29 avril 2018

Günter Christmann Elke Schipper Joachim Zoepf Michael Griener Lenka Zupkova Paul Lovens etc./ Steve Noble Adrian Northover & Daniel Thompson/ Fred Van Hove – Roger Turner/ Heath Watts M.J. Williams Nancy Owen Blue Armstrong/ Kabas + Luis Vicente

the art of the………….. DUO 2        edition explico 23
Joachim Zoepf bass clarinet      Lenka Zupkova viola
Günter Christmann cello           Michael Griener percussion
Elke Schipper voice                     Joachim Zoepf  bass clarinet
Michael Griener percussion      Lenka Zupkova viola
Günter Christmann cello           Elke Schipper voice
Michael Griener percussion      Joachim Zoepf  bass clarinet
Elke Schipper voice                    Lenka Zupkova viola
Michael Griener percussion       Elke Schipper voice
Günter Christmann cello            Lenka Zupkova viola
Günter Christmann trombone, cello Alexander Frangenheim db bass
Paul Lovens percussion             Elke Schipper voice 
Günter Christmann trombone   Paul Lovens percussion
Thomas Lehn  synthesizer        Elke Schipper voice
Günter Christmann cello            Mats Gustafsson soprano sax
Günter Christmann zither a.o.   Elke Schipper voice 


Comme promis, après avoir annoncé l’existence de cet album édité à 150 copies il y a peu, voici le compte-rendu de son écoute et du plaisir et de l’intérêt  que j’en retire et des instants que je savoure.
DUO 2fait suite à the Art of the Duo (ed explico 22 Vario-50) avec un personnel plus important (s’y ajoutaient Paul Hubweber, John Butcher John Russell et Torsten Müller). Dans ce volume, les différentes configurations sont principalement partagées par un nombre plus restreint d’improvisateurs : la vocaliste Elke Schipper, le tromboniste et violoncelliste Günter Christmann, le clarinettiste basse Joachim Zoepf, le percussionniste Michael Griener et l’altiste Lenka Zupkova auxquels succèdent dans les six derniers duos, la contrebasse d’Alexander Frangenheim,la percussion de Paul Lovens, le synthé de Thomas Lehn et le sax soprano de Mats Gustafsson confrontés à Günter Christmann et Elke Schipper qui eux clôturent l’album par leur duo emblématique. Ce dernier provient de leur album en duo stratum (ed explico 21).  Les neuf premiers duos ont été enregistrés lors d’un concert à l’Atelier Grammophon de Hannovre le 29 avril 2017. Les cinq suivants sont extraits d’autres concerts dans le prolongement des Duos de Vario-50. Pour simplifier, Duo n°2 se situe dans le prolongement (dépassement ?) de l’expérience de Vario-50 (the art of the duo 1) et de stratumLa sélection a été minutieusement réalisée) et s’agissant des neuf premiers duos, chacun est une combinaison différente. On goûte immédiatement et successivement (avec succès !) la quintessence de l’improvisation libre. Dans le feuillet du disque, on découvre une reproduction d’une action painting de Günter Christmann à la peinture blanche sur un fond de papier noir et tirée de sa série  « danse macabre ». À l’instar de cette peinture gestuelle, la musique sanctifie l’art du premier jet sans la possibilité de la correction ultérieure dans la durée. Car comme vous l’avez sûrement compris vu le nombre du duos et le temps total du disque, Günter et consorts cultivent (l’art de) la brièveté, la concision, faire sens en une, deux ou trois minutes avec parfois une extension vers les cinq ou sept minutes (avec Lehn et Frangenheim). On découvre un fil conducteur, un enchaînement qui oblitère le silence des digits entre chaque duo, comme si chacun d’eux répondait au précédent, ou anticipait le suivant. Le silence est d’ailleurs une partie constituante de leurs improvisations car il s’insère organiquement dans le flux sonore de chaque instrumentiste et côtoie le sentiment profond du rythme, pulsations inhérentes à l’action minutieuse de l’archet sur les cordes, au titillement des cordes vocales et des sursauts de la glotte, des coups de langue sur le bord de l’anche et du renfrognement du bocal de la clarinette, à la frappe éparse sur les éléments distincts de la batterie et à la saccade des lèvres de la colonne d’air du trombone. Suivre à la trace Elke Schipper nous permet de découvrir une facette de son immense talent car elle a pris soin de diversifier chacune de ses interventions en fonction de ses partenaires et surtout parce qu’elle se laisse guider par son imaginaire fécond. L’échange atteint le sublime quand Paul Lovens rencontre Elke et Günter. La participation de Mats Gustafsson, ici au sax soprano  et dont la notoriété est incontournable, se situe en deçà des sopranistes  pointus que j’ai écoutés ces vingt dernières années. On aurait préféré une performance au sax baryton ou avec son flute-o-phone comme lors des premières rencontres avec Christmann dans les années nonante. C’est mon unique remarque, car le beau temps de l’imagination a succédé à la grisaille de la routine qui tenaille les tenants de la logorrhée pseudo-ludique et si l’eau a coulé sous les ponts, la pratique de Christmann et de ses acolytes surprend toujours par l’acuité de sa vision partagée en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. La vitesse de l’idée des gens qui ne sont pas pressés de jouer. L’art de la pause instantanée. L’énergie concentrée dans quelques gestes. Finalement, ces performances qui se succèdent semblent altérer la perception du continuum de la durée, du temps qui passe (50 minutes quarante qui filent comme un set d’un quart d’heure). Il n’est pas rare que j’éprouve le besoin de cisailler dans des improvisations qui semblent ne pas se terminer et dont les enchaînements sont trop approximatifs dans nombre d’enregistrements d’improvisation. L’improvisation ne s’improvise pas. Il n’y a rien à jeter dans Duo 2 : il sublime le ludique spontané avec une lisibilité qui souligne les intentions de chaque improvisateur. Si le temps s’est écoulé depuis les premiers Variodans la permanence du décisif, des points contrastants avec les lignes obliques, les arrêts sur image et l’évitement du superflu, Duo 2 apporte encore des questions et des réponses dans l’acte d’improviser et l’invariance de ses valeurs, au premier chef, l’humain et le sensible. À commander chez le producteur de préférence aux prescriptions de certains magazines dont l’éditeur exige des textes souvent trop courts pour être honnêtes. Chez Edition Explico, le succinct est la matière première et son exégèse libère à la fois l’imagination de l’auditeur attentif et fait naître la réflexion et des associations de pensée en séries. Les décrire permet de contempler les formes renouvelées au fil de leurs enregistrements. (écrire à Ed. Explico D-30851 Langenhagen  Weserweg 38)

Ag Steve Noble Adrian Northover Daniel Thompson Creative Sources CS 489 CD 
Ce n’est pas la première fois que le percussionniste Steve Noble et le saxophoniste Adrian Northover enregistrent (séparément) avec le guitariste Daniel Thompson en deux duos intéressants. Sur RawTonk Records : Mill Hill(RT011) de Northover & Thompson et sur Confront : sunday afternoon de Noble et Thompson. Il fallait donc s’attendre à un concert ou un album en trio, surtout que Steve Noble et Adrian Northover ont beaucoup joué ensemble dans plusieurs groupes avec John Edwards, Pat Thomas, etc... Il était temps que ce remarquable saxophoniste, spécialiste des sax soprano, alto et sopranino, émerge au niveau discographique dans un contexte librement improvisé. Connu pour sa participation intensive aux superbes Remote Viewers, le groupe du saxophoniste et compositeur David Petts, aujourd’hui, un trio avec les deux précités et le puissant et incontournable contrebassiste John Edwards, l’activité d’Adrian Northover comme improvisateur libre semblait, jusqu’il y a peu, se focaliser avec l’inénarrable Adam Bohman (CDR’s ). Ag convie de nombreuses facettes de chaque artiste. Steve Noble, un batteur puissant qui dégage en compagnie de poids lourds comme Alan Wilkinson, Peter Brötzmann et Evan Parker, se révèle un percussionniste inventif, minutieux, subtil et délicat. Son jeu se développe au fil des séquences avec une bonne part d’imprévisible. Trois improvisations collectives mouvantes et requérantes de 7’49’’, 29’42’’ et 4’41’’ se présentant comme un triptyque composé d’une ébauche introductive, d’un large développement composite et à plusieurs dimensions et d’une conclusion volatile. Chaque musicien occupe un espace dans le champ sonore qui se distingue parfaitement, même s’il faut tendre l’oreille si vous ne montez pas le volume. En écoutant au casque, c’est encore mieux. Daniel Thompson a encore diversifié ses techniques et se révèle de plus en plus comme un guitariste acoustique à suivre, dans un filon voisin de John Russell ou de Derek Bailey (à la guitare acoustique). Si les conceptions instrumentales de ces guitaristes se rejoignent, une écoute comparative montre bien que Daniel Thompson est son propre maître. Son intuition est très souvent heureuse. Quant à Adrian Northover, il préfère proposer un éventail détaillé des techniques de souffle en relation avec l’évolution instantanée de la musique, plutôt que d’affirmer un style, comme un John Butcher ou un Stefan Keune par exemple. Son travail est lié à une grande sensibilité et à un instinct musardeur dans la recherche de sons et leurs correspondances poétiques au sein du groupe. Question embouchures, c’est un solide client, sans nul doute un des plus remarquables parmi les improvisateurs au saxophone en Grande-Bretagne, avec une expérience professionnelle impressionnante. La musique du trio s’affirme dans une quête qui s’apparente à un chantier où la recherche d’équilibres et de champs de fuite est au premier plan, plutôt qu’une synthèse où chacun joue un rôle préétabli. Le fruit de cette recherche devrait amener la formation à encore plus d’audace, de détermination et de force expressive au fil des concerts. Car le potentiel de leurs interactions est grand. Remarquable. 

The Corner Fred Van Hove – Roger Turner Relative Pitch RPR 1059

Enregistrée en décembre 2015 au Café Oto à Dalston dans le grand Londres, cette rencontre répond à un des vœux les plus chers du percussionniste Roger Turner : jouer avec le pianiste anversois Fred Van Hove. On vient de fêter ses 80 ans avec une série de magnifiques concerts à Anvers et Bruxelles. Vu son âge qui s’avance, Van Hove s’est délié de tout « commitment » avec certains de ses pairs avec qui il a pris le temps de construire sa musique en collectif. Rappelons la disparition tragique de son ami Hannes Bauer, le tromboniste de cœur avec Paul Rutherford, qui s’en est allé lui aussi. Cette situation le rend plus ouvert à des rencontres qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de faire. Ce qui frappe dès le premier abord est la fluidité du jeu du pianiste, les couleurs miroitantes et la dynamique des vagues de notes fluctuantes. Le lyrisme rejoint la science du cluster, l’art du détail et une grande qualité du toucher qui résonne dans l’espace. Van Hove est un des pianistes virtuoses parmi les plus remarquables de l’improvisation et une personnalité unique. Roger Turner le suit à la trace avec finesse de manière à créer l’espace nécessaire dans le champ auditif pour que les sonorités claires et incisives et les mouvements amples ou les chassés croisés du pianiste se fassent entendre pleinement. Le flux des doigts qui s’agitent au travers des touches et des revers de la paume qui glissent subrepticement sur l’ivoire extrapole des agrégats sonores variés aux couleurs intrigantes qui n’appartiennent qu’à lui. Une conception universelle de l’harmonie contemporaine. Roger Turner, tout en restant discret, suscite des échanges et une qualité de dialogue pointilliste, une dérive poétique alimentée par les pulsations esquissées sur la surface rebondissante des peaux et dans la résonnance des cymbales. 

Sensoria Heath Watts M.J. Williams Nancy Owen Blue Armstrong Leo records CD LR 831.

Autrefois champion généreux et avisé de la cause improvisée – free jazz, le label Leo Records a subi une bien étrange mutation. J’avoue parfois ne pas comprendre que font certains enregistrements dans leur catalogue de plus de 800 albums. Voici quand même Sensoria, un quartet d’improvisation libre composé de Heath Watts, sax soprano et voix, M.J. Williams, trombone, piano, mélodica et voix, Nancy Owens, violon et Blue Armstrong, acoustic double bass. Selon https://heathwatts.com/bio, Heath Watts est un saxophoniste soprano de Philadelphie qui a basé son apprentissage sur le matériel pédagogique de Dave Liebman. Il se dit influencé par Steve Lacy, Evan Parker et Lol Coxhill et a travaillé avec plusieurs artistes de première grandeur. Le quartet de Sensoria pratique une musique entièrement improvisée et basée sur l’écoute en inventant son cheminement, ses équilibres. Si il y a une référence « non idiomatique », le langage musical de chacun des musiciens reste bien ancré dans la pratique du jazz, mais joyeusement libérée des thèmes, métriques, structures, mélodies préétablies. Une musique collective où chaque musicien est libre et indépendant dans une acception mélodico-lyrique de l’improvisation où pointent quelques audaces instrumentales dans le chef du saxophoniste et de la violoniste. Toutefois, quand on concentre par exemple sur le jeu du contrebassiste, on se rend compte qu’il improvise  avec un pizzicato relativement conventionnel. Je n’avais pas été édifié par le cd duo de Heath Watts et Blue Armstrong, Bright Yellow With Bass, sur le même label Leo. Je pense sincèrement que ces musiciens jouent avec cœur et sincérité et qu’il se trouvera des auditeurs heureux de partager un beau set de concert avec eux, car il y a de nombreux éléments positifs dans leur démarche collective et une volonté communautaire d’écoute. Mais j’attire quand même l’attention qu’il ne suffit pas de se référer à Lacy, Parker et Coxhill et de jouer « tout » libre pour créer une musique « relevante » dans ce domaine. Ces musiciens semblent se situer dans leur cheminement au stade où étaient encore Evan Parker, John Stevens et cie au début de 1968 lorsqu’ils ont enregistré Karyobin. Depuis lors, des fleuves entiers ont coulé sous les ponts, charriant des tonnes d’informations nouvelles qui ont donnée lieu à une maturation musicale sans précédent à travers l’improvisation libre. Il y a en Europe, une quantité impressionnante d’improvisateurs peu connus de haut vol qui ont acquis une vraie maturité et qui s’expriment avec une pertinence contemporaine exceptionnelle. L’album Solo 13 pieces for saxophone d’Urs Leimgruber (LR CD 498) a été publié il y a dix ans. Récemment, Leo a publié l’année dernière l’exigeante collaboration du trio Kimmig/ Studer/ Zimmerlin avec John Butcher, un chef d’œuvre intégral. Entre ces deux pierres blanches et les albums d’Ivo Perelman, on désespère de la production Leo récente. Tout le monde a le droit de s’exprimer, mais malgré les qualités de ces quatre musiciens qui ne demandent qu’à bonifier, le fossé créatif qui les sépare de bon nombre d’artistes expérimentés et engagés dans cette musique qui, eux, se voient refuser l’accès aux scènes importantes, est trop visible que je pose des questions. Une jolie musique quand même. 

Negen Kabas + Vicente & Live at SMUP Kabas + Vicente + Godinho FMR CD466-1117.

Kabasest un quartet de musiciens sensibles et aventureux : Jan Daelman, flûte, Thijs Troch, piano, Niels Vermeulen, contrebasse, Elias Devoldere, batterie. S’ajoute le trompettiste Luis Vicente sur les deux enregistrements studio (Negen au studio Namouche le 4 janvier 17) et en concert  (Live at SMUP le 5 janvier 17) auquel se joint le percussionniste Carlos Godinho. Leur musique libre évolue à la jonction entre le jazz libéré et l’improvisation totale. On y trouve un éventail de sonorités, de phrasés décalées, de recherches de timbres dans un vol suspendu au-dessus d’un silence présent ou emportées par le drumming aux pulsations mouvantes et croisées du batteur. Les musiciens sont à l’écoute et concentré sur le partage collectif avec une inventivité enthousiaste. On suit à la trace les belles improvisations de Luis Vicente et ses grommèlements et éclats dans la colonne d’air, elles mêmes finement encadrées par les quatre Kabas. Sans doute aiguillonné par l’exemple de Vicente, le flûtiste Jan Daelman déflore le timbre de sa flûte en écho au léger fracas de la batterie et réintroduit un contenu mélodique en forme de serpentin chromatique qui se tortille sur une pulsation suggérée. Les musiciens n’hésitent pas à plonger dans le silence en effleurant leurs instruments à la limite de l’audible pour attirer l’écoute. Une stase est le point de départ progressif d’une nouvelle architecture encore plus focalisée sur l’écoute, le recueillement. L’art du crescendo et du crescendo subtils. Less Is ‘Sometimes’ More. Vouloir mettre Kabas et ses invités dans une catégorie serait illusoire : une multiplicité d’intentions musicales se succèdent, se croisent, s’interpénêtrent, se fondent. Singulièrement si chaque  membres de Kabas ne brille pas par une démarche individuelle très originale (par rapport à nombre d’improvisateurs incontournables – ma remarque ne tient pas compte d’une éventuelle notoriété d’un artiste mais du contenu objectif de sa musique- il suffit de lire mes autres chroniques pour s’en rendre compte), le quartet se dépasse dans une pratique intensive du partage collectif et d’une écoute mutuelle sensible vraiment méritoire. 

1 avril 2018

Guy-Frank Pellerin & Antonino Siringo/Denhoff/ Philipp/ Fischer & Frank Gratkoswki/ Günter Christmann Elke Schipper Michael Griener Lenka Zupkova Thomas Lehn Alex Frangenheim Paul Lovens/ Timo Van Luyck et Kris Vanderstraeten.

It doesn’t work in a car Guy-Frank Pellerin & Antonino Siringo Yek Nur Setola di Maiale SM3510.

Piano grand-angle et saxophones petit et droit et grand et coudé, interaction du tac-au-tac sans tic, esthétique d’une expression pointue où la sensibilité, la logique, la musicalité et un très grand savoir-faire se rejoignent pour une musique sensuelle, lucide, chercheuse. En leur présence, l’écoute active s’affirme aussi spontanément que leurs échanges communiquent l’essentiel au fil de pièces uniques taillées comme des diamants, vécues comme des poèmes philosophiques. Au clavier, les dix doigts de chaque main animent les timbres, les marteaux, les câbles tendus et l’âme de l’instrument dans une construction vivante, une architecture mouvante, sensible, éphémère auxquelles le souffle chaud, le cri déchiré, les harmoniques hérissées du saxophoniste projettent sa vision complémentaire, aimantée, poétique, quête chamanique. Les anches et la colonne d’air hantées de Guy-Frank Pellerin savourent l’instant créé par la fusion du passé recomposé et du futur visionnaire d’Antonino Siringo, maestro syncrétique du classique contemporain et du jazz libre où pointe l’esprit constructiviste du grand Cecil (plage 2 Panoramica, plage 5 No Traffic Lights). La virtuosité du pianiste n’est pas vaine, l’articulation folle de chaque son, de chaque toucher, dessine des intentions innombrables en un torrent magiquement ordonnancé par une extrême sensibilité, imprime fugacement dans l’espace d’un instant, des visions de palais extravagants, de cités science-fictionnesques, multitudes de tours penchées qui défient leurs centres de gravité. Il faut noter la grande précision dans le traçage des lignes, courbes, pointes et angles et la remarquable lisibilité de son jeu et de son toucher à cette vitesse frénétique. Les lois de la physique rejoignent l’élan du cœur, les battements de l’espoir. Le saxophoniste ajoute adroitement couleurs, émotions intérieures, harmoniques jetées dans l’espace comme des hiéroglyphes sur la toile tendue par les vents du large. Ailleurs, les doigts d’Antonino semblent s’égarer dans les cordages faisant résonner la coque vernissé et les courbes vibrantes du piano par des chocs savamment amortis sur la tension des cordages, son esprit traçant des réponses secrètes immédiates à ses investigations gestuelles spontanées, lesquelles inspirent les glissandi subtils du soprano chercheur de Guy-Frank. Celui-ci a le chic de prendre le temps de jouir de ses trouvailles, contrebalançant l’impétuosité du pianiste, par le charme poétique de la vocalisation free des timbres. On songe aux lueurs miroitantes et incisives des Sam Rivers, Joe McPhee, Charles Brackeen. Mais c’est vers l’esthétique voisine d‘un Urs Leimgruber que son appétit se dirige, sa pratique  l’y mènera, je pense. 
Nos deux improvisateurs constructeurs de mondes parallèles entrelacés se rejoignent là où leurs sensibilités semblent les écarter. Leur savoir-faire est magistral et vécu, maîtrisé et fougueux, leurs complémentarités sont exemplaires, leur vivacité, touchante. Je me demande bien pourquoi ça ne (peut) pas travaille(r) dans une voiture. Leur conduite est surprenante, l’essence de telles idées est un carburant secret qui semble n’avoir été inventé que pour satisfaire leurs appétits insatiables. Le titre de l’opus : peut-être l’expression de l’humour pince sans-rire du saxophoniste. Même s’il semblera aux connaisseurs pointus que leur route soit repérée, voire connue, Guy-Frank Pellerin et Antonino Siringo Yek-Nur nous tracent un parcours exceptionnellement dense et rarement atteint. D’ailleurs, je suis surpris par la vitesse avec laquelle le plaisir d’écoute ait oublié la durée de cet excellent album que je recommande vivement.

PS : s’il fait plus que suggérer les phrasés chorégraphiques dans l’espace de Cecil Taylor dans deux ou trois morceaux, Antonino Siringo aurait tort de nous priver de nous livrer cette expression rare de sa très grande maîtrise au clavier d’un grand piano : un auditeur averti ou fraîchement convaincu devrait être assez fou pour se priver de ce plaisir. Savoir imprimer avec autant de talent, d’intentions subtiles dans la jungle labyrinthique des touchers percussifs rendu possibles par la danse effrénée des avant-bras, mains et doigts sur un clavier d’un grand, avec un tel rendu, si haut en couleurs (elles-même si superbement variées) est plus qu’une performance athlétique d’un très solide musicien, instruit et savant. C’est un partage émotionnel des possibles du piano qui transcende l’analogie avec l’œuvre du titan New Yorkais. Sincèrement, je suis admiratif et j’espère que les lecteurs qui essaieront d’écouter cet album tireront les mêmes conclusions que moi. En effet, je peux vous faire entendre bon nombre de témoignages de spécialistes des 88 marteaux qui visiblement n’ont pas la carrure instrumentale suffisante pour exprimer cette tridimensionnalité dans l’espace. À cette vitesse, la gaucherie est souvent inévitable et en gâte souvent l’audace. En outre, Siringo ne fracasse pas son architecture à mi-chemin, sa sensibilité n’étant pas frénétique, elle évite la transe extatique (C.T.). La perception de sa capacité à construire de toutes pièces son édifice mirobolant sans le faire exploser suffit à nous convaincre de quoi il est capable. Pourquoi sortir de la route quand il n’y a pas de fossé, mais un précipice ? Sagesse d’un artiste sensible avant tout.

Denhoff/ Philipp/ Fischer & Frank Gratkoswki Michael Dennhoff, Ulrich Phillipp, Jörg Fischer, Frank Gratkowski sporeprint 1711-08 

Je vous ai déjà entretenu de ce curieux trio qui associe la campanula de Michael Denhoff, un rare instrument à cordes frottées proche du violoncelle, et la contrebasse magistrale d’Ulrich Phillipp à la percussion millimétrée de Jörg Fischer, le maître d’œuvre de Sporeprint. C’est avec joie que je mesure le travail accompli depuis leur précédent opus (Trio Improvisations/ sporeprint 1408-03), cette fois en compagnie du très remarquable soufflant Frank Gratkowski, crédité clarinette, flûte et clarinette basse. Phillipp, Ulrich de son prénom possède un coup d’archet qui vaut bien celui de son presque homonyme à un S près, Barre de son prénom. Inspiration toujours garantie quand son nom figure dans la composition d’une formation d’improvisateurs libres, telle que celle-ci. Les deux cordistes se complètent à merveille et le leu du percussionniste excelle en leur compagnie. Le souffle de Gratkowski se révèle un élément bonificateur probant pour créer une bien belle musique. Sept titres non-intitulés, untitled 1-7,déclinent avec lenteur et subtilité, une immense qualité d’écoute, une saveur acoustique, timbrale, une délicatesse puissante propres à cette capacité de communication, d’accord émotionnel, de vibration collective, d’expressivité du sensible. Elle est magnifiquement démontrée ici, cette qualité intrinsèque de l’improvisation libre de haut vol, qui se concentre sur la dynamique sonore. La microtonalité assumée, celle qui joue sur les altérations infimes des intervalles stricts des gammes tempérées, est ici précisément évoquée, suggérée sans exotisme et expressionisme appuyé. Elle existe en filigrane, à la pointe du sentiment. La percussion est le vecteur de colorations, de caresses, de battements légers, sursauts délicats, balais volatiles, frémissements éphémères. Les frottements des cordes irisent l’onde, la surface d’un étang frémit et ondoie sous la lumière de l’astre ascendant. Une communion des timbres, un lyrisme pastoral, une écoute palpable s’étale dans un temps apaisé, solennel, intime, celui de quatre sensibilités qui se complètent au fil des métamorphoses sonores. Celles-ci évoluent insensiblement : les 7’48’’ (untitled 4) d’un canon mystérieux tracé au ralenti dans une communion sensible qui semble s’éterniser sur la même note immobile, jouée statiquement et curieusement de plus de cent manières exprimant ainsi la variété infinie des touchers de chaque instrument. Untitled 5 surprend à retenir le sentiment de la précipitation par d’infimes détails du jeu collectif dans une forme courte. Il y a tant de velléités libertaires qui ouvrent les portes ouvertes depuis deux générations en oubliant l’expression du sensible. Ces quatre patronymes quasi anonymes (Gratkowski, seul, est largement documenté et souvent invité aux quatre coins internationaux de la scène improvisée) qui échappe à la notoriété, susceptible de les faire figurer dans le palmarès des chroniqueurs anglo-saxons de The Wire, nous rappellent encore une fois les mérites de cette scène composée essentiellement de praticiens (fort) doués qui persévèrent dans leur passion inassouvie : improviser librement en mettant en valeur le potentiel sonore, instrumental, imaginaire, musical, sensible, onirique (etc…) d’individus maîtrisant leurs instruments, exprimant leurs idéaux à l’écart de la gabegie médiatique, consumériste et contre les idées reçues, la réification de l’art. La musique partagée, vécue, complètement improvisée, ces moments hésitants, ces retrouvailles instantanées, détaillés aussi longuement avec l’amour des choses de la vie et des êtres qui l’habitent, est en soi une démarche existentielle. Elle trouve ici une expression magnifique. Untitled 7 en est l’apothéose : après des cadences agitées, une découpe incisive du temps par de multiples tempos abandonnés à mi-course se chevauchant, empressés à se contredire, clins d’yeux rythmiques et pulsations évitant un flux trop évident qu’il faut contrarier pour en faire ressentir l’inanité, l’improvisation collective se résout dans des frottements minimalistes, mettant en évidence l’insondable diversité des timbres et sonorités obtenues par ce geste immuable de l’archet frotté, du souffle pincé que seul le savoir-faire intense permet d’obtenir et diversifier à l’envi. Un magnifique quartet qui dément de belle manière la prévisibilité de sa configuration instrumentale aujourd’hui galvaudée par l’expressionnisme tâcheron du « free free-jazz » limité entre forte et triple forte au mépris des lois de l’acoustique, de la dynamique naturelle des instruments à cordes. Entendons nous bien : je suis loin de mépriser le free-jazz, mais son écoute consécutive est fatigante à la longue. Les musiciens de ce quartet pratiquent une musique dans l’apparente retenue en constitue la puissance irrésistible : elle aspire notre écoute et nous fait découvrir le miroitement des sonorités et de leurs combinaisons infinies. En outre, nombres de tenants de la jubilation extatique se rejouent d’un point de vue harmonique, rythmique et mélodique, lassant une oreille exercée. Donc, ces untitled forment une musique superbe que je préfère encore au tout récent Company de Derek Bailey, Klinker, chroniqué dans la page précédente. C’est dire la haute qualité cet opus au titre patronymique qui recèle une véritable poésie, trop souvent absente ailleurs. 

the art of the………….. DUO 2        edition explico 23
Joachim Zoepf bass clarinet      Lenka Zupkova viola
Günter Christmann cello           Michael Griener percussion
Elke Schipper voice                     Joachim Zoepf  bass clarinet
Michael Griener percussion      Lenka Zupkova viola
Günter Christmann cello           Elke Schipper voice
Michael Griener percussion      Joachim Zoepf  bass clarinet
Elke Schipper voice                    Lenka Zupkova viola
Michael Griener percussion       Elke Schipper voice
Günter Christmann cello            Lenka Zupkova viola
Günter Christmann trombone, cello Alexander Frangenheim db bass
Paul Lovens percussion             Elke Schipper voice 
Günter Christmann trombone   Paul Lovens percussion
Thomas Lehn  synthesizer        Elke Schipper voice
Günter Christmann cello            Mats Gustafsson soprano sax
Günter Christmann zither a.o.   Elke Schipper voice 

Cette énumération précise relate l’imprécision dans notre esprit des vertus auxquelles certains improvisateurs prêtent aux possibilités cherchées inlassablement et trouvées comme par miracle dans les mécanismes et propriétés physiques de leurs instruments respectifs, anche sertie d’un bocal résonnant et tuyau boisé, étrangement courbé et entouré de clés mystérieuses, la clarinette de Joachim Zoepf, violon un peu grossi et cordes sensibles mais revêches de l’alto au crin de l’archet  de l’altiste Lenka Zupkova, cuivre coulissant et pavillonaire embouché par le souffleur Günter Christmann, lui-même initiateur de l’art précis du duo tel qu’il est documenté ici sur son micro-label en édition limitée (dépêchez-vous !) et violoncelliste intrigant et précis. Batteries écartées des sentiers battus par deux poètes sensibles de la gestuelle percussive : Michael Griener et Paul Lovens (selected or unselected). Cordes vocales, orifice et cavité buccales, succion des phonèmes, étirements fragmentés de la parole, chant fugaces des diphtongues ensauvagées, feu follet de la langue inventée : Elke Schipper. Gros violon, touche dont le moindre millimètre est conquis à la poésie de l’archet baladeur et des pressions infimes des phalanges meurtries dans le feu de l’action : Alexander Frangenheim. Le synthé analogique sorti du grenier d’un autre âge pour satisfaire l’appétit ludique pour les fréquences froissées d’un trop-plein électrogène : Thomas Lehn. Revenant vers ses premières amours non-idiomatiques, le musculeux soufleur scandinave aux prises avec le frêle saxophone soprano qu’il pointe en triturant l’anche à coups de lèvres fous ou folles : Mats Gustafsson. Ces échanges croisés doivent se réitérer sans se ressembler, les occurrences de chaque duo ont l’art de me laisser imaginer leurs univers sonores respectifs. Malheureusement, il s’agit de ma part seulement d’une invitation à votre curiosité. Pour mon malheur momentané, la copie qui m’a été assignée par edition explico ne me permet pas de découvrir les sons enregistrés, édités et masterisés pour ce nouvel opus, intitulé art of the duo 2. Il y a simplement un défaut dans l’enchaînement des octets du disque compact qui en empêche la lecture, chose inévitable pour un label aussi artisanal. C'est ce qui rend leur démarche si essentielle : elle ne tient qu'à un fil ! Toutefois, l’énumération indiquée plus haut me titille en espérant pouvoir l’écouter un jour, si vous, chers lecteurs toujours plus nombreux, vous précipitez aussi impatiemment que je suis prompt à le faire, avant que les deux artisans utopistes (il faut en convenir !) aient lu ma missive digitale via internet. Reçu, il y a presque une semaine, ce disque compact prometteur, j’attends encore une réponse à mon message de détresse : le CDR ne fonctionne presque pas ! Si j’en reçois, d’une manière ou d’une autre, la matière sonore, je parviendrais peut-être à tracer sur un feuille blanche mes impressions d’auditeur-praticien (quand même). À suivre donc !
PS ai reçu une autre copie du CDr en bon état de marche de Günter ! Donc le  texte relatif à mon écoute paraîtra d'ici peu ....

arrêt au lac chimère Timo Van Luyck & Kris Vanderstraeten La Scie Dorée 1918 

Ce n’est pas le premier album vinyle du duo de Timo et Kris, mais la prise de son très fidèle et précise de Michael W Huon et le mixage présent de Vincent De Roguin apportent à leur collaboration un éclairage neuf, une atmosphère secrète, une vision à la loupe qu’on a la soudaine impression de mal les (re)connaître. Percussions faite maison exotique et objets hétéroclites (KV), instruments détournés (TVL). Karel 2013 à la Rue Haute, Bruxelles, lieu hanté s’il en est. D’un apparent bric-à-brac fuse un ordonnancement des timbres et des couleurs sonores, fantômes de l’au-delà, de l’ailleurs du temps transformé.  Les sons sont étalés, flottent dans l’espace exigu du grenier du Karel, vibrent sans s’imposer, s’insinuent dans notre perception et s’enchaînent au petit bonheur la chance pour notre plus grand bonheur ou plaisir. Les crédits de la pochette (mystérieuse) n’indiquent aucun instrument, l’oreille se guide à l’aveugle pour essayer identifier  en vain l’objet, l’instrument, le geste, la technique, qui joue quoi. Comme le montre le montage photographique du recto d’arrêt au lac chimère,les deux musiciens et leurs sons s’interpénètrent pour ne faire d’une entité, invisible mais pressentie avec lucidité par KV & TL. Plus qu’une synchronisation télépathique, il s’agit d’un même et seul rêve éveillé et chancelant vécu par les deux protagonistes, leurs chimères, leurs manies. Absence de réflexe, d’appel et réponse, d’action / réaction. Plutôt connivence, poésie et dérive onirique. Enchevêtrement insoupçonné. Subconscient relâché au pays des jouets au fond d’un grenier magique. Merveille de la captation microphonique, géographie du sensible.  Cette musique se hisse au niveau des plus beaux exemples enregistrés de musique improvisée libre radicale par la qualité intrinsèque de sa richesse sonore et de la grande concentration des deux artistes dans le déroulement de la performance.