5 novembre 2023

François Carrier Gary Peacock Tomasz Stanko Mat Maneri & Michel Lambert / Marcio Mattos Adrian Northover Marilza Gouvea Stefania Larisa/ Stefan Keune Jeffrey Morgan Martin Speicher Joachim Zoepf/Dry Speed : Joachim Devillé Thomas Olbrechts Dirk Wauters

Openness, François Carrier Ensemble feat. Mat Maneri Tomasz Stanko Gary Peacock & Michel Lambert CD Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/openness

Triple CD « live » paru chez Fundacja Sluchaj, un label polonais exemplaire pour le sérieux de sa production et de ses parutions de musiciens et groupes alléchants. Le label s’est commis à exhumer des sessions inconnues de Cecil Taylor dont sa plus ancienne performance solo jamais enregistrée, un duo avec Tony Oxley, son quintet Européen et deux grands orchestres dirigés par Cecil. Le catalogue foisonne d’albums rares avec une réelle diversité esthétique (Barry Guy, Agusti Fernandez, Ramon Lopez, Joel Futterman, Joe Morris, Guilhermo Gregorio, Vasco Trillia et une kyrielle d'improvisateurs polonais et internationaux). Openness est sans nul doute un de leurs scoops les plus étonnants : imaginez-vous un ensemble avec Gary Peacock, Tomasz Stanko, Mat Maneri et deux routiers du jazz libre du Québec, les inséparables François Carrier aux saxes alto et soprano et Michel Lambert à la batterie, improvisateurs « free » avec une véritable dimension lyrique. Les deux amis trustent de nombreux enregistrements publiés avec des musiciens de jazz / improvisation contemporaine parmi les plus originaux comme les pianistes Paul Bley, Bobo Stenson, Alexander von Schippenbach et Steve Beresford, les bassistes Gary Peacock, Pierre Côté, Jean- Jacques Avenel et John Edwards et même Dewey Redman. C’est dire ! Au crédit de Carrier, lui-même et ses invités prestigieux se jettent à l’eau et se lancent dans l’improvisation libre d’essence jazz basée sur l’écoute avec passion et une grande finesse lors de deux concerts, les 5 et 6 mai 2006 au Théâtre de la Chapelle à Montréal. Surtout, Michel Lambert maintient ici sa démarche de batteur free en rythmes libres, vagues sonores et ponctuations sauvages. Pas question de s’inquiéter de fabriquer un disque commercialisable pour le marché formaté des grandes compagnies « Comme à la Radio ». On échappe au formatage, même à celui, plus audacieux que les autres, du label ECM pour lequel travaillent Peacock, Stanko et Maneri.
C’est Peacock qui introduit le premier morceau (19 minutes) en évoquant brièvement le phrasé de Charlie Haden avant que l’ensemble ne mette en place les rouages et les signes précurseurs de leur entente mutuelle telle qu’elle s’est révélée au cours des treize morceaux suivants. Une sorte d’échauffement et de balisage intérieur des possibilités à exploiter tout au long des deux concerts totalisant deux heures et cinquante-deux minutes avec cinq suites autour des vingt minutes. Les musiciens établissent un compromis entre l’improvisation soliste d’un seul des six musiciens, celle-ci étant souvent agrémentée et entourée discrètement par des interventions calibrées et par petites touches des autres, leurs échanges interactifs subtils ou plus musclés, ou des solos purs comme ceux , magnifiques, de Gary Peacock à la contrebasse (accompagné par Lambert aux baguettes) ou de Tomasz Stanko en suspension par-dessus le murmure de la contrebasse et des cymbales. À ce jeu d’intervention – commentaire subtil, la palme revient à Mat Maneri et son alto microtonal qui suggère la musique Indienne du Nord comme du Sud, Carrier et Stanko n’étant pas en reste. Le trompettiste polonais a une sonorité sans pareille, un phrasé et une aisance mélodique confondante jouant de sa voix feutrée les traits les plus vifs et les plus méandreux. L’idée de François Carrier de réunir Stanko et Maneri dans son F.C. Ensemble est géniale et c’est déjà tout dire combien et comment ce musicien a de la feuille. Il joue avec « ces pointures » de légende en connaissance de cause, de façon légitime. C’est bien ce que je n’aime pas dans le monde du jazz professionnel des festivals et « grands concerts » : réunir des artistes de renom international pour cautionner une tournée, un concert important et une session, faire l’important pour s’attirer les feux de la rampe avec des moyens financiers à la hauteur. Openness n’est que le fruit d’un partage généreux et sans arrière-pensée dans le seul but de créer une musique naturelle qui ait un sens profond.
Et quand on écoute François Carrier, on réalise que c’est un artiste et instrumentiste d’un seul tenant avec une belle énergie lyrique passionnée et une capacité à créer un momentum. Il y a ce crescendo de volutes gouleyantes de plus en plus tendues et intenses jusqu’à la fracture expressionniste d’un court instant. Sa facilité mélodique et son volatile rubato vont du suave intériorisé à l’expression franchement énergique et torrentueuse en passant par de nuancées variations d’intensité sans se départir d’une sonorité superbe. On ne l’entend pas torturer le timbre et la colonne d’air (comme Ayler ou Evan Parker) ou découper minutieusement son phrasé comme Steve Lacy. Mais il étire ses notes en évoquant un peu les micro intervalles (72 dans un seul octave) de Mat Maneri ou les substrats harmoniques très particuliers de Tomasz Stanko. Dans cette suite impressionnante d’improvisations collectives vous trouverez pléthore de duos, de trios sous la forme de beaux dialogues, des introductions ou des interludes en solitaire en forme d’invitation à celui des autres compères qui se sent le plus inspiré à rejoindre le soliste. Plutôt qu’une « polyphonie », on a affaire à une « hétérophonie » empathique : chaque trame individuelle est interconnectée à celles des autres par de subtils détails, inflexions, affects, nuances modales, couleurs, intensités, dynamique. Le dosage et les alternances de leurs interventions sont tout à fait remarquables, malgré quelques menues longueurs. On entend un public à l’écoute, entièrement ravi et dans une confiance mutuelle avec les musiciens. Ceux-ci se sentent pousser des ailes en donnant le meilleur d’eux-mêmes avec une grande concentration face au challenge permanent. Il arrive que le free extatique surgisse ci et là et son impact est décuplé face à la musique « de chambre « raffinée » développée au fil des morceaux. Elle évolue comme en apesanteur suspendue dans l’espace « arythmique » ou par-dessus les frottements des balais de Michel Lambert ou conjointement aux doigtés libres de Gary Peacock. Sa contrebasse est un délice jouant les notes qu’il faut sans en rajouter avec un sens unique du timbre, du temps et de la vibration aussi simple que sophistiqué, ses « solos » se révélant des pièces d’une consistance inventive. Tomasz Stanko nous livre ici un testament sans entrave tout en sinuosités et intervalles inversés, comme le grand original qu’il est. On ne s’en lasse pas une seconde. Les passages mystérieux vif-éclair de Mat Maneri n’en acquièrent que plus de force et d’étrangeté avec ses spirales sinusoïdales, à la fois familier et contrasté en la compagnie de musiciens plus « conventionnels » situés bien loin des arcanes de son univers microtonal magique. Mais cette différence partagée fonctionne le mieux du monde grâce à cette profonde écoute mutuelle.
Devant tant de jouvence et d’alégresse, vous me voyez ravi, rassasié, éberlué, conquis , comme si j’avais traversé le miroir d’Alice. Félicitations à Maciej Karlowski et à François Carrier pour cette publication inattendue !

Marcio Mattos Adrian Northover Marilza Gouvea Stefania Larisa Intertwined Digital
https://adriannorthover.bandcamp.com/album/intertwined

Une belle combinaison d’instruments : le violoncelle et la contrebasse piccolo + electronics de Marcio Mattos, le saxophone alto ou soprano d’Adrian Northover, la voix de Marilza Gouvea (trois artistes Londoniens) et le violon de Stefania Larisa (Bari Italie). Intertwined, le titre de l’album, exprime bien la sensation reçue à l’écoute de ce curieux album.
Marilza Gouvea, vocalise un scat sauvage, fluide et expressif, ou tétanise son gosier en en extirpant / éructant des bruitages et des phonèmes bruts, des murmures dans une langue inconnue. Ailleurs, ce sont de véloces articulations de pulsations vocales trépidantes d’un charme inouï. Le violoncelle de Marcio Mattos contribue à créer une ambiance mystérieuse en sollicitant des techniques alternatives, musardant intuitivement dans son imagination, ses réflexes, et avec les possibilités sonores et expressives de l’instrument. Son archet sert à tout (frappes, grincements, sifflements, spirales, frottements en tout genre et mélodies tordues et décalées). Ses pérégrinations trouvent un écho contrasté chez la violoniste Stefania Ladisa. Celle-ci crée des contrepoints, des interactions semi-concertées ou des fuites en avant où chacun semble jouer de son côté. Son imagination est tout aussi fertile que celle du violoncelliste, mais avec un peu de minimalisme et de tourneries organiques. À la contrebasse piccolo, les doigts crochus et arachnéens de Mattos grignotent les cordes en sourdine, piquetant la touche. On entend d’improbables crissements…des chocs … Ces différentes options contribue à des narratifs complexes, des trames renouvelées presqu’à chaque instant, étirant les sons jusqu’à ce qu’ils s’éloignent de toute référence instrumentale vers l’inconnu bruitiste. Le jeu de la violoniste à l’archet ondoie, oscille et virevolte en boucles où viennent se lover d’éventuels souffles en respirations circulaires d’Adrian Northover toujours aussi discret qu'efficace. La voix de Marilza incarne une multitude de personnages, de génies ou de fées dont l’expression se déguise dans des occurrences les plus insolites, extrêmes, familières ou extraterrestres. La coexistence mutuelle de ce quartet défie nos sens, la perception de sa musique suggère des idées inexplicables à notre imaginaire et par notre culture auditive face au délire ludique de leur infinie quête sonore. . No man’s land ou territoires intérieurs où la pensée s’échappe dans la musique immédiate et spontanée et tous ses sortilèges.

The Laws of William Bonney Saxophone Quartet 1993 – 2007 Stefan Keune Jeffrey Morgan Martin Speicher Joachim Zoepf CD Acheulian Handaxe
https://handaxe.org/album/the-laws-of-william-bonney

Après bien des années, ces quatre saxophonistes allemands (ou basé en Allemagne) pensent finalement à publier un témoignage de leur quartet d’improvisation aux saxophones. Stefan Keune, Jeffrey Morgan, Martin Speicher et Joachim Zoepf ont une longue expérience d’improvisateurs radicaux au cœur de la scène germanique, focalisée sur l’expérimentation sonore collective en s’associant avec de nombreux autres artistes provisoirement ou sur le long terme. À les écouter par le truchement de The Laws of William Bonney, on songe aux premiers albums du Rova Sax Quartet (Cinéma Rovaté), mais en plus « extrême ». Numérotés de 1 à 11 en chiffres romains pour chaque titre avec l’année d’enregistrement (1993, 1998, 2006, 2007), les morceaux présentés ici sont (assez) courts : de 2 à 4 minutes et deux pièces atteignent 6 et 7 minutes, de manière à ce que vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer. En effet, cet enregistrement est une somme de « techniques alternatives » et de trouvailles sonores imbriquées dans une coexistence créative. Peu importe de savoir reconnaître qui joue quoi. Souffles ténus, prises de bec, vibrations détimbrées de la colonne d’air, vocalisations, effets de souffles, articulations pointillistes, spirales fragmentées, scories, crissements, spasmes, chocs, harmoniques, pépiements au bord de l’audible, respiration circulaire, fragments mélodiques, notes tenues, glissandi. Création de formes. Toute la gamme des sonorités d’avant-garde possibles post free-jazz mises en commun dans des improvisations serrées, imaginatives et souvent surprenantes par leurs correspondances et leurs imbrications. Dans un choix très sélectif parmi de nombreux enregistrements de concerts et de répétitions, les musiciens ont tenu à publier les morceaux ou extraits parmi les plus significatifs par l’interaction et l’esprit de suite, l’ingéniosité spontanée et le sens du timing, etc…
Question références. Joachim Zoepf a enregistré avec Günther Christmann et Vario, Conrad Doppert, Joker Nies et Wolfgang Schliemann, Marc Charig, Hans Schneider, Paul Hubweber et Ensemble 2INCQ. C’est un super clarinettiste basse. Stefan Keune, avec Paul Lytton, Paul Lovens, Hans Schneider et Achim Krämer, John Russell, Steve Noble et Dom Lash. Il fait tout récemment partie de King Übü Orchestrü et d’X Pact n° 2. Jeffrey Morgan, avec Joker Nies, Mark Sanders et Peter Jacquemyn, Peter Kowald, Paul Lytton, Lawrence Casserley, Bert Wilson. Martin Speicher, avec Michael Vorfeld, Georg Wolf, Hans Tammen, Martine Schuppe et Frank Ruhl. Rappelons aussi l’existence du trio de sax de Philippe Lemoine, Michel Doneda et Simon Rose, Bows and Arrows. Si le saxophone est l’instrument fétiche de l’improvisation et du free-jazz, il faut signaler qu’un quartet de saxophones est une denrée rare qui change tout à fait de l’ordinaire. Ce que démontre brillamment The Laws of William Boney.
Pour se faire livrer cet album, il faut contacter les musiciens eux - mêmes, car le label Acheulian Handaxe et son compte Bandcamp est localisé à New York (le guitariste Hans Tammen) avec la conséquence que les frais d'envoi sont devenus prohibitifs et que certains pays de l'U.E. appliquent des taxes et frais de dossiers de douane qui dépassent souvent le prix d'un CD.

Indium Dry Speed : Joachim Devillé Thomas Olbrechts Dirk Wauters bythebluestofseas - LP Vynile
https://bythebluestofseas.bandcamp.com/album/indium
Il y a bien des années et des années, j’ai croisé et rencontré des trois gars réunis sous la bannière de Dry Speed, un trio de free-jazz instantané véhément et énergiquement brut et speedé dont la particularité était d’être aussi des artistes graphiques. Les deux plus jeunes Joachim Devillé et Thomas Olbrechts, frais émoulus de St Lucas. Le batteur, Dirk Wauters leur aîné d'une génération et artiste créateur jusqu'au bout des ongles, faisait tournoyer ses baguettes sur les fûts et cymbales propulsant à tout va deux "alors" débutants : Joachim à la trompette et Thomas au sax alto avec de l’énergie à revendre éructant dans leurs binious comme s'ils allaient metre le feu au plancher de la scène. Comme on sait, j’étais assez versé dans le territoire plus introspectif exploré par les improvisateurs British comme Derek Bailey, John Stevens, John Russell, Paul Rutherford, Phil Minton et leurs collègues germaniques Günter Christmann, Paul Lovens, Wolfgang Fuchs etc… donc, j’étais friand d’une musique détaillée, exploratoire, interactive, plutôt qu’éruptive et « rentre dedans » comme celle de Dry Speed des débuts. Voici que je retrouve Dry Speed dans cet album avec une direction musicale bien différente et une maturité conceptuelle et sonore. Plus méthodique, basée sur la recherche de sons et la mise en commun de timbres et sonorités focalisées, un sens de l’espace, de l’écoute mutuelle, du bruitisme, une expression qui se rapproche des murmures avec des sons ténus et manipulations alternatives des instruments. Aux trois instruments cités, s’ajoutent le marimba et d’autres ustensiles percussifs (Wauters), la guitare électrique, les effets et le bugle (Devillé) et le prepared post horn. Et donc s’écoule six improvisations bien distinctes au niveau ambiance et caractère sonore et imaginatives. Dans Exodium III, Dirk joue finement de la batterie en suggérant rythmes et pulsations de manière économique et subtile. De même, dans Amygdala il emmène le trio avec ses roulements enchaînés avec art, les deux autres soufflant « sourdement » des notes tenues et en sourdine en crescendos successifs pour petit à petit grogner, ahaner en flottant par-dessus les frappes isorythmiques croisées du batteur. S’insèrent valablement des sons préenregistrés, me semble t-il, et la guitare est actionnée comme une source sonore bruiteuse à certains moments. Ce qui pourrait ressembler à un bric-à-brac informel se révèle comme une démarche cohérente intégrant merveilleusement les apports personnels de chacun. Clockwork sonic marvel. Une free-music conçue avec originalité, maîtrisée à souhait et se détachant clairement de la mouvance du free-jazz en direction d’un No Man’s Land sonore qui fera la joie d’un public ouvert sur l’expression musicale radicale.

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