1 juin 2024

Thanos Chrysakis Ana Maria Avram Iancu Dumitrescu & Horatiu Radulescu par Liam Hockley/ Luc Bouquet / Keith Rowe & Gerard Lebik Dry Mountain

Pulse Tide Liam Hockley : Ana Maria Avram Thanos Chrysakis Iancu Dumitrescu Horatiu Radulescu Aural Terrains TRRN 1853
https://www.auralterrains.com/releases/53

Aural Terrains, le label de Thanos Chrysakis, crée au fil des ans et des parutions une véritable œuvre musicale éditoriale en musiques « contemporaines » de compositeurs et d’interprètes en connexion avec la scène improvisée. Le plus souvent chaque album est focalisé sur des œuvres de compositeurs différents pour des instruments à vent comme les clarinettes (souvent clar. basse et contrebasse, tubas etc… ). Certains des interprètes étant aussi des improvisateurs et vice et versa, on les trouve aussi dans des projets de musique improvisée. Aural Terrains est devenu incontournable. Pulse Tide met en valeur le cor de basset ou basset horn, un instrument de la famille des clarinettes entre la clarinette "droite" et la clarinette basse. Cet instrument relativement ingrat est joué ici par Liam Hockley dans quatre œuvres dont deux en solo, Penumbra d’Ana-Maria Avram et Aura de Iancu Dumitrescu et deux pour ensembles. Thanos Chrysakis a signé Egress pour cinq cors de basset et Horatiu Radulescu, Capricorn’s Nostalgic Crickets pour sept cors de basset. Dumitrescu, Radulescu et Avram sont des compositeurs connus pour leur musique « spectrale» avec une audience internationale, festivals et concerts. L’intérêt de l’album réside dans la confrontation et les spécificités de chaque compositeur et de chaque œuvre avec l’esprit collectif propre à Aural Terrains. Liam Hockley a donc enregistré toutes les parties des deux ensembles pour Egress et Capricorn’s Nostalgic Crickets par le truchement du multi-pistes.
Penumbra (6:14) exprime bien la relation entre les effets vocalisés dans le grave et les subtils sons flûtés dans les aigus qui s’animent dans des articulations pointillistes sautillantes. La composition pousse l’interprète à mettre en valeur les possibilités sonores, expressives de l’instrument qu’on entendra ensuite être optimisées dans les deux excellentes compositions de Chrysakis et de Radulescu enregistrées par Hockley en multipistes. Le multipiste facilite la construction de l’œuvre dans le studio, car le musicien en joue toutes les parties et les connaît par cœur, ce qui lui permet d’en ajuster l’imbrication avec la plus grande précision. Il s’agit d’un travail sur les couleurs, les timbres et les sons qui s’interpénètrent, fusionnent, se détachent ou s’ajoutent avec un savant dosage de silences et d’effets sonores en suspension dans l’espace. Ils créent des micro-mouvements aériens miroitants,feutrés, nuageux ou acides avec de légers crescendo et des boucles (Egress 13 :24). Ne croyez pas que Thanos Chrysakis est un faire-valoir, c’est plutôt un compositeur de haut niveau. Ayant dirigé de pareils projets enregistrés pour son label avec une véritable inspiration et une profonde connaissance - science de la composition, il n’en n’est pas à son coup d’essai. Aura de Dumitrescu(12:45)fait disparaître de grasses notes graves dans le silence, juste pour accrocher l’audition. Du silence parvient une discrète émission de note qui se volatilise un moment pour faire place à l’éclat subit d’un grave puissant qui décroit en altérant le timbre, le volume et la dynamique. Ce lent va et vient mystérieux s’enrichit de nouvelles sonorités et de subtils decrescendo de notes aigues, ou des glissandi oscillants. Vu la difficulté de l’instrument, la concentration du souffleur est à son maximum car la lente composition multiplie les sons les plus fins qui se croisent un moment en multiphoniques à un instant précis.
Pour les amateurs de free-jazz et musiques improvisées qui sont rompus à l’écoute de saxophonistes comme Steve Lacy, Anthony Braxton, Evan Parker, Urs Leimgruber etc… c’est particulièrement intéressant. Un véritable tour de force technique, mais aussi un exploit expressif et mental pour créer un narratif plausible à partir de la partition. Avec l’interprétation de Capricorn’s Nostalgic Crickets (25 :15) d'Horatiu Radulescu, le pionnier, on atteint un sommet du genre. La stratification des sonorités, leurs dynamiques contribuent à former une multiphonie en courts mouvements successifs séparés par des césures silencieuses et qui se ressemblent autant qu’ils se diversifient avec un art consommé du crescendo et de subtiles métamorphoses. Chacun des courts mouvements se développent sur des durées différentes, mais elles peuvent être ressenties comme étant égales par l'auditeur, l’attention se focalisant sur les détails sonores de chacun des sept cors de bassets où pointent simultanément des ultra-aigus, des tremolos à peine perceptibles, des sifflements des grincements, des murmures, des courts glissandi, des harmoniques et des silences concoctés dans de curieux agrégats insaisissables. Ces effets sont chaque fois répartis de manière différente, certains mouvements commencent ou se terminent avec une seule note aiguë et « l’ombre » d’une ou deux notes qui s’éteint dans le silence. Un léger vent de spontanéité organique souffle au travers de l’œuvre, alors que le souffleur suit des instructions précises. Au fil des minutes, les mouvements s’épaississent, grondent, d’épaisses gravelures et des glissandi célestes. Les effets sonores deviennent plus mystérieux, voire magiques. Entre nous, la réalisation de cette œuvre a dû être fastidieuse. On peut imaginer que sept cors de basset soient joués par sept souffleurs différents au même moment, encore faut – il avoir sous la main sept virtuoses de cet instrument difficile ! Le résultat devrait sûrement être différent par rapport à cette version en re-recording multi-pistes, à cause de l’irrésistible attractivité rythmique. Bref, un album super intéressant et si on doit vulgariser l’analyse, on dira que la musique se situe au croisement optimal du minimalisme et de la complexité. Bravo Thanos Chrysakis et Liam Hockley !!

Luc Bouquet au Bal Clandestin FOU Records FRCD 57
https://www.fourecords.com/FR-CD57.htm

Album solo de percussions de Luc Bouquet en hommage à son père Jean qui fut batteur de bal et de jazz il y a très longtemps. Durant la deuxième guerre mondiale, Jean Bouquet jouait dans des bals clandestins dans les années dures de l’Occupation une fois que la Wehrmacht … et la Gestapo eurent envahi le territoire de la France dite "Libre" dès novembre 1942. C’est au péril de leurs libertés et même de leurs vies que Jean Bouquet et son copain Séverin l’accordéoniste se rendaient dans les villages des Alpilles pour animer un Bal Clandestin à l’intérieur d’un mas (une ferme), les instruments cachés dans les sacoches de la moto. Et cela depuis le village de Maussane à proximité de Fontvieille. Jean fut aussi résistant. Les morceaux enregistrés en solo évoquent les lieux et villages traversés par les deux compères : Le Carré Rond, Le Castellas, Les Gipières, Les plaines de Lauzière. Ce sont des lieux que notre ami a parcourus depuis sa plus tendre enfance, sa maman l’entraînant dans la découverte de sites néolithiques ou gallo-romains des Alpilles, parfois au sommet des « montagnettes ». Le premier morceau « Préparatifs » nous fait entendre Luc soufflant dans un harmonica, sans doute pour se remémorer l’accordéon de Séverin, le frère d’armes de son père.
Le Carré Rond (n°2) est joué avec une cymbale et une corde de guitare (?) fixée et tendue sur un longeron de bois qui en frotte les bords en faisant siffler, crisser et onduler la vibration de la cymbale et ses harmoniques. Réflexion sonore intimiste qui illustre bien toute la délicatesse de sentiment du musicien et sa capacité à varier ses effets avec soin avec cette technique. Avec Le Castellas (n°3), le batteur joue des fûts avec une grande qualité de toucher et de frappe, un sens de la respiration musicale qui indique clairement son niveau d’expérience d’improvisateur et l’intuition naturelle de la dynamique adéquate. Pas d’effet et de « figures » impressionnantes, mais une concentration sur l’essentiel : la musicalité, une qualité lyrique et un sens certain de la construction. On retrouve toutes ces qualités dans le morceau suivant, Les Gipières(n°4), la pièce maîtresse de cette musique profonde et lumineuse. Il introduit des figures et des formes intéressantes en les enchaînant avec autant de science de la batterie que de de goût et cela durant 18:44. Une vraie performance et un feeling de liberté ! Les plaines de Lauzières (n°5) apportent encore une autre perspective où les frottements sur la peau de la caisse prend tout son sens. Il y a dans son jeu la générosité sensible évidente et ce qu’il n’y pas, c’est la crispation sans but, la respiration, l’arrière-pensée de vouloir en mettre plein la vue. Une musique à la fois terrienne et aérienne. Une philosophie de la vie comme si la pratique de la batterie rend son homme meilleur au plus profond de son être. Et, il faut, une fois le Bal Clandestin terminé et les bouteilles vidées, retourner par monts et par vaux à la maison où, transie, l’attendait Lulu, la maman de Luc Bouquet. C’est ce qu’évoque Retour (n°6) avec le coup d’harmonica final qui s’éteint petit à petit dans le silence de la nuit.
Franchement, si je jouais de la trompette, du sax ou de la contrebasse, etc… dans une musique libre d’essence jazz ou un peu autre en France, j’essaierais d’appeler Luc Bouquet.

Keith Rowe & Gerard Lebik Dry Mountain inexhaustible editions ie-064
https://inexhaustible-editions.com/ie-064/
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/dry-mountain


Pochette : un grous pouce levé à l'encre de chine sur un fond de traits épais au crayon signé Keith Rowe. Dry Mountain est une composition conjointe de Keith Rowe, guitariste du légendaire groupe AMM et de Gerard Lebik entendu sur ce label dans Psephite avec Noid et et dans An Alphabet of Fluctuations avec Burkhard Beins, mais aussi en compagnie de Paul Lovens et de John Edwards au sax ténor (Lepomis Gibbosus). Dry Mountain est une composition commandée et enregistrée par Sanatorium of Sound Festival 2016 in Sokołowsko, Pologne le 13/8/2016.
Partitions graphiques (graphic scores) d'Alicja Bielawska, Bożenna Biskupska, Daniel Koniusz et Lena Czerniawska, Brian Olewnick et Michael Pisaro. Elles sont exécutées par Johnny Chang (violin), Jonas Kocher (accordion), Gaudenz Badrutt (electronics), Bryan Eubanks (electronics), Kurt Liedwart (electronics), Xavier Lopez (electronics), Mike Majkowski (double bass) and Emilio Gordoa (vibraphone). Veuillez m'excuser de seulement chroniquer cet album seulement maintenant, il est paru l'année dernière. Évidemment, étant personnellement impliqué dans l'improvisation libre, j'ai un peu de mal à tenir décemment ma plume quand il s'agit de musiques composées avec des partitions, des concepts etc... Mais, bien sûr, ça m'intéresse et j'écoute volontiers quand l'occasion se présente. Dry Mountain : la composition originale de Keith Rowe et Gerard Lebik utilisant des electronics et des objets sonores figure en 1. a dans le CD pour une durée de 4:46. Ensuite en numéros 2. b , 3. c , 4. d , 5. e et 6. f, figurent cette même composition, dry mountain, dans des différentes "graphic score interpretations". Les durées respectives de ces interprétations sont 4:36, 4:12, 3:04, 3:06, 4:40. Le cd dure approximativement un peu plus de 25 minutes et le texte de pochette explique le projet en anglais (ce qui n'est pas ma langue) et il me faut plus de temps pour lire et comprendre le texte que d'écouter la musique.
Cette durée très courte permet d'écouter, comparer et méditer ce projet musical à plusieurs reprises d'une traite. Une réflexion : alors que les compositeurs aiment souvent à commenter et faire l'exégèse de leurs compositions en suggérant comment elle doit ou devrait être comprise et entendue, les improvisateurs libres "radicaux" laissent généralement toute liberté au plaisir et au jugement (appréciation, commentaires) du public en évitant de s'étendre dans une quelconque glose explicatrice... En fait ici, je pourrais poser des questions : qui a réalisé les partitions graphiques de chaque "version" ? ; y a t-il des partitions jouées qui auraient été écrites par deux ou plusieurs des six auteurs cités plus haut ? quel musicien joue dans quel des six morceaux ? Il vaut mieux sans doute écouter sans savoir et de fermer les yeux. Cette musique d'essence "minimaliste" est faite de bruissements et de drones avec différentes caractéristiques sonores d'origine clairement acoustique ou électronique (il y a 4 artistes électroniques), ... hyper aiguë sifflante, crachotante ou "industrielle" avec la remarque que des sons qui semblent être électroniques sont produits en fait par des instruments acoustiques. Johny Chang torture remarquablement bien son violon, par exemple. Emilio Gordoa fait siffler les lames de son vibraphone avec un archet. Cela évoque des sons électroniques. Il y a aussi clairement des différences d'un artiste électronique à l'autre. Mais difficile de déterminer quel individu joue quoi, et peu importe, finalement. C'est normal, il s'agit d'un projet collectif. D'une interprétation à l'autre, il y a des points communs, une ligne de force, des tensions et des types de bruitages dans l'une et pas l'autre. Le sixième morceau semble être un tutti (ou presque) des instrumentistes et n'est pas le moins intéressant. À la fin, juste avant les applaudissements, il y a quelques rires dans le public. Pour conclure, l'album est un souvenir d'un événement remarquable et s'écoute volontiers. Cela a (ou aurait) dû être d'ailleurs amusant de voir les auteurs créer les partitions graphiques in vivo e de visu. Encore un de ces projets qui font d'inexhaustible editions un label pas comme les autres et dont j'essaie de conserver spécialement les compacts qui arrivent à moi. Laszlo Juhasz et Natasa Serec sont des producteurs uniques en leur genre. Chapeau !!

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