23 septembre 2023

Harri Sjöström Erhard Hirt Phil Wacshmann & Paul Lytton / Ivo Perelman : Duets with James Emery and with Matt Moran

Harri Sjöström Erhard Hirt Phil Wachsmann Paul Lytton Especially for You Bead 47.
https://beadrecords.bandcamp.com/album/especially-for-you

Voici un excellent témoignage d’un concert impromptu, prévu pour la deuxième édition du quartet «XPact », récemment ressuscité autour des trois survivants de ce groupe des années 80, le contrebassiste Hans Schneider, le guitariste « électronique » Erhard Hirt et le percussionniste Paul Lytton en hommage à son fondateur, feu Wolfgang Fuchs, un clarinettiste basse (et contrebasse) exceptionnel et saxophoniste sopranino hyper incisif, remplacé par le saxophoniste Stefan Keune. Keune et Schneider devant s’absenter pour raisons de santé, il fut décidé que le violoniste Phil Wachsmann et le saxophoniste soprano et (sopranino) Harri Sjöström feraient l’affaire. On n’eut pas tort. Lytton et Wachsmann ont très souvent collaboré et enregistré en duo ou en quartet à plusieurs reprises au fil des décennies et Sjöström et Wachsmann firent partie du Quintet Moderne (avec Paul Lovens, Teppo Hauta-Aho et Paul Rutherford) et on retrouve ce petit monde au sein du King Übü Örkestrü, lui aussi revisité récemment dans un splendide nouvel album "ROI".
Une longue improvisation collective d’un seul tenant de 57 minutes séparées digitalement en 4 sections : For You Part One , For You Part Two, For You Encore & For You Lullaby. Erhard Hirt est crédité à la fois « guitar » et « computer treatment » et Phil Wachsmann « violin » et « electronics ». Il y a donc une dimension électronique importante, subtile et très fine durant toute la performance qui peut se confondre dans une quasi-silence et d’étranges murmures ou éclater par-dessus les sons acoustiques du sax ou du violon, le percussionniste agitant discrètement ses baguettes, ustensiles, peaux, cymbales et ses curieux objets sonores, avec frottements, grattages, mouvements, mini-frappes multi directionnelles avec sons sens de la dynamique et sa capacité à laisser l’espace sonore à la portée de ses acolytes. L’improvisation pointue à la British et à la sauce Rhénane se révèle ici dans toute sa splendeur. C’est bien dans cet environnement volatile en perpétuelle métamorphose qu’on trouvera l’aspect le plus radical des circonvolutions les plus étonnantes d’Harri Sjöström, lequel fut membre de groupes de Cecil Taylor (enregistrements à l’appui) et un lyrique duettiste avec le saxophoniste soprano Gianni Mimmo. Il suffit de l’entendre converser en quasi duo avec les frappes disjointes de Paul Lytton ou les extrapolations soniques venteuses d’Erhard Hirt. Si vous aimez un Thomas Lehn, vous pourrez apprécier les incartades obliques et fumantes de Hirt. Le jeu « actif » de Lytton fait songer à une multitude d’objets s’effondrant et ricochant dans les escaliers sans fin d’une tour hantée.
Cachant toujours bien son jeu, le violoniste Phil Wachsmann a un talent fou au bout des doigts pour des pizzicatos étranges au ralenti, des frappes de crin d’archet qui rebondissent pour strier en un éclair des aigus très fins ou suggérer des fragments mélodiques issus d’une imaginaire partition de Webern légèrement enfumée. L’équilibre collectif est volontairement malmené par des disruptions sonores mouvantes, le sax maintenant le cap en sursautant des intervalles distendus, et le percussionniste éparpillant son jeu sur les recoins les plus extrêmes de son kit (« drums » ? mais aussi une caisse métallique contenant chaînes, mini-cymbales, crotales etc…), maniant des objets sur la surface des peaux, les sons les plus imprévisibles étant toujours bienvenus. L’auditeur oubliera de se demander qui joue quoi dans ce capharnaüm ludique, car c’est le but. L’action instrumentale de chacun s’interpénètre avec celle des trois autres de manière indescriptible créant un réseau infini de correspondances, de connexions et de répulsions. La complexité est au rendez-vous avec une tendance camouflage, tour à tour bruitiste, minimaliste, électro-acoustique, sauvage et sophistiquée. Dans cette aventure, l’approche individuelle (individualiste) et le « style » avec ses exploits instrumentaux « virtuoses » sont laissés de côté pour l’aventure collective, l’imaginaire instantané, le délire ... Il y a pléthore d’enregistrements de musique improvisée de nos jours qui nourrissent une lingua franca vraiment reconnaissable, logique, lisible, récurrente… trop sage. Avec ce Specially For You, on entrevoit comment et combien de vieux routiers de l’improvisation libre arrivent à échapper aux lieux communs en égarant notre perception dans un maquis inextricable qui titillera notre curiosité au point de remettre l’ouvrage sur le lecteur.

Ivo Perelman & James Emery The Whisperers Mahakala Music.
https://ivoperelman.bandcamp.com/album/the-whisperers

On a connu le guitariste James Emery au sein du légendaire New York String Trio fondé en 1977 avec le violoniste Billy Bang et le contrebassiste John Lindbergh. Aussi avec Anthony Braxton, Oliver Lake, Joe Lovano, Gerry Hemingway, Mark Feldman. On le découvre ici sur sa face improvisateur libre impénitent en compagnie d’un partisan invétéré de la liberté totale issue du « jazz libre », le saxophoniste ténor Brésilien Ivo Perelman, connu pour son travail en duo avec le pianiste Matt Shipp et l'altiste Mat Maneri. James Emery prend le parti de jouer exclusivement acoustique avec ses doigts de la main gauche parcourant le manche en tous sens et un plectre vibrionnant. La virtuosité et la précision de son jeu sont plus que remarquables et son sens ludique suit autant le souffleur à la trace qu’il l’aiguillonne, n’hésitant pas à solliciter les extrêmes de son instrument, et chevaucher des intervalles compliqués à négocier, pleins de dissonances et d’extrapolations de figures jazz dilatées ou filantes… Il peut aussi se révéler désarçonnant, outrancier ou fin mélodiste (One et Six) ou un brin humoriste cocasse (Twelve). J’ai déjà chroniqué les duos d’Ivo Perelman avec d’autres guitaristes : Joe Morris, Pascal Marzan et Elliott Sharp et ces deux Whisperersn’ont rien à envier aux autres. Leur entente est merveilleuse. Il est évident qu’Ivo Perelman, tout en étant un inconditionnel de l’improvisation spontanée, est un héritier de tout un lignage du saxophone ténor 100 % jazz : en écoutant la masse de ses enregistrements, il est impossible de ne pas penser à Albert Ayler, Coltrane, Dewey Redman, Archie Shepp et à travers eux, Ben Webster, Don Byas, Hank Mobley, Dexter Gordon, Stan Getz, David Murray… J’entends bien que l’inspiration de ses glorieux aînés se situe au niveau du travail du son proprement dit plutôt que de « copier » leur langage musical. Son usage immodéré du registre suraigu « chantant » vient tout droit des harmoniques chères à Coltrane et Ayler et ses capacités mélodiques très étendues sont inspirées par sa connaissance intime et profonde de ses aînés, …. à la sauce brésilienne (la saudade…). Lui-même guitariste lors de sa prime jeunesse, il eut l’occasion de fréquenter le maître Villa – Lobos et de percer quelques mystères de la musique brésilienne moderne pour guitare, avant de s’adonner au saxophone ténor. L’avantage de dialoguer avec un guitariste est de pouvoir articuler son phrasé avec des écarts d’intervalles multiformes, escaliers insensés de l’univers des harmonies rares et d’ouvrir un champ sonore au moyen de techniques alternatives tout en concluant (Seven) dans un univers plus reconnu basé sur l’alternance entre formes reconnaissables et grands écarts free radicaux . Ces deux – là n’ont pas vite fait de trouver un terrain d’entente évident d’un point de vue mélodique et rythmique qu’ils s’en détachent avec une véritable conviction, usant des nombreux moyens musicaux en alternant et renouvelant successivement « dérapages » free et consensus formel. L’art de la création spontanée immédiate. Dans ce contexte, James Emery a un talent considérable pour naviguer entre deux eaux, rivages limpides bleutés ou turquoises ou mer noire agitée par-delà de redoutables récifs. Une logique inspirée le fait transiter insensiblement ou graduellement de passages lyriques superbement construits vers d’audacieuses déconstructions atonales et autres contrepoints déjantés dans un même élan, jouant à la marelle modalo- dodécaphonique comme un danseur étoile. Rien de tel pour inspirer les trouvailles du souffleur, autrefois connu pour ses harmoniques fracassantes et ses spirales échevelées et expressionnistes, aujourd’hui chantre du clair-obscur languissant, du subtil glissando microtonal et des effets de souffle détaillés, à la fois extraverti coloré et profondeur intériorisée.

Ivo Perelman – Matt Moran Tuning Forks Ibeji digital
https://ivoperelmanmusic.bandcamp.com/album/tuning-forks

Le duo commence comme lors de ce concert au festival de Newport en 1965. « Le matin des Noirs » , le quartet d’Archie Shepp avec le vibraphoniste Bobby Hutcherson publié par Impulse sous le titre New Thing at Newport. Il y avait aussi Barre Phillips et Joe Chambers. Cette référence historique n’est que le point de départ d’un beau duo de jazz contemporain « free » totalement improvisé, flottant, rêveur, idéaliste et tout en nuances. Le point de départ proprement dit du duo est intitulé Gregorian et contient un motif rythmique qui permet de subtils et adroits contretemps. Il s'agit d'un album exclusievement digital publié sur le label d'Ivo, Ibeji.
Six morceaux aux titres évocateurs : Gregorian 07:40, Pythagorean 05 :12 Tesla 03 :10, Schumann 04:41, Fibonacci 5:51 et Rife 8:43. Un court portfolio passionnant où chaque morceau révèle une identité propre. Ayant examiné les paramètres sonores et thérapeutiques des diapasons (Tuning Forks en anglais) Ivo Perelam a eu la belle idée de s’associer avec le vibraphoniste Matt Moran, le vibraphone étant un instrument qui fait plus qu’évoquer la sonorité et le timbre d’un diapason. Je rappelle que Perelman a enregistré deux albums en duo avec feu Karl Berger ( The Hitchhiker & Rêverie -Leo Rds ) : un univers différent. Inclus dans la page bandcamp de cet album, vous trouverez une remarquable étude sur ces magnifiques Tuning Forks sous la plume de Lynn Bailey – The Art Music Lounge et qui vous permettra d’envisager l’état d’esprit et les intentions des deux artistes. Dans cet album, le son du sax ténor d’Ivo Perelman est à la fois plus transparent, plus léger ou plus dense : il flotte dans l’espace au milieu des fins nuages suggérés par le timbre surréel du vibraphone, plus proche d’un verre cristallin imaginaire que d’une lamelle métallique. Les lames de Matt Moran résonnent à l’instar de ces diapasons qu’on aurait capté avec un micro Soundfield. Lorsque les harmoniques perçantes du ténor fusent et partent comme des feux d’artifice brûlants, l’oreille palpe la vibration du cœur, le pouls des lèvres pinçant le bec et « mordant » l’âme de l’anche qui oscille contre nature dans la colonne d’air chauffée à blanc. Des contes de fée ou de sorcières entraînent notre imagination dans un sabbat de langues de feu. Une série curieuse et tout à fait à part du souffle Perelmanien (remis en question) s'épanouit en osmose avec l’imaginaire d’un magicien du vibraphone.

9 septembre 2023

AIR : URS LEIMGRUBER Duos w. Gerry Hemingway , Hans Peter Pfammater, Jacques Demierre & Thomas Lehn/ Udo Schindler Gunnar Geisse Sebastian Gramss/ Walter Prati

AIR URS LEIMGRUBER Duos with Gerry Hemingway, Hans Peter Pfammater, Jacques Demierre, Thomas Lehn Vol.1 Creative Works Records (CHF 59,95 + frais d’envoi).
https://www.creativeworks.ch/home/cd-shop/cw1070ccd/#cc-m-product-14750268532

Note incluse résumant la présentation de ce quadruple album sur le site du label : AIR The Space in Lucerne is the working space of saxophonist Urs Leimgruber and sometimes, on occasion, also a space for concerts and for recording. A space where the acoustics have been professionally calibrated to the finest degree, ensuring that even the smallest sound can be heard, the sound that is barely a sound anymore but is still there.

Fort heureusement, Creative Works Records, un label helvétique créé il y a bien des lustres, publie ce rare AIR Vol.1 du saxophoniste Urs Leimgruber en duo avec , respectivement, le percussionniste Gerry Hemingway, le piano préparé de Hans Peter Pfammater, l’épinette amplifiée de Jacques Demierre et le synthé analogue de Thomas Lehn dans une somme de quatre compacts. Un par partenaire, et rassemblés dans un coffret blanc 001 en carton dépliant aussi classe que le coffret 5 CD de Trevor Watts pour Fundacja Sluchaj dans un tout autre registre.
Le pianiste Jacques Demierre est un des improvisateurs les plus proches d’Urs, les deux artistes ayant travaillé très souvent ensemble et enregistré plusieurs albums avec le contrebassiste Barre Phillips, ainsi que dans un duo récent où Demierre joue de l’épinette amplifiée (It Forgets about the snow même label). Thomas Lehn figurait dans un enregistrement de ce trio augmenté en quartet à Willisau. Gerry Hemingway est aujourd’hui un résident suisse et s’adonne de plus en plus à la libre improvisation. J’ai retracé le nom de Norbert Pfammatter dans un duo avec le saxophoniste Bertrand Denzler,mais j’ignorais jusqu’à présent l’existence de Hans Peter Pfammatter comme pianiste et sa performance au piano préparé avec Urs Leimgruber m’a convaincu.
Urs Leimgruber est un improvisateur spécialiste du saxophone soprano dans les sphères de l’improvisation radicale doué d’une grande virtuosité qui s’efforce de faire du sens avec une superbe précision sans vous abreuver avec une avalanche de notes. Sa musique peut être déchirante, détaillée, ultra-sensible, extrême et parfois mélodique. Il aime à décortiquer les sonorités « alternatives », explorer les harmoniques, les infra-sons, les bruissements ou murmures tout comme se lancer subitement dans des giclées expressionnistes, des spirales désarticulées et l’expression acide du cri primal. Bien qu’il a joué intensément avec Barre Phillips et côtoyé Joëlle Léandre, Urs ne court pas après le pedigree, mais privilégie les collaborations avec des camarades avec qui il entretient des affinités profondes : Roger Turner, Jacques Demierre, Thomas Lehn ou ce pianiste allemand de Dresde méconnu, Oliver Schwerdt.
Chacun de ces duos est une belle perle et le saxophoniste donne ici le meilleur de lui – même avec la plus profonde authenticité. Si vous n’avez pas encore prêté l’oreille à un de ses disques, vous pouvez vous fier à ce coffret « AIR Vol.1 » , surtout si vous êtes déjà un inconditionnel de Steve Lacy (ses albums solos et duos improvisés), d’Evan Parker (Saxophone solos 1975) ou de Lol Coxhill. Urs Leimgruber - et Michel Doneda- c’est vraiment la quintessence du sax soprano « d’avant-garde ». J’ajouterai aussi les noms d’Harri Sjöström, de Gianni Mimmo et Gianni Gebbia.
Pour ceux qui connaissent Gerry Hemingway par l’intermédiaire des enregistrements d’Anthony Braxton, de Marylin Crispell ou avec Ray Anderson et ses propres groupes, leur duo sera une belle surprise. Tout comme Steve Lacy, Urs Leimgruber cultive le registre ultra aigu du sax soprano bien au-delà de sa tessiture normale, et il entrouve certaines clés intermédiaires pour obtenir des « fausses notes », des harmoniques sifflantes et infimes et des timbres bigarrés. Dans le premier morceau, après « avoir détonné » de merveilleuse manière il évoque brièvement Coltrane et le son de son soprano en relevant des fragments d’un de ces chevaux de bataille lorsque Gerry s’emballe pour un rythme endiablé. Plus loin c’est l’ascèse, le silence qui fait partie de sa (leur) musique. Deuxième improvisation, on plonge dans la micro-improvisation, la percussion frottée hasardeusement par les balais et le sax cherchant grognements assourdis et sonorités millimétrées au bord du silence. C’est la sculpture de l’air, l’ébauche d’un geste, des esquisses à peine visibles, des suggestions timbrales pour lesquelles il faut tendre l’oreille. Le troisième nettement plus long fait onze minutes et débute comme un fantôme introverti à la recherche du sifflement perdu, le percussionniste se faisant ultra minimaliste en faisant à peine vibrer ses cymbales alors que l’anche distille un filet de souffle hyper aigu. Oscillations des fines harmoniques du sax et des glissandi sur les cymbales frottées à l’archet. On se situe plus dans la poésie sonore ou dans une cérémonie initiatrice dans une tribu imaginaire. Les volutes naissantes apparues au mitant des discrètes harmoniques se muent alors dans des antiennes de notes mordantes répétées et de roulements décalés et accélérés de la batterie. Le souffleur fait se contorsionner sa sonorité et l’articulation sauvage – morsures du bec, quintoiements saturés – spirales en escalier entre les intervalles. Cette musique libre et spontanée s’efforce de créer un narratif, nous entraîner dans une démarche, une course à travers les bois ou une dans sur la grève endormie. Le quatrième laisse l’initiative à la batterie chercheuse, le saxophoniste jouant des clapets. Bref, à mes oreilles ce CD1 avec Hemingway respire l’improvisation instantanée avec le plaisir ludique et la recherche pointue et insouciante.
Une autre et bien différente perspective initie les échanges entre le souffleur et le pianiste Hans Peter Pfammatter dans le CD2. La lente alternance de notes touchées au clavier sur des cordes préparées d’objets et résonnantes inspire des sonorités tenues extrêmes et fines, calcinées, harmoniques pointues ou cris cornés (1- 6 :58). L’expressivité du souffle brûlant est aussi zen que déchirante (2-9:12) survolant les battements de gamelan imaginaire avec des cordes du piano préparé et des doigtés insistants sur les notes « normales ». Le pianiste crée des canevas dynamiques et flottants dans les 6 improvisations de leur duo, le saxophoniste explorant sauvagement les timbres extirpant des sons hallucinés qui échappent à l’idée de style, de démarche « logique », de gammes complexes ou d’harmonies savantes issues de la musique sérielle ou polymodale et nous plongent dans le vécu émotionnel de l’expérience sonore et ludique subjective. Un amour de la pâte sonore (3 – 9 :10) et la folie de tous les étirements physiquement possibles par la grâce d’une technique fort peu commune. Avec un tel abattage aussi profond - sincère que dévastateur, on évitera toute comparaison (Evan Parker, Steve Lacy, John Butcher, Lol Coxhill). Comme Michel Doneda, à qui Urs fait penser, ce saxophoniste est unique en son genre. Il transperce la réalité et la perception des songes, cornant, sifflant, tournoyant et zig-zaguant comme un enfant émerveillé qui joue. Avec ce CD 2, Urs Leimgruber atteint une sphère supérieure avec un collègue inspiré et inspirant qui rend ici hommage à l’idée du piano préparé. Au fur et à mesure qu’on s’avance dans la série d’improvisations, les choses deviennent plus recherchées, osées, minutieuses, curieuses, aussi étrangement prosaïques que lumineusement poétiques (4- 8 :02) ou simplement sinueuses et à la pointe du registre extrême de l’instrument (5 – 12 :26) comme si on s’égarait dans le superflu ou l’essentiel, la valeur des actions s’évanouissant sous la poussée du réel. Lorsqu’on aborde les CD 3, avec l’épinette amplifiée « dérisoire » de Jacques Demierre (accordée vaguement sur une note identique avec quelques commas de différence), et CD4, avec le synthé analogue de Thomas Lehn, on rentre dans l’univers des duos relationnels au long cours du saxophoniste. Ces deux musiciens vont ici encore plus loin, à mon avis dans l’outrance et la sophistication par rapport à ce que j’avais écouté d’eux-mêmes en compagnie de Leimgruber. Le CD4 nous fait entendre un surprenant Thomas Lehn comme je ne l’avais pas entendu avant complètement imbriqué dans les sortilèges du souffleur. Avec Jacques Demierre en duo (CD3) on assiste à l’évolution de leur récent et mémorable double CD «It Forget about the Snow ». Les duos enregistrés dans ces quatre albums n’ont aucune prétention comme manifeste, démonstration virtuose ou gamberge « free », mais seulement des intentions inédites qui défie nos sens et nos habitudes et une sincérité totale.
Je vais m’arrêter là juste pour dire que si il y a une pléthore de saxophonistes improvisateurs de haute qualité à différents niveaux d’accomplissement dans « l’acte d’improviser », on peut très bien se caler ce quadruple CD « AIR » du début à la fin pour découvrir jusqu’où un saxophoniste expérimenté et ses acolytes sont capables d’aller : au fin fond des choses – Out of This World (dixit Coltrane). Chez Leimgruber, il y a ce plus de l’expérimentation couplée avec une sûreté et une conviction dans l'expression. La complexité alliée à la simplicité épurée. Un rapport avec le silence versus l'art de la saturation lorsque cela fait sens. L'ampleur de son jeu n'a rien de systématique : l'inspiration dans l'instant prime avant tout. Vraiment unique et essentiel.

Dachau Polyphonies MUC Chamber Art Trio Udo Schindler Gunnar Geisse Sebastian Gramss FMR CD673-0423
https://www.discogs.com/release/27213543-MUC_Chamber-ArtTrio-Schindler-Geisse-Gramss-Dachau-Polyphonics-LowToneStudies_acoustronic
Trio sax alto et sopranino + clarinette basse (Udo Schindler), guitare laptop (Gunnar Geisse) et contrebasse (Sebastian Gramss). Udo Schindler est un souffleur multi-instrumentiste abonné aux publications enregistrées avec des improvisateurs de tout bord (dont Sebi Tramontana, Damon Smith, Wilbert De Joode, Jaap Blonk, Ove Volquarz. Avec Ove Volquarz, il forme un excellent duo de clarinettes basses (Answers and Maybe a Question et Tales about Exploding Trees and other Absurdities) et il nous a laissé un superbe témoignage avec l’ajout providentiel du guitariste Gunnar Geisse (artoxin – Unit Records). Je suis donc bien heureux de retrouver ce curieux guitariste en compagnie de ce super contrebassiste parmi les meilleurs de la scène allemande, improvisée ou jazz pointu. Deux longues improvisations intitulées Dachau Polyphonic part1 (36 :07) et part2 (23 :12). Le contrebassiste et le souffleur créent les contrepoints mouvants et hasardeux de cette « Polyphonie » où s’insèrent les sons électroniques trafiqués- manipulés- exacerbés et surprenants de ce guitariste inventif au-delà de l’ordinaire. Ils naissent de nulle part, se laissent triturer plus que de raison, s’évaporent, flottent, percutent sourdement, sifflent, oscillent, rebondissent en creux dans le flux de ses comparses. Le temps s’écoule sans qu’on puisse le saisir. La qualité de timbre à l’archet Au fil des minutes et après quelques temps, le paysage sonore ne fait plus qu’un avec les interventions de chacun dans un infini insaisissable. Flux d’orgue cosmique et croassement mesuré de la clarinette basse. Des moments mystérieux qui finissent par rebondir, le guitariste se métamorphosant en claviériste microtonal avec les volutes du souffleur au sax sopranino et des sons de cloches. Étrange, mais frais.

Walter Prati Lullabies & Other Stories Amirani records AMRN#73 Disponible en CD et en LP
https://www.amiranirecords.com/editions/lullabiesandotherstories0
https://www.amiranirecords.com/editions/lullabiesandotherstories

Walter Prati est connu pour son travail de musicien électronique et sound processing dans l’Evan Parker Electro-Acoustic Ensemble des années 1990 à 2010 (de Towards the Margins jusqu’à Hasselt) a aussi enregistré, toujours comme artiste électronique deux albums en duo avec Evan Parker : Hall of Mirrors en 1990, réédité en double CD avec l’album Pulse (2016) du même duo sur le label Auditorium. Son travail de transformation du son fut à la base de la création de cet ensemble qui inclus aussi Joel Ryan, Lawrence Casserley, Richard Barrett, Paul Obermayer et son ami Bill Vecchi. On l’a aussi entendu en duo avec Giancarlo Schiaffini et en trio avec Thurston Moore et Evan Parker. Mais j’ignorais que Walter Prati est un excellent violoncelliste. Dans cet enregistrement de 2020, il nous fait entendre cinq Lullabies et huit Stories au violoncelle dans un genre qu’on pourrait qualifier de « post-classique » ou contemporain. Au violoncelle, il ajoute de temps en temps des electronics « (Cycling ’74 Max and Grm Tools). Minutieux, distingué et un peu austère ou parfois grandiose, son travail, excellemment enregistré dans son MMT Creative Lab à Milan, mérite le plus grand intérêt pour toutes les techniques utilisées et leur insertion judicieuse dans le contexte de compositions miniatures qui les mettent en valeur. Pizzicato, glissandi, évocations mélodiques, suggestions harmoniques, lyrisme détaché et ferveur retenue. Tout comme les enregistrements en solo des violoncellistes Guilherme Rodrigues et Emmanuel Cremer, ces Lullabies and Other Stories situent plusieurs facettes de l’approche de l’instrument en exergue dans l’écoulement de la performance, ici réalisée de Mars à Juin 2022 avec une superbe cohérence. Exemplaire et à réécouter avec un vrai plaisir.