10 août 2023

Marion Brown Quartet 1969/ Jacques Demierre & Martina Brodbeck/ Karoline Leblanc Paulo J. Ferreira Lopes/ Jean-Marc Foussat & Guy Frank Pellerin

Marion Brown Quartet Mary Ann Live in Bremen 1969 Ed Kröger Sigi Busch Steve Mc Call Moosicus M1221-2 2CD
Album invisible sur le site web du label Moosicus – un label jazz « large public ».
https://propermusic.com/products/marionbrownquartet-maryannliveinbremen1969

Marion Brown Quartet ! Enregistré le 24 avril 1969 à la légendaire Lila Eule de Brême par Radio Bremen, là où l’Octet de Peter Brötzmann avait gravé Machine Gun en mai 1968. À la batterie rien moins que Steve Mc Call en personne avec qui Marion Brown avait déjà enregistré Gesprächfetzen en compagnie de Günter Hampel, le trompettiste Ambrose Jackson et le contrebassiste Busch Niebergall le 20 septembre 1968. Le 17 mai 1969 à Wurzburg, Marion, Gunther et Steve enregistreront les morceaux de « Marion Brown in Sommerhausen » avec Jeanne Lee et Daniel Laloux. Rappelons encore l’illustre et explosif « Porto Novo » de décembre 1967 en compagnie d’Han Bennink et de Maarten Altena. Ce double CD « Mary Ann » est fort bienvenu, il s’agit d’un témoignage relativement bien enregistré d’un « vrai » groupe de Marion Brown jouant son répertoire personnel avec un quartet qui se moule dans la thématique de ses compositions de manière un peu plus conventionnelle que le groupe bicéphale Brown - Hampel ou le trio avec le percutant (et violent) Han Bennink à la batterie. Les huit compositions captées en club sont étendues dans la durée , Mary Ann dépasse les 24 minutes au CD 1 et Juba Lee, qui donne son nom à l’album publié par Phillips Fontana, atteint les 26 minutes. Les musiciens en profitent pour improviser, chercher des sons, s’égarer, transformer les atmosphères et nous entraîner dans leur délire. Et swinguer comme dans Ode to Coltrane ou Mary Ann. Le bassiste Sigi Busch est connu pour son travail avec Joe Viera, Charlie Mariano, Jasper Van ‘t Hof, Wolfgang Dauner, Toto Blanke et à l’époque il jouait dans le quartet du saxophoniste Joe Viera et du tromboniste Ed Kröger, qu’on retrouve dans le Requiem pour Che Guevara, Martin Luther King et JF Kennedy de Fred Van Hove. Busch et Kröger, ayant des affinités communes, n’ont aucune difficulté à s’intégrer auprès du binôme Marion Brown et Steve Mc Call. La liberté ludique que Sigi Busch s’octroie dans Gesprächfetzen fait de sa performance un marqueur dans l’évolution de la contrebasse free des années 60, tout comme Alan Silva chez Cecil Taylor (Student Studies 1966) ou le Barre Phillips de Journal Violone a/k/a Basse Barre enregistré l’année précédente. Écoutez le final du concert, Study for 4 instruments, on entre là dans ce que deviendra le free-jazz plus pointu des années 70 sous l’influence des Roscoe Mitchell, Leo Smith et Anthony Braxton. Mais dès le départ, s’impose le lyrisme étonnant de Marion Brown, sa sonorité unique (elle évoque la pureté d’un Johny Hodges , le père du sax alto jazz), ses intervalles en dents de scie, ses staccatos éclairs qui aboutissent à une spirale mélodieuse. Chaque CD contient quatre longs morceaux développés jusqu’à plus soif avec une aisance et une cohérence merveilleuses et pimentées par une vraie prise de risque au niveau du temps de jeu. En effet, une composition atteint les 20 minutes, trois autres dépassent largement ces 20 minutes et deux, les dix-sept minutes, sans jamais nous lasser. Marion Brown est un artiste essentiellement collectif qui, en tant que leader, laisse s’exprimer ses camarades à parts égales dans un principe assumé d’égalité et de généreuse collaboration. On ressent un véritable souffle d’enthousiasme émotionnel dans le groupe. Avec Steve Mc Call, nous sommes particulièrement gâtés : propulsant le groupe en accélérant et croisant les tempi et les beats, il emporte ses collègues dans une autre dimension. Il n’hésite pas à chercher et à jouer des « petits » sons espacés de silence, ouvrant le jeu collectif aux audaces du contrebassiste. Chacun donne le meilleur de lui-même. Le tromboniste Ed Kröger, un peu timide au départ, ouvre son coeur et insuffle un supplément d’âme. Il s’agit d’un document irremplaçable de la réalité vécue du free-jazz des années 60, musique du partage et du voyage, de l’amitié et de l’instant. Gloire à Marion Brown et à sa superbe inspiration qui incarne les valeurs les plus profondes et le message ultime de cette musique improvisée collective quand elle s’appelait New Thing - Free Jazz - Great Black Music !
Remarque : il s'agit d'un enregistrement de bonne qualité et approuvé par la famille de Marion Brown. Son fils Djinji en a rédigé les notes de pochette.

Jacques Demierre - Martina Brodbeck a falling sound insub records 2CD
https://insub.bandcamp.com/album/a-falling-sound

Notes pour cet intrigant double album de Jacques Demierre piano et Martina Brodbeck violoncelle :
A recording of a piano tuning session was the starting point for a series of different pieces, all of which question the experience of measurement. These two pieces, «about a thousand years» and «a falling sound», for piano and cello, are a new stage in this process. If the music results from a work of measurement - that of the piano as a territory and of its different acoustic regions, both the voice of Pandit Prân Nath, which gave rise to the playing and scordatura of the cello, and the bass of one of Arturo Benedetti Michelangeli's pianos, used for this recording, were other equally determining influences. (Jacques Demierre)
Music composed by Jacques Demierre (SUISA) in collaboration with Martina Brodbeck
The titles are taken from haïku by Matsuo Basho in “Basho: The Complete Haiku”, Kodansha International
Recorded December 21st, 2022 by Antoine Etter at Phonotope Studio, Renens
Mixed and mastered January 23rd, 2023 by Antoine Etter at Phonotope Studio, Renens

Je ne vais pas épiloguer sur les intentions des deux artistes. Il s’agit de deux œuvres expérimentales très « pointues » construites et développées au départ de quelques constatations de particularités de la pratique physique du piano et du violoncelle. À mon sens, il s’agit pour l’auditeur (« informé » ou occasionnel) d’une expérience auditive, sensorielle. Le pianiste réitère inlassablement le jeu d’une touche ou deux touches comme le ferait un accordeur en en modifiant légèrement et très soigneusement le son, le timing, la résonance de manière obsessionnelle. La violoncelliste fait vibrer légèrement une note en un filet de son proche du sifflement mumuré en créant d’infimes glissandi. Une oreille exercée saisira immédiatement la maîtrise instrumentale intense peu commune de Jacques Demierre au piano et Martina Brodbeck au violoncelle. About a thousand years dure 47 minutes 54 secondes et c’est au fil des minutes qui semblent paraître interminables que la musicalité inhérente à cette entreprise, son chant intime, son lyrisme secret s’affirme et s’impose à moi. C’est bien sûr mon expérience d’écoute et ma pratique de vocaliste qui œuvrent à ma perception très positive de leur travail. Faut-il informer le public que pour devenir « un excellent instrumentiste musicien » de haut vol, il faut s’adonner interminablement / obsessionnellement à des exercices avec une seule note, un seul son depuis l’intensité pianissimo jusqu’au forte ou au fortissimo avec les variantes de crescendo et decrescendo etc… Cela pour le piano, le violon, la voix humaine, les instruments à vent, etc… et cela requiert dès le départ une concentration maximale. De même l’accordage très lent du piano ou les possibilités de la scordatura, soit les modifications d’accord du violoncelle. De là à créer une musique cohérente avec ses éléments très basiques de la pratique instrumentale, il n’y a qu’un pas que nos deux artistes franchissent avec un très grand talent. Un album à insérer dans la lignée de ces improvisateurs radicaux qui ont transformé ou redéfini la pratique de l’improvisation expérimentale et de leurs publications « révolutionnaires » depuis un peu plus de vingt ans (Axel Dörner, Rhodri Davies, Mark Wastell, Michel Doneda, Phil Durrant, Franz Hautzinger, Burkhard Beins, Birgit Ulher, Keith Rowe etc… ) tout en se singularisant de ce mouvement. Tout à fait plus que remarquable.

The Wind Wends Its Way Round. Karoline Leblanc Paulo J. Ferreira Lopes atrito afeito 012
https://atrito-afeito.com/atrito-afeito-012/

La pianiste québécoise Karoline Leblanc nous propose ici un album alternant solos de piano et duos avec le batteur Paulo J Ferreira Lopes (en 1/ 3/ et 6/). Son jeu emporté, lyrique et aérien évoquera pour celui d’Irène Schweizer. Chaque pièce aux durées pas trop longues (9 :57, 7 :53, 5 :49, 3 :26, 7 :03, 5 :08) développe une musique puissante, multirythmique, dissonante, foisonnante et focalisée sur des possibilités de jeux complexes, organiques et tournoyantes. On admire son travail dans les graves avec des réitérations de clusters oscillantes, grondantes ou lumineuses. La participation active du free-drumming de Ferreira Lopes apporte une puissance et un challenge bienvenus dans un chassé – croisé ludique vitaminé qui pousse la pianiste à tourner sur elle-même et se laisser emporter par les irrésistibles vagues – bourrasques du flux instrumental. Karoline Leblanc plonge dans le clavier et l’embrasse à pleines mains empilant et déconstruisant de denses conjonctions harmoniques (Obsidiennes) dans une veine aussi poétique que « constructionniste ». Plus loin , elle mesure adroitement la résonnance et les intervalles impairs avec des arpèges qui changent d’humeur à chaque seconde, enfonçant puissamment les notes en contrastes aigus, pointilleux, perlés (Porter les Pas). Dans Sillages, on voit littéralement ses mains se croiser et s’abattre sur les occurrences du clavier sur sa largeur et toutes ses latitudes, obstinément, et en faisant tournoyer les grappes de notes sous leurs multiples coutures et leurs couleurs étincelantes. On songe à Fred Van Hove aussi touchant même si moins « ambitieux. Et quel savoir-faire, quelle précision au niveau du timing ! C’est un magnifique album pour se laisser emporter, rêver et se réveiller au bord de l’aube. Très remarquable.

Jean-Marc Foussat & Guy Frank Pellerin les Beaux Jours FOU RECORD FR-CD 54
https://www.fourecords.com/FR-CD54.htm

Intense et orageuse musique électronique « vintage » - boucles éthérées ou effets d’orgue ou de claviers – synalgies de l’irrésolu - (AKS de Jean-Marc Foussat) aiguillonnée et déchirée par les morsures extrêmes du saxophoniste soprano (Guy Frank Pellerin). Le sentiment de durée de leurs improvisations (22, 19 et 25 minutes), s’amenuise au fur et à mesure où les sortilèges s’abattent dans cette météo de l’instant surgissant. Une belle variété de jeux dans les phases de jeu fait que l’on ne suit plus l’ordonnancement de la musique, ni sa logique. On trouve un fil conducteur impalpable dans les nombreuses suggestions qu’elle évoque. Glissements, ponctuations, oscillations de timbres fous, vent sauvage sous la toiture éventrée, éclatement sonique des articulations du souffle et des doigtés du sax droit, rage du souffleur, tourbillons sonores lacérés, les voix folles et hébétées des haut-parleurs. Le son du sax est parfois traité, voire torturé par l’opérateur électronique. Murmures planants au départ de Phase de nuit à peine audible, croassements…. Poème de Tristan Tzara, mer d’émeraude de Guy – Frank, l’enregistrement est assorti de signes poétiques et cette poésie est immanente dans la musique. Une moto ronronnante s’échappe et le son lancinant du sax s’élance dans l’infini. On devine la présence d’un piano où s’agite(nt) un ou deux objets – jouets. Le souffleur étire les scories des vibrations de la colonne d’air alors que les sonorités électro s’enveloppent, se superposent, s’étirent ou se contractent. Les touches du piano tintent et sursautent , agitent les suraigus déchirants et les notes mouvantes et brûlantes du saxophone ténor. Le paysage est en perpétuelle mutation jusqu’au silence où se révèle les lentes notes tenues de Guy-Frank Pellerin, sifflements du désespoir où d’un matin qui se lève au bord de mer. Une musique définitive de l’indéfinissable. Un super dialogue entre des faisceaux d’intentions très diversifiés sous le sceau de l’audace zen bruissante. La qualité sensible de la musique transcende la performance « instrumentale » pour laisser s’exprimer nos fantômes, découvrir nos obsessions ou laisser flotter le subconscient. Ne pas essayer de comprendre ou de juger et se laisser envahir par l’expérience des sens.

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