31 août 2023

Milford Graves with Arthur Doyle & Hugh Glover/ Birgit Ulher Carol Genetti & Eric Leonardson/ Guillaume Gargaud Patrice Grente & Thierry Waziniak/Maria Mange Valencia Paolo Pascolo & Stefano Giust

Children of The Forest Milford Graves with Arthur Doyle & Hugh Glover Black Editions Archives BEA 2LP BEA-002
https://milfordgraves-blackeditionsarchive.bandcamp.com/album/children-of-the-forest

C’est le deuxième album que les Black Editions Archives consacrent à Milford Graves. Le précédent, Historic Music Past Tense Future, publiait un concert de 2002 avec Peter Brötzmann et William Parker. Ces enregistrements de janvier février et mars 1976 sont dans le sillage du légendaire et démentiel Bäbi Music de la même année (LP IPS – 004, réédité récemment en dble CD + inédits par CorbettvsDempsey) avec les saxophonistes Arthur Doyle et Hugh Glover. On retrouve ces deux acolytes au fil des plages en trio dans les faces A et B , en duo Glover - Graves C et D, la face D se terminant par un solo de percussions de Milford. Il y a aussi un ou deux extraits verbaux de l’émission radio de WKCR durant lesquelles ces sessions ont été transmises. Dans les faces A & B , Hugh Glover est crédité « klaxon, percussion, vaccine »(sic !) et c’est donc l’allumé Arthur Doyle qui officie en vocalisant furieusement dans son embouchure. C’est apocalyptique et émotionnel, Doyle étant un souffleur unique en son genre. Il semble avoir eu une influence sur Joseph Jarman et Frank Lowe au début des années 70, Frank ayant joué et enregistré en duo avec Rashied Ali la même année dans un registre similaire. Mais il y a une différence notable au point de vue esthétique entre Milford Graves et les Rashied Ali et Andrew Cyrille. L’art free de ces derniers provient en droite ligne de la pratique de la batterie jazz avec baguettes et balais et de ces formules et techniques ludiques. Milford Graves, qui a joué des congas avec Mongo Santamaria, est influencé par les percussions d’origine africaine et caraïbe jouées avec les mains ainsi que les timbales. Chacun de ses membres de gauche et de droite effectuent des figures rythmiques, des battements et des accentuations en crescendo – decrescendo de manière indépendante l’un de l’autre. Sa musique semble sortir tout droit d’un orchestre de percussions africaines tel qu’on peut les écouter sur les vinyles Folkways, Musicaphon ou Ocora de musique traditionnelle africaine. Han Bennink a déclaré avoir été influencé par Milford Graves et ses deux albums ESP et Fontana du New York Art Quartet avec John Tchicaï et Roswell Rudd. Milford a aussi enregistré avec Albert Ayler (Love Cry), Sonny Sharrock (Black Woman), Giuseppi Logan, Don Pullen, Andrew Cyrille en duo, Kaoru Abe Toshinori Kondo et cie, John Zorn, Anthony Braxton et un quartet de percussions avec Don Moye, Cyrille et Kenny Clarke.
Par rapport à la folie intégrale du fameux LP Bäbi Music (que j’avais acquis en 1978), ces Children of the Forest semblent un peu en retrait. Le tandem Doyle et Graves est de toute façon hallucinant, même si l’intervention au klaxon ( !) de Hugh Glover est un peu « mystérieuse ». Cet album est disponible en Europe via Aguirre Records et des revendeurs sérieux, mais il vous en coûtera plus de 50 euros (+ frais) alors qu’il aurait pu être concentré en un seul CD. Néanmoins, comme Milford a peu publié au fil de sa carrière de son vivant, cet album mérite d’être écouté et si vous êtes un inconditionnel de Graves, vous ne serez pas décu. En outre, il y a de bonnes notes de pochette et une interview intéressante de Hugh Glover.

Horizontal Shift Birgit Ulher Carol Genetti Eric Leonardson amalgamusic.org AMA044
https://birgitulhercarolgenettiericleonardson.bandcamp.com/track/horizontal-shift

Crédits : Birgit Ulher – trumpet, radio, speaker, objects. Carol Genetti -voice, objects. Eric Leonardson - springboard, objects, electronics. Je n’avais jamais entendu parler d’Eric Leonardson. Birgit Ulher et Carol Genetti avaient toutes deux enregistré pour le label Balance Acoustics du contrebassiste Damon Smith il y a bien longtemps. Birgit dans Sperrgut en trio avec ce dernier et le batteur Martin Blume et Carol dans Sense of Hearing avec Smith et le violoncelliste Fred Lonberg-Holm. Deux excellents albums de free-music. Birgit Ulher est une des improvisatrices – clé de la trompette révolutionnaire des années 2000 en compagnie d’Axel Dörner, Franz Hauzinger, Peter Evans et Nate Wooley. Elle est sans doute aussi une des plus radicales. Allez distinguer les scories et éclats de l’embouchure, les vibrations des « objets » (sourdines de différentes matières), les compressions bruissantes de la colonne d’air de Birgit Ulher et les égosillements -percussions de glotte – gémissements gutturaux de Carol Genetti. C’est parfois un maquis impénétrable même si lisible. Leurs shrapnels soniques et murmures oscillants se confondent, s’interpénètrent, ou éclatent subrepticement dans deux directions opposées. Lèvres irritées et cordes vocales hérissées s’unissent comme rarement. Elles s’allient étonnamment aux bruitages d’Eric Leonardson et ses ressorts mirifiques à peine ouïs. Vertical Shift (1) et ses vingt minutes est un No Man’s Land bruitiste compact et fragmenté à la fois. Le trio atteint la plénitude avec les 9 :26 d’Horizontal Shift en détaillant avec précision les sculptures sonores et la matière vibratoire de chacun en convergeant leurs efforts. Chaque cellule de la gorge de Carol Genetti prononce les plus insensées syllabes éclatées, verbophonie de la vocalité automatique au sens surréaliste du terme. Birgit Ulher a exprimé verbalement avoir reçu l’inspiration d’un Bill Dixon ou d’un Leo Smith ; depuis, elle crée des merveilles audacieuses et intemporelles dans l’au-delà en transcendant le complexe lèvres – dents – langue – embouchure – colonne d’air – pistons sans rien devoir à personne. Phase Shifts permet de saisir la magie opératoire des deux chamanes de l’indicible et l’empathie de leur acolyte bruiteur qui a bien du mérite en telle compagnie . Durant Vertival Shift, il se révèle complètement en agrégeant ses frottements scintillants à la transe introvertie de la vocaliste et de la trompettiste. Bruitisme radical basé sur des techniques pointues et requérantes qui demandent un travail harassant pour pouvoir s’éclater en toute liberté.

Guillaume Gargaud Patrice Grente Thierry Waziniak OMUSUE TORF Records TR007
https://torfrecords.bandcamp.com/album/omusue
Trio guitare acoustique (Guillaume Gargaud) – contrebasse (Patrice Grente) – percussions (Thierry Waziniak) complètement et collectivement improvisé dans le sillage, dira-t-on, du Spontaneous Music Ensemble « string » (John Stevens - Nigel Coombes – Roger Smith) ou de « Fairly Young Bean » du trio John Russell - Maarten Altena - Terry Day). Thierry Waziniak pratique une percussion détaillée d’une grande finesse ouvrant l’espace de jeu avec des frappes assourdies plutôt piano – pianissimo que forte. Patrice Grente assure une forme de lien – colonne vertébrale plus terrienne et lyrique, que ce soit à l’archet ou en pizzicato, alors que le guitariste explore différents registres sonores de la guitare free avec grattages, tournoiements, clusters ou intervalles dissonants. On l’entend empressé à entraîner ses deux collègues dans cette ronde incessante en arcs brisés ou à souligner les suggestions mélodiques du contrebassiste. Improviser librement de telle manière (avec une guitare acoustique) durant sept improvisations de cinq à sept minutes et plus en s’efforçant à renouveler son inspiration n’est pas une mince affaire. On est impressionné par leur faculté partagée à créer ces rhizomes tactiles, vibratoires, ces interactions tangentielles en échangeant des signaux tacites et en suggérant des changements de régime (vitesse, densité, dynamique, espace ludique, hyper-activité ou souffle zen). Au centre du dispositif, un percussionniste sensible, expérimenté et intuitif agissant en toute transparence. Où se situent les pulsations, l’exploration – extrapolation mélodique, le canevas harmonique, le feeling ? Dans le travail de chacun des instrumentistes et le trio tout entier : chacun essaie de truster tous les rôles, de les partager, de s’abstenir ou d’offrir des réponses inattendues. Dans leur parcours en trio, il s’agit sans doute d’une initiation en vue de transcender le potentiel de leur imaginaire en aiguillonnant leur imagination. À suivre !

Maria Mange Valencia Paolo Pascolo Stefano Giust Politácito Ricordi del Tardigrado Setola Di Maiale SM 4530
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4530

Deux souffleurs : Maria Mange Valencia, sax alto et clarinette et Paolo Pascolo flûte, flûte basse et sax ténor. Un percussionniste : Stefano Giust, le patron et graphiste du label. Enregistrement stuperbement bien réalisé d’un concert très inspiré entièrement dédié à l’expression improvisée libre et généreusement ouverte. Misskappa, Udine le 6 octobre 2022. Les vents flottent sensibles et délicieusement sonores, fragiles, suspendus dans le champ auditif, notes tenues, vibrations ondoyantes, frémissements subtils, poésie de narratifs spontanés. Entre Maria et Paolo , l’entente est parfaite. Titres : Resonancias Orientales 9 :33 … El Nacimento de Los Orangutanes (part 1) 6 :15 et (part2) 8 :02, etc… Tout au long de ces improvisations concentrées et certains gazouillis d’oiseaux des tropiques, le jeu tout à fait remarquable de Stefano Giust avec chaque objet percussif frappé, frotté, résonnant, rebondi, gratté, ... Sa polyrythmie étudiée et la grande variété de ses frappes, leur remarquable lisibilité happent l’écoute et l’attention de l’auditeur. Les belles nuances du toucher des cymbales et des discrets roulis aléatoires sur les peaux entraînent le mouvement constant, une scansion multilatérale impalpable. Cet homme détient quelques secrets du free drumming, du drive – swing invisible, de la recherche sonore et un style bien à lui. Ses comparses explorent le jeu du souffle, la colonne d’air, les pépiements la gorge serrée, un chant amoureux et secret, en mettant à profit leur savoir-faire sonore pour s’inventer un univers de rêves éveillés avec une belle coolitude. Il s’ensuit une magnifique mise en commun d’idées, de sentiments, de sons et de timbres au sein d’un trio atypique.
Voilà bien un trio issu de la vulgate free free-jazz qui nous change complètement des habitudes, tics et lieux communs régurgités ailleurs.

10 août 2023

Marion Brown Quartet 1969/ Jacques Demierre & Martina Brodbeck/ Karoline Leblanc Paulo J. Ferreira Lopes/ Jean-Marc Foussat & Guy Frank Pellerin

Marion Brown Quartet Mary Ann Live in Bremen 1969 Ed Kröger Sigi Busch Steve Mc Call Moosicus M1221-2 2CD
Album invisible sur le site web du label Moosicus – un label jazz « large public ».
https://propermusic.com/products/marionbrownquartet-maryannliveinbremen1969

Marion Brown Quartet ! Enregistré le 24 avril 1969 à la légendaire Lila Eule de Brême par Radio Bremen, là où l’Octet de Peter Brötzmann avait gravé Machine Gun en mai 1968. À la batterie rien moins que Steve Mc Call en personne avec qui Marion Brown avait déjà enregistré Gesprächfetzen en compagnie de Günter Hampel, le trompettiste Ambrose Jackson et le contrebassiste Busch Niebergall le 20 septembre 1968. Le 17 mai 1969 à Wurzburg, Marion, Gunther et Steve enregistreront les morceaux de « Marion Brown in Sommerhausen » avec Jeanne Lee et Daniel Laloux. Rappelons encore l’illustre et explosif « Porto Novo » de décembre 1967 en compagnie d’Han Bennink et de Maarten Altena. Ce double CD « Mary Ann » est fort bienvenu, il s’agit d’un témoignage relativement bien enregistré d’un « vrai » groupe de Marion Brown jouant son répertoire personnel avec un quartet qui se moule dans la thématique de ses compositions de manière un peu plus conventionnelle que le groupe bicéphale Brown - Hampel ou le trio avec le percutant (et violent) Han Bennink à la batterie. Les huit compositions captées en club sont étendues dans la durée , Mary Ann dépasse les 24 minutes au CD 1 et Juba Lee, qui donne son nom à l’album publié par Phillips Fontana, atteint les 26 minutes. Les musiciens en profitent pour improviser, chercher des sons, s’égarer, transformer les atmosphères et nous entraîner dans leur délire. Et swinguer comme dans Ode to Coltrane ou Mary Ann. Le bassiste Sigi Busch est connu pour son travail avec Joe Viera, Charlie Mariano, Jasper Van ‘t Hof, Wolfgang Dauner, Toto Blanke et à l’époque il jouait dans le quartet du saxophoniste Joe Viera et du tromboniste Ed Kröger, qu’on retrouve dans le Requiem pour Che Guevara, Martin Luther King et JF Kennedy de Fred Van Hove. Busch et Kröger, ayant des affinités communes, n’ont aucune difficulté à s’intégrer auprès du binôme Marion Brown et Steve Mc Call. La liberté ludique que Sigi Busch s’octroie dans Gesprächfetzen fait de sa performance un marqueur dans l’évolution de la contrebasse free des années 60, tout comme Alan Silva chez Cecil Taylor (Student Studies 1966) ou le Barre Phillips de Journal Violone a/k/a Basse Barre enregistré l’année précédente. Écoutez le final du concert, Study for 4 instruments, on entre là dans ce que deviendra le free-jazz plus pointu des années 70 sous l’influence des Roscoe Mitchell, Leo Smith et Anthony Braxton. Mais dès le départ, s’impose le lyrisme étonnant de Marion Brown, sa sonorité unique (elle évoque la pureté d’un Johny Hodges , le père du sax alto jazz), ses intervalles en dents de scie, ses staccatos éclairs qui aboutissent à une spirale mélodieuse. Chaque CD contient quatre longs morceaux développés jusqu’à plus soif avec une aisance et une cohérence merveilleuses et pimentées par une vraie prise de risque au niveau du temps de jeu. En effet, une composition atteint les 20 minutes, trois autres dépassent largement ces 20 minutes et deux, les dix-sept minutes, sans jamais nous lasser. Marion Brown est un artiste essentiellement collectif qui, en tant que leader, laisse s’exprimer ses camarades à parts égales dans un principe assumé d’égalité et de généreuse collaboration. On ressent un véritable souffle d’enthousiasme émotionnel dans le groupe. Avec Steve Mc Call, nous sommes particulièrement gâtés : propulsant le groupe en accélérant et croisant les tempi et les beats, il emporte ses collègues dans une autre dimension. Il n’hésite pas à chercher et à jouer des « petits » sons espacés de silence, ouvrant le jeu collectif aux audaces du contrebassiste. Chacun donne le meilleur de lui-même. Le tromboniste Ed Kröger, un peu timide au départ, ouvre son coeur et insuffle un supplément d’âme. Il s’agit d’un document irremplaçable de la réalité vécue du free-jazz des années 60, musique du partage et du voyage, de l’amitié et de l’instant. Gloire à Marion Brown et à sa superbe inspiration qui incarne les valeurs les plus profondes et le message ultime de cette musique improvisée collective quand elle s’appelait New Thing - Free Jazz - Great Black Music !
Remarque : il s'agit d'un enregistrement de bonne qualité et approuvé par la famille de Marion Brown. Son fils Djinji en a rédigé les notes de pochette.

Jacques Demierre - Martina Brodbeck a falling sound insub records 2CD
https://insub.bandcamp.com/album/a-falling-sound

Notes pour cet intrigant double album de Jacques Demierre piano et Martina Brodbeck violoncelle :
A recording of a piano tuning session was the starting point for a series of different pieces, all of which question the experience of measurement. These two pieces, «about a thousand years» and «a falling sound», for piano and cello, are a new stage in this process. If the music results from a work of measurement - that of the piano as a territory and of its different acoustic regions, both the voice of Pandit Prân Nath, which gave rise to the playing and scordatura of the cello, and the bass of one of Arturo Benedetti Michelangeli's pianos, used for this recording, were other equally determining influences. (Jacques Demierre)
Music composed by Jacques Demierre (SUISA) in collaboration with Martina Brodbeck
The titles are taken from haïku by Matsuo Basho in “Basho: The Complete Haiku”, Kodansha International
Recorded December 21st, 2022 by Antoine Etter at Phonotope Studio, Renens
Mixed and mastered January 23rd, 2023 by Antoine Etter at Phonotope Studio, Renens

Je ne vais pas épiloguer sur les intentions des deux artistes. Il s’agit de deux œuvres expérimentales très « pointues » construites et développées au départ de quelques constatations de particularités de la pratique physique du piano et du violoncelle. À mon sens, il s’agit pour l’auditeur (« informé » ou occasionnel) d’une expérience auditive, sensorielle. Le pianiste réitère inlassablement le jeu d’une touche ou deux touches comme le ferait un accordeur en en modifiant légèrement et très soigneusement le son, le timing, la résonance de manière obsessionnelle. La violoncelliste fait vibrer légèrement une note en un filet de son proche du sifflement mumuré en créant d’infimes glissandi. Une oreille exercée saisira immédiatement la maîtrise instrumentale intense peu commune de Jacques Demierre au piano et Martina Brodbeck au violoncelle. About a thousand years dure 47 minutes 54 secondes et c’est au fil des minutes qui semblent paraître interminables que la musicalité inhérente à cette entreprise, son chant intime, son lyrisme secret s’affirme et s’impose à moi. C’est bien sûr mon expérience d’écoute et ma pratique de vocaliste qui œuvrent à ma perception très positive de leur travail. Faut-il informer le public que pour devenir « un excellent instrumentiste musicien » de haut vol, il faut s’adonner interminablement / obsessionnellement à des exercices avec une seule note, un seul son depuis l’intensité pianissimo jusqu’au forte ou au fortissimo avec les variantes de crescendo et decrescendo etc… Cela pour le piano, le violon, la voix humaine, les instruments à vent, etc… et cela requiert dès le départ une concentration maximale. De même l’accordage très lent du piano ou les possibilités de la scordatura, soit les modifications d’accord du violoncelle. De là à créer une musique cohérente avec ses éléments très basiques de la pratique instrumentale, il n’y a qu’un pas que nos deux artistes franchissent avec un très grand talent. Un album à insérer dans la lignée de ces improvisateurs radicaux qui ont transformé ou redéfini la pratique de l’improvisation expérimentale et de leurs publications « révolutionnaires » depuis un peu plus de vingt ans (Axel Dörner, Rhodri Davies, Mark Wastell, Michel Doneda, Phil Durrant, Franz Hautzinger, Burkhard Beins, Birgit Ulher, Keith Rowe etc… ) tout en se singularisant de ce mouvement. Tout à fait plus que remarquable.

The Wind Wends Its Way Round. Karoline Leblanc Paulo J. Ferreira Lopes atrito afeito 012
https://atrito-afeito.com/atrito-afeito-012/

La pianiste québécoise Karoline Leblanc nous propose ici un album alternant solos de piano et duos avec le batteur Paulo J Ferreira Lopes (en 1/ 3/ et 6/). Son jeu emporté, lyrique et aérien évoquera pour celui d’Irène Schweizer. Chaque pièce aux durées pas trop longues (9 :57, 7 :53, 5 :49, 3 :26, 7 :03, 5 :08) développe une musique puissante, multirythmique, dissonante, foisonnante et focalisée sur des possibilités de jeux complexes, organiques et tournoyantes. On admire son travail dans les graves avec des réitérations de clusters oscillantes, grondantes ou lumineuses. La participation active du free-drumming de Ferreira Lopes apporte une puissance et un challenge bienvenus dans un chassé – croisé ludique vitaminé qui pousse la pianiste à tourner sur elle-même et se laisser emporter par les irrésistibles vagues – bourrasques du flux instrumental. Karoline Leblanc plonge dans le clavier et l’embrasse à pleines mains empilant et déconstruisant de denses conjonctions harmoniques (Obsidiennes) dans une veine aussi poétique que « constructionniste ». Plus loin , elle mesure adroitement la résonnance et les intervalles impairs avec des arpèges qui changent d’humeur à chaque seconde, enfonçant puissamment les notes en contrastes aigus, pointilleux, perlés (Porter les Pas). Dans Sillages, on voit littéralement ses mains se croiser et s’abattre sur les occurrences du clavier sur sa largeur et toutes ses latitudes, obstinément, et en faisant tournoyer les grappes de notes sous leurs multiples coutures et leurs couleurs étincelantes. On songe à Fred Van Hove aussi touchant même si moins « ambitieux. Et quel savoir-faire, quelle précision au niveau du timing ! C’est un magnifique album pour se laisser emporter, rêver et se réveiller au bord de l’aube. Très remarquable.

Jean-Marc Foussat & Guy Frank Pellerin les Beaux Jours FOU RECORD FR-CD 54
https://www.fourecords.com/FR-CD54.htm

Intense et orageuse musique électronique « vintage » - boucles éthérées ou effets d’orgue ou de claviers – synalgies de l’irrésolu - (AKS de Jean-Marc Foussat) aiguillonnée et déchirée par les morsures extrêmes du saxophoniste soprano (Guy Frank Pellerin). Le sentiment de durée de leurs improvisations (22, 19 et 25 minutes), s’amenuise au fur et à mesure où les sortilèges s’abattent dans cette météo de l’instant surgissant. Une belle variété de jeux dans les phases de jeu fait que l’on ne suit plus l’ordonnancement de la musique, ni sa logique. On trouve un fil conducteur impalpable dans les nombreuses suggestions qu’elle évoque. Glissements, ponctuations, oscillations de timbres fous, vent sauvage sous la toiture éventrée, éclatement sonique des articulations du souffle et des doigtés du sax droit, rage du souffleur, tourbillons sonores lacérés, les voix folles et hébétées des haut-parleurs. Le son du sax est parfois traité, voire torturé par l’opérateur électronique. Murmures planants au départ de Phase de nuit à peine audible, croassements…. Poème de Tristan Tzara, mer d’émeraude de Guy – Frank, l’enregistrement est assorti de signes poétiques et cette poésie est immanente dans la musique. Une moto ronronnante s’échappe et le son lancinant du sax s’élance dans l’infini. On devine la présence d’un piano où s’agite(nt) un ou deux objets – jouets. Le souffleur étire les scories des vibrations de la colonne d’air alors que les sonorités électro s’enveloppent, se superposent, s’étirent ou se contractent. Les touches du piano tintent et sursautent , agitent les suraigus déchirants et les notes mouvantes et brûlantes du saxophone ténor. Le paysage est en perpétuelle mutation jusqu’au silence où se révèle les lentes notes tenues de Guy-Frank Pellerin, sifflements du désespoir où d’un matin qui se lève au bord de mer. Une musique définitive de l’indéfinissable. Un super dialogue entre des faisceaux d’intentions très diversifiés sous le sceau de l’audace zen bruissante. La qualité sensible de la musique transcende la performance « instrumentale » pour laisser s’exprimer nos fantômes, découvrir nos obsessions ou laisser flotter le subconscient. Ne pas essayer de comprendre ou de juger et se laisser envahir par l’expérience des sens.

2 août 2023

Gianni Mimmo & Harri Sjöström/ Didier Fréboeuf & Jean-Luc Petit/ Timo van Luijk & Kris Vanderstraeten/ Maria Da Rocha Ernesto Rodrigues Daniel Levin João Madeira

Wells Gianni Mimmo & Harri Sjöström Amirani AMRN074
https://www.amiranirecords.com/editions/wells
https://harrisjostrom.bandcamp.com/album/wells-2

Ensemble, ces deux saxophonistes sopranos font plus qu’évoquer feu Steve Lacy, leur maître : Gianni Mimmo et Harri Sjöström. C'est leur deuxième album en duo (après Bauchhund, même label) et ils partagent aussi un groupe commun. On connaît la polémique au sujet des « copycats ». De la stupidité totale. D’abord, il faut savoir jouer du saxophone (sporano!) à un (très) haut niveau pour s'approcher de la performance de Steve Lacy et ces deux artistes ont une expressivité, une sensibilité indéniables. Steve Lacy était un artiste aussi indispensable et fascinant que l’était John Coltrane. Tout comme John Coltrane ou Lester Young avant lui, Lacy avait tellement de talent et sa musique était tellement lumineuse et évidente qu’elle a entraîné des « suiveurs », des fidèles qui ont étudié son travail. À l'époque où Coltrane n'avait pas encore joué publiquement du sax soprano, Steve Lacy était déjà un maître de l'instrument (cfr ses albums Evidence avec Mal Waldron et Elvin Jones et Evidence avec Don Cherry). Tout comme Dave Liebman, Joe Farrell, Alan Skidmore ou Paul Dunmall ont marché dans les pas de Coltrane, nos deux amis, Gianni et Harri ont évolué dans la direction indiquée par Lacy. Certains artistes choisissent de créer un univers radicalement différent de leurs prédécesseurs, comme l’ont fait Albert Ayler, Anthony Braxton, Evan Parker, John Butcher ou Michel Doneda, d’autres suivent avec enthousiasme l’enseignement d’un grand maître afin d’acquérir une base solide pour apprendre leur instrument avec un maximum d’exigence musicale et un travail intense … Pour ensuite se surpasser et imprimer leur marque personnelle. Copieurs, on s’en fout ! Jouer ainsi ensemble avec deux sax sopranos en duo avec autant d’à-propos, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut vraiment être de mauvaise foi ou un peu crétin pour y trouver matière à critique (négative). Écoutez honnêtement un gros paquet d’albums bien choisis de Paul Dunmall et comparez-le ensuite à son maître Coltrane et vous pourrez mesurer … le travail intense et démesuré de ce saxophoniste de l’impossible. C’est un peu ce qui se passe dans ce duo : en combinant leurs talents et leurs sensibilités dans l'improvisation "totale", Gianni Mimmo et Harri Sjöström magnifient les facettes infinies du saxophone droit, le difficile sax soprano, auquel s’ajoutent les facéties de Sjöström au sax sopranino, un instrument tout à fait ingrat, ne fut-ce que pour en assurer sa « justesse ». Nous avons ici l’impression de nous balader dans des galeries infinies de miroirs déformants, où s’étirent, se compressent ou spiralent à l’infini toutes les combinaisons sonores, timbrales, harmoniques, mélodiques de ces deux saxophones en face à face avec une myriade de suggestions, répons, fragments mélodiques, harmonies induites ou perçues, imbrications, imprécations, caquetages, articulations fébriles ou hyper contrôlées. Qui joue quoi : Harri ou Gianni, vous seriez bien en peine de le deviner. Donc, écoutons. Une musique profondément sensible, éthérée, intime, intense un partage profond de la « matière », un sens étonnant des couleurs. Gianni représente un peu le côté un peu sérieux – organisé de Steve et Harri, son côté « canard » (The Duck !) avec un brin de Lol Coxhill. Inépuisable (Wells ?). Mais en écoutant maintenant le duo de Lacy avec Evan Parker (Chirps/FMP) et ce Wells à la suite, je n’arrive pas à me décider sincèrement lequel de ces deux albums je préfère. Evan Parker a écrit un texte en utilisant toutes les lettres de des prénoms et patronymes de Gianni Mimmo et Harri Sjöström pour exprimer son ravissement. En fait, cet album est génial !

Crusts Didier Fréboeuf & Jean-Luc Petit FOU Records FR-CD 48
https://fourecords.com/FR-CD48.htm

Duo piano et anches. Plus exactement, Didier Fréboeuf, le pianiste, est aussi crédité clavietta et objets et le souffleur Jean-Luc Petit, sax ténor et sopranino ainsi que clarinette contrebasse. Trois Crusts (trad. littérale croûtes) intitulées Bark (16:44), soit écorce, Scab (12:14) soit gale … ou croûte et Crisp (16:03), soit croustillant. Titres pas mal choisis par rapport à la musique improvisée qu’ils jouent toutes oreilles l’un vers l’autre : ces deux-là ne restent pas à la surface des choses. Ils travaillent en profondeur leurs échanges en développant une belle variété de modes de jeux tant au clavier et dans les cordages qu’ aux anches. J’apprécie le jeu sec et mordant, elliptique et contemporain de Jean-Luc Petit au sax ténor à travers différentes phases de jeu face au travail concis sur l’approche rythmique et le toucher de Didier Fréboeuf, un musicien à la fois expérimenté question harmonies et au savoir schoenbergien mis en pratique de manière spontanée (Bark). La deuxième improvisation est un peu un challenge des « opposés » : face aux dix doigts et deux mains maniant le clavier et toutes leurs possibilités, le souffleur a choisi d’emboucher son énorme clarinette contrebasse plus propice à créer des sonorités étranges que d’articuler d'agiles phrases mélodiques vu la grande « gravité » de l’instrument . Se basant sur l’écoute mutuelle, l’imagination et le goût pour le sonore du très grave bourdonnant à l’extrême aigu d’harmoniques difficiles à contrôler de cette clarinette hors norme, un dialogue fructueux se crée au fil des minutes. C’est tout à l’opposé dans Crisp où Jean-Luc Petit souffle dans son très volubile sax sopranino dont il maîtrise la technique et les hauteurs de chaque note. Il finit par colorer, saturer / grincer l’anche et le tube et faire sursauter son jeu par-delà clés et intervalles distendus face aux ostinatos et cadences mouvants et complexes du pianiste. Le jeu du chat et de la souris ou alors les gambades d’un écureuil feu-follet au milieu des écorces et feuilles mortes jonchées sur le sol à la recherche des noix, châtaignes et noisettes dont il rejette les écorces pour les grignoter ou qu’il rassemble pour les cacher sous les feuilles et la mousse jusqu’à l’hiver, afin d’ avoir plus d’un tour dans son sac comme nos deux improvisateurs. On croit l’entendre ronger son frein d’ailleurs en fin de parcours quand les doigts de Fréboeuf glissent sur le mince boudin fileté des cordes du grand piano.
Un très bon album qui fera un beau cadeau à une amie ou un ami en manque de musiques à écouter. C’est vrai que j’ai peine à entasser tous ces CD’s dont je vous abreuve de chroniques alambiquées ou déraisonnables.

Autour du Lac d’Asselt Timo van Luijk & Kris Vanderstraeten La Scie Dorée 2022 album vinyle
https://timovanluijkkrisvanderstraeten.bandcamp.com/album/autour-du-lac-dasselt-2

Nouvel album mirifique du duo du créateur d’objets sonores – détourneurs d’instruments Timo van Luijk et du percussionniste Kris Vanderstraeten. Hasselt est la ville chef-lieu de la province belge du Limbourg et fut, autrefois, une ville importante de la Principauté de Liège. Timo et Kris ont tous deux leurs racines dans cette région et le patronyme du premier, van Luijk, se traduit « de Liège » en français. Alors le lac d’asselt, pourquoi pas, surtout pour une musique qui appelle autant à la suggestion et à l’imaginaire par le truchement de la curiosité imaginative de ses deux protagonistes et de leur extrême sensibilité face aux vibrations, murmures et infimes sonorités provenant de leur instrumentarium un brin surréaliste. D’ailleurs, si on retrouve chez Kris l’utilisation très étendue d’un kit de percussions « fait-maison », il est assez difficile de deviner quels instruments, objets (bois, métaux, plastiques), Timo manipule, actionne sans précipitation et amplifie avec de curieuses résonnances. Il suffit de se laisser plonger dans l’écoute et la découverte. Cette musique évolue lentement dans un temps suspendu, un souffle fantomatique, des nuances irisées, au bord d’un silence intériorisé. Elle ignore la virtuosité pour se focaliser sur l’écoute attentive des sons produits, cherchés, découverts, entrevus ou abandonnés. Mais le moindre son émis compte et a sa raison d’être. Il en ressort un univers musical et sonore unique qui sollicite une rêverie féérique au-delà d’une vision théorique, dogmatique ou idéologique. Timo Van Luijk anime son propre label vynile La Scie Dorée et travaille régulièrement avec Andrew Chalk, Christoph Heemann, Limpe Fuchs, Raymon Dijkstra, Frederyk Croene. Kris Vanderstraeten a enregistré en solo et avec Stefan Keune et John Russell, le trio Sureau, Dirk Serries et Martina Verhoeven.
Merveilleux !

Maria Da Rocha Ernesto Rodrigues Daniel Levin João Madeira Hoya Creative Sources CS782CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/hoya

Ernesto Rodrigues est la cheville ouvrière – responsable du label portugais Creative Sources, lequel a publié un nombre record d’enregistrements d’un nombre exponentiel d’improvisateurs du monde entier (ici N° 782 du catalogue !!). Altiste (violon alto), Ernesto a à cœur de réunir un maximum de collègues portugais et étrangers dans de nombreuses formations qui vont du duo ou trio, du quintet au grand orchestre avec un sens du collectif très prononcé Se dessine particulièrement une prédilection relativement récente pour les ensembles de cordes frottées (famille du violon) comme ce très intéressant Hoya. Violon : Maria Da Rocha, alto : Ernesto Rodrigues, violoncelle : Daniel Levin, contrebasse João Madeira, lequel est un de ses collaborateurs les plus proches si on en juge par leur discographie commune. Daniel Levin a, par exemple, travaillé et enregistré avec le saxophoniste Rob Brown, un « poids lourd » de la scène free-jazz authentique (William Parker, Matt Shipp et cie). Cet album est divisé , disons en trois parties. Pour commencer quatre solos (très) improvisés de chaque instrumentiste (cello - alto- contrebasse - violon). Ensuite, six duos qui réunissent chaque instrumentiste avec un des trois autres, ce qui permet d’entendre chacun trois fois avec un instrument différent. Pour terminer deux Quartets. Cela paraît bien organisé et logique, même un peu bien propre sur soi. En fait, cette structure un peu figée autorise toutes les incartades, leurs spécificités personnelles à s’épanouir et finalement l’auditeur partage d’heureux moments de poésie sonore, de découvertes inopinées des curiosités inhérentes à chaque instrument. Bien des choses sont possibles avec ces instruments à cordes, boisés, résonnants, vibrants, gratouillants, percutés col legno… avec une solide technique, de l’imagination, un sens ludique, une vision inventive de formes et d’échanges spontanés. Une série détaillée de pièces « uniques », bien différenciées par l’ambiance, l’intensité, les intentions du moment, l’inspiration, les cohérences ou les contrastes qui finissent par tracer une œuvre collective où s’inscrit un sentiment intense d’écoute et de respect mutuel. Bien sûr, on trouve là les avancées de la musique contemporaine où s’intègre, s’insuffle une sorte de folie inhérente à la libre improvisation. Mais aussi l’apaisement ou des frictions soniques. Appelez cela comme vous voulez, composition instantanée, deep listening ou non idiomatique, on s’en moque en fait. Ce qui compte c’est la musique et là, je vous assure que le compte y est. Vraiment remarquable.