10 avril 2019

Urs Leimgruber Jacques Demierre Barre Phillips Thomas Lehn/ Phil Wachsmann Charlotte Hug Marcio Mattos John Edwards/ Ivo Perelman Mat Maneri Nate Wooley Matt Shipp/ Patrizia Oliva Felice Furioso Carlo Mascolo Domenico Saccente


Urs Leimgruber – Jacques Demierre – Barre Phillips – Thomas Lehn Willisau jazzwekstatt 191


Rien qu'à voir leurs noms se détacher sur le fond blanc de la pochette, je suis déjà pantois. Avec le Stellari Quartet anglo-suisse-brésilien de Wachsmann, Hug, Mattos, Edwards dont je viens de chroniquer le formidable Vulcan, le trio LDP d’Urs Leimgruber (saxophone soprano et ténor), Jacques Demierre (piano) et Barre Phillips (contrebasse) est devenu sans nul doute un (rare) groupe-phare essentiel de la scène improvisée en Europe. C'est leur sixième album et le premier en version augmentée. Dans leur concert du Jazz Festival de Wilisau le 2 septembre 2017, Thomas Lehn est venu se joindre à eux avec son antique synthé analogue qu’on lui a dérobé récemment. Espérons que TL puisse le récupérer, car son art nous est trop indispensable. En quartet, le mystère reste tout entier. On retrouve la même musique exigeante, chercheuse, intégrant bruissements, frictions, chocs et résonances dans le langage musical, l’aspect ludique exacerbé combiné à une forme d’ascèse qui vise à jouer l’essentiel. Le même geste peut se répéter, tel un ostinato, avec une infinité de micro-variations dans l’attaque et la pulsation qu’elles finissent par raconter une histoire. Lehn a la capacité à s’introduire dans ce maillage du temps et du son en l’enrichissant et en lui rendant toute son évidence. Monkeybusiness  1 (36 :48) Monkeybusiness 2 (21 :11) évoluent au travers de formes changeantes, éphémères, échappées dans un futur aboli par l’écoute. Comme l’explique Jacques Demierre dans le texte de pochette, leur travail essentiel consiste à écouter. Leu jeu c’est l’écoute et l’invention sonore. Le flux, un fétu, une harmonique filée, le chant granuleux de l’archet sur la corde, le crépitement aigu multiforme de l’électronique, ses splashes impromptus, notes égrénées au clavier, bruissement de la colonne d’air, gémissement de l’anche, souffles en creux, col legno fantôme, vibrations des cordes du piano, grincements conjoints, musique du rien et du tout… Un magnifique moment de poésie, de sons partagés, un lâcher prise virtuose, une mise en commun phénoménale qui rassemblent, synthétisent et différencient l’ensemble des démarches de l’improvisation libre contemporaine dans une multiplicité de formes. La cohérence de ceux qui s’égarent et cherchent l’utopie.
Vulcan Stellari Quartet Phil Wachsmann Charlotte Hug Marcio Mattos John Edwards Emanem 5047.

Martin Davidson a sérieusement réduit la voilure de son label Emanem, consacrant en priorité, parmi ses dernières parutions, des inédits ou des rééditions d’incontournables comme Paul Rutherford ou Steve Lacy et même Jimmy Giuffre avec Bley et Swallow. Et vraiment peu d ‘enregistrements récents de groupes d’improvisation « radicale ». Mais ici, il a choisi le meilleur. Le Stellari String Quartet : un ensemble de cordes improvisées avec violon, alto, violoncelle et contrebasse dont il a déjà publié un magnifique opus, paru il y a dix ans : Gocce Stellari (Emanem 4006). En fait, cet album de musiques complètement improvisées libres se rapproche de l’univers de la musique contemporaine occidentale, le violoniste et l’altiste ayant un sérieux background classique XXème s. On y trouve aussi toutes les qualités de l’improvisation libre spontanée où sont prises en compte de nombreuses possibilités acoustiques, musicales, sonores, timbrales, harmoniques, ludiques, minimalisme/ complexité avec une extraordinaire cohérence. On dira, bien entendu, qu’il s’agit d’un style d’improvisation survenu il y a quarante ans. Justement, j’y étais, il y a quarante ans, et je ne pense pas avoir entendu un quartet à cordes de cette qualité. Mais bien de super duos de contrebasse (Altena et Kowald) , violon et alto (Altena et Horsthuys) et contrebasse solo (Journal Violone de Barre Phillips, Statements de Barry Guy….). Bref Stellari String Quartet est un groupe exemplaire de la musique improvisée libre par sa capacité à jouer de tous les paramètres de la transformation des sons à travers le jeu, l’écoute, l’esprit de découverte et un sens unique de la forme musicale instantanée.  On y trouve une densité inventive aussi forte que dans les Gentle Harm of the Bourgeoise et Old Moers Almanach de Paul Rutherford (en solo). Les quatre improvisateurs-trice requièrent la spécifique moelle de leurs instruments à corde frottées et « pluckées » ou en col legno, en illustrant pleinement tout le parti sonore qu’il y a à chercher, découvrir et exprimer à l’intérieur de ces violons de taille différente par leur communion en quartette (quatuor ?). Les techniques alternatives ne sont pas utilisées pour le but de « faire avant-garde », mais sont vécues avec une nécessité et une nature première d’une émotion partagée, d’un lyrisme authentique. Le partage et la mise en commun a lieu alors que chacun se concentre sur sa partie qui semble parfois éloignée ou très différente de celle de l’autre. Leurs sens de la complémentarité, de l’émulation, de l’échappée, du consensus ou de la diversion créent une dimension plurielle follement kaléidoscopique.  Chacune des onze improvisations apportent des idées nouvelles, des instantanés, des cadences mouvantes, une pluralité d’événements sonores, au point qu’on se demande quel autre album on écouterait pour en oublier la magnificence et aussi l’urgence du geste musical et de l’invention dans le moment. Si mes idées personnelles à leur sujet semblent finalement se répéter, je ne trouve ici que le jaillissement sans aucune redondance. Pur plaisir : Phil Wachsmann violon, Charlotte Hug alto, Marcio Mattos, violoncelle et John Edwards, contrebasse !


Strings 4  Ivo Perelman Mat Maneri Matt Shipp Nate Wooley Leo Records
Musique de chambre librement improvisée « free-jazz » d’inspiration microtonale. Strings 4 parce que  cette nouvelle série d’enregistrements initiée par le saxophoniste brésilien Ivo Perelman était consacrée aux cordes : principalement l’altiste Mat Maneri et des violonistes comme Mark Feldman et Jason Kao Hwang, le violoncelle de Hank Roberts… (cfr Strings 1 et Strings 2). Et puis le trompettiste Nate Wooley fait irruption dans Strings 3 (chroniqué il y a une semaine) et rejoint ici par le pianiste Matt Shipp, le plus proche collaborateur d’Ivo, qui lui aussi a beaucoup joué avec Maneri. La combinaison sax ténor – trompette – violon alto – piano fonctionne et assume tous les centres d’intérêts musicaux et ludiques du saxophoniste, responsable et commanditaire de la session. Ce qui est remarquable : l’équilibre permanent et instable entre les quatre musiciens et leur capacité à improviser dans une empathie entière tout en restant fidèles à leur personnalité musicale individuelle. Si les souffleurs et l’altiste étirent les notes et font plier les intervalles comme si le tempérament égal « plain vanilla » faisait partie d’un univers à jamais disparu. Qui a entendu successivement un clavecin accordé à l’ancienne (à la française ou à l’allemande de l’époque baroque – il y a des dizaines d’échelles !) et un clavecin moderne à tempérament égal comme le piano, me comprendra sans doute. En jouant volontairement et avec discernement « à côté » des intervalles académiques de la musique classique occidentale, on obtient une saveur sonore particulière qu’on trouve dans les musiques populaires traditionnelles de Sardaigne ou de Grèce, dans la musique indienne ou persane etc… et dans le blues. Tout le talent de Maneri et de Perelman est d’avoir créé des gammes personnelles sur l’étendue de la tessiture de leurs instruments respectifs. Perelman déplace légèrement la position des lèvres sur l’anche par rapport à la position centrale conventionnelle et glisse d’un chouïa en accentuant légèrement et en ralentissant le débit du souffle, sans oublier d’atteindre les harmoniques, de feindre l’hésitation. On en reconnaît immédiatement le timbre, la sonorité et le degré microtonal et on songe à notre cher Lol Coxhill disparu ou à Ornette Coleman, tout simplement. Nate Wooley a un talent fou pour travestir sa voix en empathie avec son collègue souffleur et Mat Maneri évoque l’esprit de ces extraordinaires violonistes d’Inde du Sud. Le pianiste Matt Shipp, qui lui ne peut pas agrémenter les gammes de son clavier de la sorte, choisit d’attraper des idées curieuses ou des cadences de ses camarades au vol et d’en jouer des variations ou d’en extrapoler le feeling rythmique. Nous découvrons des sonorités surprenantes et des chassé-croisé inventifs où les quatre improvisateurs virevoltent et se répondent simultanément quatre à quatre dans des décalages et tuilages subtils. Il est impossible de déflorer l’ensemble des phases sans devoir réécouter attentivement une douzaine de fois et plus cet album vraiment intéressant. Certains passages sont parfois moins requérants que d’autres, eux, époustouflants ou profondément touchants et lyriques. Les aléas de l’improvisation totale. Question : ont-ils sélectionné les neuf improvisations de Strings 4 d’un nombre plus important de pièces ou s’agit-il des neufs morceaux enregistrés dans l’ordre ? Excellent de bout en bout.

Factorial 4 ! : Patrizia Oliva Carlo Mascolo Domenico Saccente Felice Furioso Creative Sources CS 532CD


Voici un excellent travail focalisé sur la complémentarité de la démarche vocale de Patrizia Oliva avec celle trio du tromboniste Carlo Mascolo, de l’accordéoniste Domenico Saccente et du percussionniste Felice Furioso, originaire de la ville d’Altamura dans les Pouilles. Accrochée à son micro et amplifiée, la chanteuse utilise des effets électroniques pour donner à son travail vocal une saveur extratemporelle, flottante, voire éthérée. Babil, glossolalies, exclamations expressives. Les trois instrumentistes forment une équipe inséparable. Domenico Saccente est un jeune accordéoniste de formation classique complètement investi dans l’improvisation et doué d’une solide maîtrise de son instrument et d’une grande musicalité. Felice Furioso était déjà, adolescent, un percussionniste free remarquable et inventif dont la gestuelle exprimait on ne peut mieux l’emportement de la free-music et d’un sens subversif de la contradiction, de l’éternel recommencement de l’acte d’improviser en toute liberté. Carlo Mascolo, le plus âgé, est un tromboniste chaleureux et puissant qui aime à démonter son trombone et à en jouer avec les pièces détachées en les reliant avec tubes, tuyaux et sourdines créant un univers sonore désorientant. La réunion de ces trois personnalités est détonante et sujette à tensions, frictions qui nourrissent une belle et sauvage inventivité qui passe par de nombreux états émotionnels – événements sonores. Avec Patrizia Oliva, s’ajoute une part de rêve, de poésie et de candeur.
Factorial est un tissu de faits sonores, d’occurrences troubles et d’écoutes partagées. Cette musique libre se démarque avec bonheur du post-free jazz plus redondant (même, si convaincant) auquel nous a habitué la scène transalpine.


4 avril 2019

Charles Brackeen Don Cherry Charlie Haden Edward Blackwell/ Ivo Perelman Mat Maneri & Nate Wooley/ Charlotte Hug/ Paul Dunmall SunShip Quartet + Alan Skidmore + Kjaer Liavik Solberg Wastell.


Rhythm X  Charles Brackeen Don Cherry Charlie Haden Edward Blackwell Strata East LP Réédition vinyle www.purepleasurerecords.com
Label collectif particulièrement suivi  des années 70, Strata East renaît de ses cendres par rééditions interposées. En voici, une des plus belles pièces passées relativement inaperçue à l’époque, Rhythm X, autour de quatre compositions du saxophoniste ténor Charles Brackeen, à la démarche ornettienne, en compagnie de trois piliers légendaires du Quartet d’Ornette Coleman : le contrebassiste Charlie Haden, le trompettiste Don Cherry et le batteur Edward Blackwell. Comme Brackeen a pas mal de points communs avec son collègue Dewey Redman, on dira que cette formation préfigure Old and New Dreams (Redman, Cherry, Haden, Blackwell). C’est la première fois que j’écoute avec le plus grand ravissement cet album assez rare. Pour ceux qui l’ignorent, Charles Brackeen (ex-époux de la pianiste Joanne Brackeen) a tourné et enregistré dans le premier Paul Motian Trio en compagnie du batteur et du contrebassiste David Izenzon, lui-même membre du trio d’Ornette Coleman à l’époque où Blackwell enregistrait avec Don Cherry (Complete Communion, Symphony of Improvisers, Where’s Brooklyn ?). À l’écoute, on  nage en pleine Ornette Coleman Music, cet espèce de free-bop joyeux et entraînant mené par le drumming néo-orléanais d’Edward Blackwell. Ce batteur a toujours revendiqué de ne pas être un batteur « free » (comme Sunny Murray, Milford Graves, etc..), mais un batteur de jazz à tempo. Son style haut en couleurs aux accents marqués exclut le rôle d'un pianiste et convient parfaitement aux sonorités expressives et aux zigzag post-monkiens de Cherry et Brackeen, tout comme Dewey Redman plus tard. Par rapport aux enregistrements de Cherry pour Blue Note (la trilogie Complete Communion- Symphony for Improvisers – Where’s Brooklyn ?) ou avec Old and New Dreams, la musique est plus centrée sur l’esprit de l’Ornette Coleman Quartet période Atlantic. Comme l’association avec Cherry, Blackwell, Haden et Redman ne nous a laissé que trois long play : Old and New Dreams / Black Saint, Old and New Dreams / ECM et Playing sur le même label, il ne faut pas bouder son plaisir. C’est www.purepleasurerecords.com qui réédite cet album en affirmant avoir procédé à sa remastérisation, si l'on en croit le sticker et leur website. La pochette semble être identique à l’original, laissant croire qu’il s’agit d’une émanation du label original sans aucune mention informative. Rhythm X avait été produit par feu Clifford Jordan Jr (le saxophoniste ténor) dans sa Dolphy Serie qui contenait des pépites de Pharoah Sanders, Cecil Payne et deux raretés de Jordan lui-même (orthographié Jordon sur le label collé au vinyle) dont le fameux Glass Bead Games (je m’en étais séparé à contre-cœur il y a fort longtemps) que Pure Pleasure  propose dans son catalogue. La remastérisation (par le légendaire Ray Staff) ne me frappe pas par sa qualité technique et sonore supplémentaire par rapport à l'original. Pour cela il faut avoir les bandes originales à sa disposition. Or, rien n'est écrit sur la pochette à cet égard comme cela se fait lorsque le label rééditeur fait un travail approfondi question mixage et mastérisation pour apporter un plus. Je suis donc dubitatif.  Son correct et clair, toutefois. Le son de la contrebasse d'Haden est absolument impressionnant . Celui de Blackwell est en retrait comme cela se faisait à l'époque en deux  pistes. N'est pas Rudy Van Gelder qui veut. Quoiqu’il en soit, le prix de vente était de 34€ dans un magasin qui vend des rééditions Blue Note et les Honest Jons / Incus à 22 €.  Le vinyle pèse 180 grammes, ce qui justifie sans doute le prix, mais la gravure et le son ne sont pas vraiment audiophile. En résumé : fantastique album de « vrai jazz » avec des musiciens au sommet de leur art. Incontournable pour les fans de Don Cherry, Charlie Haden et Edward Blackwell, un batteur légendaire, mais sous-enregistré par rapport à ses meilleurs confrères. Quant au saxophoniste Charles Brackeen, il est vraiment excellent , complètement en phase avec ses trois compagnons, particulièrement avec un Don Cherry en verve qui donne ici le meilleur de lui -même. Brackeen atteindra des sommets quelques années plus tard avec Paul Motian (Dance et Le Voyage / ECM) et ses albums pour le label suédois Silkheart valent le détour (Attainment, Banar). 

Strings 3 Perelman Maneri Wooley Leo Records CD LR 859.
Troisième opus de la série Strings réunissant Ivo Perelman (sax ténor) et Mat Maneri (violon alto) avec des invités, principalement des instrumentistes à cordes (violoncelle, violon, Jason Kao Hwang, Hank Roberts). Je me serais attendu que le n° 3 de la série nous fasse entendre d’autres instrumentistes à cordes pour justifier le pluriel de Strings. Mais je ne me plaindrais pas du choix de Nate Wooley, trompettiste improvisateur fort concerné par la libre improvisation spontanée sans garde-fou et composition ni thème. Le lien conducteur de la pratique du trio réside dans l’exploration de la microtonalité. Soit un usage permanent et subtil des glissandi millimétrés et de l’extension/ contraction des intervalles tempérés, inhérent au jazz (qu’il soit mainstream, bop ou free) poussé à l’extrême ici pour ma plus grande joie. Comment des jazzmen (free) assument pleinement la radicalité de l’improvisation libre (des Derek Bailey, Evan Parker, Paul Lovens, Rutherford et Gunter Christmann) en maintenant le lyrisme soulful du jazz. Étirement extatique de l’élément mélodique et emphase magistrale des sonorités expressives du free – jazz expressionniste dans un contexte de musique de chambre raffinée, presque précieuse, à l’écart de toute virtuosité et avec un sens supérieur de la dynamique sonore. Les trois improvisateurs enlacent mutuellement leurs improvisations en trilogue. Leurs volutes s’interpénètrent avec le meilleur effet créant et renouvelant des échanges en clair-obscur à la fois tendres, charnels, elliptiques, passionnés… On songe à une poursuite de l’œuvre improvisée de Joe Maneri, le père de Mat. Ivo Perelman publie tant d’albums qu’il devient impossible de suivre, surtout si on est déjà passionné par ses meilleurs collègues. Dans cette masse de documents où, il faut le dire il y a peu de déchets et quelques redondances, Strings 3 apporte du neuf par rapport des chefs d’œuvres précédents comme Two Men Walking (Perelman / Maneri) et Philosopher’s Stone (Perelman – Shipp – Wooley) ou Counterpoints (Perelman – Maneri – Morris). Magnifique.

Son- Icon Music Orchestra and Choral Works by Charlotte Hug Sluchaj Fundacia.
Charlotte Hug est depuis que je l’ai découverte en 2000, une de mes improvisatrices préférées, inventant un univers fascinant à l’alto (violon alto) un instrument particulièrement exigeant et doublant à la voix de manière fascinante. Elle joue aussi dans le « quatuor » violon – alto – cello – contrebasse Stellari Quartet qui est à mon avis un des meilleurs groupes d’improvisation libre jamais entendus (Gocce Stellari / Emanem). Emanem vient d’ailleurs de publier leur nouvel opus et je ne vais pas tarder à vous vanter l’article. Deux enregistrements de 2011 à Luzern : Nachtplasmen for Orchestra and video scores with Son Icons et de 2013  à Schwaz : Inn Camino for Choir and Son Icons à Schwaz.  Icon Music ? Les Son Icons de Charlotte Hug font partie d’une démarche réunissant sa musique instrumentale et ses œuvres graphiques improvisées, sound drawings exécutés sur des longues feuilles de graphite translucide déployés dans l’espace et dont elle interprète les traces / lignes / dessins à l’alto. Non contente de se concentrer sur une démarche soliste, elle a l’adaptée  pour un ensemble de jeunes instrumentistes (« classiques contemporains ») du Lucerne Festival Academy, qui, entre nous, sont vraiment ferrés en improvisation libre. En effet, cet orchestre dont chaque instrumentiste est sensé interpréter une partition individuelle faite de Son Icons est conduit par Charlotte Hug avec le système de signes gestuels popularisé et développé par feu Lawrence Butch Morris et qu’elle a elle-même beaucoup travaillé au sein du London Improvisers Orchestra entre 1999 et 2009. Cette technique de conduite « événementielle » laisse une grand e part de liberté au niveau du son, des phrases, des harmonies etc… aux instrumentistes qui en contrepartie nourrissent le travail de la conductrice. Mais ces explications ne disent encore rien jusqu’au moment où on écoute la musique déployée en trois parties de 16, 6 et 13 minutes. Bien que les instruments ne soient pas décrits, on entend des cordes, un tuba, des flûtes, une harpe, allez savoir. La magie, la finesse, la dynamique opèrent et on se laisse emporter dans l’imaginaire, le flux, les timbres, les sons et le remarquable équilibre sans cesse renouvelé qui envahit l’espace sonore. Une trame sans cesse mouvante, un paysage mystérieux, intime, secret ou grandiose ou intense avec des passages aléatoires ou savamment maîtrisés. Que cette musique soit écrite, dirigée, conduite ou improvisée importe peu finalement, c’est ce qu’on écoute qui, avant tout, nous enchante. Pour l’œuvre chorale, cette union de neuf voix humaines (classically trained, cela s’entend et très diversifiées) suit un cheminement semblable à celui de Nachtplasmen avec ceci près que le timing respectif des vocalistes face aux Son Icons reste sous leur responsabilité en mettant l’accent sur l’interactivité au sein de la formation. Le résultat est parfaitement intégré, riche et profondément musical.  Au service des spécificités du travail vocal, de l’imagination et du potentiel des chanteuses et chanteurs réunis. On entend un fil conducteur et des incursions dans le ludique, le sonore et l’émotion. Cohérence et fantaisie. Bravo ! Grâce soit rendue à Charlotte Hug, improvisatrice convaincue et militante, elle impose une démarche aussi radicale qu’aboutie dans un univers festivalier « académique » où règnent chefs, compositeurs et critiques. Un très bel opus qui ravira autant les tenants de la musique contemporaine que celui sélectif des branchés musique improvisée non conventionnelle.

Paul Dunmall Sun Ship Quartet / Alan Skidmore / Julie Kjaer Ståle Liavik Solberg / Mark Wastell
John Coltrane 50th Memorial Concert at Café Oto. Confont Core Series 07
Après de multiples négociations, le Café Oto a programmé une super constellation de musiciens pour fêter le 50ème anniversaire de la disparition de John Coltrane. Le 17 juillet 2017 étaient conviés le Sun Ship Quartet de Paul Dunmall avec le batteur Tony Bianco, le saxophoniste ténor Howard Cottle, le contrebassiste Ollie Brice et comme invité de marque, le saxophoniste vétéran Alan Skidmore. En ouverture, le trio de la flûtiste Julie Kjaer avec aux percussions Mark Wastell (le patron de Confront) et le norvégien Ståle Liavik Solberg. Ce trio avait préparé un hommage au To Be de Coltrane, composition jouée à la flûte par le grand saxophoniste disparu et présente sur le premier de ses nombreux albums posthumes, Expression. Il y soufflait dans la flûte de son ami Eric Dolphy, disparu quelques années plus tôt.  Le plat de consistance de ce concert n’est rien d’autre que la suite de l’album « Sun Ship » avec les cinq compositions : Amen, Dearly Beloved, Sun Ship, Attaining et Ascent. Celles –ci prolongent et subliment celle de Love Supreme. Si vous n’avez jamais entendu cet album de Trane , précipitez-vous ! C’est une de ses œuvres les plus abouties. Chaque morceau est étiré sur plus de dix minutes (18 pour Attaining !) avec une passion, une flamme, une énergie dignes des bons moments du JC Quartet. Alan Skidmore rejoint le Quartet pour les deux derniers morceaux, Attaining et Ascent (CD2).  Pour clôturer, une version collective d’Ascension rassemblant tous huit musiciens.
Rassurez – vous, cet hommage incarne la face la plus vive et la plus intense de la musique de Coltrane, celui des Sun Ship, (First) Meditations, Expression et Interstellar Space. Ces dernières années , Dunmall et Tony Bianco ont enregistré une série impressionnante de compositions de Coltrane sur quatre cd’s (deux simples et un double), et parmi elles , plusieurs de sa dernière période (65-67) n’avaient jamais été enregistrées par d’autres artistes. Ces intenses brûlots publiés sur le label SLAM (Thank You John Coltrane, Tribute to John Coltrane et Hommage to John Coltrane) peuvent être carrément inclus dans la discographie de Trane proprement dite. En effet, on se demande ce qui distingue Dunmall du grand John au niveau de la qualité musicale, de l’énergie et de la passion folle. Dans le Sun Ship Quartet, Howard Cottle est tout à fait à la hauteur et Alan Skidmore est sans doute un des plus grands spécialistes créatifs de la musique de Coltrane. Bref, si vous aimez Coltrane et que vous estimez que les nombreux enregistrements du quartet en Europe sont aussi incontournables que les albums Impulse, ce 50th Memorial  devrait vous intéresser au premier chef. Coltrane est un artiste décédé trop tôt (à 40 ans !) et son œuvre au saxophone est d’une grande complexité où l’expression exacerbée du blues et de l’âme en transe transite dans les arcanes des modes et des canevas mélodiques ouverts sur l’infini mélangeant la logique mathématique et l’aléatoire contrôlé du jeu improvisé. Certaines des compositions les plus fameuses de Coltrane, comme Impressions, Mr PC, Traneing In, Chasing the Trane ou des standards comme I Want To Talk About You ont été jouées , re-jouées, altérées, transformées au fil des tournées du JC Quartet avec de nouvelles structures harmoniques et échelles modales inouïes qui ont débouché sur de nouveaux éléments mélodiques surprenant. Cette quête insatiable reste donc légitimement ouverte à qui est capable et a l’inspiration nécessaire pour les (re)vivifier, les faire renaître en maintenant ces sonorités incendiaires et irrépressibles. Avec Dunmall et compagnie (Skidmore, Cottle, mais aussi Evan Parker et Simon Picard avec qui Dunmall a gravé des faces inoubliables), on retrouve le message Coltranien sans aucun subterfuge lénifiant ou académique. Ce qui compte c'est le plaisir immense de l'écoute.Trane Lives !!