27 mars 2020

Ross Lambert/ Phil Durrant & Emil Karlsen / Gianni Lenoci & Gianni Mimmo / Lars Bröndum & Per Gärdin/ Marco Scarassati

Ross Lambert Magnit Iz Dat Earshots Recordings EAR009

Sans prétention ni direction esthétique trop spécifique, le guitariste Britannique Ross Lambert nous livre un album de guitare solo à la fois subtil, attachant et exemplaire. Un des compagnons d’Eddie Prévost parmi les plus proches et les plus anciens, Ross Lambert a concentré son activité musicale principalement dans la scène communautaire londonienne de l’improvisation radicale et au sein de l’atelier hebdomadaire coordonné par Eddie Prévost. Avant que cet atelier d’Eddie Prévost devienne le point de ralliement d’une nouvelle génération, j’ai eu l’occasion de goûter leurs excellents sets lors du Freedom of the City Festival 2001 et pu remarquer son savoir-faire et sa sensibilité. Avec Eddie et le saxophoniste Seymour Wright, il a gravé le double CD SUM (Matchless Records) et leur prestation dans une édition ultérieure de ce FOTC m’a permis de découvrir les lignes de force de son remarquable jeu de guitare. Dans ce nouvel opus enregistré un après-midi, le guitariste délivre une série de 7 excursions à la six cordes où se définissent ou s’égarent ses lubies, ses obsessions, son goût pour les intervalles disjoints et non consonants et les intersections de diagonales et de spirales. Ah, ses doigtés à la main gauche ! On en retire des ambiances enjouées ou rêveuses, nostalgiques ou lucides. On l’entend faire des commentaires verbaux que je peine à comprendre. Surviennent une évocation de musique africaine comme on l’entend dans les disques Ocora, de fugitives explorations de timbres qui évoquent l’esprit d’Eddie Prévost, un parfum free- folk  et des constructions décalées où les harmonies aventureuses et les canevas métriques  évoquent le sérialisme rythmique décrit par Roger Smith. Un guitariste improvisateur qui mérite toute notre attention. Album produit par Edward Lucas et Daniel Kordik, les deux responsables du label et musiciens improvisateurs de talent.

Grain Phil Durrant – Emil Karlsen noumenon NOO 5

Enregistré à I’Klectic durant une édition du Horse Improvised Club et à Hundred Years Gallery, lieux londoniens alternatifs consacrés à l’improvisation radicale. Duo atypique entre Phil Durrant à la mandoline et l’octave mandola et Emil Karlsen aux percussions. L’octave mandola est une sorte de mandoline accordée une octave en dessous (Sol Ré La Mi). Phil Durrant a joué du violon dans un trio légendaire avec John Butcher et John Russell et a ensuite fait partie du mouvement dit « réductionniste » - New Silence avec Rhodri Davies, Mark Wastell, Burkhard Beins avec qui il joue de l’électronique / laptop en compagnie du saxophoniste Bertrand Denzler depuis une vingtaine d’années (Sowari Trio). La petitesse de la touche de la mandoline et son accord avec quatre cordes doublées sont des points communs avec le violon. Dans ce duo, Phil Durrant explore l’instrument en évoquant un peu le jeu de John Russell à la guitare, avec une remarque essentielle : il ne sonne comme personne, si ce n’est lui-même. Emil Karlsen évolue en tirant parti de la géographie physique de la batterie dans l’espace en sollicitant sonorités, frappes, coups sourds ou tintant, cliquetis volatiles, roulements perfides en se concentrant exclusivement sur l’écoute mutuelle. On est heureux qu’un jeune percussionniste trouve ainsi une manière fine et adroite pour partager une telle rencontre sans encombrer le dialogue avec un trop-plein de figures… Je dois ajouter que noumenon est son propre label, lequel nous propose une exploration en solo de percussions et un duo avec le saxophoniste Mark Hanslip. Discret et avisé,  Emil Karlsen laisse constamment un bel espace, en réduisant le volume et en aérant son jeu, de manière qu’on entende les détails du jeu pointilliste et percussif de son camarade. Étant donné les intervalles spécifiques, la petitesse du manche et les doubles cordes de la mandoline, les phrasés et constructions de Phil Durrant ont une dimension ludique qui semble faire fi de la vulgate dodécaphonique / sérielle et des clusters entendus chez les guitaristes tels Derek Bailey, John Russell ou Roger Smith. On en retient une impression de griffonnages, de zigzags à plusieurs doigts, de notes arrachées, piquetages bruissant, crissements sur les cordes, becs de piverts percutant les branches  d’un arbre imaginaire, arc millénaire qu’une peuplade perdue secoue avec effroi... Emil Karlsen recherche comment frotter ses peaux avec des résonnances différentes, grattements, cymbales à peine touchées qui meurent dans l’espace ou chocs cristallins éphémères : chaque son trouve son hauteur et sa résonance. L’acte de jouer, la dimension heuristique, les infinis détails marquant chaque instant racontent une histoire ou suivent le flux des secondes qui se comprime au bord du néant. L’échange mesuré se change subitement en métastase d’une trance auditive et gestuelle (vers les 12:00 de 02 – Live at HYG). Ce qui suit devient enchanteur : glissements de notes fantômes, craquements de cordes sur la frette, harmoniques à peine audibles, bruissements métalliques, rebonds de tiges sur les bords animés d’une foi de charbonnier, intense mais lucide. Deux voyants. Alors, les instruments sont entièrement sublimés, leur fonction disparaît, leur destinée éphémère s’entrevoit. Grain est une semence, un moment, des minutes qui s’effacent ou le saule, vision de John Stevens et allégorie d’une musique improvisée idéale. Des idées traduites en acte ici présent. Un bel album tout en sensibilité.  

The Whole Thing Reciprocal Uncles : Gianni Lenoci & Gianni Mimmo amrn 063
Une vraie plénitude. Et tristement, cette chose entière (the Whole Thing) est le chant du cygne de ce maestro de l’Italie du Sud, pianiste jusqu’au bout des ongles, enseignant apprécié par ses élèves, à la fois musicien de jazz et chercheur contemporain. R.I.P. Gianni Lenoci. Le saxophoniste soprano Gianni Mimmo et le pianiste Gianni Lenoci, les Oncles Réciproques, ont formé jusqu’à la disparition subite du pianiste un duo, une équipe qui étendait parfois sa collaboration avec d’autres improvisateurs, comme Ove Volquartz. J’aime me souvenir du concert donné au Negocito à Gand où les deux musiciens m’avaient invité à partager la scène pour le final du concert. Je me souviens de l’activité maîtrisée et trépidante mue par une logique supérieure des doigts de Gianni Lenoci dans les cordes et la table d’harmonie et leur premier album en duo, Reciprocal Uncles, où il pétrissait ce champ d’investigation en contraste avec le jeu étoilé – écartelé dans les intervalles polytonaux du souffleur du saxophone droit. The Whole Thing nous fait entendre le duo dans sa dimension contrapuntique où le pianiste choisit de jouer avant tout du clavier et de toute sa science harmonique à la fois Schönbergienne, post-Monkienne et péri-classique avec toute la brillance de sa virtuosité jusqu’à la minute 28 des cinquante et 48 secondes de l’unique suite qui compose The Whole Thing, quand il esquisse une plongée dans les cordes, dont il se servira ensuite pour souligner un passage vers une autre phase du jeu. Justement, j’écris Suite car il s’agit de différents mouvements reliés l’un par rapport au suivant par le savoir-faire de l’improvisateur expérimenté. Soutenu et émulé par la superbe compétence du pianiste, Gianni Mimmo peut pointer ses aigus dans tous les angles que son imagination le pousse à investiguer, délivrant un lyrisme secret, comme s’il jaugeait en permanence la valeur et le poids des notes, leur densité, leur luminosité et leur part d’ombre. Ses déboulés en zig-zags, étirements de timbre, accents dans le suraigu, growls, harmoniques chantantes trouvent leur chemin dans l’espace, secondés ou anticipés par les mains fermes et toutes les capacités de compositeur de l’instant de son camarade, dont on goûte la chevauchée fantastique des ostinatos tournoyant autour de la minute 40:00. Créateurs de formes conjointes et articulées en phase ou en décalage, les deux improvisateurs ont le don de faire coexister et interagir leur univers personnel en assumant leurs différences et leurs intérêts communs dans une remarquable empathie. Un bien bel ouvrage.

Adhara Lars Bröndum & Per Gärdin Creative Sources Recordings cs599https://pergrdin.bandcamp.com/album/adhara

Lars Bröndum (Modular synthesizer, Theremin) et Per Gärdin (Alto/soprano saxophones) ont enregistré une singulière rencontre qui mérite largement d’être signalée et scrutée avec attention. Lars Bröndum a développé un univers sonore en tirant parti des caractéristiques de deux instruments électroniques « vintage » : le synthétiseur modulaire et la thérémine. Per Gärdin utilise les propriétés sonores du saxophone pour en étendre son registre expressif via des techniques de souffle et d’articulation des timbres alternatives. Leurs jeux respectifs et leurs cheminements se détachent clairement l’un de l’autre pour se retrouver dans des séquences clé, points d’ancrage du fil de leurs improvisations. Le travail de Bröndrum se situe dans la sphère raffinée et complexe de la musique électronique, un univers qui personnellement ne m’intéresse pas vraiment en soi au point d’en suivre sa production, sauf lorsqu’il est impliqué dans l’improvisation libre radicale. Je songe au travail des Richard Barrett, Paul Obermayer, Lawrence Casserley, Richard Scott, Thomas Lehn, Willy Van Buggenhout. C’est à cette aune que se mesure la démarche complexe et élaborée de Lars Bröndum, un artiste à suivre. On peinerait à définir son univers à l’écoute d’un seul morceau, tant il accumule une variété étonnante d’effets de timbre sournois, de sonorités étirées, de glissandi galactiques, de drones menaçants, de sonnailles folles, de percussions élaborées avec une grande précision au niveau des intervalles  etc.. en constante métamorphose.  Fort heureusement, en s’adjoignant un instrumentiste du calibre de Per Gärdin, il projette son installation dans une dynamique et des échanges fructueux qui cautionnent son travail et lui donnent relief, souplesse et vivacité. Ses boucles en respiration circulaire vont chercher des harmoniques résonnantes et grinçantes qui s’échappent dans l’éther compressé et les strates infinies de son alter ego. Le saxophoniste fait tournoyer la colonne d’air se frayant un chemin dans la jungle synthétique en croisant les doigtés avec une belle intensité. L’expressivité et le feeling de son jeu, son lyrisme se renforcent au fil des plages alors que son collègue renouvelle complètement le décor et les colorations de sa recherche instantanée. C’est vraiment une performance de haut calibre. Le duo délivre des improvisations substantielles et leur collaboration dans l’instant relève le défi d’être écoutée avec attention et d’être scrutée sous toutes ses coutures sans qu’on ait un instant le sentiment de redite, ou de vouloir passer au morceau suivant. Il y en a six dont deux de 15 et 20 minutes. Le challenge constant des registres très étendus de l’électronicien pousse le souffleur à aller plus loin pour dépasser ses limites. L’articulation à l’alto est convaincante lorsqu’il concasse méthodiquement / spontanément les boucles. De ses efforts, s’exprime un lyrisme qui éclaire leur duo d’une dimension humaine, terrestre, charnelle à laquelle son partenaire répond par un surcroit de sensibilité. Elle transparait au fil de leur cheminement. Remarquable.

Marco Scarassati by Marco Scarassati Homeless Video 2020
 https://www.youtube.com/watch?v=9UdfUPvwtW4
Posté sur Youtube, le nouvel album solo d’un artiste sonore et improvisateur Brésilien peu commun : Marco Scarassati. Créateur de sculptures sonores métalliques originales, Marco a participé à plusieurs enregistrements parus chez Creative Sources dont je me suis fait l’écho dans ses lignes. Mais l’occasion d’un album solo nous permet de découvrir précisément son riche univers sonore avec deux instruments de son invention : le Krasier et le Magnum Chaos. Trois improvisations :
- Escola Das Facas ( Krasier) - Jaguatirica (Krasier & Voix) - Microcosmos (Magnum Chaos). La technique de jeu du Krasier évoque celle du berimbau avec infiniment de subtilités, de variations, de dynamiques et une amplification légère et résonnante et est au service d’une musicalité indiscutable. À l’écoute, on devine que le Krasier est, entre autres, fait de cordes métalliques et leurs frottements ou pincées délivrent des harmoniques et des vibrations enchanteresses et subtilement expressives créant une polyphonie sauvage et des timbres éthérés qui viennent mourir dans le silence. En toile de fond très lointaine, on devine vers la fin des morceaux des échos d’enregistrements de terrain dont un chien qui jappe dans la nuit. Ce soft noise tropical fait de Marco Scarassati un artiste à découvrir d’urgence au même titre qu’un Hugh Davies. Son remarquable sens de la forme, la polytonalité induite et la haute qualité sonore de cet enregistrement rendent l’écoute captivante, magique. Ses sculptures méritent de faire l’objet d’un exposition en bonne et due forme dans une galerie de premier ordre et leur vue ne laisse pas supposer qu’elle révèle des caractéristiques sonores et un véritable potentiel musical aussi élaborés qu’une harpe ou une guitare, par exemple, qu’on imagine provenir d’une civilisation inconnue, extra-terrestre sans doute, enfouie au fond d’une Amazonie de science-fiction.
Magnum Chaos (photo Alan Pimenta)
Krayser

20 mars 2020

Tony Oxley / Tomaz Grom & Zlatko Kaucic/ Martin Küchen & Samo Kutin/ Fredrik Rasten & Jon Heilbron / Sestetto Internazionale Blunt - Kaufmann- Mimmo - Sjöström - Kujala - Schick

Beaming Tony Oxley confront core series core 13

Enregistré le 25 novembre 2019 à Viersen par Tony Oxley (electronics and concept) et Stefan Hölker (acoustic percussion). « Material 1972, electronic frame, Tony Oxley, London ». Cet electronic frame désigne sans doute le rack Dexion sur lequel sont installés des effets électroniques et des micros contacts. On entend cette installation instrumentale dans les deux albums Incus de Tony (Tony Oxley, Incus 8 et February Papers, Incus 18) et son duo avec Alan Davie (Alan Davie Music Workshop ADMW 005 1974). Il y avait, à l'époque, "Ring Modulator, Compressor, Octave Splitter".Par rapport aux sonorités et aux matériaux de ces trois albums, la musique de Beaming est sensiblement plus raffinée, pleine de détails sonores avec une superbe dynamique. Elle n’a rien avoir avec le free-jazz ou ses dérivés. Bien qu’il soit un batteur de jazz d’avant-garde et qu’il a joué avec Bill Evans, Paul Bley et surtout Cecil Taylor, Tony Oxley s’est toujours senti très concerné par la recherche de sons nouveaux suite à sa découverte de la musique de Cage et Xenakis dans les années soixante. Cet aspect de son travail a été peu documenté. Pour qui connaît bien la musique de Tony Oxley, ce sera une sacrée surprise. Et c’est fortuitement que Mark Wastell de Confront Records a été amené à publier ce cd. Dans six pièces de 3 ou 4 minutes jusqu’à six et quatorze minutes (Frame I à VI), le jeu percussif s’étale sur une variété d’instruments et d’accessoires , bien à l’écart des pulsations et des rythmes. Le travail des deux musiciens se focalise essentiellement sur les couleurs sonores, effets vibratoires, frottements et friselis sur cymbales, peaux et métallophones,  transformés par les outils électroniques avec un merveilleux sens du détail et une variété étonnante d’effets de timbre. On devine la présence de la fameuse grande cloche rectangulaire. Les deux sources acoustiques et électroniques s’interpénètrent  et se modulent, sans qu’on en devine l’origine, avec de très fines variations et altérations. Les sons de toute nature semblent naître, jaillir, planer ou s’éteindre alors que d’autres apparaissent subitement. Un univers sonore fascinant et une démarche très originale à l’écart des doxa récurrentes inhérentes à l’avant-garde improvisée. Il s’agit d’un enregistrement majeur d’un artiste incontournable de la scène improvisée Britannique. À écouter après ou avoir entendu « ? » « ! » de Paul Lytton (Pleasure of The Text Records) et Matching Mix d’Eddie Prévost (earshots.org) pour goûter encore plus la singularité et la pertinence de cette démarche exemplaire.

The rear is the shadow of the eye Tomaz Grom & Zlatko Kaucic Zavod Sploh

Graphismes originaux sur la pochette un peu carabouillas, mais on devine quand même qu’il s’agit de Zlatko Kaucic aux percussions et de Tomaz Grom, contrebassiste dont je viens de relater l’écoute d’un autre album sur Zavod Sploh en duo avec Axel Dörner. Tous deux (ZK et TG) sont des musiciens improvisateurs de Slovénie, un pays où la scène improvisée est très active. Leur duo contrebasse - percussions déploie un très beau voyage - parcours de sons et de timbres où les deux instruments vibrent en symbiose. 11 vignettes sonores qui nous font découvrir des secrets acoustiques, des extrêmes en congruence, des émotions sincères… Tout à tour ou simultanément complexe, abrasive, presque silencieuse, bruissante, contrastée, kinesthésique, ludique, Zlatko  secouant les ustensiles ou les frottant, le duo et leur musique se déclinent à travers onze pièces dont je devine à peine les titres (ah le graphisme !). Mais j’en perçois clairement la pertinence, l’urgence, la cohérence au fil des morceaux. Le contrebassiste ne doit pas trop en faire pour créer un univers auquel on tend l’oreille immédiatement, entièrement en phase avec les diverses approches de son compère percussionniste. Le batteur en lui s’efface pour s’incarner en un poète voyant et visionnaire sculpteur de l’espace par le truchement des chocs, battements, frappes, grattages, rebonds, secousses, vibrations , … entre silence, murmures, tintements et fracas. Les deux chercheurs échangent parfois leurs rôles et arrivé au n° 8 ou 9, on devient fasciné par la qualité des échanges et on en oublie qui a joué quoi. Sans aucune prétention « virtuose » mais cavant tout complètement focalisé sur leur écoute  respective et l’imbrication organique de leurs actions sonores. Remarquable, essentiel et rafraîchissant.

Martin Küchen – Samo Kutin Stutter and Strike. Zavod Sploh

Samo Kutin joue ici une vièle à roue modifiée, ressorts acoustiques réverbérants, percussions, objets. Martin Küchen lui est au sax alto et soprano plus percussions et objets. Intense, chargée d’électricité statique comme d’épais nuages menaçants éclairés par un soleil du soir rougeoyant, leur musique grince comme une mécanique rouillée, abandonnée à son sort dans les débris. Elle se tord comme un torrent de lave ou une coulée en fusion qui illuminent les parois d’une caverne où des forgerons millénaires s’acharnent. Des vocalisations métalliques pointent comme des raclements agressifs se joignant au chuintoiement obsédant du saxophone.  Avec un parti-pris radical « musique abstraite » - rouleau compresseur sonique, et des alternances subtiles, Kutin et Küchen parviennent à rendre leur exploration musicale fortement expressive, mordante, sauvage ou éthérée, fugace... extrême de toute façon. Une puissance souterraine, tellurique : l’explosion menaçante d’un intense bouillon magmatique d’où s’échappent d’acides fumeroles phlégréennes et des étincelles au vitriol. Ou alors, un ressac grave où le souffle de Küchen questionne les harmoniques en suspension par dessus l'étirement du frottis de la vièle enrouée. Le paysage sonore se diversifie avec subtilité renouvelant l'intérêt.  L’enregistrement « Live at Unity Theatre » du duo Evan Parker – Paul Lytton (Incus 14 1975) est un excellent point de référence question énergie rentrée et menaçante et je n’en connais pas d’autre. Même si les deux K sont à la fois plus bruts de décoffrage et étrangement "folk". Si vous vous êtes fait une image mentale du travail de Martin Küchen dans d’autres circonstances, il vaut mieux l’oublier et s’ouvrir à leur univers sonore. Tout à fait réussi. 

Fredrik Rasten – Jon Heilbron Arches – with all the mysteries in the open air inexhaustible editions ie-019

Contrebasse pour Jon Heilbron et guitare acoustique et e-bows pour Fredrik Rasten. Recorded by Adam Asnan. Mixed by Werner Dafeldecker. Musique de drones, de notes graves tenues à l’archet en mouvement lent d’une belle intériorité ponctué de silences, l’e-bow vibre discrètement de une corde de la guitare. Effet multi-phonique sur deux cordes avec une légère inclinaison et léger changement de registre. Illusion d’une harmonium céleste. Démarche minimale bien calibrée. Plénitude du son, vibration de l’air ambiant. One, Two, Three, Four. Quatre pièces de 12:49, 6:25, 4:36 et 15 :12. Le frottement très lent soutenu des cordes de la contrebasse sur une seule note dans le grave laisse poindre une hauteur supplémentaire au-dessus et les deux sons s’interpénètrent suspendus dans le silence du studio. Un accord irrésolu s’insinue et persiste tout en se renouvelant. Sa perception semble une illusion. Archétype du minimalisme ou goût du dénuement musical, cette musique plane dans l’espace et on perçoit très lentement une altération – métamorphose ténue dans le rapport entre chaque élément de l’agrégat stationnaire. Le timbre de la contrebasse à l’archet est remarquable et chaque son s’agrège au précédent avec un vrai savoir-faire. Inexhaustible editions est un label pointu qui par le truchement de ses productions très pointues offre un panorama des différentes options musicales radicales et celle-ci est un remarquable échantillon de la démarche ultra-minimaliste qui nous fait découvrir les relations secrètes entre deux sons quasi identiques alternant une ou deux notes soutenues en permanence. Grave et hypnotique.

Sestetto Internazionale Live in Munich 2019 Fundacja Sluchaj fsr 01/2020   
Alison Blunt Achim Kaufman Veli Kujala Gianni Mimmo Ignaz Schick Harri Sjöström

Curieux ensemble par son instrumentation peu conventionnelle : la violoniste Alison Blunt, le pianiste Achim Kaufmann, l’accordéoniste Veli Kujala, deux saxophonistes soprano, Gianni Mimmo et Harri Sjöström (celui-ci aussi en sopranino) et aux platines et sampler, Ignaz Schick. Deux longues improvisations – compositions instantanées en sextet : Quasars #1 (36’48’’) et Quasars #2 (14’12’’). Une plus courte en final : Pikku Pikala (5’42’’) et trois duos pour relâcher la concentration des auditeurs après les 36’ et quelques du premier Quasars : Notturno de Blunt et Mimmo (7’26’’), Anak #1 de Kaufman et Schick (9’12’’) et No Niin de Kulala et Sjöström. À la base de ce Sextet International, la collaboration en duo depuis une dizaine d’année entre les deux saxophonistes, Harri Sjöström et Gianni Mimmo, et le duo de ce dernier avec Alison Blunt, dont le dernier album Busy Butterflies vient de paraître chez Amirani. Ce label dirigé par Mimmo avait publié le remarquable premier album de Sestetto Internazionale, the Helsinki and Turku concerts que je n’avais pas manqué de chroniquer en juin 2017. Dans Quasars # 1,initié par les deux saxophonistes, les fils conducteurs de la démarche individuelle de chacun des six improvisateurs se croisent, s’isolent, s’unissent par faisceaux éphémères, s’écartent lorsque l’un ou l’autre s’arrête de jouer. Des correspondances subtiles se créent ente le violon et le sax soprano ou l’accordéon au quart de ton. Le toucher précis du pianiste intervient en filigrane et réoriente le mouvement global,  les sons électroniques d’Ignaz Schick apparaissent et se meuvent comme des brumes flottant dans le paysage et rejoignent les clusters étirés de l’accordéon de Veli Kujala. Chaque musicien se place tour à tour au centre du champ sonore  et l’ensemble développe des alliages de timbres et de variations de dynamiques étonnants, certains instrumentistes évoluant à des vitesses sensiblement différentes.  C’est une belle expérience d’écoute. Intelligemment après ce long mouvement tout en densités et dérives, les musiciens proposent des duos brefs - vignettes épurées qui situent clairement la personnalité de chacun et le rapport musical qui les unit deux par deux, pour éliminer la tension avant un final relevé. Un album vraiment intéressant.