24 octobre 2018

Alexander Frangenheim Nikolaus Neuser Richard Scott/ Jason Mears & Stephen Flinn/ Daniel Carter William Parker Matt Shipp/ Christoph Schiller & Birgit Ulher

Trialectics Alexander Frangenheim Nikolaus Neuser Richard Scott sound anatomy

Excellent trio de musique improvisée libre. Trompette : Nikolaus Neuser, contrebasse : Alexander Frangenheim, synthé modulaire : Richard Scott. Le titre, Trialectics, évoque/suggère l’idée d’un trio et de sa dialectique ou un éventuel croisement de dialectes, chacun ayant son langage musical qu’il faut croiser, confronter, transformer, faire correspondre, étendre, … entendre et écouter. Leur rencontre est remarquable par ses points de convergence, de divergence, de frictions, ses silences, l’invention, les contrastes imprévisibles,… Dans cette scène (ou ce marché), il y a trop d'enregistrements de musiques où les protagonistes jouent quasiment sans arrêt, en dévidant des paquets de notes, de sons etc… qu’il est bon de jouir, avec ce magnifique trio, d’émissions sonores spontanées, portées par le silence qui les entourent, par l’écoute, l’attention pointilleuse, la technique pointilliste, des événements sonores brefs et précis, des touches éphémères, une variété de timbres, de mouvements, de signes et une grande dynamique, qu’il s’agit là d’une récompense infinie ... après avoir tenté d’écrire à perte de vue au sujet d’une infinité d’enregistrements dont parfois on a tendance à douter de leur raison d’être. Je ne connaissais pas du tout Nicolas Neuser, le trompettiste, mais il a trouvé là deux partenaires très expérimentés. Alexander Frangenheim a un don inné dans le « core business » de l’improvisation libre stricto sensu de la tendance Christmann, Lovens, Torsten Müller, Phil Minton, Roger Turner etc… en jouant tout ce qu’il fait à bon escient et Richard Scott est un cas rare dans l’univers électronique, idéal dans ce contexte. Son sens du timing, de l’intervention dans l’instant immédiat se révèle idoine pour cette science spontanée du jeu tangentiel et de l’extension des palettes sonores dans le feu de l’action. Un must si vous voulez découvrir ce genre de musique chercheuse et que les rodomontades musclées (et expressionnistes) d’aucuns commencent à vous fatiguer. Reposez-vous en écoutant !


Irreversible motions Jason Mears & Stephen Flinn inexhaustible editions ie-012

Label sérieux et pointu se consacrant à des duos impliquant de jeunes improvisateurs (ou au moins un jeune sur les deux !) qui tentent avec succès de créer une recherche actuelle et radicale dans le domaine de l’improvisation libre. Le saxophoniste Jason Mears et le percussionniste Stephen Flinn, tous deux New Yorkais, prennent le parti-pris « laminal », voisin d’AMM, en le portant à un stade de tension, voire d’ébullition remarquable. Au fil des plages, on retrouve un lent crescendo de sons soutenus : cymbales frottées et amplifiées, harmoniques du souffle continu faisant vibrer l’anche sur un bec « brûlant », strates de sons hantés, métalliques, multiphoniques produites subrepticement, expressionnisme radical du minimalisme poussé dans ses retranchements. Jason Mears joue une ou deux notes et les étire sans frein alors que Stephen Flinn fait crisser les alliages bronze – étain  jusqu’au cri primal. Chacun des cinq morceaux contient une nouvelle phase de jeu et des agrégats sonores distinctifs qui offrent un panorama intéressant des possibilités ludiques (quand-même !) de ce duo très concentré. L’intensité de leur musique sublime entièrement leur postulat de départ : dans l’ultime pièce, the works, les harmoniques du saxophone, qu’on jugerait être aléatoire, dégage un lyrisme écorché pour finir dans des boucles respiratoires (continues) qui se chevauchent et s’entre-croisent  en enflammant l’air ambiant par dessus les vibrations bruissantes de l’installation percussive. Irreversible Motions a quelque chose d'irrévocable.

Seraphic Lights Daniel Carter William Parker Matthew Shipp Aum Fidelity Aum 106

Flûte, clarinette, trompette, saxophones ténor, alto et soprano : Daniel Carter est un bien curieux poly-instrumentiste réellement inspiré en compagnie du tandem contrebasse – piano insigne du (free) jazz libre de la Côte Est. Son gros comme çà (Mingus, Wilbur Ware) à la contrebasse : William Parker. Pianiste profondément original, spontané et savamment organisé : Matthew Shipp. Pour répondre au lyrisme modeste et secret de souffleurs aussi atypiques que Carter, le pianiste s’est inventé un univers qui découle du piano jazz (très moderne) dont il a extrapolé les paradigmes du langage (lingua franca) en recréant gammes, accords et constructions dans un tout cohérent où le lyrisme et une forme de consonance sont intégrées à une approche moderniste alternant polytonalité profondément assumée et expressivité atonale. Un sens de la scansion, de la propulsion, des variations de cadences, une densité harmonique. Matthew Shipp est le prolongateur à l’égal de pianistes visionnaires et atypiques (par rapport à la lingua franca du jazz) : Mal Waldron, Randy Weston, Jaki Byard, Borah Bergman, ou encore Lennie Tristano, Sal Mosca (qu'il affectionne particulièrement. … Sa capacité à faire varier son jeu en jonglant avec ses idées et les formes tout en les prolongeant font de lui un compositeur de l’instant par excellence. Le trio a choisi d’improviser simultanément de manière interactive sans que jamais un ou deux des musiciens « n’accompagnent l’autre. Le parti-pris d’improvisation totale est assumé jusqu’au bout, motifs mélodiques et rythmes sont le produit du jeu instantané. Le souffleur ne se pose pas en soliste, mais se place un tiers de côté faisant fluctuer son lyrisme entre apesanteur et feeling cool en laissant un espace pour les constructions étincelantes du claviériste. On entend William Parker pousser de tout son poids avec un son de contrebasse énorme comme si un géant mythique africain avait créé un multi – arc avec des branches de baobab. Avec son archet surpuissant, il tranche dans la vibration des cordages avec la puissance d’un trois-mâts poussé par les alizés de la Mer des Sargasses. Quand le bassiste suggère un accord et une cadence, elle est de suite reprise et enrichie dans une magnifique variation dans laquelle s’inscrit le souffle ému et retenu de Daniel Carter. Le pianiste a t-il à peine éclairci son jeu que les doigts du bassiste font danser et trembler de grosses notes qui chaloupent l’équipée. Un blues puissant mené par les deux compères dans des diversions surprenantes (quels voicings !) laissent échapper des râles à la clarinette serpentine et des slaps énormes des cordes sur la touche. Mais un jeu retenu s’enchaîne et divague vers d’autres incartades à l’infini. La réputation du couple Shipp-Parker n’est vraiment pas surfaite : cela « joue » comme rarement et la personnalité apaisée de Daniel Carter leur donne du champ pour récolter trouvailles sur trouvailles. Ce concert venait tout à fait à point pour illustrer les bienfaits et qualités du free-jazz afro-américain à la Tufts University, Medford, Massachusetts. Au programme : Art, Race and Politics in America. En matière de liberté musicale et de libertés tout court, mais aussi d’écoute, d’entente et respect mutuel, d’imagination et de créativité, ces trois musiciens improvisateurs sont parfaitement indiqués. Parfait exemple de ce qu’il fallait démontrer. 

Birgit Ulher – Christoph Schiller tulpe schicht brille inexhaustible editions ie-011

Cela fait quelques lustres que je ne manque pas d’écrire au sujet des albums de la trompettiste Birgit Ulher, une praticienne de l’improvisation radicale parmi les plus intéressantes parmi celles et ceux qui ont remis à plat l’improvisation libre il y a plus d’une quinzaine d’années. À force de chercher des mots et des phrases pour sa musique, j’ai le sentiment d’être à court d’idées et d’avoir le sentiment d’avoir entendu cela. Mais si je n’avais pas pris le parti d’écrire régulièrement à son propos (B.U.), ma connexion avec inexhaustible editions aurait mis ce tulpe schicht brille sur ma route après leur précédente parution d’un autre de ses albums scoriacon (Birgit Ulher & Felipe Araya ie-006). Et cela me donne l’opportunité de redécouvrir cet explorateur de l’épinette, Christoph Schiller, dont j’avais apprécié un duo intéressant avec le violoniste Harald Kimmig (sur Creative Sources). Il faut d’abord situer ce qu’est une épinette, un curieux instrument à clavier des XVI et  XVII ème siècles, proche du clavecin ou du virginal. À l’époque ces trois termes étaient souvent utilisées indifféremment, la spinette italienne ou épinette française désignait en France et en Italie cet instrument à cordes pinçées par des sautereaux (en cuir), lesquels sont actionnés par un clavier. En fait, il s’agit de la mécanisation du luth, instrument de base de la musique au Moyen-Âge, les sautereaux remplaçant l’unique plectre pour chaque corde. Les cordes sont tendues à l’oblique du clavier créant ainsi la forme oblongue de l’épinette dont le registre s’étend approximativement sur quatre octaves.  Le clavecin dit vertical a, lui, une forme de trapèze à deux angles droits côté clavier, si vous me suivez bien. La pochette n’indique pas s’il s’agit d’une épinette française ou une italienne. Tout çà pour dire que l’épinette est un instrument curieux, plein de possibilités insoupçonnées, dont l’apparence « skieve lavabo » a sûrement dû inspirer Schiller. Il se fait que mon activité d’organisateur de concerts dans le passé m’a fait participer au projet Temperaments de Jon Rose et de Veryan Weston (cfr le cd Emanem 4207 "Temperaments") où le pianiste jouait des clavecins et pianofortes (et aussi de l'orgue) accordés avec des diapasons « obsolètes » et à la mistenflute en vue d’écarter et torturer les intervalles précis de la musique tempérée.  NB : Mistenflute, c’est du Belge – Bruxellois. Comme les Français lardent leur langue de néologismes barbares anglo-saxons, je ne peux pas m’empêcher de titiller leur ignorance de « ma » culture où les mots prennent directement leur signification dès qu’on les entend même si on en ignorait l’existence.  C’est bien un peu comme cela que fonctionne l’improvisation libre : on ne comprend pas souvent comment le collègue parvient à s’exprimer comme il le fait au moment même, moment partagé en temps réel par l’un et par l’autre, mais différemment pour chacun des deux. Mais cela nous rend quand même capable de réagir au quart de tour (de manivelle). Et donc c’est comme cela que ce duo crée sa musique, mais, ici, avec un sens de la sélection des choix dans la manipulation de l’instrument et de l’émission des sons et des timbres particulièrement aigu. Aussi, ils prennent soin d’alterner leurs interventions respectives, parfois millimétrées, le temps d’un soupir ou d’une demi-portée. Une qualité percussive et détaillée au niveau du son. Et leur approche radicale bruitiste excelle à produire des sonorités surprenantes, joyeusement variées et qui subliment la grisaille apparente qui semble s’imposer si on l’écoute d’une oreille. Au casque (headphones), c’est idéal. Je dois dire que, si j’ai toujours dit que Birgit Ulher est une artiste particulièrement originale sur son instrument et que sa démarche vaut bien celles des Axel Dörner et Franz Hautzinger, deux autres révolutionnaires de la trompette et des concepts en jeu dans la musique improvisée, je dirais que Christoph Schiller est un musicien singulier et très méritant. D’abord, il faut souligner qu’un claviériste qui voyage avec son épinette, instrument rare et coûteux, mais plus léger et transportable qu’un piano, avec ou sans queue, pour se produire en concert, doit être particulièrement allumé, compte tenu des moyens formidables dont dispose un improvisateur « libre » pour présenter sa musique. Imaginez la tête d’un checkeur de bagages Ryanair avec un engin pareil. Schiller doit aller jouer en déplaçant l’épinette en voiture et se taper des centaines de km d’autoroutes (péages, vignettes et autres joyeusetés), alors que ses collègues prennent l’avion ou le train. Car vous n’imaginez quand même pas qu’un fada de musique de la Renaissance, propriétaire d’un éventuelle épinette, va laisser un pareil à Schiller « préparer » son instrument et jouer avec des objets dans les cordes. Car notre ami suisse (C.S.), il ne la ménage pas son épinette. La caisse, le ou les chevalets (française ou italienne ?), les cordes, tout semble vibrer dangereusement. Il y a là comme ustensiles, archet, cuiller, fourchette, gobelet, coupelle métallique, e-bow, et de l’électronique divergente. Et donc, nos duettistes font imploser la raison d’être de leurs instruments respectifs en explosant tous les paradigmes de jeu et de musicalité. Une caractéristique de Birgit Ulher est son sens précis du timing, qui lui vient sans doute de son travail antérieur avec des improvisateurs du calibre de Roger Turner et Uli Philipp ou de Martin Blume et Damon Smith avec lesquels elle a enregistré des albums fantastiques  : Umlaut et Sperrgut. Je le rappelle encore, aux collègues et amateurs, car la musique d’Umlaut est aussi fumante que celle de Weavers, par exemple, avec Lovens, Christmann ou Altena en 1979 (vinyle Po Torch) et que Sperrgut révèle des qualités insoupçonnées. Et comme la dame a choisi d’évoluer dans un autre univers que cette interactivité kinesthésique, jugée has been par d’aucuns, autre univers que je qualifierais de soft-noise ou lower case, ses capacités remarquables d’intervention face au temps qui s’échappe de nano-seconde en nano-seconde insufflent une dynamique bienvenue dans le développement assez linéaire (ou laminal, cfr AMM) de cette approche improvisée dont certains documents peuvent révéler qu’il s’agit parfois malheureusement d’une posture. Réduire le champ des possibilités instrumentales et musicales demande un sacré talent pour rendre ce postulat expressif, vivant et requérant pour l’attention et le plaisir de l’auditeur. Ces artistes considèrent l’art des bruits en se servant de leur instrument soit, comme un tube dont on recherche et actionne les propriétés sonores à travers les vibrations les plus insoupçonnées de la colonne d’air (Ulher) ou comme une caisse de résonance à cordes tendues objétisée, préparée et actionnée par de curieux objets, une sculpture – installation qui se fait entendre au lieu d’être vue (Schiller).  En écoutant avec attention, je réalise la puissance créative de ces artistes du bruitage et du murmure : on n’a pas l’occasion d’avoir le sentiment qu’ils se répètent beaucoup, même un peu. Leur matériau sonore est parfois recyclé, mais très souvent altéré, évolutif, transformé, recontextualisé, de nouvelles choses apparaissent, d’autres disparaissent et ressurgissent sous un autre aspect. Birgit se contente de souffler de l’air dans le tube, de percuter légèrement l’embouchure, de faire crier une faible harmonique, de tapoter une de ses étranges sourdines (plaque de cuivre à poncer) sur le pavillon, etc…. De nombreux paramètres de l’émission sont chamboulés à pas feutrés mais, paradoxalement, incisifs. Dans ce contexte, les extrapolations bruitistes parcimonieuses et parfois éthérées de Christoph Schiller prennent tout leur sens, même si, après avoir écouté de nombreux enregistrements de Birgit Ulher, la surprise initiale laisse la place à une réflexion profonde sur l’acte et l’action d’improviser avec un matériau musical, sonore, instrumental. Tout ça pour dire que ce duo de Birgit Ulher (avec Christoph Schiller) est un de ses meilleurs albums : tulpe schicht brille ...
Note : ne pouvant parvenir à écrire un nouveau pensum, je n'ai pu résister à la faire un peu potache, n'ayant pas à supporter un éditeur, ou un rédac'chef sérieux et responsable....... 

15 octobre 2018

Mathieu Bec & Michel Doneda/ Olaf Rupp guitar solo / Frank Gratkowski & Simon Nabatov / Guy Bettini Fabio Martini Luca Sisera Gerry Hemingway/ François Carrier & Michel Lambert

Mathieu Bec et Michel Doneda A Peripheral Time  FMR

À l’heure où des champions recensés (et saxophonistes patentés) inondent le marché du free-jazz et des musiques improvisées avec pléthore d’enregistrements que les spécialistes les plus chevronnés n’arrivent plus à suivre, il est fort heureux qu’on puisse lire le non de MICHEL DONEDA  comme artiste enregistré, même si c’est un album non physique. (Depuis la parution de cet article, leur album a été pressé et mis en vente par le label FMR de Trevor Taylor). Son comparse, Mathieu Bec est un excellent percussionniste, capté ici avec une seule caisse claire en mai 2018 dans la librairie de Bédarieux quelque part en France. Une longue improvisation magistrale de 40 minutes sans faiblir : HiversDoneda est sans nul doute un des quelques improvisateurs libres de France de talent au niveau international dont les capacités et la qualité de ses improvisations se situent au niveau des « tout meilleurs » sur le même instrument comme Evan Parker, Urs Leimgruber et feu Lol Coxhill. Face à son jeune collègue, il développe d’abord son jeu dans une dimension plus mélodique que dans la grande majorité de ses enregistrements depuis 2000 environ, question sans doute de faire connaissance. Mathieu Bec est un chercheur hardi et talentueux dans la sphère vibratoire et réactive de la percussion libre avec un appétit pour le son. Une fois échauffés, les deux musiciens marient et emmêlent leurs sons dans de superbes détails, actions, réactions, bruissements, harmoniques, sons métalliques en suspensions, mordillements/battements de langue expressifs sur l’anche, friction lente et légèrement accélérée de la colonne d’air métamorphosée en aiguilles d’harmoniques. Aiguillonné par le jeu subtil et mouvant de MB, Doneda nous livre les innombrables facettes de son jeu secret, de sa capacité à étendre indéfiniment sa palette, ses sons, ses charmes vibratoires qui font de lui un musicien essentiel de la scène improvisée. Il est urgent de documenter plus systématiquement son travail pour qu’il illumine les jeunes et moins jeunes générations d’improvisateurs et auditeurs. La sincérité dans l’acte de jouer et improviser. Doneda = incontournable parmi les incontournables et Bec = à suivre sans attendre !! 
PS : Mathieu Bec vient de publier l'extraordinaire duo Saxa Petra avec le saxophoniste Guy-Frank Pellerin chroniqué dans la page précédente. 

Olaf Rupp acoustic guitar solo Close Ups  www.audiosemantics.de

Non seulement Olaf Rupp a un grand talent de virtuose de la guitare, mais sa capacité à concevoir et développer des projets et des aventures différentes et pointues mettant en valeur une approche lucide et engagée est surprenante. Je viens de chroniquer une superbe rencontre en trio avec Paul Rogers et Frank Paul Schubert dans Three Stories About Rain Sunlight and the Hidden Soil (Relative Pitch) où sa guitare électrique et les notes finissent par se démantibuler soniquement. Il est capable de tenir un postulat musicalement risqué en fascinant l’auditeur comme dans ses Weird Weapons faussement répétitifs et tournoyants en compagnie du bassiste Joe Williamson et du batteur Tony Buck (Weird Weapons / Emanem – Weird Weapons 2 / Creative Sources CS197cd). Il a plusieurs albums solos à son actif dont deux chez FMP, c’est tout dire. Cet intéressant Close Upsmet en lumière les nuances de ses doigtés – battements aériens propulsant les notes dans l’espace. On entend une architecture approfondie de l’art de la spirale, en tuilages, escaliers, croisements de voutes, effets de perspectives dans ce qui ressemble à un nouveau folklore imaginaire. Ailleurs, l’instrument devient rythme, répétitions obsessionnelles de notes, pulsations arrêtées subitement, crescendos d’accords abstrus, vagues de frappes d’ongles, acrobaties giratoires d’intervalles. Oscillations sinusoïdales d’accords distendus réglées au micron. Comment recycler les bases techniques de la guitare classique espagnole pour faire naître un nouveau lyrisme, un univers personnel et requérant avec une réelle exigence. Un travail de compositeur et de soliste de haut niveau dont le territoire situerait à égale distance des guitaristes de jazz d’avant-garde (James Emery, Joe Diorio, Joe Morris), de compositeurs / interprètes comme Leo Brouwer et de la défriche radicale post Bailey - Chadbourne - Boni.  
Pour les fans de guitare à écouter absolument. 

Frank Gratkowski & Simon Nabatov Mirthful Myths Leo Records CD LR 785
Rencontre attendue entre deux musiciens qui ont souvent collaboré par le passé et se concentrent aujourd’hui dans un duo travaillé, secret et pointilleux au service de la musique : le saxophoniste clarinettiste Frank Gratkowski et le pianiste Simon Nabatov. Un dialogue haut de gamme dans des lueurs sombres, des cascades en zig-zag, des contrepoints décalés. On songe plus à la musique contemporaine qu’au jazz libre, mais une musique contemporaine vitaminée, vue du point de vue d’improvisateurs d’envergure et de maîtres de leurs instruments. Il arrive que, dans la trajectoire, l’échange dérape dans une séquence plus expressionniste ou dans une réserve intimiste . Entraîné par la fougue et le dynamisme du souffleur, le pianiste donne toute la mesure de sa capacité à jongler avec tous les paradigmes du clavier et de la rythmique. Car le jazz c’est l’art du rythme en musique. C’est bien ce que nous démontre ces deux experts : les possibilités d’articulations et de combinaisons infinies de pulsations dont il repousse la vraisemblance vers le demi-silence et le clair obscur comme au milieu des 22 minutes de Three Tamed Furies. Même s’ils ont l’air d’être préprogrammés, ils se révèlent imprévisibles. On l’entend dans Eirene All Around, sorte de soliloque d’un oisillon qui essaye de sortir de sa cage en faisant tinter les barreaux – cordes stoppées du piano. Six morceaux conjuguent de nombreux paramètres entre 12 et 7 minutes avec un final de trois minutes intitulé As The Beginning. La quadrature du cercle en quelque sorte du duo. Soulignons la grande qualité du toucher de Nabatov et le don d’ubiquité aux deux anches sax et clarinette de Gratkowski et le fait qu’ils assument le risque de l’improvisation sans se répéter une minute. Moi je souscris. Ces deux vieux routiers et virtuoses du circuit ont un grand bagage musical superbement mis en valeur et ils en font quelque chose qui vaut sincèrement le déplacement. À écouter de près, vous ne serez pas déçus. 

Exodos by Luca Sisera Gerry Hemingway Leo Records LR 832
Avec le grand batteur Gerry Hemingway aux commandes et des musiciens compétents voici une session post Ornette réjouissante. Deux souffleurs fins et racés qui jouent le jeu de l’improvisation en simultané, le saxophoniste Fabio Martini et le trompettiste Guy Bettini, sur la pulsation multiple du tandem Luca Sisera, contrebasse et du bon vieux Gerry H de notre adolescence Braxton. Un bon jazz libre et pulsatoire (qui swingue !) fin, racé, lyrique avec une excellente écoute partagée. Les Heuristics ont grand plaisir à jouer ensemble et à illuminer notre soirée au coin de la hi-fi. Hemingway assure un tempo élastique sans faille tout en délivrant des figures passionnatnes à contre-temps dont il a le secret. Batteur à la fois traditionnel et avant-gardiste, GH inspire ses collègues. Le son boisé de la contrebasse pulse dans un temps idéal et le trompettiste se (et nous) délecte avec son souffle faussement paresseux plein de glissements de notes, de ralentandos subtils et de colorations légèrement vocalisées. Remarquable de lyrisme à la sourdine. Le saxophoniste, tour à tour studieux et sonore, complète l’équipée en intervenant à la clarinette en sotto-voce. Les Heuristics déclinent leurs improvisations dans une série de 8 schémas compositionnels – pièces de jeu intitulés par des titres en grec, la langue de la première philosophie, : Prologos, Parados, Epeisodia 1, Stasimon A, Epeisodia 2, etc… Au fur et à mesure de l’écoute, on réalise qu’il s’agit d’une belle suite construite pour faire durer le plaisir de l’écoute et de pouvoir donner toute leur mesure aux musiciens. C’est pourquoi j’exprime mon estime à ces artistes de l’ombre (on connaît Hemingway, mais ses trois compagnons sont des illustres inconnus). En effet, ils ont mis tout leur cœur à faire vivre cette musique avec autant de professionnalisme, que d’intégrité, de feeling et d’inspiration. Un morceau défile à toute allure : le trompettiste évoque le meilleur Don Cherry et le batteur propulse au niveau des Higgins et Blackwell. Le morceau suivant joue sur le contraste entre les figures complexes du contrebassiste et le parti-pris sonique presque bruitiste de Bettini, le tout commenté par le jeu percussif très fin et détaillé d’Hemingway. Vraiment réussi !

Out Of Silence François Carrier Michel Lambert FMRCD0455
Enregistré en concert au Ryan’s Bar, Stoke Newington, le 4 juin 2015, soit dans un des quartiers du Nord-Est de Londres où s’est réfugiée une bonne partie des improvisateurs londoniens autour de l’axe routier de l’A10 en provenance de Cambridge. C’est au bord de cette artère, Stoke Newington High Street, Kingsland Road.. que circulent les bus Nord - Sud qui rejoignent le centre ville et où on trouve plusieurs lieux incontournables : Vortex Bar/ Mopomoso et Café Oto à Dalston, Hundred Years Gallery à Hoxton et le Flim/Flam au Ryan’s Bar à Stoke Newington. Et il y a presque 10 ans, le Klinker Club au Sussex Pub.  Le Ryan’s Bar est le rendez-vous mensuel organisé par le saxophoniste Alan Wilkinson (alto, baryton) et sa particularité de pub de quartier le destine à accueillir des acts énergiques plus proches du « free » free-jazz que, par exemple, la Hundred Years Gallery plus au sud. Et donc quoi de plus naturel que d’y entendre l’inséparable paire canadienne François Carrier et Michel Lambert, respectivement saxophone alto et percussions. On ne les entend jamais l’un sans l’autre et toujours dans cette approche du free jazz complètement libre (sans compositions, thèmes, métriques) qui s’est répandue au fil des décennies comme étant la voie prépondérante parmi les improvisateurs, servant de point de jonction – ralliement entre ce qu’il convient de distinguer free-jazz d’obédience afro-américaine et musique improvisée libre non idiomatique (selon feu Derek Bailey). Carrier et Lambert cultivent des collaborations fertiles avec le pianiste Russe Alexey Lapin (The Russian Concerts vol 1 & 2 FMR) et ont enregistré avec Bobo Stenson, Paul Bley, Jean-Jacques Avenel, John Edwards et Steve Beresford. Michel Lambert développe un jeu percussif libre commentant et relançant le souffle chaleureux de son partenaire. François Carrier n’a peut être pas un style fort caractérisé, mais il navigue avec adresse et enthousiasme dans la lingua franca du saxophone alto free avec une sonorité chaleureuse, une aisance inspirée et un charisme réel. Out Of Silence est une belle suite de séquences jouée mentalement d’un seul tenant durant la quelle le travail / la variation du matériau mélodique et les volutes du saxophoniste tracent un chemin secret comme si les deux musiciens découvraient une thématique, le feeling d’une œuvre. L’auditeur pourrait avoir le sentiment de circuler dans une galerie – exposition d’une série de tableaux non figuratifs dont la matière, les textures, les couleurs sont reliées entre elles par une puissante idée dominante, où chacun d’entre eux développe toujours plus avant la démarche du peintre pour créer un tout homogène. Dans la musique de Carrier et Lambert qui semble aller de soit dans le fil de leurs prédécesseurs (Dolphy, Simmons, Lyons, Watts, Lake, Murray, Cyrille, Moye, etc…), il y a une profonde réflexion en jeu, une émotion intime et profonde, sans excès expressionniste, ce qui la rend touchante et humaine. Les spectateurs auditeurs ont sûrement vécu un moment mémorable. 

11 octobre 2018

Damon Smith with William Hooker, Bertram Turetzky, John Butcher & Weasel Walter, Joe McPhee & Alvin Fielder. Gianni Mimmo with Vinny Golia and with Silvia Corda & Adriano Orrù

William Hooker Duo featuring Damon Smith Triangles of Forces. Balance Point Acoustics BPA -3.
Toughtbeetle Bertram Turetzky – Damon Smith BPA 101
Catastroph of Minimalism John Butcher Damon Smith Walter Weasel. BPA 
Six Situations Joe McPhee Damon Smith Alvin Fiedler NotTwo MW 954-2


Le contrebassiste Damon Smith explore avec talent une variété d’expressions et d’approches dans les musiques improvisées et « les » free-jazz. À ses débuts vers 2000, son label Balance Point Acoustics a publié plusieurs pépites comme son duo avec Peter Kowald (Mirrors), Sperrgutt avec la trompettiste Birgit Ulher et le percussionniste Martin Blume et Three October Meetings avec Wolfgang Fuchs et  Jerome Bryerton. Il a enregistré et joué avec Joe McPhee, Tony Bevan, Fred Van Hove, Georg Gräwe, Joëlle Léandre, Vinny Golia, Magda Mayas etc…  Un contrebassiste solide avec une profonde culture de l’instrument et une connaissance encyclopédique de la musique contemporaine et du jazz d’avant-garde. N’étant au départ pas branché sur le batteur William Hooker, une personnalité incontournable de la scène free-jazz (noise) aux U.S.A qui s’est créé un espace d’expression dans l’underground depuis les seventies, j’ai tenté de m’ouvrir à sa musique en raison de la présence de Damon Smith et du fait qu’il s’agit d’un duo, plus lisible que certains de ces albums noise (avec Lee Ranaldo p.ex.). Dans Triangle of Forces, William Hooker est le personnage central, développant une dramaturgie en improvisant avec énergie un solo de batterie complexe et polyrythmique. Damon Smith trouve sans difficultés de multiples effets sonores pour suivre le cheminement du batteur, ouvrant parfois subtilement une avancée lorsque Hooker agite légèrement les cymbales. Sa contrebasse à sept cordes est « enhancée » d’une électronique discrète et son jeu de pizz est consistant. L’album est conçu pour servir de live soundtrackpour le film The Symbol of the Unconqueredby Oscar Micheaux.
William Hooker est un batteur talentueux et méritant pour vouloir survivre en jouant cette musique depuis si longtemps. Il doit avoir la foi qui soulève les montagnes. Chose que partage Damon Smith, lorsqu’on considère  toutes ses activités (label BPA, innombrables projets et concerts). Pour les auditeurs exigeants, le deuxième morceau, un solo de contrebasse, vaut le détour : une polyphonie de timbres et d’actions mesurées qui développe un paysage sonore intéressant. Je préfère personnellement la contrebasse acoustique, car l’équilibre entre le son amplifié et le son réel est une transaction difficile d’ingrédients, laquelle ne met pas en cause le talent, mais une forme de sensibilité immédiate. Dans le troisième morceau, Doorway into Life, Smith prend l’initiative un moment, avant que William Hooker fasse rouler ses caisses. D’un point de vue formel et musical, les improvisations de William Hooker suivent trop à mon goût le cheminement des batteurs de rock qui jouent ex-tempore en solo. De temps en temps, un sursaut avec une figure subtile au milieu du flux impétueux. Hooker est un artiste réputé, soit, mais je m’attendais à autre chose. Je préfère les superbes initiatives BPA de Damon Smith avec Birgit Uhler & Martin Blume, Henry Kaiser, Jaap Blonk, Jerome Bryerton & Wolfgang Fuchs, Alvin Fielder, Joe McPhee, Kowald, Léandre, Gratkowski. Monk a déclaré qu’il faut absolument sélectionner. 
De même, j’ai tendu une oreille à the Catastrophe of Minimalism avec le percussionniste Weasel Walter et John Butcher. Weasel Walter est doué et original et s’affirme comme une sorte de provocateur punk dans l’univers utopique, mais indéfinissable des improvisateurs libres. On trouve chez lui des références à Bennink et Lovens : il cite volontiers l’album Topography of The Lungs de Parker-Bailey-Bennink comme étant la source de sa démarche. Même si je suis moins convaincu que par les autres trios avec basse et batterie de Butcher avec Torsten Müller et Dylan Van der Schyff, Matt Sperry et Gino Robair ou Fred Lonberg-Holm (cello) et Michael Zerang, ça s'écoute avec intérêt. Si le premier morceau pose un peu question (le très court An Illusionistic Panic Part 1), on s’engage dès A Blank Magic, la deuxième improvisation, dans un trilogue super contrasté entre les frappes dures et volatiles du batteur et les jeux focalisés sur la matière des deux autres. Un peu étrange à mon avis, Weasel Walter recyclant une figure archétypique au hi-hat et la pédale de grosse caisse, clin d’œil au Bennink en transe de l’époque jusqu’au boutiste avec Brötz et Fred. Il se libère au fil de la séance et An Ilusionistic Panic part 2 est un beau témoignage des possibilités énergétiques du trio, le batteur jonglant avec des frappes diversifiées tournoyant sur fûts et accessoires à toute volée avec de multiples sonorités, mais un peu systématiques quand même si on les compare à celles d’autres collègues, même si c’est réjouissant à entendre. Durant les froissements de textures de Damon, il assouplit le jeu dévoilant qu’il peut faire preuve de délicatesse. WW a bien assimilé l’apport révolutionnaire  du jeu des Bennink – Lovens – Lytton durant les années 70’s et il a une solide technique pour y parvenir. D’où l’intérêt de la session qui selon moi ferait un concert réjouissant, mais pas un album que je vais conserver sur ma pile. Même si Butcher et Smith sont égaux à eux-mêmes et qu’il y a de beaux moments. Damon Smith démontre encore son talent à l’archet dans le duo avec le souffleur qui clôture les 20 ‘ d’Illusionistic part 2Modern Technologies Fetishes voit la cohérence du trio grimper dès les premières secondes. Butcher y fragmente le son du soprano avec une belle sauvagerie et part en vrilles sous la pression rageuse du percussionniste. Énergétique et frissons garantis pour ceux qui n’ont pas connaissance des débordements benninko-lovensiens de l’époque héroïque, qu’il faut avoir captés de visu et in situ entre 1970 et 1977 pour en mesurer toute la folie. Belle démonstration de son talent par WW dans l’évolution du morceau. Disons : un trio atypique et qui fonctionne… en fonction de votre propre expérience d’écoute.
Surtout, il faut souligner un autre trio récent avec Joe McPhee et le batteur Alvin Fielder sur le site bandcamp de BPA : Six Situations (NotTwo MW954). Une formule « classique », mais jouée avec beaucoup de cœur et d’émotion en concert ! Et quel bassiste !! Joe Mc Phee y incarne la permanence actuelle du free-jazz, celui qui mord, qui pince, qui vibre. Rien que l’énoncé du premier thème et les variations désespérées qui renvoie aux sonorités brûlantes du grand Albert Ayler affirment la profonde originalité – sincérité de sa démarche. En sa présence, pas de faux semblant. The Cry of My People. Familiarisés l’un à l’autre, Alvin et Damon tissent des liens fertiles, trame riche et terreau humant  les substances de l’imaginaire et du (free) jazz inspiré comme dans l’introduction des 23’ de Red and Green Alternatives, laquelle enchaîne sur un beau poème lunaire et lyrique du grand Joe mêlant la plainte de la voix humaine au timbre de son sax soprano. Musicien infatigable sous toutes les latitudes, Joe McPhee fait toujours preuve d’une émotion et d’une générosité inventive. Un très bel album et le sens du jeu collectif sensible dans les détails, les textures, les nuances, les affects. Cela sonne vrai sans devoir en mettre plein la vue. Les séquences de jeu s’enchaînent comme une conversation intelligente entre amis qui ont beaucoup de choses à partager et parviennent à dire et échanger l’essentiel sans aucune hésitation ni temps mort. L’association Fielder – Smith est soudée et enjouée et le souffleur donne le meilleur de lui-même, alliant émotion brute et subtilité de la pensée. Convaincant, une bouffée d’authenticité et de vécu. Rappelons qu’Alvin Fielder fut un compagnon de l’Art Ensemble à Chicago avant leur séjour parisien de 1969-70. On en trouve ici bien des choses qui prolonge les délices sonores de cette époque bénie. Bravo !
Mais BPA recèle un véritable bijou enregistré récemment : Toughtbeetle (BPA 101) en duo avec le grand contrebassiste Bertram Turetzky, un maître de la contrebasse classique / contemporaine qui fut le prof de Mark Dresser. Il faut entendre ces deux as de l’archet faire frémir, gronder, vibrer, murmurer, éclater et racler les huit cordages des deux grands violons. C’est sans contestation un des meilleurs exemples de contrebasse improvisée (en duo et dans l’absolu) que j’ai entendus, offrant à la fois la dimension orchestrale de l’instrument avec des sonorités à l’archet de toute beauté, soyeuses, joyeuses, lumineuses, majestueuses et aussi irrévérencieuses et parfois presque silencieuses…  des pizzicati fermes, gouleyants et faussement délicats et des bruitages extrêmes audacieux et outrageants. Donc, si je suis complètement confit d’admiration pour ce grand contrebassiste, je suis un peu perplexe : je constate que plusieurs enregistrements proposés par BPA ne sont pas à la hauteur de son grand talent. Il faut donc ne pas hésiter à chercher dans son catalogue, car il y a des pépites dans des registres très différents, comme cet album Nuscope avec la pianiste Magda Mayas et le percussionniste Tony Buck que je chroniquerai sûrement par la suite, si le temps me le permet. Jouant le à fond le jeu du free-jazz, Damon Smith se révèle aussi un partenaire de première grandeur dans l’improvisation radicale. À suivre assurément.

Vinny Golia & Gianni Mimmo Explicit Amirani amrn # 057 - Nine Winds NWCD 046.

Coproduction en duo des deux responsables de chaque label. Nine Winds, comme son nom l’indique, est dirigé par l’homme aux deux dizaines d’anches et flûtes, Vinny Golia, artiste graphique devenu musicien poly-instrumentiste en chef sur la West Coast, ici aux saxophones soprillo et sopranino, clarinettes en si bémol et cor de basset en do, flûtes piccolo et alto, soit une petite partie de son instrumentarium. Amirani, représenté par l’enclume (cfr logo) du forgeron est le label de l’artisan luthier ès- saxophones et saxophoniste soprano exclusif, Gianni Mimmo. Si l’œuvre publiée de Vinny Golia remonte aux dernières années 70, celle de Gianni Mimmo a débuté vers le milieu des années 2000  pour s’étendre avec des collaborations remarquables en compagnie de Gianni Lenoci, Lawrence Casserley, Harri Sjöström, Ove Volquartz, Nicola Guazzaloca, Hannah Marshall et Daniel Levin, toutes publiées sur son label Amirani dont Explicit est la 57 ème parution. J’ajoute encore qu’Amirani soigne remarquablement la qualité du projet, l’enregistrement, la présentation, la pochette. Un beau travail amoureux d’artisan très professionnel. Quant à Nine Winds, Golia, compositeur de jazz très contemporain proche de John Carter et de Bobby Bradford, a produit une quantité fantastique de vinyles et de CD’s dont certains valent vraiment le détour. Je retiens de lui deux fabuleux albums de « Triangulation » avec George Lewis et Bertram Turetzky, deux sommets de trilogue improvisé. La musique enregistrée à Piacenza le 22 octobre 2014, constitue une magnifique suite improvisée durant 55 minutes. Pour la facilité de l’auditeur, on l’a découpée avec 10 digits aux titres plus ou moins explicites, d’où le titre de l’album. Il ne faut pas le cacher, le travail de Gianni Mimmo au soprano découle de celui de Steve Lacy. Certains considèrent qu’il n’est un copieur, mais je pense moi qu’en écoutant attentivement, on entend clairement qu’au départ de l’univers lacyen (sonorité proche, sens mélodique, intervalles, polytonalité, élégance, précision), Gianni se meut agilement avec une liberté plus que relative dans des constructions harmoniques complexes qui servent de guides – signaux – points de convergence de ses improvisations. Et d’un point de vue musical, c’est très réussi. On dira qu’il est un compositeur de l’instant et qu’un musicien achevé pourrait aisément s’égarer dans ce labyrinthe de tonalités et d’intervalles. Aussi on ne l’entend pas triturer son sax comme Michel Doneda, Evan Parker jeune ou Urs Leimgruber, même s’il manie certaines techniques alternatives. Face à une pointure comme Vinny GoliaGianni Mimmo ne fait pas de la figuration, il propose un contrepoint, des idées, sa propre création avec beaucoup d’à propos. Le Californien est un virtuose insatiable, pépiant, rebondissant comme une volière à lui tout seul. Ses capacités sur ses différents instruments sont étonnantes. Si son collègue italien a une démarche bien typée directement reconnaissable, on dira que Vinny Golia joue super bien sans avoir un style distinctif (comme la plupart des jazzmen qui comptent), si ce n’est la qualité musicale de ses inventions et dialogues et l’agilité surprenante tant aux clarinettes et aux saxophones. À la clarinette, Vinny Golia évoque indubitablement les envols de feu John Carter, sans doute le clarinettiste le plus apprécié du jazz libre. Son travail est informé par la musique contemporaine du XXème, le Jimmy Giuffre free, et ces free jazzmen intellectuels comme Roscoe, Braxton etc… 
Ce qui est absolument remarquable dans cet album, est la capacité à improviser en parallèle sur des matériaux « thématiques » et des intentions différentes au niveau des cadences, des carrures mélodiques, des intervalles etc… et à les faire se coïncider à des moments choisis ou imprévus. Finalement, j’appelle cela du grand art. Chaque musicien se nourrit de la musique de l’autre et dans le feu de l’action, l’auditeur oublie qui joue quoi et jubile de la connivence, de la limpidité des batifolages ordonnancés spontanément en architectures multipliées, dans et par le temps et l’espace de jeu dont les deux protagonistes renouvellent les proportions, les dynamiques, les intensités. C’est en tout point remarquable et mérite vraiment une écoute approfondie et répétée. Lorsque leur sensibilité leur dicte de jouer « piano » en douceur (Golia à la flûte, Mimmo tenant une harmonique dans un registre), une dimension intime, méditative s’installe pour ensuite s’évaporer dans des pépiements gracieux, des roulements de lèvres, vocalisations etc… le son du saxophone rencontrant celui de la flûte par le timbre maîtrisé. Un vrai régal. 


Clairvoyance Silvia Corda, Gianni Mimmo et Adriano Orrù Amirani amrn 056

Contrebasse chatoyante et sonique, saxophone soyeux et polytonalement mélodique, piano exploré dans ses mécanismes et radicalement percussif contemporain, doigtés allègres et cristallins. La pianiste Silvia Corda et le contrebassiste Adriano Orrù forment un couple musical à la scène comme à la ville. Lui une manière de Peacok / Barre sarde (les meilleures écoles !) très solide et aussi réellement libre. Son coup d’archet génère bien des affects et des nuances de timbre. Le discours pianistique de Silvia Corda est à la fois ouvert, multiple, nuancé et plongé dans l’écoute mutuelle créant son univers qu’elle construit par petites touches donnant à ses comparses de l’espace, du temps, des idées, un peu de contraste, tout en avançant ses pions dans un jeu savant et parfois insaisissable. Flottant presque nonchalamment par-dessus, le souffle de Gianni Mimmo trouve la dynamique et l’univers propice à étendre et distendre le son et le souffle, les intervalles, quintes, tierces, secondes en tuilage subtil. Clairvoyance fonctionne dans l’écoute et l’équilibre, l’énergie se répandant après coup dans des pointes de jeu plus intenses qui surviennent comme un signal indiquant le passage vers un autre territoire, une direction différente ou un magnifique solo de basse à l’archet, lequel introduit encore d’autres événements sonores. Ce sens naturel d’enchaîner / varier ces séquences avec leurs sonorités caractéristiques, leurs pleins et leurs silences, qui font partie de la musique collective, contribuent à l’intérêt suivi de l’auditeur. Ces trois improvisateurs manifestent une belle assurance mais ne semblent point pressés à nous impressionner et à en rajouter. La virtuosité ne s’exprime pas au nombre de notes à la seconde. Il y a surtout un moment de vie, de partage, de jeu qui donne du temps au temps et va en profondeur dans les sentiments, le ressenti à la fois instantané  et vécu sur la durée. Dans Implicationsle jeu d’Adriano commente en décalant note à note l’envol des phrasés lunaires et virevoltants du saxophoniste, tandis que la pianiste sous-tend des doigtés en sursaut, toujours en éveil, recyclant et déconstruisant un chouia la structure harmonique qui guide les ébats du souffleur, très inspiré ici. Ensuite, on négocie le noyau de l’échange au ralenti jusqu’à ce que la pianiste conclut et clôture par surprise. Le morceau final, How Spider Sits and Waits achève la session sous le signe de l’écoute ludique vers un domaine plus aléatoire, mais tout autant achevé : sonique et réservé du côté du piano, diaphane chez le sax soprano et avec le gros pouce qui actionne les cordages de la contrebasse alternant avec des doigtés subtils… Un beau travail et d’excellents musiciens qui jouent le jeu de la rencontre. 

4 octobre 2018

Christiane Bopp / Mathieu Bec & Guy Frank Pellerin/ Walter Faehndrich Christy Doran Remo Schnyder Samuel Wettstein/ Gaudenz Badrutt Ilia Belorukov Jonas Kocher/ Paul Rogers Olaf Rupp & Frank Paul Schubert/ Free Pantone Trio

Christiane Bopp Noyau de Lune. Fou Records FR CD 29.
Pochette pas encore visible sur le site car j'ai été très vite : il y a URGENCE !!

Excellente initiative de Jean Marc Foussat, preneur de son, improvisateur électronique et producteur de disque intrépide. Comme le répète souvent Joëlle Léandre, on n’entend pas assez souvent des musiciennes improvisatrices dans une scène majoritairement masculine. Mais cela s’améliore. Avec la tromboniste Christiane Bopp, la scène improvisée a gagné une musicienne très expérimentée et une véritable improvisatrice avec un sens de la forme dans l’instant le plus immédiat. Provenant du milieu des fanfares, CB a suivi les cursus du Conservatoire National Supérieur de Paris avec Premier Prix à la clé, appris la saqueboute (instrument ancien redoutable), est devenue enseignante au Conservatoire de Poitiers, a collaboré avec les meilleurs ensembles de musique ancienne (René Jacobs, Jean Tubéry, Gabriel Garrido, Centre de Musique Baroque de Versailles, Giardino Armonico, Akademia etc…) et des projets de Joëlle Léandre, Pifarely, Ducret etc… Ressentant le besoin de déconstruire et reconstruire, elle va plus  avant dans l’improvisation radicale. On l’entend avec Mat Maneri, JM Foussat, Capozzo, Maggie Nicols … Comme référence discographique indiscutable, je lui connais un duo NOVATEUR avec le clarinettiste Jean-Luc Petit, L’écorce et la salive (FOU FR-CD 19). Et le quartet Barbares avec Foussat, Makoto Sato et Petit sur le même label.
Noyau de Lune est focalisé, entre autres, sur la vocalisation, des intervalles en dents de scie, un travail fantastique sur la dynamique, une implication lyrique en phase avec ses idées instrumentales, la sculpture du son,  un côté un peu expressionniste, le mouvement rotatif de l’instrument face au micro, les multiphoniques, l’utilisation très intelligente des sourdines et un curieux doublage de son souffle en temps réel, le tout avec un contrôle supérieur de l’instrument. Elle joue aussi avec des morceaux de trombone et des sourdines détournées qu’elle percute et donne de le voix avec le tube de manière inédite. Si je peux me permettre de faire un parallèle, je pense à la personnalité d’Alan Tomlinson et parfois un peu Günter Christmann. Et donc Christiane Bopp, s’affirme comme une des plus grand.es artistes du trombone improvisé qui travaille le son avec une précision chirurgicale rare (ce qui n’est pas toujours le cas chez certains confrères). Comme cet instrument est un marqueur capital de l’improvisation libre européenne (non-idiomatique selon Derek Bailey) et que Christiane Bopp apporte une musique d’une qualité équivalente à celle des Rutherford, Christmann, Lewis, Schiaffini, Globokar, Mangelsdorff (en solo),  Malfatti, les Bauer, Yves Robert, Paul Hubweber, Mathias Muche etc… sa musique d’une grande qualité poétique, logique et sensible, est absolument indispensable à notre survie et à la bio-diversité de notre scène improvisée. Je dirais que l’invention de Rutherford est absolument inimitable et place ce musicien dans une catégorie particulière d’incomparable. Mais Christiane Bopp vient de graver un des albums-clés du trombone improvisé (solo) qui se taille une place à part face à ce qui a déjà été publié, question contenu et finesse.  Son expérience de saqueboutiste lui apporte une maîtrise peu commune : elle nuance le moindre son et est capable de jouer en sotto voce avec dynamique et énergie.  Comment introduit-elle la voix dans son jeu ? Magique ! Noyau de Lune est d’ores et déjà un enregistrement incontournable et apporte une musicalité créatrice aux côtés de références mythiques : The Gentle Harm of the Bourgeoisie (Paul Rutherford / Emanem) et Musik für Posaune und Kontrabass (Günter Christmann / C/S.). Il faut absolument la faire entendre hors des frontières de l’Hexagone de toute urgence pour édifier les masses.  Je n’entends jusqu’à présent peu de saxophonistes féminines qui émulent valablement les « mâles » de l’instrument, ma préférée étant la française Audrey Lauro. Mais question trombone, il y a Sarah Gail Brand, et surtout la magnificente Christiane Bopp.

Saxa Petra Mathieu Bec & Guy Frank Pellerin Setola di Maiale 


Pierres, ustensiles et percussions & souffle, bec et colonne d’air. Une approche sonore fascinante du duo phare de la free-music : saxophone et batterie. Mathieu Bec et Guy-Frank Pellerin. Travail et jeux dans la marge de l’instrument et une identité sonore particulière et originale qui se distinguent par leurs sonorités de leurs meilleurs confrères sans qu’on songe à établir une comparaison. On songe à Lê Quan Ninh et Michel Doneda, Roger Turner et Urs Leimgruber, John Butcher et Gino Robair ou Mark Sanders. Enregistré le 27 février 2018 dans la froideur de l’Église St Sylvestre de Puéchabon (Hérault) avec la résonance réverbérante des murs de pierres, des voûtes et des dalles du sol… Frottements, grattages, crissements, vibrations des objets sur les surfaces, multiplicité des frappes en cycles croisés sur peaux et pierres (lithophones > Lithophages), harmoniques perçantes, jeu infra, effets de souffle dans le tube, étirement du son, fluctuation des fréquences, vocalisations, doigtés croisés, multiphoniques, saturation dans le bec, chant de la peau sous le grattoir, pulsations sauvages, bruit/musique, interpénétration des timbres et agrégats sonores volatiles, au bord du silence. On n’en finit pas de dénombrer et d’identifier les occurrences du son, du lyrisme et de l’émotion sous-jacente, sentir la réflexion profonde enchaînée au geste spontané. De légers chocs des cailloux résonnants et cristallins font mugir la peau du tambour comme une voix de l’au-delà. L’intimité des sons est toute proche. Musique du corps qui veille sur le qui-vive, mouvements induits par l’écoute immédiate. Petit à petit, d’une des dix pièces – poèmes à l’autre, se construit un dialogue qui précise la qualité et le détail de leurs interactions après que leurs premières improvisations aient mis au jour les strates de leurs sons multiples respectifs. On plonge ici dans le mystère de l’improvisation. Comme certains albums de Phil Minton, d’Urs Leimgruber, de Günter Christmann, de Christiane Bopp, de Jacques Demierre, etc.. nous nous situons au cœur de la fabrique de la musique libre retournée à l’état de nature indomptée. Cela fonctionne plus loin qu’un duo. Ces deux-là font esprit et corps l’un à l’autre. À écouter d’urgence. Je l’ai fait aujourd’hui via https://mathieubec.bandcamp.com/album/s-a-x-a-p-e-t-r-a et une paire d’écouteurs baladeurs faute d’avoir une copie compact. Une belle merveille ! 

Âme Sèche Walter Faehndrich Christy Doran Remo Schnyder Samuel Wettstein Leo Records CD LR 827


13 miniatures improvisées sans titre dans une combinaison instrumentale peu commune : violon alto (viola en anglais) et voix : Walter Faehndrich, guitare  électrique : Christy Doran, saxophone : Remo Schnyder, synthétiseur : Samuel Wettstein. Pas de note de pochette et la couleur de celle-ci est uniformément grise avec le titre en capitales en jaune : ÂME SÈCHE. Pour un amateur de free-jazz et/ou de free-music, l’expression de la Soul semblera mise de côté pour se concentrer sur un travail cérébral (Dry ?) des phrases et des sons d’une vivacité sautillante et pointilliste ( 1 ). Coordonner un synthé, une guitare électrique, un saxophone et un violon alto en improvisant simultanément demande une écoute mutuelle de tous les instants et de l'ouverture ; l’usage de multiples techniques de jeu / sonores alternatives et « étendues » favorise une symbiose naturelle. Le violoniste le guitariste et l’électronicien évoluent avec un jeu retenu, détaillé et dans ce contexte, le saxophoniste semble souffler à peine pour établir l’équilibre nécessaire pour jouer à égalité avec ses partenaires, cette musique étant égalitaire, la fonction de chaque instrument (soliste vs orchestre) étant interchangeable. Au long des différentes improvisations, on découvre un renouvellement du paysage, des interactions, des sonorités, etc… alors que les musiciens se focalisent sur un type de son très pointu. Par exemple, l’archet de l’alto frôle les cordes et les doigtés sur la touche maîtrisent des harmoniques d’une grande finesse, en deçà de la projection « normale » de l’instrument, sons fantômatiques qui s’échappent comme des fumeroles par-dessus les braises. Une frénésie contenue qui n’éclate jamais et qui se métamorphose constamment. Je souligne le fait que plusieurs musiciens suisses dont les contrebassistes Daniel Studer et Peter K Frey, la pianiste Gabriela Friedli s’obstinent à fournir à Leo Records des enregistrements de musique improvisée d’une haute tenue alors que ce label poursuit une stratégie de publication tous azymuts assez surprenante et parfois très éloignée de sa raison sociale initiale. Je rappelle la parution inespérée  des Zurich Concerts/ Leo CD LR 750-751 pour les 15 ans du duo de Contrebasses de Peter K Frey et Daniel Studer (avec Butcher, Hemingway, Hans Koch, Jacques Demierre, Magda Mayas, A Zimmerlin etc..), de RAW/Leo CD LR 766 par le String Trio d’Harald Kimmig - Alfred Zimmerlin – Daniel Studer avec John Butcher en invité et areas/ Leo CD LR 828 du Gabriela Friedli Trio (avec Studer). Raw du String Trio et John Butcher étant sans aucun doute l’album le plus passionnant depuis des lunes impliquant le saxophoniste et une réussite musicale qui éclipse par sa créativité énormément de choses publiées récemment, même par certains de mes musiciens préférés. Âme Sèche est une tentative méritoire et plus que satisfaisante d’improvisateurs exigeants et expérimentés qui, même si elle n’atteint pas le niveau magnificence de RAW, parvient à imposer à l’auditeur l’intransigeance et l’inspiration ludique des Klangfarbmelodien et force le respect du connaisseur –praticien. 

Rotonda Gaudenz Badrutt Ilia Belorukov Jonas Kocher intonema

Label russe publié par le saxophoniste alto Ilia Belorukovintonema présente des enregistrements d’improvisation radicale sans concession où les artistes s’essayent à transgresser et faire reculer les limites et les formes acceptées il y a peu, mettant en jeu des concepts fort peu convenus / remettant en question l’acquis d’avant-hier soir. À cet égard Rotonda, enregistrée dans la Rotonde de la librairie Maïakowski en 2014, est à la fois exemplaire pour la démarche intransigeante et la pertinence des affects que ces trois aventuriers libèrent du néant. Le silence plane et occulte les sons de l’espace avant qu’un timbre inconnu se mette à poindre dans le no man’s land. Le saxophone préparé d’Ilia Belorukov ? Les sources sonores acoustiques et l’échantillonneur en temps réel de Gaudenz Badrutt ? L’accordéon mystérieux de Jonas Kocher ? On écoute les yeux fermés sans se soucier d’où proviennent les sons et comment ils sont obtenus. On se laisse captiver par la subjectivité des trois complices. Des drones aigus meurent dans un murmure de réverbération. Le grognement des anches libres dans le soufflet relâché et distendu. Tout semble extrêmement monotone, mais une diversité sonore finit par s’imposer par des touches soudaines et brèves qui en disent plus long qu’une tirade … l’imprévisibilité est assumée et les agrégats de sons fascinent. Quelle précision ! Ces 47:50 paraissent ardues, étirées, suspendues dans un temps arrêté, devant une porte fermée imaginaire. Et pourtant, une ouverture béante se fait jour et la lumière pénètre insensiblement à travers laquelle on voit léviter les grains de poussière. Le nom du poète Maiakowski évoque en nous le désespoir de la révolution russe qui déboucha sur le capitalisme d’état le plus autoritaire qu’on imagine. Le poète suicidé était lucide et cette qualité profonde transparaît avec une belle évidence tout au long de cette performance. Elle ne sanctifie pas directement l’acte de jouer, elle le resitue au-delà de son immédiateté, dans un temps autre, celui qui s’écoule lorsque la réflexion s’approfondit et que l’écoute de l’espace qui nous entoure nous envahit. Et quand une résonance infime parvient à la conscience, les doigts pressent subrepticement un cluster qui geint en un éclair fracturant le silence… On y trouve l’unisson, des strates, l’euphonie statique et, quand vient l’instant de la disruption, on s’écarquille. Prendre le temps d’écouter pour que … vive un moment, un seul ! Dans la lignée des lower caseréductionniste et pas que… , une musique vraiment très aboutie. 

Three Stories about Rain Sunlight and The Hidden Soil Paul Rogers Olaf Rupp Frank Paul Schubert Relative Pitch RPR 1074

Un bon point pour commencer, ces trois musiciens improvisateurs initient chacun une nouvelle relation d’interaction prometteuse. Deuxième raison valable : enfin ! Il ne s’agit pas encore d’un des sempiternels trios saxophone-basse-batterie qui se suivent et se … ressemblent un peu trop. Avec la guitare multiforme chercheuse d’Olaf Rupp, la contrebasse à sept cordes de Paul Rogers a le champ libre pour ioniser le champ sonore et le saxophone soprano de Frank Paul Schubert peut éclore sa corolle lyrique sans devoir forcer son souffle, comme s’il y avait une batterie pétaradante. En sus, j’informe ou je rappelle que Paul Rogers a développé un travail intense en trio avec une formation identique en compagnie du guitariste Phil Gibbs et du saxophoniste Paul Dunmall (souvent au soprano) durant des dizaines de concerts et de sessions publiées par Duns Limited Editions et FMR, parfois avec un quatrième larron aussi allumé qu’eux. Ce trio, le Moksha Trio en fait, est une des choses les plus déraisonnables que j’ai jamais entendue – début des années 2000). Récemment, Frank Paul Schubert a enregistré trois albums avec Dunmall et culminé avec lui dans la stratosphère dans Sign of the Times (FMR) chroniqué ici-même il y a peu. Il a en commun avec Dunmall une articulation mordante et une sacrée énergie. Olaf Rupp est, sans doute, le guitariste le plus apprécié à Berlin et en Allemagne. Son esthétique n’est pas toujours aisément situable car il joue acoustique avec une floraison de doigtés fascinants et sa palette à la six cordes amplifiée (avec ou sans effets) est si étendue qu’on peine parfois à le reconnaître d’un disque à l’autre. Toutefois, son étonnante précision, son sens de l’ouverture et du dosage, sa virtuosité, sa capacité d’envoyer la purée sans assourdir ses comparses en font un compagnon de choix dans des aventures diversifiées. Trois improvisations complètement libres, Rain (31 :36), Curry (17 :34), Yeast (19 :44) voient les trois improvisateurs jouer avec entrain, énergie et subtilité dévoilant au fil des secondes et des minutes de nombreuses possibilités sonores et interactives en faisant évoluer sans répit et avec une belle constance au niveau de l’écoute les dynamiques individuelles, les propositions, cadences, alternant échanges frénétiques, dissonances acides,  fragilités élégiaques, vagues de timbres compressés, frictions d’accords écartelés, drones électrisées, arco multiphonique, tremblements partagés. La sonorité très spéciale des sept cordes animées par les vibrations des cordes sympathiques de la contrebasse Alain Leduc de Paul Rogers  confère un air de mystère et évoque parfois une vièle du Pamir ou d’Azerbaijan ou encore un Marin Marais sous acide. F-P Schubert fait éclater sa sonorité, mordant l’air agité qui sort du tube comme une nuée de vers luisants dans la nuit. Bassiste sérieux jusqu’au bout des angles, Rogers n’hésite pas à transgresser complètement le pourquoi des choses en transformant son instrument en cithare désaxée d’une autre ère, celle des rêves éveillés. Il transmet le virus de la folie à son collègue guitariste. Olaf Rupp libère immédiatement alors l’ordonnancement des intervalles et des frettes. Celles-ci semblent alors se dilater, s’évanouir, se métamorphosant en archiluth imaginaire, le manche gondolant, les gammes élastiques, en hexaphonique impromptu. À cet instant, le souffle du soprano s’allège et s’élève diaphane dans les airs.
On nage entièrement dans l’univers ludique revendiqué par Derek Bailey. Si on conviendra peut être que cette deuxième longue improvisation recèle des longueurs, c’est le prix à payer pour parvenir à cet état de transe émotionnelle qui méduse notre perception. Une séquence unique en son genre (et qui évoque à merveille la folie du Moksha Trio précité). Plutôt qu’une réussite formelle, cette session incarne brillamment une des vertus intrinsèques de l’improvisation qui s’assume : chercher et trouver de nouveaux territoires, où une part d’inouï et de merveilleux justifie les audaces, lesquelles sont rendues possibles et opérantes par la grâce d’une compétence musicale et instrumentale jamais prise en défaut. 

A Blink of an Eye to the Nature of Things Free Pantone Trio : Manuel Guimaraes Rui Sousa Joao Valinho + Noel Taylor (deux plages) FMR.

Association libre d’un pianiste, Manuel Guimaraes, d’un bassiste, Rui Sousa et d’un batteur, João Valinho, tous trois Lisboètes. Présence fluide d’un clarinettiste, Noel Taylor. Un canevas imaginaire sert de fil conducteur à des improvisations  mélodiques collectives élaborées en rythmes libres. Le batteur manie ses fûts et cymbales avec une belle sensibilité, le pianiste marie secrètement les tonalités, le bassiste électrique alterne les registres. Le matériau tournoie d’une main à l’autre, notes et cadences se partageant et s’échangeant d’une main à l’autre. Le souffle ductile du clarinettiste Noel Taylor vient se loger avec goût dans leurs évolutions durant deux plages. Suivant leurs notes de pochette, le trio décrit sa musique comme une expérience trans-idiomatique avec un caractère expérimental cherchant à explorer quelques approches musicales et des sub-genres depuis le free-jazz jusqu’au classique contemporain. L’improvisation est le vecteur de communication qui les unifie, utilisant le background (substrat) d’écoute actif et passif  en suivant et en générant des notes avec un sens unique et aggrégeant pour que se déroule une forme de composition spontanée en temps réel. Tout est ici entièrement improvisé et sans overdub. Le groupe navigue avec talent à la limite du jazz libre contemporain en se concentrant sur l’écoute mutuelle sans franchir  celle du domaine « non-idiomatique » de l’improvisation libre radicale. On explore essentiellement les notes et leur relations polytonales laissant de côté l’aspect sonore, timbres et textures. Par exemple, le batteur adapte avec souplesse des figures récurrentes qu'il désagrège avec naturel. Musicalement, les trois membres du Free Pantone Trio n’ont pas spécialement un style personnel distinctif original particulier, mais leur savoir-faire musical et instrumental indiscutable, la lisibilité équilibrée de leurs propos créent un style collectif de conversation à trois spécifique, celui du Free Pantone Trio. L’avant-dernière improvisation est une belle conclusion énergique et volatile des précédentes explorations. Le dernier morceau, spiralé sur un ostinato accomplit une belle lévitation et s’étale en questions réponses suivies d’échappées. Cette musique fluide, aérienne, basée sur l’écoute, ravira un public sensible qui veut découvrir la musique libre, sans référence ni parti-pris, car celle-ci est bien rendue avec talent et évite l’excès de virtuosité pour exprimer une réelle émotion. La seule remarque, et elle se veut positive, on entend ici que la guitare basse électrique n’est pas un instrument aisé quand il est mis en avant en respectant l’éthique musicale de ce trio. La musique improvisée est en permanence faite de choix dans l’instant, lequel se renouvelle au point d’user le parcours musical, l’art de l’improvisateur le pousse à maintenir le processus en vie et à le transcender. C’est ce qu’essaie de faire ici le Free Pantone Trio avec une concentration palpable.