Hunting Waves Nucleons : Franziska Baumann Sebastian Rotzler Emmanuel Künzi Leo CD LR 876.
Depuis de nombreuses années (décennies), Zürich est devenu un repaire pour nombre d’improvisateurs intrépides. Gelbes Haus, un lieu coopératif de la ville, accueille des artistes et musiciens qui s’y retrouvent pour créer et faire des concerts. Cet album propose la musique de l’un d’entre eux avec ce magnifique trio, Nucleons. Noyau ou cellule créative, Nucleons se révèle au fil des secondes et minutes d’écoute comme une entité/identité musicale où l’écoute mutuelle et l’interaction subtile se développe en osmose avec chacune de ses trois fortes personnalités qui en composent et mêlent savamment et spontanément tous les éléments sonores et émotionnels que leur imagination leur dicte dans l’instant. Car s’il paraît spontané, cet élan créatif est le fruit d’une bio-psycho-chimie très complexe voire indescriptible. Vocaliste libérée et imaginative, Franziska Baumann se concentre sur le son pur comme si, plongée dans une inconscience du monde qui l’entoure, elle laisse s’échapper les forces de la nature qui sommeillent en elle par le prisme aux multiples facettes du fil de sa voix, lequel envahit l’espace sans pour autant se mettre dans la lumière de l’exploration sonore de ses deux comparses, le contrebassiste Sebastian Rotzler et le percussionniste Emmanuel Künzi. Si le nom de Franziska est apparu dans quelques albums réussis sans que sa réputation ait franchi les frontières confédérales et que ceux de ses comparses vous sont complètement inconnus, vous pouvez vous fier à cette proposition du label Leo. C’est le légendaire batteur Gerry Hemingway qui a déniché cette perle musicale dans la pénombre souterraine zurichoise. Quel superbe groupe. Aucune comparaison n’est à faire avec des musiciens.nes et chanteuses que la plupart d’entre vous connaissent et suivent au fil de leurs parutions. Franziska Baumann cultive un répertoire vocal – sonique très étendu et ramifié en de multiples incarnations tangibles ou virtuelles de sa personnalité musicale. Suggérant mélopées inconnues et glossolalies impromptues, vitupérant moqueuse, admonestant avec passion, défiant nos sens, jouant avec les mots et les phrases (Chain of Fools), elle nous entraîne dans toutes les manifestations sensibles de la vocalité avec un savant dosage et un savoir-faire qui se refuse à la démonstration, mais se partage avec le cœur. Sebastian Rotzler assume le challenge de créer et tracer des chemins parallèles, divergents comme une autre voix en tirant parti des possibilités timbrales, rythmiques, frictionnelles de sa contrebasse. Emmanuel Künzi colore, commente, suit ou anticipe les avancées et les spirales de ses deux acolytes en apportant une trame vibratoire d’ondes bénéfiques, complémentaires sans laquelle l’identité de Nucleons se dissiperait ou se transformerait à ses dépens. Sans être (reconnus) des « génies » notoires de la scène improvisée, les membres du trio Nucleons nous offre un chapitre fondamental de l’improvisation libre : celui de la sincérité vraie , de la musicalité optimale, de l’originalité dans l’équilibre éphémère de forces qui exprime l’essentiel avec une conviction inébranlable. Chez Leo Records, vous pouvez compter sur la filière helvétique. Dont acte.
Acceptance of Sorrow Milo Fine Joseph Damman Aural Terrains TRRN 1442
Voilà qui change tout à fait des publications et de l’esthétique du label Aural Terrains du compositeur – improvisateur hellène Thanos Chrysakis. Songez donc : qui se souvient du percussionniste clarinettiste et pianiste américain Milo Fine, un des pionniers de la libre improvisation aux USA basé à Minneapolis depuis des décennies ? Et pourtant. Dans sa discographie, on compte une collaboration avec Joe McPhee, MFG in Minnesota, sur Hat Hut, label historique qui a aussi publié deux albums du Milo Fine Free Jazz Ensemble featuring Steve Gnitka : Hah ! et The Constant Extension of Inescapable Tradition en 1977 et 1978. Depuis lors, son label Shih-Shih Wu Aï (fondé en 1972) relate les aventures de son Milo Fine FJE dont Emanem a publié Koi/Klops. Au catalogue d’Emanem, on compte aussi des duos avec Anthony Braxton et Derek Bailey, une collaboration avec la chanteuse Viv Corringham et deux doubles CD’s. L’un relate son séjour londonien en 2002, Ikebana, et l’autre regroupe trois des premiers albums vinyles du MFFJE featuring SG. Pour intituler cette réédition Earlier Outbreaks of Iconoclasm d’un groupe au nom aussi alambiqué mais resté longtemps un duo, ou son dernier triple CD solo, The Only Dignity is Oblivion, il faut n’avoir rien à perdre. Il existe aussi une belle rencontre avec un autre multi-instrumentiste indécrottable, Tim Hodgkinson (« d’Henry Cow »). Milo Fine cultive sans doute une conception tout à fait particulière de l’improvisation : dans les mêmes longs morceaux, il passe de la clarinette, au piano et à la batterie successivement avec un instinct sûr de dérive poétique et volontariste. Mais Milo Fine se défend particulièrement bien sur ses trois instruments et a l’art d’improviser en écoutant son collègue, le guitariste Steve Gnitka ou ici , Joseph Damman. Au piano, il assume pleinement le challenge. On le sait, en improvisation, associer une guitare acoustique et légèrement amplifiée et grand piano, c’est un véritable chausse-trappe. Consultez les discographies de vos pianistes préférés, il y a très peu d’exemples. Derek Bailey avec Cecil Taylor à la requête de C.T. lui-même et le Barcelona de D.B. avec Agusti Fernandez. Donc, lui, il ose, même au péril de l’entreprise, car il ne craint aucun risque. En outre, j’aime beaucoup son jeu énergique, mordant et extrême à la clarinette dont il fait littéralement exploser la colonne d’air et le registre policé. Rageusement brötzmanniaque. À la batterie, il incarne l’improvisation libre pur jus dans le sillage des Paul Lovens et Roger Turner, l’invention je parle. Avec Joseph Damman, il a trouvé quoi faire rapport à son appétit insatiable de guitaristes. Sur un album du MFFJE sur Shi Shi Wu Aï, on trouve aux côtés de Steve Gnitka un deuxième guitariste cobaye, Charlie Gillett. C’est dire que Milo Fine n’a pas froid aux yeux. Et donc cette série d’improvisations en duo a bien des qualités intrinsèques de la free music telle qu’elle se doit d’être vécue. La variété des climats, affects, stratégies, moods, matériaux sonores entourent le jeu subtil et sinueux du guitariste acoustique Joseph Damman, lequel exploite de nombreuses possibilités expressives, contrapuntiques, harmoniques, narratives, oniriques, suggestives de son instrument légèrement amplifié. Alors que Milo Fine joue alternativement de la batterie, des 97 touches du Bösendorfer imperial piano, de la clarinette en Si bémol explosive et du marimba aérien dans des dynamiques et des volumes différents et contrastés, son parcours excentrique place son collègue au centre de ses divagations et met paradoxalement en évidence ce qui fait que Joseph Damman est un guitariste remarquable dans une multiplicité de registres reliés par un lyrisme singulier auquel l’apparente folie de son collègue apporte un éclairage étonnant, dramatique ou faussement anodin. Les émotions suggérées par cette dramaturgie improvisée font le tour des sentiments éprouvés durant la sainte journée de travail ou … de confinement… Si M.F. semble tirer la couverture à lui, en fait, le héros de cette aventure est Joseph Damman, guitariste inconnu qui invente et développe avec succès une palette stylistiquement étendue pour faire face au défi posé par un multi-instrumentiste aussi extravagant. À côté d’un tel hurluberlu, nombre d’improvisateurs qui se profilent à l’horizon du web avec leur C.V. semblent être des fades réchauffant avec empressement les plats concoctés par des pionniers sans peur depuis des lustres. Donc, je vote pour cet Acceptance of Sorrow de deux artistes qui n’exploitent aucune formule récurrente, aucun formatage ou allégeance casuistique, aucun jeu de rôle, mais une cause perdue, le challenge d’improviser à bras le corps en s’égarant, découvrant incidemment des merveilles, trouvailles, travellings – plans insensés mais réussis.
Rome Ing Urs Leimgruber Andreas Willers Alvin Curran Fabrizio Spera Leo CDLR 872
Sorry, lecteurs si j’ai un peu traîné pour vous soumettre mes réflections à l’écoute de cet album intéressant. Rome parce que c’est la ville de prédilection et de résidence d’Alvin Curran, ici au piano et au sampler, depuis l’époque où Musica Elettronica Viva révolutionnait la pratique de la musique (improvisée – d’avant-garde). Aussi, Fabrizio Spera est un excellent percussionniste basé à Rome et qu’on a entendu avec Thomas Lehn et Wolfgang Fuchs ou John Butcher et John Edwards. Le suisse Urs Leimgruber est depuis longtemps un saxophoniste de pointe entre Evan Parker, Michel Doneda et John Butcher. Le guitariste allemand Andreas Willers a une solide expérience depuis l’époque lointaine où il enregistrait pour FMP. Enregistré à la Casa del Jazz à Rome en novembre 2018. Excellent enregistrement au niveau technique vu la configuration instrumentale – un piano, une guitare électrique, les effets électroniques, le sampler, une batterie et un saxophone qui sculpte le son – et le fait qu’il doit s’agir d’une rencontre isolée et pas vraiment d’un groupe rôdé. En effet, les forces musicales en présence sont multi-céphales. Mais la qualité de l’écoute et la capacité à négocier spontanément un partage des actions – réactions dans l’espace sonore et la durée me font dire qu’on a affaire à un bon concert envisageant sérieusement de chercher de multiples perspectives de jeu. À la fois réfléchi et mesuré ou spontané et intuitif. Bruissements noise – électro avec effets de six-cordes torturée, frottements de tambours, clavier du piano en mode classique contemporain et le soprano sax – tête chercheuse qui trace un fil dans ce pandémonium aux formes et aux ambiances en renouvellement constant. La libre improvisation leur permet de créer un univers pleins de mystères où le temps est suspendu, comprimé puis fragmenté ou dilaté. Dans le sampler, une voix féminine fantôme s’échappe lorsque Curran répète des motifs récurrents au piano et que le saxophone s’extasie, se rengorge, pointe des aigus hors d’atteinte, secondé par des vibrations à peine perceptibles (Part 2 – 24 :27). Des empoignades ludiques surgissent, des flèches sonores s’échangent, un chassé-croisé s’échafaude, une tension en léger crescendo maintenu jusqu’à un ostinato fortuit et des cadences imaginaires. Part 3 : la voix de femme ressurgit concurremment à un ronronnement de rasoir électrique et à des vibrations bruissantes. Ce qui semble planer un moment… se métamorphose en spirales par la magie du souffle continu du saxophoniste au soprano. Les séquences se succèdent comme les courts chapitres d’un bon livre mettant en scène des tranches de la vraie vie basée sur une écoute mutuelle judicieuse. Le pianiste se fait disert, le batteur toujours à bon escient et le guitariste se camoufle intelligemment. Des bouts d’histoire se télescopent et s’interpénètrent avec aplomb, par surprise, en catimini, etc… pour déboucher sur une situation extrême ou embarrassante un court instant. En fait, une manière originale d’improviser comme le chat qui, où et quoi qu’il fasse, retombe toujours sur ses pattes… Donc, une tentative réussie de faire sens dans l’instant avec les moyens du bord et les manies de chacun. Des questions sont posées et vous en trouverez vous-mêmes les réponses. Eux ont le talent, vous avez l’imagination.
Frode Gjerstad - Dag Magnus Narvesen Live At Tou FMRCD524
Il faudra qu’on prenne en considération le percussionniste Dag Magnus Narvesen. Il a enregistré récemment avec Alex von Schlippenbach en duo et avec un aéropage digne du meilleur Company dans Balderin Sali Variations (Phil Wachsmann, Paul Lovens, Harri Sjöström, Evan Parker, Teppo Hauta-Aho, Sebi Tramontana, Matthias Bauer, Veli Kujala…). On annonce aussi un projet avec Aki Takase. Le voici en duo avec le désormais légendaire Frode Gjerstad au saxophone alto et ténor, à la flûte alto et à la clarinette en Sib. Normal, ils sont tous deux originaire de Stavanger. Comme son collègue Ståle Liavik Sollberg qui fait parler de lui avec Butcher, Beresford ou Russell, il a une prédilection pour le free drumming improvisé et ce Live at Tou est un excellent viatique pour pouvoir se plonger dans l’écoute approfondie de son style et de son jeu polyrythmique décalé. On connaît déjà bien Gjerstad dans des formules à l’emporte-pièce drivé par des tandems basse-batterie de choc (William Parker – Hamid Drake, John Edwards – Mark Sanders, Ingebrigt Haker Flaten – Paal Nilssen Love, Nick Stephens – Louis Moholo). Mais ici, l’attention de l’auditeur se focalise surtout sur des détails de jeu, la finesse de l’improvisation, le dialogue en action- réaction, la fragmentation de l’espace – temps, le décorticage des énergies. Frode Gjerstad se révèle être un vrai improvisateur libre – même si marqué par Ayler ou Mc Phee et expressionniste déchirant mais authentique - avec quelque chose de profondément touchant, comme Lol Coxhill. Dag Magnus Narvesen cultive bien des facettes et des modes de jeu, le tout basé sur une solide technique de batterie « conventionnelle ». Dans toutes ses « extemporisations » transparaissent la pratique intensive du rythme, des rythmes, et une maîtrise des frappes et des roulements. On entend dans son jeu qu’il est lié à une métrique qui se manifeste incidemment malgré ses carambolages. Leurs escapades conviviales sont enthousiasmantes. Comment se servir des recettes du free-jazz pour nous séduire par leurs vibrations intimes. C’est à mon avis un bon témoignage dans une voie empruntée par de très nombreux improvisateurs, certes, car ils bonifient la formule anches - percussions par l’engagement sans faille et l’originalité vécue de leur pratique.
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......