14 janvier 2019

Gerauschhersteller : Rewilding John Cage 5 CD Box set in 50 copies : There is nothing we really need to do that isn't dangerous.

Gerauschhersteller : Rewilding John Cage !!
There is nothing we really need to do that isn't dangerous. Noise Maker records.5 CD Box set in 50 copies with Tom Cleverley Steve Gibson Adrian Newton & Stuart Riddle. https://gerauschhersteller.bandcamp.com/ 

Ce n'est pas le premier coup d'éclat de Gerauschhersteller, un ensemble basé dans le Dorset (GB) et spécialisé dans la musique expérimentale et indéterminée (définition de John Cage). Il nous avait déjà gratifié d'une version intégrale du Treatise de Cornelius Cardew répartie en cinq CD's's et produite en coffret limité à 50 copies physiques. J'en ai fait une critique positive. Ils remettent cela en "ensauvageant" la musique de John Cage. Stuart Riddle fait valoir le point de vue que le monde académique essaie de domestiquer sa musique en se focalisant sur les oeuvres purement instrumentales qui cadrent avec la programmation de concerts conventionnels.
Et donc, ils proposent une interprétation radicale d'oeuvres parmi les plus "hors des sentiers battus" qui tentent à remettre en question l'action et l'idée musicales par des procédés littéralement anarchistes. Un magnifique coffret blanc austère, mais la grande classe avec photos zen et fragments de textes philosophiques anarchistes ! La recherche zen du compositeur, le I Ching et son amour des champignons sont souvent évoqués, mais on évite soigneusement l'aspect social et politique de sa démarche. Relation musique/bruit, utilisation d'objets, la relation avec la nature. On doute très fort que les grandes institutions vont mettre à leur programme des oeuvres aussi déconcertantes que Cartridge Music, Branches, Four 4 ou Anarchy dont c'est la première mondiale. Ou même Electronic Music for Piano ou Music for Piano 21-36 (1964/1955), deux pièces fondatrices qui ont ouvert tout un univers expérimental d'une radicalité sans précédent. La partition d'Electronic Music suggère une liste d'idées et d'actions écrites à la va-vite dans un hôtel suédois, un peu comme un aide mémoire en laissant le champ libre au musicien. Le son du piano actionné en frottant ou grattant etc.. les cordes ou via le clavier est capté par des microphones et des micro contacts et transformé en temps réel par des moyens électroniques. La partition Music for Piano fut écrite sur un papier brut dont la texture comprenait des défauts et un relief inégal qui détermine le placement des notes. Ce sont des oeuvres fascinantes, les sons électroniques adoptant des formes, des durées, des timbres, des textures et des dynamiques qui semblent se diversifier à l'infini. Aussi le rôle du silence y joue une part importante, le pianiste égrenant ses notes et émettant ses sons dans la table d'harmonie avec une grande parcimonie laissant tout un espace pour que les sons électroniques s'échappent en toute liberté. Ce type d'oeuvres de John Cage exercèrent une influence prépondérante sur Stockhausen (Kontakte) et de tout évidence chez Derek Bailey dans sa période transitoire entre Karyobin (1968) et Duos avec Anthony Braxton (1974) lorsque le guitariste travaillait avec Hugh Davies et Evan Parker au sein de Music Improvisation Company(1968-1972). Il suffit d'écouter la face B de son premier album solo (1970) pour s'en rendre compte. Certains sons électroniques fusent dans l'espace sonore comme des déflagrations hybrides dans une forme d'apesanteur à la fois éthérée et poisseuse. Les musiciens de Gerauschhersteller se partagent entre percussions, électroniques, piano, voix, field recordings,sax, accordéon, harmonium etc... Rien n'indique quel type d'électronique ils utilisent, primitive sans doute.. On reconnait évidemment la granularité et les textures électroniques des années 50/60 avant l'arrivée du synthé. Les sonorités obtenues sont éminemment intéressantes abolissant la barrière entre sons musicaux et bruits en tout genre. Deux compositions fascinantes qui s'étalent sur les 72 minutes du CD1. La caractéristique de l'entièreté de ce coffret est que contrairement aux versions enregistrées à l'époque du vinyle qui étaient limitées à 20/25 minutes, Gerauschhersteller remplissent quasiment les 75 minutes possibles du CD exprimant ainsi la volonté de Cage de faire s'écrouler murs et barrières entre les éléments formels, temporels, sonores, procédés, les êtres vivants et la nature (etc...) pour révolutionner la musique et le fait d'en jouer et décomposer.  On entend ici combien son apport libérateur a été essentiel. 
Branches (1976) qui occupe l'entièreté du CD fait partie des compositions de Cage pour lesquelles il laisse les interprètes improviser avec des matériaux "organiques" provenant de plantes (arbres, buissons, semences séchées, morceaux de bois, feuilles etc...). Nos cracks de Gerauschhersteller, en toute logique, enregistrèrent Branches dans un jardin (Knoll Gardens) lors d'un concert en se munissant des cactus, du feuillage, des branches, et aussi  de semences de Delonix Regia encore contenues dans leurs cosses, les fruits de cet arbre décoratif originaire de Madagascar ont une belle dimension (40-60cm de long et 5 cm d'épaisseur) et contiennent une dizaine de graines oblongues. Idéal pour un instrument de percussion de type maracas. La prise de son en extérieur crée une spacialisation intéressante, car les quatre musiciens s'écartent ou se rapprochent des micros conférant ainsi des variations d'intensités, de textures, des effets de zoom sonore. Frottements, coups brefs sur les dures épines des cactus, secousses de feuilles mortes et de graines séchées, grattage méticuleux des picots de cactus et des surfaces des branches, agrémenté d'un chant d'oiseau et le passage d'un avion à proximité. Il est souvent difficile de deviner comment les sons sont produits si ce n'est qu'il s'agit d'une vision peu commune de la percussion par laquelle il souligne son origine et sa fonctionnalité chez nos lointains ancêtres et qu'on trouve encore parmi les peuples premiers (Amazonie, Pygmées etc...). 72 minutes à ce régime est à la fois une performance et l'expression de la radicalité extrême de Cage, dont on nous rappelle régulièrement les quatre minutes trente trois de Silence, alors que sa démarche fait fi du temps, de sa durée ...
Remarque : le recto du CD Box est un dessin de cactus vu par la tranche.
Le CD3 nous donne l'occasion de se replonger dans Cartridge Music (1960), l'emblème parfait de la musique expérimentale radicale. Cage transforme (ironie) la cellule d'un tourne-disque, à laquelle l'aiguille "du pick-up" transmet instantanément les infimes dentelures du sillon du disque et émet le signal électrique qui engendre les fréquences des sons musicaux, en objet sonore. Cette cellule est connectée à des objets qu'on manipule ou est utilisée avec son aiguille. La cellule (en anglais Cartridge) amplifie les contacts et grattements minutieux sur une variété de surfaces, d'objets avec une grande variété de touchers comme s'il s'agissait d'un instrument. On ajoute aussi évidemment des micro-contacts sur des objets trouvés sans craindre l'hétéroclite, reliant ainsi l'acte musical à la vie et au travail quotidien L'amplification est souvent intense, bruissante et elle ravirait sûrement les punks et les maniaques du noise. C'est, d'ailleurs, cette pièce de Cage qui ouvrira les portes du noise, plus sûrement que les Intonarumori futuristes assez théâtraux de Russolo. Après 30 minutes de bruits qui évoquent les moteurs et le travail du métal ou du bois (scie, fraiseuse, foreuse, limes etc), on est fin prêt pour But what about the noise of crumpling paper which he used to do in order to paint the series of “Papiers froissés” or tearing up paper to make “Papiers déchirés?” Arp was stimulated by water (sea, lake, and flowing waters like rivers), forests , deuxième pièce du CD3  enregistrée dans plusieurs lieux dans le Dorset.Il s'agit d'un art sonore où chaque musicien frappe deux instruments résonnants (percussions) à l'unisson et en Forte. Ils agitent des objets ou des éléments organiques, des feuilles de papier ou de carton qu'on chiffonne, triture ou déchire. Aussi, on entend l'écoulement de l'eau dans des récipients à différentes vitesses (!). Les frappes brèves et simultanées de percussions surviennent de manière irrégulière séparées par des pauses et finissent par créer une forme d'interaction à la fois chaotique et ludique. On imagine une exécution à Pleyel au Palais des Beaux Arts de Bruxelles, le lieu du Concours Reine Élisabeth. Vous conviendrez que Pousseur, Boulez, Ligeti et même un plaisantin comme Kagel, font des musiques très conventionnelles par rapport à notre zèbre.
Pour clôturer le CD3, Four 6 (1990-92) dédiée à Pauline Oliveros. Drones d'harmonium d'accordéon et de clavier électronique dont les strates s'interpénètrent de manière séduisante, et aussi des longues notes tenues à la trompette. Cela permet de souffler à mi-parcours parce que nous ne sommes pas encore au bout de nos peines !
Le CD 4 présente une version bricolée, mais réussie, de Ryoanji (1983-85) basée sur les glissandi et inspirée par les jardins de rocher et sables "peignés" de ce temple japonais. Sur les pochettes de chaque cd figurent les clichés noir/blanc de ce jardin zen réalisés par Stuart Riddle, le porte-parole du groupe.Il s'agit d'une partition graphique décrivant des glissandi microtonaux. Une partition pour hautbois et contrebasse, contrefaite au moyen d'un synthé. L'hautbois est remplacé par l'expressif sax soprano. Intéressant (20:15) !
L'autre pièce du CD4 est une première mondiale de Anarchy
(1998), une composition de spoken word atypique. Les textes à lire sont un collage d'extraits d'écrits anarchistes lus simultanément par un, deux ou trois lecteurs créant une forme de stream of conscientiousness que j'ai du mal à capter, l'anglais n'étant pas ma langue maternelle même si je lis et le parle régulièrement. Au verso de chaque pochette, des extraits de textes de Cage tirés de son Diary (How To Change The World ...) qui sont assez en relation avec les idées des différents écrivains cités. L'interprétation d'Anarchy cultive très bien le but du compositeur, le flux de la parole, les mots qui s'entrechoquent et fusent, l'articulation de chacun, les syllabes qui se chevauchent, les chuintements typiques de l'anglais parlé, les modes de lecture semblent résonner comme une multiplicité de rythmes indéfinie, de cadences différentiées, contradictoires, une ponctuation du délire. Cela dit, notre ami Adam Bohman et ses collages de textes surréalistes surclassent aisément cette anarchie cagienne.
Après ces heures intenses de fureurs continues, l'auditeur en état de choc sera récompensé. Enfin, le silence ! Même si vous êtes complètement saturés au bord de la crise de nerfs, vous avez 72 minutes de silence ininterrompu et pas n'importe quel silence ! La technologie permet de graver sur un CD le silence DIGITAL. Sans l'ambiance de l'espace qu'on ressent auditivement lorsqu'il est capté par un micro dans un studio ou une pièce. Le CD 5 contient Four 4 (1991), cette pièce consacrée a ce silence intégral. Le groupe a décidé de le ponctuer par des frappes de percussions résonnantes, des cymbales en l'occurrence (au début), avec de longs intervalles de durée. Ainsi, ce silence vous permet en fait de découvrir l'ambiance sonore du silence de la pièce dans laquelle émerge les vibrations sonores intermittentes de la percussion. Comme je suis parvenu à rédiger ce compte rendu en une soirée (à l'aide de leurs feuillets envoyés gracieusement), il m'a fallu me plonger dans un total silence pour l'achever à temps, goûtant ainsi l'idée de départ du compositeur, le souffle invisible des murs, du frigo, d'une horloge lointaine et les sifflements de mes oreilles compressées par mon casque Sennheiser à bourrelets en skaï pendant des heures d'écoute. C'est pourquoi j'ai écourté ce soir l'écoute de Four 4. Il y a une fin à tout. J'espère qu'il vous restera assez de temps pour que vous commandiez ce coffret Gerauschhersteller, à nul autre pareil, avant qu'il ne soit plus disponible (50 copies). Il est 22h20 . J'écouterai encore demain... 

Paul Dunmall Julian Siegel Percy Pursglove Mark Sanders /Ian Brighton & friends/ Steve Gibbs Willem Schulz & Joachim Raffel / Plant 2000 : Jan Klare Bart Maris Wilbert De Joode Michael Vatcher Elisabeth Coudoux & Steve Swel / Fabien Robbe Jérôme Gloaguen + Julien Palomo/


As One Does Paul Dunmall Julian Siegel Percy Pursglove Mark Sanders FMR CD0512-1018






                                                           

Alors que Paul Dunmall a déserté depuis quelques années les scènes européennes qu’il faut occuper avec insistance pour "exister" et cela sans doute par manque d’intérêt, il persiste à enregistrer des sessions en bonne compagnie qui déclinent toutes ses appétences au saxophone ténor, mais aussi soprano ou clarinettes. Il a déjà publié au moins 130 cd's à son nom et sa musique est suivie de près par de très nombreux amateurs. Pour cet atmosphérique As One Does, il s’est adjoint la frappe subtile et  fascinante de Mark Sanders, un des plus grands batteurs européens. À la contrebasse et à la trompette Percy Pursglove, un solide musicien. Un autre saxophoniste et clarinettiste basse, Julian Siegel, une solide pointure du jazz britannique, complète l’équipée. Après John Gallagher et Jon Irabagon récemment, Dunmall, qu'on entend ici avec une sonorité lunaire, aime la compagnie d’un autre souffleur avec qui il découvre un sens nouveau de l’empathie. Entièrement improvisées, six improvisations collectives autour des huit ou neuf minutes, avec une pointe jusque treize, commencent paresseusement un peu dans cette allure désenchantée à-la-Lester Young, titubant avec deux notes ressassées comme le ferait un sage, pour faire ensuite grimper la tension avec des détachés subtils et en cascade, s’enchevêtrant à qui mieux-mieux. On croirait entendre un clin d’œil free à Warne Marsh et son double avec des harmoniques pointues en plus. Dunmall met son ténor à toutes les sauces. Inspiré avant tout par Coltrane, mais aussi par Shorter, Coleman (George), Rollins, Griffin, Liebman, Rivers, etc…, il se nourrit de leurs expériences avec une extraordinaire cohérence pour créer sa musique de la manière la plus sincère qu’il puisse exister. Il étire la pâte sonore à l’infini et son délire se communique à son acolyte, Julian Siegel, qu’on entend aussi à la clarinette basse. Siegel que je n’avais jamais étend auparavant, manifeste une véritable entente avec camarade. Qui joue quoi, parfois on ne saurait le dire. La plupart des albums de Dunmall sont passionnants : il allonge l’improvisation du jazz jusque dans ces derniers retranchements en découvrant de nouveaux paysages par les chemins écartés sans se perdre. Mark Sanders se fait discret soulignant et commentant les volutes des deux souffleurs en leur ouvrant tout l’espace et en arrêtant le temps. Son jeu varie d’intensité au fil des secondes et des minutes. Sanders et Dunmall qui ont à leur actif un nombre considérable d’albums en commun sont inséparables. Les doigts du contrebassiste bourdonnent d’aise et rebondissent de contentement au fur et à mesure que l’articulation du souffle et le tournoiement mélodique nous éblouissent. La trompette de Pursglove se fait entendre provoquant de belles surprises dans la musique collective. Les morceaux joués le plus spontanément du monde s’enchaînent comme une suite cohérente où les structures et le chant se confondent avec les affects et nous racontent une épopée oubliée. À noter un remarquable duo Pursglove – Sanders,entre autres moments de choix. Le swing quand il surgit à l’improviste n’est pas interdit non plus.      Dunmall peut souffler avec une puissance fracassante peu égalée ou s’adonner à cette manière introspective et fugitive (lunaire) et une tendresse de la sonorité avec la même énergie. Avec Evan Parker, il est sans doute le plus grand saxophone ténor vivant dans le jazz improvisé et au-delà. Si vous voulez vous éclater la cervelle en mode Interstellar Space, écoutez alors le récent The Rain Sessions (FMR) avec Irabagon , Sanders et Jim Bashford, nouvel arrivé dans le cercle Dunmall. Superbe album.

Imaginings Ian Brighton FMR CD 497-0618

Après quelques décennies d’absence, voici le guitariste Ian Brighton, un des piliers de la scène improvisation libre britannique, de retour et fermement impliqué dans des concerts et des enregistrements. Après la sortie de Strings avec Phil Wachsmann, Marcio Mattos et Trevor Taylor et la réédition du légendaire Marsh Gas, voici encore un nouvel album en forme d’anthologie. Deux duos : l'un avec Trevor Taylor, le percussionniste responsable de FMR,  et l'autre avec le violiniste Phil Wachsmann; un trio avec Wachsmann et le violoncelliste Marcio Mattos ; deux quartets : l'un avec le souffleur Joan Seagroat (sax soprano et clarinette basse), Steve Beresford au piano et jouets et le flûtiste Neil Metcalfe et le deuxième avec le saxophoniste François Carrier, Beresford et Trevor Taylor ; sextet avec Mattos, Taylor, Carrier, Seagroat et Beresford et un tutti à huit, suivi d’un solo de guitare. Le style à la fois épuré et complexe de Ian Brighton attire l’écoute par la grande dynamique et les constantes transformations sonores de son jeu, lesquelles ont un air de famille avec les caractéristiques de Derek Bailey même si on entend clairement qu’il a une démarche très différente. En effet, son jeu est très épuré souvent à la limite du pianissimo et du diaphane. Pour obtenir ses sonorités peu courantes, il se sert uniquement de ses doigts de la main gauche, d’une pédale de volume sans cesse sollicitées et des propriétés sonores de la guitare électrique dotée d’un chevalet. Pas de pédales d'effets... Et bien sûr les harmoniques et des touchers à la limite du bruit. ll y a une dimension intuitive spontanée de la part de Brighton dans sa recherche de timbres audacieux, une légèreté et une finesse dans l’utilisation des intervalles. C'est vraiment un improvisateur expérimenté qui jouait déjà avec Wachsmann, Taylor, Frank Perry etc... en 1970. Chaque musicien invité joue dans l’esprit voulu en se rapprochant de la sensibilité pointilliste de Brighton tout en maintenant son esthétique personnelle. Wachsmann, Mattos, Beresford et Seagroat sont bien en phase, Steve grattant subtilement les cordes et faisant résonner discrètement le piano comme un instrument percussif. Le vibraphone et le marimba de Taylor et la flûte de Neil Metcalfe y apportent une dimension plus mélodique, tout comme le phrasé presque jazz de François Carrier répondant au flûtiste. Les morceaux en quintet et sextet sont tout à fait remarquables pour leur équilibre (instable) et leur lisibilité, chacun proposant sons et idées musicales aux formes et aux intensités les plus variées tout en faisant des silences. L’octet final, atteint encore un meilleur équilibre offrant l’occasion assez rare d’un ensemble plus large. Il pourrait évoquer le meilleur de la musique de chambre sérielle en évitant les dogmes propres à cette musique. Certains diront ce n’est pas nouveau, mais étant donné que contrairement à Wachsmann ou Beresford, des artiste bien documentés, les autres, Brighton, Mattos, Taylor, Seagroat et Metcalfe ont peu enregistré ce type de musique durant les années magiques 70-80, alors qu’ils étaient fort actifs dès le tout début des seventies. Les trois albums auxquels a participé Brighton dans le passé, Balance avec Wachsmann, Radu Malfatti, Colin Wood et Frank Perry, son Marsh Gas et February Papers de Tony Oxley sont aussi indispensables que ceux de Bailey, Stevens, Maggie Nicols, Evan Parker, Rutherford, Barry Guy, Oxley et cie… Donc, il me semble que chercher à écouter un des albums récents du guitariste éclairera la lanterne des auditeurs curieux et tous ceux qui ont été passionnés par le travail de Derek Bailey. Admirable. 

NAMU 3 kraan gaar ak  Steve Gibbs Willem Schulz Joachim Raffel Hey ! Jazz. https://stevegibbsguitar.bandcamp.com/album/kraan-gaar-ak  

Trio original et album gravé en 2012 qui m’est tombé par hasard dans les mains. Steve Gibbs, remarquable guitariste classique – contemporain (à huit cordes) est aussi improvisateur « libre » et collabore ici avec le violoncelliste Willem Schulz et le percussionniste Joachim Raffel. Deux pièces improvisées de 18 et 15 minutes au début et à la fin de l’album encadrent cinq autres improvisations plus courtes. Deux des musiciens utilisent la voix à différentes reprises comme moyen expressif auxiliaire : Gibbs et Raffel. Leurs improvisations ne suivent pas un tracé logique bien défini, mais prennent des contours contrastés, imprévisibles, anguleux avec une prédilection pour le sonique expressif. La percussion a un rôle de connivence coloriste agitatrice plutôt que l’omniprésence de pulsations et de strates et autres vagues vibratoires et bruissantes héritées du free-jazz. Le travail vocal qui surgit çà et là est proche de la poésie sonore et démontre que ces musiciens accomplis (Gibbs est un virtuose de haut vol qui joue d’un modèle à huit cordes pour pouvoir interpréter les pièces pour Luth de JS Bach) ne se prennent pas au sérieux. Une dimension ludique heuristique presque farceuse envahit l’ambiance de leurs interactions sonores guidées par un sens de l’épure, un goût bruitiste au service de structures créées intuitivement. Le violoncelle est parfois traité par dessus la jambe (octobre) et le guitariste fait parler, crier, maugréer, les cordes « préparées » sans trop faire étalage de sa technique. Toutefois la multiplicité de préhensions et de touchers des huit cordes, et la trame rythmique de cadences arpégées est le propre d’un vrai maître qui n’hésite pourtant pas à cisailler des glissandi destroy. Un bottleneck musardeur. Bien sûr, les trois instruments sont utilisés au-delà des techniques conventionnelles, tirant parti de leurs possibilités et de leurs caractéristiques physiques avec une part de sauvagerie assumée, un lyrisme enfiévré et une irrévérence juvénile. De temps en temps, un brin de classique consonant montre le bout de son nez avant d’être perverti par des effets de percussion ou un chant narquois. Finalement, leur joie de jouer avec un brin d’humour rend leur démarche éminemment sympathique et empathique. Et réellement improbable. 

Plant  2000  Umland 19 / El Negocito Record
Jan Klare Bart Maris Wilbert De Joode Michael Vatcher Elisabeth Coudoux Steve Swell

Après 1000, soit Jan Klare saxophone Bart Maris trompette Wilbert De Joode contrebasse et Michael Vatcher percussions), voici 2000. Le quartet 1000 est devenu 2000, un sextet  avec la violoncelliste Elisabeth Coudoux et le tromboniste Steve Swell. 2000 fonctionne à l’empathie, l’écoute et l’imagination. Une musique qui emboîte des structures subtilement consonantes et minimalistes en sonorités  recherchées, suspendue et dont le souffle s’enfle dans des crescendos de notes tenues, drones jazz vibrantes. Les deux cordistes ont trouvé une belle complicité en phase avec l’esprit de corps des souffleurs. Des fanfares de deux notes en carillon naissent des tuilages invisibles. Tout cela, et encore beaucoup d’autres choses, font de 2000 un groupe de jazz réellement d’avant-garde à nulle autre pareil. Vatcher semble jouer à peine ou alors mène la danse comme dans chills où chaque intervention individuelle se télescope avec celles des autres alors que grogne la contrebasse. Cette pièce est d’une légère subtilité rythmique sursautant dans les harmonies. Pas de « solos », mais un arrangement simultané de l’improvisation qui évolue au fil du disque. Chaque morceau de musique apporte son plaisir propre : les musiciens ont beaucoup travaillé cette musique à six qui allie une grande simplicité à la plus profonde subtilité. Quand le swing s’invite on a droit à des surprises. Un excellent travail qui a le mérite de démontrer aux amateurs de jazz moderne qu’une autre musique est possible qui échappe aux lieux communs. J’apprécie beaucoup leur véritable originalité qui repose sur un son collectif qui entraîne le rêve.

Animus Anima Fabien Robbe Jérôme Gloaguen + Julien Palomo Mazeto square
Utopie 1 est une composition sur un thème de François Tusquès, le maître à penser musique du pianiste Fabien Robbe qu’on entend ici au bugle de belle manière. Le batteur Jérôme Gloaguen anime les cellules rythmiques et les pulsations avec un sens du swing qui s’affine au fil de la session, alors que Julien Palomo étale les sonorités intersidérales de ses ARP 2600 (synthétiseur), ARP sequencer et synthé EMS d’un autre âge, celui de Tangerine Dream et cie ,ou de l’album ECM du tromboniste Julian Priester, Love Love ,où lui-même et Pat Gleeson faisaient voyager les auditeurs dans l’espace par dessus les océans et la jungle avec les mêmes instruments que Palomo s’est approprié. Une démarche en dehors des sentiers battus. Le bugle de Robbe trace un long arc lyrique. Les synthés de Palomo se font bruissants, organiques, et laissent la place à une magnifique construction rythmique du batteur avant de s’échapper en mode sirène. Il semble que le bugle de RF.R. s’enrobe d’un effet électronique alors que celle de J.P. tournoie lentement et laisse échapper une nappe ou deux d’une ou deux notes glissantes , sifflantes.  L’à propos du batteur fait que ces éléments s’intègrent naturellement, même si 30 minutes c’est un peu long. Le synthé frise les maniérismes du jazz rock planant avec le dosage requis pour ensuite s’enfoncer dans les abysses. Du jazz futuriste. Dans Utopie II sur un thème de Tanguy Le Doré, le duo Gloaguen – Robbe perpétue cette aura mystérieuse dans un mode plus intime. Robbe a confectionné des programmations sonores électroniques qui s'immiscent de temps à autre. Le clavier mimant le bandonéon et percussions délicates ouvrent une improvisation ouvragée dans laquelle s’insère des sons programmés par le pianiste qui donne aussi de la voix évoquant une antienne volontairement malhabile. Il entonne à nouveau le bugle, vocalisant à souhait ou la colonne d’air éclatée. Le batteur entraîne le mouvement, projetant les lignes mélodiques du bugliste et ses incartades toutes lèvres dehors dans l’espace qui s’assombrit, saturé de sons électroniques et d’effets, bourdonnements de moteurs au loin. Le paysage sonore évolue d’une séquence à l’autre en proposant des ambiances … etc… Pour résumer, un projet musical inclassable qui se situe bien à l’écart de la musique électro – post techno vulgaire en toute simplicité.

3 janvier 2019

Thanos Chrysakis Sue Lynch James O’Sullivan Joe Wright/ Ian Brighton Phil Wachsmann Marcio Mattos Radu Malfatti/ Biliana Voutchkova Alexander Frangenheim Antonis Anissegos/ Marylin Crispell Tanya Kalmanovitch Richard Teitelbaum/ Paul Dunmall Alan Niblock Mark Sanders/


Iridescent Strand Thanos Chrysakis Sue Lynch James O’Sullivan Joe Wright Aural Terrains 

Iridescent Strand, une œuvre sonore constituée de cinq parties numérotées I, II, III, IV et V. Un ensemble instrumental atypique : Thanos Chrysakis, le responsable du label, laptop computer et synthétiseurs, Sue Lynch, sax ténor, flûte et clarinette, James Sullivan, guitare électrique et Joe Wright, sax ténor + « dynamic feedback system ». Une telle instrumentation indique au premier abord que les artistes travaillent au cœur de la musique alternative expérimentale et/ou improvisée. Leur méthode dans l’improvisation, leurs modes de jeux, l’étagement des sons et leur imbrication dans l’instant créatif les rapprochent plus du courant AMM que de l’interactivité qui découle de l’expérience du Spontaneous Music Ensemble, John Russell, Phil Wachsmann etc…  Comme toujours pour ses propres productions pour Aural Terrains, le compositeur - improvisateur Thanos Chrysakis a opté pour une œuvre graphique géométrique sur le recto de la pochette. Avec une couleur dominante verte foncée – noire, elle est faite de courbes disposées autour d’alignements verticaux, de surfaces arrondies d’un côté hachurées et traversées de lignes  droites horizontales ou obliques parallèles évoquant (peut être) une partition graphique. L’imbrication des sons électroniques abrasifs et étirés, des froissements des colonnes d’air des saxophones, du traitement du feedback, des effets saturés de la guitare, des drones décalés, leur étalement dans le temps trouvent quelque correspondances temporelles avec l’ordonnancement de ces motifs géométriques et leur perspectives. Ceux-ci sont  l’œuvre du graphiste Carlos Santos, lui-même responsable du graphisme du label Creative Sources. On découvre des liens esthétiques évidents entre ce label portugais et la musique d’Iridescent. Une écoute attentive de leur continuum sonore, dont chaque partie plonge dans le silence par la vertu du fading ou d’une coupure nette (dans la partie V) à la fin de chacune d’elles, révèle la profonde cohérence et l’intensité croissante et obsessionnelle de la musique. Un déroulement dans l’infini qui ne trouve de solution que dans l’instant et par l’activité sonore collective et une écoute astucieuse.  Un excellent album.

Marsh Gas Ian Brighton Bead 3 réédition FMR CD0521-1018
Enregistré à une époque où les documents / enregistrements illustrant l’alors jeune « european free improvised music » étaient rarissimes par rapport à ceux des décennies 2000-2010, Marsh Gas est un album majeur que j’ai écouté des dizaines de fois dès 1977, année de sa parution. Ian Brighton, maître d’œuvre de sa conception et guitariste audacieux, avait convié le contrebassiste Marcio Mattos, le tromboniste Radu Malfatti, le guitariste Roger Smith et le violoniste Phil Wachsmann au légendaire West Square electronic Studio de Barry Anderson à Lambeth. Ce lieu fut l’épicentre de l’école « Phil Wachsmann » de l’improvisation Londonienne avec des ateliers, des cours de musique électronique en liaison avec l’improvisation, des concerts et le travail intensif avec des danseuses. Phil Wachsmann fédérait les énergies de ces jeunes improvisateurs issus du Little Theatre Club qui évoluaient en parallèle à Bailey, Parker, Guy, Rutherford, Lytton documentés par Incus (la première génération). Les improvisateurs de la deuxième génération s’étaient réunis autour du label Bead.  La troisième parution de Bead, Marsh Gas, contient des duos guitare électrique – contrebasse Brighton / Mattos dans Bullrushing, guitare électrique – trombone Brighton / Malfatti dans Brotherhood Alone et trio guitare électrique, violon et guitare acoustique Brighton/ Smith/ Wachsmann dans The Wizard Dream , lequelclôturait la face A. Le premier morceau de la face B, Silver River Shuffle, rassemble Brighton, Malfatti, Mattos et Wachsmann et se révèle être un rare document (pour l’époque) d’un quartet librement improvisé « British ». Brighton, Mattos et Wachsmann collaboraient alors dans le groupe Strings avec le percussionniste Trevor Taylor qui vient juste de publier un nouvel album sur FMR  (Strings).Avec Malfatti , le percussionniste Frank Perry et le violoncelliste Colin Wood, le guitariste et le violoniste avaient enregistré le fantastique Balance (Incus 11), un des meilleurs témoignages de cette musique improvisée british naissante. Marsh Gas débutait par un très beau solo de guitare, Plickie, extrait d’un concert dans la cathédrale de Chelmsford dont une suite orchestrale  intrigante avec Brighton à la guitare, le saxophoniste alto Jim Livesey, dont c’est le seul enregistrement improvisé connu, et the Sound in Brass handbells – dirigé par Andrew Hudson. Le deuxième morceau de la face B,  raconte  une histoire avec des personnages imaginaires représentés par des sons ou personnalités sonores, Ian Brighton et sa guitare étant Plickie comme on peut l’entendre au début de l’album où il se présente au public. Ce projet musical s’est développé en intégrant la participation active d’enfants autour d’une histoire dont certains éléments sont dessinés dans la pochette du CD. Le gnome Plickie est en fait le petit frère le plus proche de Derek Bailey et le jeu de Ian Brighton est vraiment la révélation de ce disque. Son imagination et ses capacités à trouver des sonorités inouïes sont égales à celles de Bailey, même si leur degré de virtuosité n’est pas comparable. On trouve évidemment un territoire commun entre les deux guitaristes, mais surtout, Ian Brighton se distingue lorsqu’on écoute soigneusement. Par exemple le duo Malfatti - Brighton  est une pièce d’anthologie incontournable, aussi voisine qu’éloignée de la paire Bailey - Rutherford inclus dans Iskra 1903 (Incus ¾ 1973 rééd Emanem) et dégageant une énergie tout à fait différente. The Wizard Dream, est un des premiers enregistrements d’improvisation d’instruments à cordes violon – guitares dont la trame sonore est à l’époque la musique la plus éloignée de l’identification au free-jazz tout comme les dix minutes de Silver River Shuffle. Les deux plages restantes, The Chapel of Splintered Glass et Marsh Gas avaient été enregistrées dans la cathédrale de Chelmsford parce que le grand père de Ian, un expert spécialiste des cloches y avait été le sonneur plus de 70 ans auparavant. Le duo sax guitare de Brighton – Livesey agrémenté des sonorités cristallines de cloches  manuelles délivre un magnifique dialogue (Chapel of Splintered Glass). Un bon conseil : si vous aimez déjà (beaucoup) Derek Bailey, détournez vous de ses dernières productions (Carpal Tunnel, All Thumbs, String Theory etc…) et précipitez-vous sur Marsh Gas. Je rappelle que Brighton a aussi travaillé et enregistré avec Tony Oxley, Barry Guy et Wachsmann (February Papers Incus 18).  Avec une approche similaire au départ, mais une sensibilité très différente, Ian Brighton réalise une musique originale et tout aussi passionnante que celle du maître de Sheffield. La dernière pièce en solo intitulée Marsh Gas nous mène dans un univers de résonances (l’église), de timbres inouïs, de glissandi uniques avec une amplification légère et soigneusement spécifique combinée à la réverbération de l’église.  À l’époque, 1975, Ian Brighton est un des guitaristes improvisateurs les plus exemplaires et après avoir disparu des radars revient sous les feux de la rampe grâce aux efforts de FMR ( trois CD’s tous récents : Kontakte Trio, Imaginings et Strings). Indispensable !

Strings Phil Wachsmann Trevor Taylor Marcio Mattos Ian Brighton FMR CD496-0618

Ce quartet historique avait été initié il y a plus de quarante ans et si trois des musiciens, Brighton (guitare), Wachsmann (violon) et Mattos (violoncelle et contrebasse)  figuraient dans l’album Marsh Gas (1975 Bead 3, une pièce incontournable de l’improvisation libre réédité cette année par FMR). Ce nouvel album intitulé Strings est le tout premier enregistrement de cette formation en quartet. En quartet, dis-je, car en 1988, faute d’avoir jamais publié leur premier album, ils avaient fixé dans le digital alors naissant, le très méconnu Eleven Years from Yesterday en quintet avec le percussionniste Trevor Taylor le pianiste Peter Jacobsen. Ce fut le premier album produit par FMR, le label de Trevor Taylor alors intitulé Future Music Records en collaboration avec Bead, le label collectif que Wachsmann a repris plus tard à son compte. On trouva aussi Wachsmann et Brighton dans le groupe Balance (Incus 11 avec Radu Malfatti, Frank Perry et Colin Wood, autre incunable merveilleux) et le groupe de Tony Oxley (February Papers Incus 18, album précurseur de la nouvelle improvisation, tendance qui se profilera vers l’an 2000.  L’intérêt de la musique de Strings vers 1977 résidait dans le développement d’un type d’improvisation chambriste contemporaine qu’on qualifie aussi de « non idiomatique » caractérisée par le remise en question radicale des paramètres de jeu et des techniques instrumentales combinées avec l’amplification électrique et des éléments/ effets électroniques auxiliaires.  Mais rassurez-vous, ce nouveau CD n’est pas un revival, même si on reconnaît clairement Mattos et Wachsmann par endroit avec leurs col legno caractéristiques, le jeu pointilliste, une hyper interactivité, l’atonalité et l’ouverture totale aux bruits musicaux etc… . En effet, Trevor Taylor n’avait quasiment jamais enregistré dans les années 70 si ce n’est un solo inclus dans l’anthologie improvising percussionnist (avec Lytton, Prévost, Stevens et Perry et parue en 2005 chez FMR). Et donc, nous n’avons aucune idée comment aurait pu sonner Strings en 1977 faute d’enregistrements de TrevorTaylor à l’époque. Les sonorités et la dynamique actuelle du groupe Strings sont conditionnées par l’usage exclusif du vibraphone et de percussions électroniques de Taylor. Il n’y a pas de batterie (peaux et cymbales), mais quelques petites cloches dont les sonorités cristallines s’envolent par dessus des entrelacs et arabesques chaotiques des trois cordistes. Le violon et le violoncelle font corps l’un à l’autre se complétant merveilleusement tout en jouant avec des cadences et des intensités différentes, constamment variées et mouvante, sans oublier l’altération des sons grâce à leur dispositif électronique hyper sophistiqué dans son utilisation. On notera les pizzicati hésitants de Wachsmann et ses moulinets vifs et délicats à l’archet en sottovoce. Ian Brighton crée des trames sonores où le jeu de la pédale de volume, le timbre clair et la conception de l’amplification  s’insère à merveille dans le son du groupe. Taylor inscrit ses interventions par petites touches qui répondent à une action précise de ses camarades au milieu d’une interaction très fouillée où le silence de chacun alterne en permanence avec leurs interventions excellemment ciblées et toujours renouvelées. Un sens du timing impressionnant. Si ce type de musique à laquelle on associe Derek Bailey, John Russell ou Paul Rutherford est relativement récurrent sur la scène (insect music, improvisation British), la démarche de Strings se singularise grâce au vibraphone de Trevor Taylor qui apporte un aspect mélodique, une interactivité supplémentaire, plus de relief et de perspectives dans cette multiplication complexe de signes et signaux  abstraits qui s’entrecroisent et s’enchaînent dans un sens très aigu et surprenant de la discontinuité . L’utilisation individuelle de l’électronique en relation au jeu instrumental induit une dimension fascinante enrichissant véritablement l’improvisation collective. Retards, brèves répétitions, glissandi, aura sonore, percussivité, transformations sonores, métamorphoses, etc… Le développement de leurs improvisations suit un cheminement insondable, la logique étant ici largement éclipsée par une intuition ludique joyeusement excentrique tout en paraissant naturelle et allant de soi. Un excellent chef d’œuvre qu’on peut réécouter à plusieurs reprises durant deux ou trois jours sans se lasser.

Frost burning The Forestry Commission Biliana Voutchkova Alexander Frangenheim Antonis Anissegos FMR CD470-0318

Biliana Voutchkova violon, Alexander Frangenheim contrebasse et Antonis Anissegos piano. Trois improvisateurs dans un remarquable échange à la fois chambriste classieux avec un bel usage du silence, et une diversité de modes de jeux, et une belle énergie percutante cadrée par un sens proactif de l’écoute et d’interventions ciblées avec un bel à propos. Sept improvisations dénommées archive 5 :52 ou 7 :07 selon la durée de chaque morceau. Tout l’intérêt de leur collaboration est basée sur la multiplicité des cadences et action individuelles qui prennent le temps de respirer et de suspendre leur geste afin de créer des équilibres sans cesse inversés ou renversés. Le travail à l’archet se concentre sur le sonore et l’intensité des vibrations à la limite du grattage bruitiste et conjugant les accents à la tangente des secousses pointillistes de leurs partenaires. Ailleurs le jeu parsemé dans les cordes bloquées du piano donne l’occasion à la violiniste d’exciter les cordes de son instrument dans des glissandi surréels. Le morceau suivant est complètement zen avec Anissegos qui égrène chocs brefs et notes solitaires sur un léger fond de drone à la contrebasse. C’est sans nul doute un des tout meilleurs albums d’Alexander Frangenheim et il nous permet de découvrir le travail exquis et passionné de Biliana Voutchkova et la démarche intelligente d’Antonis Anissegos.  Hautement recommandable !

Dream Libretto Marylin Crispell Tanya Kalmanovitch Richard Teitelbaum. Leo CD LR 849
Pour qui connaît Marylin Crispell par le truchement de ses albums solos, de sa collaboration cruciale avec Anthony Braxton entre 1984 et 1994 dans le groupe qui comprenait Mark Dresser et Gerry Hemingway, son duo avec ce dernier etc… ce Dream libretto sera une surprise de taille. Cet album inspiré par la poésie de Robert Gibbons est constitué de deux parties : en trio avec les électroniques de Richard Teitelbaum et la violoniste Tanya Kalmanovitch  Memoria / For Pessa Malka en cinq courts volets et puis les miniatures en duo avec la même violoniste, the River. Une évidence s’impose : pour ce livret de rêve, le jeu de piano, la dynamique et la conception de la musique est à la fois basée sur le toucher de la pianiste mis en valeur par une démarche minimaliste retenue faisant la part belle au silence, à la méditation, à l’espace, mais aussi l’élégance et la grâce. Cela évoque Morton Feldman et les formes contractées et dodécaphoniques de Schönberg. Teitelbaum offre des paysages sonores dans les quels les lents arpèges distanciés étalent le merveilleux toucher de Marylin Crispell, la violoniste apportant sa touche personnelle de plus en plus présente au fil des pièces du trio. Ainsi lancées, les deux musiciennes partagent cinq instantanés en suspension où la moindre note, le moindre vibration équilibre l’édifice fragile et éphémère. Tanya Kalmanovitch a une sonorité chaleureuse et puissante, pas trop académique : on entend clairement des zestes de micro tonalité dans les traits sûrs de son archet et la pression de ses doigts sur la touche.  Une belle œuvre plutôt contemporaine rafraîchissante et réussie !

Dark Energy Paul Dunmall Alan Niblock Mark Sanders FMR CD506-0918

Paul Dunmall, Paul Dunmall, PAUL DUNMALL ! Saxophone ténor exclusivement avec le contrebassiste Alan Niblock, un nouveau venu et le batteur Mark Sanders qu’on entend fréquemment en la compagnie du saxophoniste du Gloucestershire. Commençant dans un registre relativement doux et réservé avec son extraordinaire technique, Dunmall conduit l’improvisation collective minute après minute sans se soucier d’accélérer la cadence, préoccupé par ma recherche du son idéal dans l’instant en laissant toute l’indépendance voulue à ses deux camarades qui contribuent avec finesse et intensité à mi-chemin entre une tradition sublimée et la recherche de sons et leur étirement. Niblock est excellent à l’archet et Sanders construit un univers percussif en rythmes libres / pulsations mouvantes  avec un jeu très fin et cristallin complètement en phase avec Dunmall. Cinq pièces : Entry, Dark Energy, Light Matters, Dark Matters et Life Masters qui prolongent, complètent et étirent les éléments de l’improvisation initiale. Le souffle et les facettes du jeu complexe de Dunmall font  à la fois la synthèse et se nourrissent d’une succession de géants du sax ténor : en premier lieu Coltrane, mais aussi Shorter, Rollins, Griffin, Rivers, Henderson, Ayler… Au-delà de la technique hors du commun (triples détachés, dynamique, inventivité mélodique hors norme, science harmonique dantesque), c’est surtout l’inspiration et sa capacité à aller chercher des sons qui répondent instantanément aux signaux émis et audaces manifestées par ses collègues et qu’il intègre dans le fil de sa pensée musicale. La finesse infinie et empathique du jeu de Mark Sanders particulièrement aux cymbales convient parfaitement aux méandres lunaires du saxophoniste et construit un espace idéal au plucking adroit du contrebassiste. Un trilogue tout en délicatesse s’établit et se poursuit d’une pièce à l’autre pour s’’enfler au fur et à mesure que l’on s’avance dans les échanges, Dunmall explorant le registre aigu ou le grave dès que les frappes se mettent à déferler sur les peaux. L’interaction s’anime de plus en plus alors que Dunmall contient le débit pour faire son sort à l’anche et trouver la sonorité juste. Il démontre clairement qu’il est un souffleur instinctif, jouant à l’émotion, sa technique ne lui servant qu’à agrandir sa palette. Son refus d’exploser en gerbes de sons articulés à la vitesse V3 avant le quatrième morceau force ses collègues d’aller chercher de nouvelles idées. Niblock ouvre Light Matters par un solo de contrebasse dans les graves patauds pour s’égayer dans un cycle de pizzicati tournoyant et Dunmall poursuit sa quête d’éléments épars qu’il rassemble en musardant hors des sentiers battus. Ce n’est qu’arrivé à Dark Matters que l’articulation ahurissante de son souffle déchiquète l’air pesant de cette fin de journée alors que le soleil se baisse en éclaboussant la campagne. Mais Dunmall fait fi de la logique et suit son penchant du jour laissant ses collègues fleurir leurs improvisations de détails infinis. Ah le jeu de cymbale de Mark Sanders. Un magnifique album librement improvisé qui déroge aux lois du jazz free pour s’envoler au pays des rêves. À chacun de ses innombrables albums Dunmall et consorts font oublier les précédents par la profonde sincérité de sa démarche liée à l’instant présent et vécu.