel, Konfrontationen étant l’archétype du festival pour « connaisseurs » « ouverts » à tout. Quand subitement, Pat Thomas envisage une autre grille de lecture comme dans le début de la Composition 23B, on se dit que l’entreprise a de l’avenir.
Je sais bien que certains vont crier au scandale … mais, par exemple, à tous les pointus qui ne jurent par AMM et Keith Rowe, on leur conseillera d’écouter le quadruple vinyle d’Amalgam « Wipe Out » où Keith Rowe joue « du free-rock-jazz-noise » (avec Trevor Watts et le batteur Liam Genockey et un bassiste funky en 1980) et alors qu’ils en tirent les conclusions qui s’imposent. Les improvisateurs British ont souvent eu une longueur d’avance et, encore plus, bien des largesses de vue. Le nom du groupe, « The Locals » se réfère sans doute à leur appartenance individuelle à la scène locale oxfordienne à cette époque. La pochette est ornée par un tableau peint et haut en couleurs par le saxophoniste Mark Browne, subtilement expressionniste.

PS : il faut accepter cet enregistrement live pour ce qu’il est d’un point de vue technique, car je pense qu’il n’y en n’a pas d’autre.

Fuoriforma Luigi Lullo Mosso Massimo Simonini Vincenzo Vasi dischi di angelica
https://idischidiangelica.bandcamp.com/album/fuoriforma

Direct from Bologna, une séquence ininterrompue de 80 pistes / collages créés de toutes pièces avec une effarante collection de disques vinyles, cd’s, bandes magnétiques et fragments vocaux et instrumentaux par un trio improbable, puisant dans de nombreux genres musicaux et non-genre tout court. Question humour, dérision, kitsch et déniaisement, on est servi ! Luigi Lullo Mosso est crédité : voix, sifflement, doigts et bouche, contrebasse, basse électrique, objets et guitare acoustique. Massimo Simonini : disques, CD’s, bandes, sound processing, voix, frappes sur les mains, doigts et bouche, Casio sk 1, jouets, radio. Vincenzo Vasi : voix, frappes sur les mains, doigts et bouche, vibraphone, basse électrique, qy 10 Yamaha, micromodular clavia, objets. Sincèrement, on n’a pas le temps de s’ennuyer. Dans les crédits on aurait pu ajouter à côté du mot sifflement, le persifflage... La musique enregistrée est débitée en micro-morceaux provenant de quasi tous les genres possibles, fragments de chanson italienne (ou française) provenant de disques commerciaux ou mimiques de chansonnettes ou d’opérette par les artistes eux-mêmes (Mosso et Vasi), voix contrefaites, bribes de jazz, bruitages, beats, dérapages, sons électroniques, effets sonores, bruits de bouche, interventions instrumentales à la basse ou au vibraphone, bruits de l’aiguille du tourne-disque…. Plus court et plus contrasté c’est, mieux on se porte. FuoriForma signifie en dehors d’une forme (musicale). Bien que je ne sois pas au départ branché sur cette démarche collagiste, la part de surréalisme et nonsense, le sens du timing des trois compères et leur complicité amusée sont à mon avis vraiment convaincantes. Le fait qu’on passe insensiblement de fragments de chanson tirées de disques aux interventions vocales ou chantées personnelles de Mosso et Vasi est en soi troublant et efficace. Plus on s’avance dans les dizaines de micro-morceaux, plus l’atmosphère devient irréelle, surréaliste, délirante… Dans le genre mic-mac bric-à-brac collagiste sans prétention, mais superbement ambitieux Fuoriforma est une bien amusante et questionnante réussite.