30 janvier 2024

Phil Durrant & Daniel Thompson / Mathieu Bec & Quentin Rollet/ Thomas Heberer Joe Fonda & Joe Hertenstein/ Christoph Gallio Dominic Lash & Mark Sanders

Phil Durrant & Daniel Thompson Live / Studio Bead Record BEAD 49
https://beadrecords.bandcamp.com/album/live-studio

Quand on se plonge dans cette musique en duo concoctée par le guitariste acoustique Daniel Thompson et le violoniste Phil Durrant devenu mandoliniste d’avant-garde, on se dit que la scène musicale improvisée regorge de créateurs dont on ne peut se passer. D’ailleurs, je ne pense pas que Derek Bailey ou d’autres guitareux de référence ont publié un album de duo de guitares (ou avec une Octave mandola, l’instrument de Durrant) aussi réussi. Essentiel même. Longtemps, Phil Durrant a évolué en trio avec John Russell et John Butcher dans un trio révélateur qui a poussé ses deux acolytes au pinacle de la scène improvisée internationale avec seulement un vinyle en 1987 et deux CD’s (chez Random Acoustics et Emanem), mais ô combien de gigs ! Depuis la deuxième moitié des années 70, Phil a acquis une expérience inestimable qui sublime et transcende son bagage instrumental et créatif. Il s’est lancé aussi parmi les tous premiers dans le « lower case « réductionniste » aux côtés de Radu Malfatti, Burkhard Beins, Rhodri Davies, etc... avant que cela ne devienne un lieu commun. Quant à Daniel Thompson, il s’est fait entendre aux côtés du flûtiste vétéran Neil Metcalfe, du clarinettiste Tom Jackson, du violiste Benedict Taylor et de la chanteuse Kay Grant et s’affirme de plus en plus comme une voix indispensable dans l’univers radical de la six-cordes et comme producteur émérite avec son label sans faute, Empty Birdcage. Leur musique en duo est exploratoire, obstinée, chercheuse et se décline dans une succession de trouvailles et de perles qui n’ont rien à envier à la faconde de Derek Bailey ou l’ascétique assurance de John Russell. Thompson s’est taillé un style et une démarche personnelle immédiatement identifiable et très distinctive dans un domaine musical abstrait fait de clusters, d’intervalles dissonants, de frictions improbables, d'harmoniques et d'improbables zig-zags. Mais ce qui fait tout le sel, le piquant et l’originalité de ce duo pas comme les autres réside dans le contraste et la familiarité du jeu de Phil Durrant par rapport à son collègue sur ce rare instrument à cordes qu’est la mandole, soeur grave de la populaire mandoline (dite « soprano » accordée en quintes). Ou plus exactement ici, la mandole à l’octave ou mandole ténor accordée en sol – ré – la – mi . La mandole « tout court » est l’équivalent « alto » de la mandoline. Cet instrument version ténor s’appelle Octave Mandola en anglais et est muni de doubles cordes d’un manche bien plus court que celui d'une guitare ce qui en limite ses possibilités harmoniques et la fluidité de son jeu par rapport à la guitare. La mandoline est utilisée dans les musiques traditionnelles méditerranéennes et spécialement dans les mélodies napolitaines. Le contraste de registre et de couleur sonore est bien marqué et leur juxtaposition est carrément provocante pour la sphère « musique sérieuse », mais bien dans le droit fil délirant de la free-music. Nos deux gaillards n'hésitent pas à frictionner, gratter, picoter, torturer leurs cordes, répéter la ou les deux même(s) note(s) obsessionnellement avec de menues variations,abandon ou frénésie. Ils les laissent résonner et imbriquent leurs harmoniques et les sonorités les plus recherchées ou des notes isolées, comme un seul homme. Les occurences sonores et les narratifs évoluent dans des cheminements imprévisibles et méandreux avec parfois autant de logique que d'égarement. Une fois atteinte une ambiance réussie, celle-ci est subitement abandonnée pour une ou d'autres idées ou une fin abrupte. C'est intensément ludique avec une maniaquerie pour les grincements, les tremblements, les résonances de tout ordre, le désordre permanent et les idées lumineuses. Sans nul doute, un des enregistrements les plus probants du label Bead Records, lequel a survécu aux vicissitudes du temps et aux générations successives d'improvisateurs depuis 1974 et les lointains albums de Chamberpot, de Peter Cusack et de Ian Brighton, deux guitaristes parmi les plus curieux de cette scène British multiforme
Live / Studio a été enregistré en concert au Café Oto : 35 minutes passionnantes et en studio pour les six plages suivantes dont deux « plus longues » de dix et sept minutes et quatre miniatures de deux – trois minutes, chacune avec un caractère bien affirmé. Le duo renouvelle son matériau et la spécificité de ses échanges et correspondances sonores avec une verve éblouissante et autant de finesses que de « sarcasmes », transcendant l’aspect pointilliste avec un naturel confondant. John Russell et Roger Smith ont enregistré un duo avec le guitariste Pascal Marzan, tous deux remarquables (Emanem). Voilà un chef d’œuvre supplémentaire à cet art ardu de l’improvisation « à deux guitares », même si l’une est une Octave mandola.

Furie Mathieu Bec & Quentin Rollet reqords Req011
https://mathieubec.bandcamp.com/album/furie

Five to Melford, parmi les titres jetés en pagaille sans numérotation ni indication de leur durée sur le revers de la pochette. Une erreur orthographique (?), il s’agit sans doute de Milford Graves, le phénix du free drumming disparu, lui-même à l’origine des penchants extrêmes du délire d’Han Bennink et de bien d’autres. Voilà bien un album d’un free – drummer qui fera démentir l’assertion partisane des (encore nombreux) anti-free qui prétendent que des batteurs comme Mathieu Bec, c’est du n’importe quoi. Mais écoutez – bien ! Son jeu est un régal servi par un musicien expérimenté qui a assimilé la faconde rythmique flamboyante d’un Elvin Jones. Et quel swing (Sombre ballade) ! Avec un acolyte pointu en matière de souffle, de jongleries d’intervalles audacieux, d’articulation anguleuse et virevoltante comme Quentin Rollet , on a droit à un duo sax - percussions de première. Plus précisément sax alto et soprano. Certains préfèrent écouter les «références incontournables» que des outsiders "locaux". Moi je dis que Furie est un des plus beaux duos sax-percussions (une formule magique du jazz libre) émoustillants publiés en France et aux alentours. En outre, affleure une belle sensibilité et une foultitude de détails sonores, ainsi que des vibrations électroniques genre sirènes affolées (Quentin) pour ajouter du sel sur la queue. On avait déjà entendu Mathieu Bec avec Michel Doneda et Guy Frank Pellerin dans une dimension sonore exploratoire (A Peripheral Time/ FMR et Saxa Petra / Setola di Maiale), le voici dans une démarche « batteuse » plus évidente pour les amateurs de jazz per se, mais aussi pour les afficionados d’alt rock électro (cfr 5ème morceau). Rouge : ça pétarade superbement ! Free tranchant ! D’ailleurs, Mathieu Bec a joué récemment avec le saxophoniste Boris Blanchet (album digital Flying Sufi ) et revendique le droit à s’exprimer comme bon lui semble au-delà des étiquettes et des filières programmées. Heureusement, avec l’ouverture d’esprit, le métier et la sonorité de Quentin Rollet, il a trouvé un sparring partner de première bourre et vice et versa. Je ne sais pas si Quentin a une formation attitrée "qui tourne", mais ce serait épatant que ces deux-là perpétuent cette rencontre inattendue où absolument rien n'avait été préparé selon les dires du batteur. Un album live très attachant, sincère et super convaincant publié par reqords, le label du saxophoniste.

Thomas Heberer Joe Fonda Joe Hertenstein Remedy II Fundacja Sluchaj FSR 12/2023
https://sluchaj.bandcamp.com/album/remedy-ii

Le trompettiste de Cologne Thomas Heberer a tenu le pupitre de la trompette avec une bien joyeuse bande de loustics : l’Instant Composers Pool de Misha Mengelberg, Han Bennink , Michael Moore, Wolter Wierbos, Tristan Honsinger etc… Et cela durant des années. Après la disparition du magnifique Roy Campbell en 2014, il le remplaça avec le plus grand bonheur au sein du Nu Band aux côtés de Joe Fonda, Lou Grassi et Mark Whitecage, un vétéran du free-jazz des sixties, lui aussi disparu. Joe Fonda est un contrebassiste chéri par les plus grands musiciens : Anthony Braxton, Marylin Crispell, et, actuellement, le bassiste préféré de Barry Altschul. Le batteur Joe Hertenstein s’est révélé avec des artistes de premier plan comme Ivo Perelman, Jon Irabagon et est, tout comme ses deux collègues,un musicien demandé. C’est le deuxième album de ce magnifique trio « jazz libre » où le swing et l’invention mélodique débordent … Thomas Heberer est aujourd’hui installé à NYC et cela doit être un bonheur pour la scène est-américaine de pouvoir écouter de visu un tel trompettiste : son sens mélodique est providentiel et son lyrisme accroche l’auditeur sensible sans effort. Vraiment convaincant. Sa maestria m’a pas besoin du « soutien » d’un pianiste ou d’un guitariste, il se suffit à lui-même. Il met complètement en valeur l’espace sonore qui lui est offert par ses deux acolytes ; ceux-ci ont créé une forte empathie et manifeste un véritable esprit d’équipe. Le contrebassiste Joe Fonda a acquis une réputation proverbiale, son sens de l’harmonie est imparable, surtout après avoir travaillé avec Braxton, Crispell et le pianiste Michael Jefry Stevens avec qui il a sillonné toutes les scènes d’Europe et d’Amérique pendant plus de deux décennies et enregistré une kyrielle de CD’s. Le rôle polyrythmique et le jeu aéré et bien balancé du batteur Joe Hertenstein est providentiel. Cette formule du trio trompette - basse - batterie fut celle de leur ami Roy Campbell et son Pyramid Trio et ils ont été bien avisés de continuer dans cette voie. Ça plane, gravit, déboule et enchante ! Le jazz moderne contemporain ne parvient à se maintenir en vie valablement que lorsque cette tradition s’enrichit de la liberté de formes et d’inspiration en puisant seulement les bonnes idées issues des règles contraignantes des genre bop/ post-bop / jazz modal , cette comptabilité métrique harmonique et hiérarchique tatillonne, et en écartant toutes ces simagrées stylistiques d’un autre temps dont Trane, Dolphy , Ornette, etc se sont évadés. Ici on n’a pas le temps de s’emmerder, d’attendre la fin du thème réitéré, la coda ou les solos de l’un ou de l’autre. Tout, tout de suite comme en mai soixante-huit !! Avec Remedy II, l’auditeur et les musiciens vont droit à l’essentiel de l’émotion, de l’énergie et de l’amour de la musique avec une grande spontanéité et cette assurance des grands créateurs. Quand la somme des parties surpasse ce qu’on est déjà en droit de rêver à la lecture de leurs noms : Thomas Heberer , Joe Fonda et Joe Hertenstein : un remède à la morosité ambiante !

Christoph Gallio Dominic Lash Mark Sanders Live at Café Oto London Ezz-Thetics 1050
https://now-ezz-thetics.bandcamp.com/album/live-at-cafe-oto-london

Le catalogue Ezz-Thetics (ex Hat-Hut, Hat-Art, Hatology) agglutine les sorties, certaines vraiment surprenantes, d’autres compilatoires de glorieux moments du free-jazz ou simplement en nous offrant un réjouissant concert londonien d’un saxophoniste qui tire toujours plus haut que son ombre en compagnie d’un exceptionnel tandem contrebasse – batterie. On ne doit plus faire l’article du batteur Mark Sanders, ni du contrebassiste Dominic Lash, tous deux superlatifs. Mais il faut insister sur la valeur incisive du saxophoniste helvète Christoph Gallio. On nage ici en plein free free-jazz improvisé. Pas de compos, de partoches, rien dans les mains, rien dans les poches. Souffleur allumé, intelligemment expressionniste, ludique, phrasé anguleux, sonorité brûlante, vocalisé et abrasif à souhaits, dérapages contrôlés, un sacré bagage harmonique et des sauts d’intervalles compliqués à maîtrisés dans on souffle aussi fort. Son abattage de bateleur du souffle cracheur de feu, fait s’hérisser le mocassin gauche trépignant de Mark Sanders piétinant sur la pédale de hi-hat, toutes baguettes survoltées alors que les remontadas des doigts fébriles de Dom Lash en travers de la touche du gros violon font vibrer l’air ambiant. Une belle partie de plaisir qu’il faut vivre – contempler sur le vif dans le confort d’écoute du Café Oto pour oublier l’ amenuisement des scènes ouvertes dans le grand Londres (I’Klectic fermé, le rafiot du Boat-Ting coulé, diminution des gig-série et des first floor de pub, par chance Jim Dvorak a rouvert son légendaire Jazz Rumours et il reste Hundred Years Gallery). Heureusement, il nous reste l’espoir et comme dans cet excellent album, on envisage ce qui fait tout le sel de cette scène, le trio nous emmène dans un voyage à travers de nouveaux paysages, d’aspects très variés de l’improvisation collective, du dense complexe à l’aéré subtil, à différents niveaux d’intensités et d’expressivités. On peut alors goûter tout ce dont sont capables ces trois improvisateurs, leurs sens de l’écoute imaginative, de la construction instantanée. La maestria du free drumming de Sanders met le soufflant sur orbite avec un supplément d’audace, d’énergie et de rage de jouer, un lyrisme explosif pressurant la colonne d’air et l’anche rougeoyante du sax soprano. Dom Lash colmate les brèches et rebondit incessamment sur la vibration de ses gros boyaux tendus comme des furies. C’était Wildlife en trois parties de plus de dix minutes chacunes. Avec Homelife part 1 & 2, on démarre ensuite avec une démarche cool hésitante au C melody sax de manière plus introspective avec des growls bien sentis. L’intrication des dialogues se resserrent petit – à petit , les toms soumis aux roulements de timbales africaines…. Une bien belle réussite.

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