16 février 2024

Alan Tomlinson Steve Beresford and Steve Noble/ Daunik Lazro & Jean Marc Foussat/ Abattage 40 ans Foussat/ Anaïs Tuerlinckx Jonas Gerigk & Burkhard Beins

R.I.P. ALAN TOMLINSON

Baggage & Boating Alan Tomlinson Steve Beresford and Steve Noble scätterarchives
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/baggage-and-boating

Fine équipe et combinaison instrumentale riche. Au trombone, le superlatif et surprenant Alan Tomlinson qui vient de disparaître il y a quelques jours. À la batterie, l’inventif Steve Noble au don d’ubiquité à part égale avec son sens de l’invention prodigieux. Aux objets et à l’électronique low-fi, le pianiste Steve Beresford aux prises avec une table recouverte d’artefacts bruiteurs, des instruments électroniques « bon marché » comme le Casio et toute une panoplie d’objets sonores électriques/ amplifiés étalée devant lui (mélodica, jouets, mégaphone, cassette, dictaphone, bruiteurs divers…), instruments qu’il utilise à défaut d’avoir un piano à sa disposition. Cette pratique remonte aux années 70 dans les clubs londoniens et fait aujourd’hui partie intégrante de sa personnalité musicale. Leur trio a publié Trap Street avec Roger Turner pour le label Emanem. Quelque soit l’abattage scénique des collègues d’Alan Tomlinson qui peuvent compter pour des artistes incontournables de première grandeur, c’est bien le tromboniste qui s’affirme au centre de toutes les attentions du public. Sa présence scénique, son énergie, sa dégaine de comédien (comedy en anglais désigne l’art humoriste pince sans rire et excentrique délirant de Chaplin à Rowan Atkinson) et son jeu au trombone attire les regards fascinés des auditeurs. Derrière ses éruptions expressionnistes et tous ses dérapages sonores se cache un contrôle extraordinaire du trombone, une puissance phénoménale et une subtilité soigneusement camouflée. Certaines de ces facéties sont injouables : imaginez-vous d’un seul souffle transité du pianissimo ténu au fortissimo éléphantesque émis d’une seule traite. Alan Tomlinson avait toujours du travail dans le secteur du classique et du contemporain par la grâce d’un professionnalisme instrumental époustouflant, sa capacité à outrepasser allègrement les limites de son difficile instrument pour lequel il est requis de CHANTER les différentes notes avec leur bémol et dièse sur tout la gamme dans l’embouchure dans tous les registres sans mouvoir la coulisse et de faire coïncider les mouvements de celle-ci avec l’intonation précise des lèvres pincées dans les différentes embouchures utilisées. En son jeune temps, quand Alan fit ses débuts dans la scène improvisée internationale, il fut engagé sur le champ par Brötzmann himself (Alarm FMP 1030) aux côtés de Louis Moholo, Harry Miller, Toshinori Kondo, Alex von Schlippenbach, Frank Wright et Wim Breuker en 1981 et fut un membre permanent du London Jazz Composers Orchestra de Barry Guy (Stringer, Harmos, Theoria etc…) durant des années. À cette époque, il enregistra ses œuvres en solo tout à fait intéressantes pour le label Bead Records, dans un album inititulé Still Outside aux trombones (préparés !) alto, ténor et basse. On l’entendit aussi dans un LP en compagnie de Phil Minton, Hugh Davies et Roger Turner , Ruffff… by the Ferals (Leo Records). Sans se tromper, on peut déclarer qu’Alan Tomlinson est un des grands improvisateurs parmi les plus méconnus, toujours actif jusqu’à son décès survenu il y a quelques jours. Une solide perte pour la scène londonienne (et le London Improvisor’s Orchestra). Heureusement, Liam Stefani vient de publier une série d’enregistrements live sur son label digital scatterarchive. Et il y a de quoi se régaler. Je vous passe le détail de concert au Boat Ting (qui vient de couler dans la Tamise, malheureusement)avec un surprenant Steve Noble qu'il faut découvrir dans son jus londonien pour se faire une idée du sensationnel registre qui est le sien ! Jetez-vous dessus immédiatement en payant ce que bon vous semble, car telle est la stratégie « commerciale » de scätter. On y trouve aussi un album solo au Red Rose, son trio avec Philipp Marks et Dave Tucker "live at the Klinker" et un autre avec Roger Turner et Rhodri Davies "at Ryan's Bar". Incomparable ! R.I.P. Alan Tomlinson.


Foussat Lazro Trente Cinq Minutes et Vingt-Trois Secondes : Jean-Marc Foussat & Daunik Lazro FOU Records FR-CD 62
https://fourecords.com/FR-CD62.htm
https://foussat.bandcamp.com/album/trente-cinq-minutes-vingt-trois-secondes

Ce n’est pas la première fois que le saxophoniste Français pionnier du « free » Daunik Lazro apparaît dans des albums parus chez FOU Records, le label du preneur de sons (insatiable) Jean-Marc Foussat, lequel s’affirme comme un artiste sonore (et « électronique ») de premier plan. Des enregistrements datant de plusieurs lustres dont l’urgence se fait toujours sentir à l’écoute : Instants Chavirés avec Annick Nozati et Peter Kowald, Enfances avec Georges Lewis et Joëlle Léandre, Ecstatic Jazz avec Siegfried Kessler et Jean-Jacques Avenel sont des témoignages saisissants de la rage obstinée sans concession de Lazro et sa superbe capacité à improviser collectivement (Peripheria, même label)). Ou plus récemment, Marguerite d’Or Pâle dans lequel Daunik étrenne son sax ténor avec Sophie Agnel. On trouve aussi une collaboration qui le réunit avec Jean-Marc Foussat lui-même : Café OTO 2020 un double CD avec Evan Parker, J-MF et Daunik. Voici enfin les deux amis en duo. Crédités chacun mécanisme instinctif et résonnant (J-M F) et kaléidophone ténor (DL) pour trois morceaux dont les titres énoncent leurs durées en français tout comme le titre de l’album Trente-Cinq Minutes et Vingt-Trois Secondes. C’est un (des) album(s) de Foussat où l’aspect dialogue avec son comparse est le plus sensible et le plus intériorisé. Il change de direction et de sonorités en fonction de l’humeur et des détails sonores du jeu du saxophoniste, mordant, rauque, crachant des bribes, éructant sans crier des timbres rares, des morsures venimeuses ou simplement lyrique un instant… La difficulté de ces machines électroniques est d’en scinder, découper et doser les interventions pour que le souffleur puisse faire respirer son jeu sans être emporté par un flux constant. Et cela, afin de créer un dialogue, des imbrications, des questions réponses et d’éviter cette sensation de drones alors que la démarche de Lazro est quelque peu pointilliste, rêveuse, en harmoniques sifflantes ou carrément déchiquetée. Foussat incorpore aussi le souffle du saxophoniste dans son installation se mêlant aux oscillations électroniques émises avec un excellent sens de la dynamique, des variations d’intensité, gouttes d’eau digitales, murmures, de crescendo-decrescendo jusqu’au silence. Tout au long de cet enregistrement précis, se développe une musique – rage-à-froid aussi engagée que distanciée, un univers original qui sert égalitairement autant le talent de l’un que celui de l’autre. Un beau travail collectif.

Abattage jean-marc foussat (1983-2003) FOU Records FR-CD 50
https://fourecords.com/FR-CD50.htm
https://foussat.bandcamp.com/album/abattage
Réédition 40 ème anniversaire d’une parution datant de 1983 publiée alors sans son complément graphique. Je cite l’auteur : « Ré-édition de Luxe à l’occasion du 40ème anniversaire de la sortie du vinyle en octobre 1983 ! Version CD remasterisée, enfin accompagnée du livret de 32 pages originellement rêvé mais abandonné à l’époque faute de moyens phynanciers ».

La pochette contient un livret / partie graphique où figurent photos, textes, dessins et collages d’une époque lointaine. Ce livret est inséré dans la tranche de la pochette légèrement cartonnée d’où on a le loisir de le retirer aisément afin de le contempler et d’en lire les poèmes graphiques qui font songer à ceux d’Apollinaire. Si Jean-Marc Foussat est crédité Compositions, Prises de son & appeaux, guitares, piano, voix, objets, radio, synthétiseurs EMS, on trouve aussi Jean-François Ballèvre au piano dans Ruines, les Employés Municipaux de la ville de Manosque avec une benne à ordures ménagères et Alfredo Morgado Peralta, un marteau piqueur. Et le « rire de Chine » !
Abattage réunit six compositions numérotées 1, 2, 6, 7, 8, 11 avec des durées 1’06’’ 14 (Grillage), 9’36’’ 05 (Images & Jalousies), 4’30’’ 10 (Ruines), 1’48’’ 08 (Petit Paysage), 2’42’’ 09 (Hontes, Inquiétude & Quevœjotto), 13’12’’ 20 (Abattage) et 1’00’’ 45 (--) . Notez, je ne comprends pas tout des indications (numéros après les secondes … centièmes de seconde ?) , sur le CD il y a bien les digits 1, 2, 3, 4, 5 qui correspondent aux morceaux précités. Sur la page bandcamp de l’album, on trouve quatre plages intitulées Abattage 1 (5’33’’), Abattage 2a (01’26’’), Abattage 2b (6’10’’) et Abattage 3 (1’00’’), soit l’entièreté du disque original paru en 1983. Ensuite, sur le CD, il y a / aurait des morceaux ajoutés assez courts … et les digits se suivent : 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13 … sur le tableau du lecteur CD. Mais il y a des choses intéressantes dans une démarche expérimentale, bruiteuse, excentrique, naïve. Mais on n’est pas obligé de comprendre, (je vais percer ce qui me semble mystérieux). Pour le moment, il suffit de se laisser aller à écouter cette musique extravagante qui n’a aucune prétention, autre que celle d’essayer, d’explorer, subvertir, avec ses collages – montages ahuris, cet univers parfois foutraque, grinçant, gargouillant, absurde … On y entend aussi plusieurs échantillons réussis de musique électronique sauvage dont on reconnaît aisément la paternité (ou filiation) Foussattienne. Une curiosité « ancienne » qui vaut le détour et qui ne ressemble à rien d’autre qu’à elle-même.
J’ajoute encore qu’improvising beings avait publié un quadruple CD anthologique de la saga Foussatteuse (comme sulfateuse) dont certains morceaux sont encore plus précoces : Alternative Oblique.

Anaïs Tuerlinckx Jonas Gerigk Burkhard Beins Au Crépuscule Confront Recordings CORE 39.
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/au-cr-puscule

Limited Edition CD pour cette musique rare proche de la démarche d’AMM, originale et authentique.Surtout sensiblement différente. À l’heure où je vous écris, il reste cinq copies sur le compte bandcamp du label. Sorry, de ne pas en avoir écrit plus tôt un compte rendu, bien que je m’étais plongé avec le plus grand ravissement dans cette musique fascinante, radicale et bien ressentie – vécue – partagée, mais il faut du temps pour concevoir une chronique. Deux Chimères I et II (19 :54 et 20 :05) durant lesquelles les trois improvisateurs interpénètrent leurs curieuses sonorités au travers de celles des autres, dans une recherche de l’indicible, exploration méticuleuse et introvertie de leurs instruments respectifs. Anaïs Tuerlinckx plonge des deux mains dans les entrailles du grand piano en faisant vibrer, crisser et bruiter, les cordes tendues, les mécanismes, l’armature métallique et la caisse de résonance de son instrument. Jonas Gerigk fait imploser la résonance de sa contrebasse et des cordes contre la touche avec un chevalet investigateur. Le "méta-percussionniste" Burkhard Beins actionne archet, toms et baguette sur une sorte de batterie préparée avec des ustensiles de percussions et des cordes tendues sur les peaux : cymbales et métaux scintillants ou grondants. La pianiste Anaïs Tuerlinckx évoque la percussion spécifique de Beins sur les touches ... et l'archet tournoie un bon moment comme un derviche. Un foisonnement sonore inextricable envahit notre perception sans que nous parvenions à distinguer « qui joue quoi ». Alors que les frottements sonores de cymbale ou de tam-tam d’Eddie Prévost d’AMM et sa caisse claire résonnante se détachent toujours du flux sonore par rapport aux autres instruments (piano de John Tilbury ou sax de John Butcher), les ébats méta-instrumentaux de Beins-Gerigk-Tuerlinckx cultivent l’intrication forcenée avec un calme olympien. On rêve face à cette précision sonore alliée à une varitété de timbres, d'intensités et de textures plus que remarquables. Leur tension intense focalise notre attention sans jamais trahir un quelconque empressement ou la moindre excitation. Avec cette expression abstraite ultra fignolée et radicale, les trois artistes tiennent la distance et occupent le champ auditif de manière très convaincante sans surjouer. Méritoire. Approfondissement musical réussi des années "réductionnistes" soft-noise.
Publié par Confront, le label de Mark Wastell avec qui Burkhard Beins avait défrayé les annales il y a plus de 20 ans en compagnie de Rhodri Davies au sein de Sealed Knot, un de mes trios favoris de cette époque.

9 février 2024

Guillermo Gregorio Damon Smith Jerome Bryerton/ Ivo Perelman Barry Guy Ramon Lopez/ Carlo Mascolo Miguel Mira Marcello Magliocchi / Joris Rühl Feuilles avec Xavier Charles Jonas Kocher Toma Gouband/ Roberto Di Biaso

The Cold Arrow Guillermo Gregorio Damon Smith Jerome Bryerton Balance Points Acoustics bpaltd 19019
https://balancepointacoustics.bandcamp.com/album/the-cold-arrow-bpaltd19019

Le clarinettiste Guillermo Gregorio s’est fait connaître par plusieurs albums Hatology parmi lesquels Background Music avec Mats Gustafsson et le batteur Kjell Nordeson dans un trio atypique et une version du Treatise de Cornelius Cardew. Plus récemment, Takeo Suetomi a publié une Futura Spartan suite d’un trio de Gregorio avec le bassiste Nicolas Letman Burtinovic et du batteur Todd Capp et lui font suite d’autres trios le batteur Ramon Lopez et le guitariste basse Rafal Mazur (Wandering the Sound) ou le bassiste Joe Fonda (Intersecting Lives) pour Fundacja Sluchaj. Ce même label polonais propose aussi Room of the Present avec le contrebassiste Damon Smith et le percussionniste Jerome Bryerton (Room of the Present). Rien que de penser à ces inattendus October Meetings déjà lointains (dans le temps) de cette paire Smith & Bryerton avec le génial Wolfgang Fuchs pour le label Balance Points Acoustics, je me dis que cette Flèche Froide doit sûrement être incontournable. Le problème avec cette inexorable avalanche d’albums CD’s et digitaux c’est que sous une couche épaisse d’enregistrements qui cultivent la plaisante lingua franca de la free-music, se trouvent aussi et malgré tout de véritables trésors. Enfin du moins, une combinaison d’instruments /musiciens vraiment astucieuse comme ce trio « Cold Arrow » . Si Guillermo Gregorio est un brillant clarinettiste volubile formé au classique contemporain avec un sens de l’écartement instinctif vers le sonore et un don inné pour souffler au plus proche du silence, ce penchant est cultivé savoureusement et profondément par Damon Smith, un véritable sculpteur du son et de la matière de la contrebasse acoustique et par Jerome Bryerton. Celui-ci ajuste ces ustensiles percussifs pour livrer des vibrations, textures et bruissements avec agilité et une belle précision sans envahir le champ sonore et la capacité d’écoute : interventions superbement équilibrées par rapport à la dynamique et aux subtilités de ces deux collègues. On apprécie l’usage nuancé des ustensiles métalliques : tam-tam, cymbales (archet ou mailloche, grattage…) et des « secouages » d’objets percussifs, tintements divers en phase avec le contrebassiste – explorateur etc… Damon Smith déploie son imagination à l’archet et un toucher sensible en pizz parfaitement approprié à l’ensemble (on songe à Barre P.). Atmosphères évoluant dans différents registres mettant en évidence le lyrisme extensible et secret de Gregorio, un clarinettiste parmi les plus originaux, attaché au timbre et à la ductilité de la clarinette « normale » dans un univers harmonique contemporain post Webern. Cette dualité est développée lors de dix improvisations autour des quatre minutes dont huit sont intitulées Planar Effect numérotées de 1 à 8 dans le désordre. Une autre, Coplanar 4 et N°12x. Compositions , improvisations ? Peu importe, on se laisse emporter par leur musique introspective, la rêverie et aussi la réalité intransigeante de leur démarche collective, avec aussi quelques passages virevoltants de la clarinette. Le dosage des interventions individuelles est en tout point remarquable, et celles-ci sont toujours cohérentes avec les affects de chacun et du trio, lequel met magnifiquement en valeur leurs intentions et leur talent musical.

Carlo Mascolo Miguel Mira Marcello Magliocchi Bridge in the Dark FMR CD638-822
https://muzicplus.bandcamp.com/album/mmm-trio-bridge-in-the-dark

Enregistré en 2018 et publié récemment par le prolifique label FMR Records, Bridge in the Dark s'affirme comme un excellent témoignage de cette musique improvisée « libre » qui s’affirme plus comme une rencontre d’individualités aux parcours et aux esthétiques différentes voire même divergentes jouent le jeu créer des liens sonores, des correspondances, soit « un pont dans le noir » de l’instant et du lieu. Ce qui compte dans ces 7 improvisations bien typées aux durées courtes (3 seulement tournent autour des 5 et 6 minutes), est l’empathie, la trouvaille d’une forme spontanée et réfléchie dans laquelle les sons produits par chacun se mêlent, s’enrichissent, s’agrègent dans une magnifique empathie. Miguel Mira appartient à cette fratrie géante de cordistes portugais qui collaborent intensément les uns avec les autres (Carlos Zingaro, Ernesto Rodrigues, Guilherme Rodrigues, Joao Madeira, Hernani Faustino, etc...) dans une kyrielle de formations aussi intéressantes les unes que les autres. Sa musicalité et ses idées sont structurantes, permettant au percussionniste Marcello Magliocchi, un vétéran de la scène italienne (Gianni Lenoci, Roberto Ottaviano, William Parker, Carlo Actis Dato, Adrian Northover, Matthias Boss etc…) et puriste de l’improvisation, de détailler adroitement toutes les ressources sonores et ludiques de son savoir-faire de batteur de haut vol, sans jamais obstruer le dialogue avec des frappes «inconsidérées ». On songe à Roger Turner par exemple. Une finesse remarquable, une légèreté dynamique et «coloriste» spécialement dans le travail des métaux, cymbales …. L’électron libre du trombone méridional, Carlo Mascolo, un résident de l’antique ville d’Altamura qui a accueilli cette superbe session, a plus d’un tour dans son sac : bruissements aux lèvres bourdonnantes, sonorités vocalisées en glissandi expressifs, toute cette grammaire trombonistique partagée des anciens (Rutherford, Schiaffini, Bauer, Rudd) dont il prolonge créativement les artifices et coup d’éclats. Et Miguel Mira, force tranquille, livre le complément sonore « adéquat », ce ciment qui ajoute encore plus de cohérence… et de musicalité partagée. Rien à redire : Bridge in the Dark est un véritable album de musique improvisée libre, offre une belle écoute mutuelle, un excellent travail collectif. Une trentaine de minutes parfaitement remplies qui s’écoulent comme dans un songe ou comme une communion d’esprit qui fait s’évanouir le temps.

Interaction Ivo Perelman Barry Guy Ramon Lopez
https://ivoperelmanmusic.bandcamp.com/album/interaction

Trio “Classique” sax ténor – contrebasse – percussions enregistré en 2017 , plus de deux heures de musique publiée en digital par Ivo Perelman lui-même. Celui-ci enregistre tellement qu’une partie de ses sessions sont publiées hors CD ou vinyle, uniquement en digital via la plate-forme bandcamp. Le contrebassiste Barry Guy fait merveille de bout en bout, héritier « free » des contrebassistes modernes tels La Faro et Peacock et pour ce faire, son coéquipier batteur Ramon Lopez est plus qu’à la hauteur avec toutes les nuances de frappe, glissement, frottement, scintillement. Trilogue pleinement réussi mettant en évidence le jeu si précis, reconnaissable et hautement original d’Ivo Perelman. Le lyrisme à l’état pur et un sens mélodique profondément brésilien qui étirent les notes, leurs harmoniques, morsures du vent, growls, spirales, extrêmes de la colonne d’air… poésie du souffle. Musique en trio translucide dans laquelle il est possible de suivre distinctement le jeu instrumental de chacun à égalité. Jazz – free dira-t-on … oui mais le leur a épousé les « règles » et l’éthique ultra démocratique de l’improvisation libre collective égalitaire – antihiérarchique où chaque contribution individuelle a la même importance que ce soit pour le contrebassiste, le batteur ou le saxophoniste lequel puise allègrement dans le registre sonore des anciens (Mobley, Getz, Henderson, Webster) tout en poursuivant sa propre route. Il n’y pas une once d’accompagnement ou de "section rythmique », aucun soliste. Mais une construction instantanée basée sur l’écoute mutuelle. Cela dit ces trois musiciens ont un niveau instrumental, esthético-musical etc… exceptionnel.
Vingt morceaux, Part 1 & Part 2 subdivisées chacune en Tracks numérotées de 1 à 11 et de 1 à 9. Ça a l’air assez prosaïque pour des improvisations aussi raffinées qu’habitées, sensuelles (Ivo), subtiles (Barry), raffinées (Ramon et Barry). On n’arrive pas à s’en lasser, c’est vraiment le top-notch de ce free free-jazz totalement improvisé. Face aux sonorités merveilleuses du sax ténor, tour à tour veloutées, spiralées, éthérées, aux harmoniques étirées jusqu’au cri modulé par magie, le contrebassiste sollicite toutes les nuances de frottement à l’archet poussées jusqu’au sublime et cette percussion du bois de l’archet sur tous les angles des cordes vibrantes. Écoutez-le bien, il n’a pas son pareil… puissance et délicatesse souvent au bord du silence. Et le percussionniste au pur service de ce qui se trame dans une démarche épurée et un sens de la dynamique permanent du foisonnement jusqu’à l’effacement. Une parfaite réussite.

Joris Rühl Feuilles avec Xavier Charles Jonas Kocher Toma Gouband Umlaut Records umfr-cd46
https://umlautrecords.bandcamp.com/album/feuilles

La pochette est recouverte d’enchevêtrements photographiques d’arbres et branches ayant perdu leurs feuilles en fin d’automne. Joris Rühl est crédité « composition » et clarinette, clarinette tout comme Xavier Charles. Jonas Kocher est un accordéoniste proche de Hans Koch, Michel Doneda et Jacques Demierre alors que le percussionniste Thomas Gouband a tourné et enregistré avec Evan Parker et Matthew Wright. Joris Rühl a enregistré lui aussi en duo avec Doneda et Xavier Charles fait partie du légendaire trio « The Contest of Pleasures » avec John Butcher et Axel Dörner. Tous sont experts en « techniques étendues » dans la recherche sonore (et conceptuelle) de l’improvisation radicale à la limite de la composition alternative et d’une mouvance minimaliste dite « lower case ». Si Rühl a « écrit » / devisé cette composition, c’est bien à l’intention de musiciens rompus à l’improvisation. Feuilles s’étale durant 50’34’’ et fut enregistré en novembre 2022 au studio La Ferrière à Mésanger. De superbes et presqu'immobiles agrégats de souffle et de vibrations sonores planent dans l'espace se relaient en se modifiant insensiblement. L'art infini des drones et de l'interpénétration de sonorités et de vibrations. Tout à fait remarquable au départ, cette musique éthérée et étirée devient de plus en plus intrigante au fil des minutes jusqu'à un cahot - hoquet imbriquant les deux clarinettes et les soufflets alors que la percussion tintinabule. Il y a une intensité dans la durée, une communion profonde de chacun des musiciens. L'écoute doit être aussi intense et attentive pour sentir les implications de cette oeuvre mystérieuse où l'apparente simplicité semble se dérober face à l'infini. La fin s'estompant graduellement vers le silence, d'ailleurs. D'autres commentateurs ou experts plus au fait que moi de ce genre de compositions musicales, en diront plus ou... moins. Joris Rühl a des intentions esthétiques à la hauteur de son grand talent (partagé par ses trois acolytes et vice et versa ; l'écoute, même "naïve", a tout autant d'importance. Cette musique demande à être entendue avec nos sens et notre imagination, sans pour autant en approcher, et encore moins en approfondir, l'exégèse. Pour une expérience sensitive de haute qualité.

Aniello Perduto cade la neve sovrana, vicina è la stella lontana Roberto Di Blasio Setola di Maiale SM 4660
https://anielloperduto.bandcamp.com/album/cade-la-neve-sovrana-vicina-la-stella-lontana

One-man band en re-recording du souffleur Roberto Di Blasio, crédité ici aux sax alto et soprano, à la batterie et aux percussions. Aniello Perduto : l'agneau égaré. Quinze morceaux rythmés aux métriques décalées et aux riffs en escalier, comptines insolites, rythmes impairs ou peu réguliers, avec les deux sax à l'unisson ou en hoquets sautillants. Musique joyeuse et enjouée ou nostalgique, faussement "simple" et bourrées de clin d'oeil. Scansions répétitives, gigues imaginaires, spirales abruptes sur ressorts, fragments mélodiques en ritournelles qui se télescopent (13 Orto). Le feeling des musiques populaires. Pas de "solos" ou d'improvisations. Un travail original dans le sillage de tous ces improvisateurs "mélodistes" italiens tels que le trio O.M.C.I. (Geremia, Rusconi, Periotto) ou Carlo Actis Dato. On songe aussi quelque peu à la musique breukérienne ou à un accordéon populaire qui vient de nulle part. Mais en fait trêve de comparaison, Roberto Di Blasio est un original qui, à force d'ingéniosité, a poussé son travail dans une formule - concept vraiment personnelle, un univers en soi dont le matériau mélodique est retravaillé au fil des plages, certains motifs réapparaissant plus loin dans des perspectives différentes et plus complexes. Derrière l'apparente simplicité (deux sax et une batterie), se cachent les perspectives eschériennes du pauvre. La dernière composition flotte avec un "tutti" - drone incertain de plus de 10 minutes alors que tous les autres morceaux se déclinent entre une et trois minutes. En finale, une comptine désenchantée du bout des lèvres avec une voix absente dans un dialecte italien que j'ai peine à identifier. Pour retrouver l'Agneau Perdu, le berger a effectué bien des girations certaines à colin-maillard avec lui-même... Concept album qui peut laisser perplexe l'auditeur "branché" de "free-music" improvisée ou de jazz d'avant-garde à la première écoute. Mais en grattant la surface et en se laissant conquérir, l'écoute de cette "musiquette" sans prétention apparente peut se révéler fascinante. Félicitations à cet astucieux musicien créatif !