17 août 2016

Madame Luckermiddle: Jauniaux Minton Parkins Marclay Otomo Luc Ex Vatcher Weston / Thea Farhadian & Klaus Kürvers / We Free Bréchet McKellar Waziniak / The Fold Tim O'Dwyer

Madame Luckermiddle : Catherine Jauniaux Phil Minton Zeena Parkins Christian Marclay Otomo Yoshihide Luc Ex Michael Vatcher Veryan Weston ccam / vandoeuvre 1235. 1998



Voici l’enregistrement du concert à Musique Action donné par ses amis en lieu et place de celui du nouveau groupe de Tom Cora, Madame Luckermiddle, qui était programmé au Centre Culturel André Malraux avec Tom Cora décédé juste l’avant veille. Soit Tom Cora, violoncelle, Zeena Parkins, harpe et claviers, Luc Ex, basse électrique et Michael Vatcher, batterie. Les membres de Roof sont aussi présents, il  était composé de Tom Cora, Phil Minton, Veryan Weston et Michael Vatcher. Au programme  du répertoire composé respectivement par Minton & Weston, Tom Cora, Catherine Jauniaux. S’ajoute Catherine Jauniaux et, ici et là, les platines de Otomo Yoshihide et de Christian Marclay. Pour qui aime les chanteurs vocalistes qui jouent de tous les registres, cet album est un régal. Le talent de chacun trouve sa place au fil de la performance elle-même centrée sur la problématique de la question sociale, qui reste toujours aussi lancinante. Madame Luckermiddle a perdu son mari, tué sur la chaîne de la conserverie et se résigne à accepter les conditions de son patron (manger à la cantine durant trois semaines) plutôt que de faire un procès pour accident de travail. Malgré sa résignation, elle n’en pense pas moins et c’est tous ces sentiments et sa rage refoulée qui est exprimée ici. Quelques beaux échanges instrumentaux et une ambiance extraordinaire. Pour la contribution vocale de Minton et Jauniaux : 10/10.

eXcavations Thea Farhadian & Klaus Kürvers Black Copper 002


Un très beau duo de cordes sous titré Twelve improvisations for violin and  double bass. Thea Farhadian est une violoniste américaine de la côte Ouest et c’est à Berlin qu’elle rencontra un des contrebassistes les plus actifs de la ville, Klaus Kürvers. Les deux instruments résonnent et vibrent en symbiose donnant à entendre une musique improvisée de chambre du plus bel effet. Klaus Kürvers qui semble un nouveau venu fut impliqué dans les débuts du free-jazz allemand dans les années 60 avant de devenir architecte et historien de l’archictecture à temps plein et un des supporters les inconditionnels des nouvelles musiques et du jazz sans se produire publiquement. Il a suivi les développements du free-jazz et des musiques improvisées à Berlin, haut lieu incontournable pour ses festivals organisés par Joachim Ernst Berendt et FMP, ses clubs comme Flöz et Quasimodo et qui est en devenu la capitale européenne avec ses initiatives innombrables et ses musiciens accourus du monde entier car c’est l’endroit où cela se passe et d’où les groupes en vue rayonnent. Klaus Kürvers s’est remis à jouer en public il y a quelques années dès sa mise à la retraite et a développé un style aisément reconnaissable à l’archet, anguleux, boisé et mûrement construit. Son pizz est élastique à souhait et il affectionne des walking subtilement décalées. Il travaille régulièrement avec Tristan Honsinger et a enregistré avec un superbe quartet de contrebasses pour Evil Rabbit, Sequoia avec Miles Perkin, Andrea Borghni et Meinrad Kneer. Thea Farhadian est une violoniste, performer et compositrice basée à San Francisco et Berlin. Après de solides études musicales, entre autres la musique électronique au Mills College et un MFA au Interdisciplinary Arts à l’Uni S.F. State et l’étude de la musique Classique arabe avec Simon Shaheen, elle a travaillé au Berkeley Symphony Orchestra  sous Kent Nagano, dirigé un festival de cinéma Arménien à NYC , effectué plusieurs résidences entre la Californie, le STEIM à Amsterdam, la Jordanie et Londres, créé  de la musique pour la vidéo expérimentale et réalisé plusieurs projets mêlant composition pour violon et électronique avec un intérêt marqué pour l’improvisation. Il y a un réel raffinement dans la conjonction de leurs deux univers acoustiques. Sensibilité, sens architectural, empathie sonore, une grande écoute, émotion tangible, douze compositions de l’instant ou improvisations tendues vers un résultat final focalisé sur la musicalité plein d’équilibres et quelques tiraillements en multipliant les idées, les écarts, les tensions, la fusion ou la différence…. Chaque pièce est un petit voyage à lui seul et apporte des timbres nouveaux, des échanges qui transforment constamment la perspective et notre perception de leurs sonorités. Les couleurs sombres et fantomatiques de la contrebasse étirée s’unissent aux lueurs zébrées et fugitives du violon contemporain aux nuances infinies. Même s’ils recherchent un aspect construit et logique dans leurs improvisations vers des pièces musicalement abouties, Thea et Klaus jouent le jeu de l’improvisation jusqu’au bout. Elle a une maîtrise superbe des nuances du dodécaphonisme et des techniques alternatives et il va chercher l’intimité des sons boisés avec une réelle expertise faisant vibrer les cordes au plus fin. On leur décernera le prix Johannes Rosenberg de l’année 2016 dont les récipiendaires précédents furent entre autres en 2015 Live at Mosteiro Santa Clara a Velha  Carlos Zingaro en solo (label Cipsela) et auparavant August Poems de Phil Wachsmann et Teppo Hauta-Aho  et Imaginary Trio de Wachsmann, Bruno Guastalla et Dom Lash sur Bead Records, Live in Puget Ville de Barre Phillips et Malcolm Goldstein sur Bab Illi Lef, sans oublier les Kryonics de Jon Rose, Matthias Bauer et Alex Kolkowski publié par Emanem. Pour en savoir plus : http://orynx-improvandsounds.blogspot.be/2011/11/johannes-rosenbergs-list-of-recommended.html
C’est vous dire la haute tenue qualitative de leur musique librement improvisée.

Strange but True : We Free Kings Pascal Bréchet - Colin Mc Kellar - Thierry Waziniak  Hôte Marge 12

Un power trio dynamique multi-directionnel avec le guitariste Pascal Bréchet (aussi sitar et effets), le contrebassiste Colin Mc Kellar (looper et effets) et le batteur Thierry Waziniak. Douze compositions de deux à quatre ou cinq minutes pour la plupart et deux au-delà , 9 : 04 et 7 : 41. Lors du concert auquel j’ai eu le plaisir d’assister, ils jouaient de longs enchaînements et , ayant été invité à monter sur scène, j’ai pu apprécier la grande qualité de leur écoute. La pochette dit : « Toute la musique a été improvisée sur l’instant, pas d’ajout, pas de retrait ». Comme quoi, depuis les temps héroïques où Bailey, Parker, Lytton, Brötzmann, Bennink et Van Hove étaient quasi les seuls à jouer l’improvisation totale, celle-ci est devenue presqu’un lieu commun dans la pratique musicale d’un nombre exponentiel d’artistes de tout bord et on a l’impression que c’est devenu un moyen pour créer de la musique dans une quantité de styles différents qui va du classique contemporain ou du free-jazz au rock d’avant-garde. Un trio de ce genre avec une telle démarche il y a trente ans aurait à coup sûr écrit des compositions. Donc We Free (référence à l’album de Roland Kirk) crée des ambiances avec des sonorités recherchées et des cadences invisibles et la musique pourrait être cataloguée comme étant du post-rock, le premier morceau évoquant le guitariste Phil Miller . Il faut souligner, l’intelligence musicale, le sens de la dynamique et l’inventivité du guitariste Pascal Bréchet. J’avoue être assez allergique aux effets multiples et croisés à la guitare électrique dans l’impro pour la simple et bonne raison que pas mal de guitaristes saturent le son, confondent énergie physique et un mauvais contrôle de l’amplification au travers de la table de mixage et du P.A. ou que ce n’est pas adapté à l’espace. Bref un côté bouillie agressive, mais pas incisive, tranchante, souple et on ne maîtrise pas le B A BA de la musique électronique, car il s’agit de musique électronique sous une forme ou un autre. C’est pas mal de choses de ce genre qu’évite Pascal Bréchet  en sus d’être un guitariste subtil au niveau des doigts et des deux mains, tant la gauche sur le manche que la droite entre la fin de la touche et le chevalet. Thierry Waziniak est un excellent batteur polyrythmique, assez discret dans cet album, il s’agit de leurs débuts en trio. Thierry a joué intensément avec feu Jean-Jacques Avenel et Gaël Mevel. Quant à Colin Mc Kellar, le contrebassiste, est un British résident dans le Nord de la France et il trafique le son de la contrebasse de façon originale (Instabile). On lui doit d’avoir très judicieusement rassemblé ce trio, idée à la quelle les deux autres (et un batteur jazz pur jus !) se sont ralliés faisant de We Free un véritable collectif. Au stade de leur évolution à laquelle ils étaient arrivés lors de l’enregistrement, on les entend créer des atmosphères électrisantes, fugaces, en étageant les couches de manière mouvantes, dynamiques et une variété remarquable de couleurs sonores et de textures. C’est une démarche intéressante et qui préfigure leur superbe et très long concert de Bruxelles où les éléments ouïs ici sont été transfigurés avec un surcroît de vie et de risques, s’enchaînant dans une dimension supérieure après un échauffement progressif pour atteindre une vitesse de croisière et une communion interpersonnelle de très haut niveau. Les amateurs de psychédélique auraient été sciés. Le batteur s’impliquait à fond avec un sens remarquable de l’équilibre sonore au sein du groupe. Il a trouvé la dynamique idéale tout en exploitant toutes les possibilités de timbres et des pulsations (jeu free) avec toute l’énergie voulue comme on l’entend dans Brimming Over et Between the Material and the Skin. Ah oui, le guitariste n’en fait jamais trop pour soigner la qualité sonore, mais quand il se lâche, c’est  un feu d’artifice ! Et le bassiste crée du liant avec un vrai bon sens tout en sachant se mettre en avant avec des boucles déjantées. Strange But True me semble donc une bonne introduction à un excellent groupe qu’il faut vraiment avoir entendu sur scène si on veut faire l’expérience d’une musique post-rock improvisée de premier plan.

Tim O’Dwyer The Fold (Köln Project) Leo Records Leo CD LR 721



J’ai découvert le saxophoniste Tim O’Dwyer avec le duo The Mirror Unit  dans un cédé particulièrement enthousiasmant avec un autre saxophoniste, Georg Wissell : Wind Makes Weather  / Creative Sources CS 311. Fabuleux ! Le  projet The Fold consiste en une subtile imbrication écriture / improvisation faisant appel à deux musicien arabes traditionnels, Bassem Hawar au djozé, une petite vielle à archet, et Saad Thamir au tambour sur cadre et à la voix, le tubiste Carl Ludwig Hübsch et le clarinettiste Carl Rosman. Il s’agit d’un projet complexe où chaque musicien est à la fois compositeur, interprète, improvisateur et je dirais même improvisateur collectif. Dans ce projet, il est question des cartes du Tarot qui servent à mettre en place les structures musicales dans leur succession et leur imbrication. Le rôle de Tim O’Dwyer est de d’avoir conçu le projet et de diriger l’ensemble. Il s’agit d’un processus de co-comprovisation interactive. J’ajouterai encore qu’il y a un parallèle à faire avec le concept de xenosynchronicity (cher à Frank Zappa) auquel s’attache un grand créateur d’aujourd’hui, le contrebassiste - compositeur Simon H Fell. En effet, on entend Bassem Hawar et Saad Thamir jouer une musique de forte inspiration traditionnelle alors que Carl Ludwig Hübsch joue quelque chose qui s’apparente au jazz contemporain ou au free radical et O’Dwyer improvise « non-idiomatiquement alors que les sons de Carl Rosman oscille entre le classique vingtiémiste ou lamusique modale d’obédience orientale. Bref, il y a plusieurs esthétiques qui cohabitent, s’intègrent, fusionnent ou collisionnent, des parties modales et rythmées par le tambour sur cadre, du minimalisme sonore, du free éclaté, etc… O’Dwyer est vraiment un saxophoniste surprenant quand il jongle avec les sonorités, le son du djoze de Bassem Hawar est très proche de celle de la voix humaine et Hubsch est un superbe tubiste. The Fold signifie le Pli et dans le cadre du Tarot, le Pli de Cartes constitue un faisceau de destinées en devenir qu’il faut élucider. Le projet de The Fold tourne autour d’un Pli de cinq visions musicales auquel Tim O’Dwyer insuffle un esprit créatif et original avec le concours enthousiaste et subtil de ses coéquipiers.  Je salue cette production pour la qualité du travail accompli et pour ses potentialités bien réelles.

11 août 2016

Daunik Lazro-Joëlle Léandre-GeorgesLewis / Jean-Luc et Cécile Capozzo / Fail Better ! Luis Vicente Joao Pais Filippe Jose Miguel Pereira Joao Guimaraes Marcelo Dos Reis / Brian Groder trio w Michael Bisio & Jay Rosen

Daunik Lazro Joëlle Léandre Georges Lewis Enfances à Dunois le 8 janvier 1984 FOU Records FR CD 18



Extraordinaire album avec un Georges Lewis complètement alien démontant et remontant son trombone pour trouver des timbres inouïs, un Daunik Lazro survolté et agressif au sax alto et une Joëlle Léandre en pleine possession de ses moyens vocaux (délirante !) et très attentive à la contrebasse. C’était l’époque où les musiciens improvisateurs découvraient de nouveaux territoires et le public allait de surprises en surprises. Sans doute, Enfances est le meilleur exemple enregistré de concert réussi pour ces deux aventuriers de la scène musicale française quand le Dunois était le lieu où cela se passait au début des années 80. Le travail à l’archet de Joëlle Léandre est un régal et le lyrique Daunik Lazro est la passion incarnée. On s’est parfois senti perplexe pour les interventions « théâtrales » de Joëlle Léandre dans la relation avec ses coéquipiers. Un musicien allemand de premier plan et très sérieux qualifiait sa démarche par le terme aktionnismus. Ici se fait jour une symbiose  merveilleuse entre son chant et son jeu de contrebasse qui rend sa présence excitante. La démarche du saxophoniste se distingue du tout venant free-jazz, il est perpétuellement à l’écoute, n’apportant que du bois sec et de l’air pour activer le foyer. L’intelligence et la sensibilité musicale de George Lewis et ses incartades sonores inouïes, son jeu sensible et virtuose, confèrent à ce trio une dimension supplémentaire, inspirante pour ses deux camarades de scène. Bref un trio de très haut vol qu’on a envie de réécouter encore et encore tant il regorge d’instants secrets qu’on voudrait inoubliables. Joëlle Léandre aurait-elle publié cet enregistrement en lieu et place de son premier opus, Les Douze Sons (Nato), un album anthologique un peu trop de bric et de broc malgré un personnel incroyable (Bailey, Barre Phillips, Lewis, Reyseger, Nozati, Schweizer), il se serait inscrit aux côtés des articles incontournables incarnant irrévocablement l’improvisation libre. Car il s’y passe tant de choses dans un seul concert… Dix morceaux intitulés Enfance de 1 à 10 qui vont du très court ou nettement plus long : Enfance 5 compte 19 : 33. Cette suite se révèle passionnante par sa succession de propositions, de contradictions, d’emballements, de trouvailles, de retrouvailles, de coups de théâtre, d’échappées, de réflexions, de connivence, de coq-à-l’âne… . Chaque duo (GL – JL, GL – DL, JL – DL) tire le suc de la combinaison instrumentale et les trios vont dans de multiples directions assez peu descriptibles dans le détail, un véritable patchwork mené par une logique imparable et le feeling de l’instant. Comme signalé plus haut, la contrebassiste y révèle son jeu d’actrice parfaitement consommé. Il est question d’une publicité pour un produit qui sert à  astiquer le bois de la contrebasse et qui se termine aux cris de « Papa, Papa, Papa ! ». J’y trouve le plaisir fou de jouer et une spontanéité exubérante, des idées fantastiques ou tout-à-fait folles, la conjonction inespérée de la flamme de Lazro et son timbre acéré, du chant déjanté de Léandre en complet accord avec une contrebasse à l’archet qui musarde et les bruissements / éructations dingues de Lewis au trombone … . Il faut se souvenir que Georges actionnait  la coulisse avec l’embouchure contre ses lèvres ou sa joue et que cela produisait des timbres et des sons bruitistes étonnants. Il fallait le voir pour le croire : une véritable basse-cour ! On trouve une partie de ce même trio inclus dans les enregistrements publiés par Hat Art avec les fameuses pochettes / emballages postaux cartonnés au bord rouge sous le nom de Daunik Lazro et le titre Sweet Zee. Il est ici réédité dans son intégralité ! L’urgence et la folie douce de ce trio est restée intacte depuis 32 ans.

Zero Sum : Fail Better ! Luis Vicente Joao Pais Filippe Jose Miguel Pereira Joao Guimaraes Marcelo Dos Reis JACC Records.
Owt : Fail Better ! Luis Vicente Joao Pais Filippe Jose Miguel Pereira Joao Guimaraes Marcelo Dos Reis No Business Records NBLP 91 (album vinyle).

Fail Better est extrait d’une citation de Samuel Beckett qui dit en gros : essaye, échoue, essaye encore, échoue, recommence mais échoue mieux. Un des principes constants de l’improvisation. Fail Better ! est le nom du quintet composé lui-même de formations existantes. La trompette de Luis Vicente, la batterie de Joao Pais Filippe, la contrebasse de Jose Miguel Pereira, le sax alto de  Joao Guimaraes et la guitare électrique Marcelo Dos Reis. JACC  pour Jazz Librement improvisée et enregistrée en février 2013 à Coimbra dans la Salao Brazil, leur musique utilise des points de repère et des balises mélodiques et modales. Le jeu remarquablement lyrique et passionné du trompettiste s’envole dès le premier morceau, pendant que la contrebasse fait vibrer un drone et que les percussions colorent. Improvisations libres dans une aire jazz free où affleurent subtilement des sons et une approche sonique plus radicale comme le duo percussion guitare du troisième morceau qui entraîne le reste du groupe dans une tentative totalement libertaire. Si la chronique du cd précédent (Enfances de Lazro Léandre Lewis FOU Rds) soulignait l’effet patchwork comme étant une dérive décidée dans l’extrême instant, une échappée centrifuge de multiples désirs, Fail Better fonctionne comme la confluence de plusieurs pratiques improvisées entre le jazz contemporain et l’improvisation libre avec une  volonté de cohérence orchestrale tout en créant un effet patchwork. On joue très « ensemble » en quelque sorte. Les structures de la musique sont relativement simples et épurées, un brin minimalistes à certains moments de la part du percussionniste et du contrebassiste. Mais le batteur peut se mettre à tirer des sons pointus qui attirent l’écoute à la Paul Lovens ou Roger Turner. Le guitariste tutoie parfois le blues de loin ou saute à pieds joints au-dessus de la bienséance jazzy. Le trompettiste est très souvent en point de mire dans la plupart des morceaux avec son style lyrique et polymodal, quasiment accompagné par les autres dans certaines séquences. Le saxophoniste intervient ici et là bien en symbiose avec l’ensemble. Et c’est bien là la principale caractéristique de ce vrai collectif : une grande cohérence en essayant de marier la chèvre et le chou avec talent pour créer une musique qui s’écoute avec un vrai plaisir.

Et ce plaisir est renouvelé dans OWT, nouvel album de Fail Better ! lui aussi enregistré à la Salao Brazil et publié par No Business Records. Cela démarre en évoquant Don Cherry. La caractéristique du groupe est de jouer du jazz très libre en incorporant des sonorités propres aux recherches de l’improvisation libre, des drones, des répétitions de pulsations, de sons et de timbres originaux. Un jazz expérimental en quelque sorte, lyrique mais attiré par la radicalité. On assiste à l’épanouissement de leur démarche plus d’un an après leur premier opus (Zero Sum février 2013 – Owt avril 2014). Cette musique devrait être judicieusement programmée  pour mettre un public « vierge », sensible à Miles Davis ou Chet Baker, sur la piste de musiques différentes, audacieuses. Un parti pris de simplicité. Et cela sans concessions à une quelconque mode façonnable. La facture en est claire, logique, équilibrée et la démesure poétique s’instille toujours à un moment inattendu. Circular Measure évoque irrésistiblement  l’Afrique et l’Art Ensemble et c’est le seul morceau « foisonnant » de ce très beau vinyle. Bref, du jazz libre basé sur des échelles modales, inspiré et plein de fraîcheur avec des audaces sonores. Tout est senti, vécu, spontané et assumé. Écoute recommandée si vous voulez vous faire plaisir sans vous gratter la tête.

Soul Eyes Jean-Luc Capozzo et Cecile Capozzo FOU Records FR CD 15.



Le label FOU de Jean Marc Foussat nous livre ici un beau cadeau musical pour une superbe (re)lecture de compositions intemporelles de Mal Waldron et Charlie Mingus en forme de medley impromptu par le superbe trompettiste Jean-Luc Capozzo et sa fille Cécile, une pianiste sensible et enjouée. Cécile, très à l’aise avec les thèmes développés et explorés, crée une trame sur laquelle le paternel souffle de manière inspirée. Tous deux cherchent à étirer les possibilités enfouies au cœur du matériau musical mingusien et  waldronien. Les « dérapages » free sont fréquents et alternent avec des variations subtiles sur la mélodie et les accords  No More Tears enchaîne sur un Goodbye Pork Pie Hat extrapolé, disséqué qui lui même se dissout en blues dans lequel surnage les notes de Nostalgia in Time Square. Tout cela sur 24 minutes. Deuxième plage : Soul Eyes au ralenti, suspendu dans le vide, intimiste et désenchanté comme si l’âme de John Coltrane (pour qui Mal Waldron avait écrit cette magnifique composition dont J.C. a gravé LA version dans Coltrane ! ). Le comping s’anime et nous avons droit à un solo de trompette qui retrace les écarts possibles de la mélodie en évoquant d’autres. Les deux musiciens créent un bel équilibre en improvisant simultanément avec des emprunts nuancés au blues. La musique prend le temps d’être jouée, écoutée, ressassée, réitérée dans les détails. Cécile s’élance seule, éclairée ensuite par un superbe contre chant en piano de la trompette pour rejoindre un Pithécanthropus Erectus déconstruit ce qui donne lieu à une suite de calls and responses avant que le Pithécanthrope de Mingus se redresse avec de beaux décalages du jeu de ses deux mains sur le clavier. On évoque Monk par instants sans y prendre garde. Cela fait 13 minutes de bonheur. Pour clôturer une belle version introvertie de The Seagulls of Kristiansund que Mal avait immortalisé avec Steve Lacy, Manfred Schoof, Jimmy Woode (un bassiste d’Ellington) et Makaya Ntshoko (One Upmanship Enja 1977). Une fois délivré le thème et la belle improvisation de Jean-Luc , le piano en donne une vision très différente que celles millimétrées que Waldron réalisait en concert. Avec la reprise du trompettiste tout en douceur,  le vol de la mouette s’estompe vers le silence. Voici donc un beau travail de ré-incarnation du jazz historique sans aucun passéisme ni nostalgie. J’aimerais bien entendre le père Capozzo avec un Ran Blake, si c’est possible un jour.

R Train on the D Line Brian Groder Trio Latham Records



Ce n’est pas la première fois que je chronique un disque en trio du trompettiste et bugliste (flugelhorn) Brian Groder avec ses deux acolytes, le contrebassiste Michael Bisio et le batteur Jay Rosen. Si j’y reviens, c’est que la musique (jazz moderne contemporain) est excellente et authentique. J’ai aussi une pensée émue pour le contrebassiste Dominic Duval, disparu il y a quelques jours à l’heure où j’écris ces lignes. Dominic a formé une paire mémorable avec Jay Rosen auprès de Joe McPhee ou d’Ivo Perelman  et Michael Bisio joue beaucoup avec les mêmes musiciens. C’est dire à quelle famille musicale appartient le trompettiste New-Yorkais qui fait d’ailleurs  référence au métro de NYC dans le titre de son bel album. Huit compositions de quatre à huit minutes avec un maximum de 9 :57 pour Retooled Logic, un titre qui souligne l’aspect recherché voire savant de la musique de Groder, faite de modes particuliers et de soubresauts rythmiques artistement articulés par un tandem basse batterie exemplaire. Contrebasse élastique à souhait tenue d’une main ferme et jeu de batterie léger et aéré. Vous conviendrez que les trios trompette basse batterie ne sont pas légion, on se souvient des trios de feu  Roy Campbell. Musicalement le trio de Groder joue à ce niveau, mais en comparaison avec une relative retenue et un lyrisme plus introverti. Toute l’attention de Groder est de phraser avec précision et application sur le rythme et les intervalles du thème (assez sobre). Les cadences sont truffées de subtilités rythmiques et le trompettiste Brian Groder a un style et une esthétique personnels qui tiennent la route sur toute la longueur des cinquante minutes du parcours de son R Train sur la Ligne D. On ne peut qu’applaudir : cette musique démontre la grande probité artistique et musicale de ce musicien au-delà du solide savoir faire. Les intervalles de chaque mode et les nuances qui peuvent en découler sont exploités avec obstination et ce n’est pas une sinécure ! Contrôler le son d’une trompette et surtout d’un bugle avec de tels écarts de notes et faire sens musicalement comme Groder le fait est tout-à-fait enthousiasmant. C’est un peu jésuite pour une partie du commun des mortels qui cherche dans le jazz la marque de l’exploit athlétique. Les ignares ont dit ça aussi de Steve Lacy. On n’entendra pas ici de trompettristerie  propre à racoller les chalands et de dégoulinants chapelets de notes exhibitionnistes qui cachent assez souvent le peu de capacité à phraser une improvisation sur la mélodie. Rien que du bel ouvrage ! En bref, je vote pour. Bien que je cours pas après le jazz moderne vu que j’ai tellement à faire dans l’improvisation radicale, j’avoue que des artistes  comme Groder, Rosen et Bisio sont l’honneur d’une vocation trop bafouée.

9 août 2016

Adriano Orrù Maria do Mar Luiz Rocha - Spontaneous Music Ensemble - Ivo Perelman Matt Shipp Michael Bisio Whit Dickey


Orrù Mar Rocha Live at Mia 2015 Endtitles

Emballé dans une feuille de papier  gris clair pliée judicieusement et marquée au centre par l’inscription Orrù Mar Rocha Live at Mia 2015, ce beau document nous fait entendre un très remarquable trio d’improvisation contemporaine. Le contrebassiste Adriano Orrù muni aussi d’objets, la violiniste Maria do Mar et le clarinettiste Luiz Rocha concertent leurs efforts en se concentrant avec beaucoup d’empathie sur plusieurs aspects : les formes, l’écoute mutuelle, le sens de l’épure, l’équilibre entre chaque instrument, la construction collective, une qualité « musique de chambre » alliant dynamique sonore et énergie, indépendance et une interactivité subtilement tangentielle. Il y a un passage où le lyrisme est exalté et le decrescendo qui suit mène au silence. Le public applaudit et rappelle ensuite : on a droit à des coups d’archets fouettés sur les cordes et la voix de do Mar qui s’égosille abruptement. La suite est intense, bruissante, le souffleur vocifère dans le tube de la clarinette basse, l’origine des sons est peu descriptible, si ce n’est le violon qui vrille les aigus quasi en sottovoce.  Cela conduit à des notes tenues, quelques notes répétées, un aigu de clarinette proche du flutiau et partant de là un beau trilogue exprimant un sentiment d’hésitation, de réitération d’une conclusion dont on retarde l’aboutissement. Subtil, lumineux. Comme le concert (et l’enregistrement, très bon vu les circonstances) a eu lieu dans une église, les trois musiciens doivent restreindre leurs actions pour rester lisibles et éviter la saturation. On apprécie le jeu de contrebasse puissant d’Adriano Orrù, le contrôle sonore et l’audace de Luis Rocha et la subtilité délicieusement réservée de Maria do Mar. Chaque séquence développe une idée commune et puis enchaîne vers une réalité différente. On n’étale pas, on concentre… un dosage inné de la répartie, du commentaire, de la relance se fait jour. De nombreuses figures de style qu’on croirait être empruntée à l’écriture théâtrale sont dévoilées par le jeu collectif. En fait, c’est exemplaire : la conviction et l’efficacité de cette musique la rend indispensable.

Spontaneous Music Ensemble Familie & Oliv Emanem 5033 


Rassemblant Trevor Watts, Derek Bailey, le pianiste Peter Lemer, les chanteuses Pepi Lemer et Norma Winstone, ou Maggie Nicols et Carolann Nicholls, les bassistes Jeff Clyne et Dave Holland ou Johny Dyani mais aussi Evan Parker ou Kenny Wheeler dans deux sessions de studio sous la houlette de John Stevens, guide- catalyseur du Spontaneous Music Ensemble, Familie & Oliv, enregistrés respectivement en janvier 1968 et février 1969, documentent la période initiatrice du groupe autour de procédés d’écriture, de passages obligés et d’organisation orchestrale à la fois proches et éloignés du free jazz ouvert de l’époque. Un parallèle peut être tiré avec les compositions de Bill Dixon dans November 64 ou Intents and Purposes ou de Sound, le premier album paru de Roscoe Mitchell. Une anecdote concernant la qualité excellente des enregistrements studios : les deux versions de la composition Familie (plages 1 & 4) ont été mises en boîte par Eddie Kramer, l’ingé-son de Jimi Hendrix et les sessions d’Oliv le furent par Eddie Offord qui fut le technicien du groupe Yes au début des années 70. On sait aussi que le bassiste de Yes, Chris Squire, était un collègue de Trevor Watts chez Boosey & Hawkes, l’éditeur musical pour qui ils réalisaient la copie au net des partitions. Trevor et Stevens avaient en effet décidé d’effectuer un travail rénumérateur hors de la scène musicale afin de conserver une liberté d’expression totale et de ne pas être obligés de se plier aux desiderata des patrons de club. Les deux versions de Familie font respectivement 19 : 42 et 11 : 33, la deuxième étant une seconde section alternative. Ces deux enregistrements ne furent jamais publiés et une autre version est parue dans l’album « posthume » du SME, Frameworks (Emanem 4134). Quant à Oliv (1 et 2), il s’agit des deux faces de l’album Spontaneous Music Ensemble publié par Marmalade, le label de Giorgio Gomelsky. GG et Marmalade firent d’ailleurs connaître la chanteuse Julie Driscoll,future Julie Tippetts, laquelle chanta dans le SME en 1971.  Ce sont des enregistrements intéressants voire passionnants avec la remarque importante que les enregistrements du SME de l’époque et leurs concerts quasi journaliers sont des choses relativement différentes. Par exemple, John Stevens a invité Kenny Wheeler et Derek Bailey systématiquement dans trois enregistrements publiés à l’époque : le légendaire Karyobin sur le label rock Island, le présent  Oliv I & II publié par Marmalade en 1969 (Spontaneous Music Ensemble) et le moins connu, So, What Do You Think ? (janvier 1971 label Tangent), alors que ces deux musiciens étaient des contributeurs occasionnels du groupe. De même, David Holland fut invité pour Karyobin, So What et Familie. Le SME est un groupe qui a énormément travaillé, répété, investigué et fait évoluer sa démarche au point que chaque témoignage enregistré doit être entendu comme le révélateur d’une phase particulière parfois assez éloignée de la pratique du concert. On retrouve un fil conducteur : la pratique d’exercices musicaux collectifs conçus pour permettre une véritable communion sonore et qui servent de guides pour créer ces pièces musicales, une forme d’improvisation à la fois très libre et semi-dirigée. Aussi, John Stevens décidait fréquemment des changements de direction dans la musique du groupe et cette progression en dents de scie fait du SME le groupe le plus complexe à cerner musicalement. Je lui ai d’ailleurs consacré une étude en 2007 d'une quarantaine de pages parue dans le magazine Improjazz et traduite dans Oro Molido.
Dans la première et plus longue version de Familie (19 : 42), les voix de Pepi Lemer et de Norma Winstone,  la flûte, le piccolo et le sax soprano (Brian Smith, Trevor Watts et Evan Parker), le violoncelle et les deux contrebasses de Jeff Clyne et David Holland jouent un drone (le « sustain » des pièces d’ateliers) dans une première section alors que John Stevens, Derek Bailey et le pianiste Peter Lemer se mettent successivement à improviser à partir de la deuxième minute. Le batteur souligne, le guitariste tranche et le pianiste introduit d’abord des lueurs tonales qu’il abandonne sous la pression de l’improvisation collective pour parcourir le clavier en montagnes russes. Cette section augmente ou varie d’intensité au fur et à mesure que les improvisations prennent de l’importance dans la masse de l’orchestre. C’est alors que les voix chantent des  glissandi impressionnants et que se distingue brièvement la flûte dans des brisures de la masse sonore (5 ‘). Les chanteuses improvisent sur des changements de tonalité tout en conservant l’émission vocale des drones.  On revient ensuite vers le sustain où les voix dominent ou alternent avec les flûtes. Le piano improvise modalement et la guitare plutôt à mi-chemin entre le sonique et le sériel. Une autre section de Familie pointe vers les 11’ et les musiciens s'y lancent dans une improvisation collective en conservant l’esprit de ce qui a été joué auparavant lors de la première version. Principalement les voix, la flûte et le piccolo, la batterie, aérienne avec les cymbales, les deux contrebasses et le piano. Des connivences et des interactions successives entre chaque instrumentiste apparaissent créant une sorte de tapisserie tissée par le foisonnement des  lignes et et accents de chaque improvisateur et où l’auditeur peut visualiser leurs imbrications dans le détail. Cette deuxième section se termine en decrescendo que vient souligner un remarquable glissando des voix. C’est un peu avec un procédé similaire mais plus travaillé que débute Oliv I (19:25) : les trois chanteuses à l’unisson (Maggie Nicols, Pepi Lemer et Carolann Nicholls  avec des nuances tonales subtiles et des effets de glissando,  Derek Bailey égrène des notes en arrière-plan tout comme le pianiste. Par dessus, Kenny Wheeler délivre une remarquable improvisation quasiment durant toute la composition. On y retrouve l’effet sustain de Familie enrichi par d'autres procédés qu’il faut écouter avec attention pour en saisir la richesse. Lorsque la contrebasse de Johny Dyani et le piano de Peter Lemer entrent en scène après les 8’ pour se retrouver dans une walking bass secondée par la batterie de John Stevens alors que Wheeler accélère le tempo de son improvisation, alors, les voix forment un drone en arrière-plan. Un peu plus tard, le trompettiste interrompt brièvement son solo pour laisser la place au pianiste. Il reprend son tour de force alors que le tandem rythmique intensifie ses balancements jusqu’à leurs dislocations. Dès les 15’, c’est la guitare perçante de Derek Bailey (harmoniques et suraigus) qui se détache ici et là. Curieusement le sax alto de Trevor Watts reste très discret. Derek Bailey, alors membre à part entière d’un des groupes les plus radicaux de la scène londonienne, Music Improvisation Company, tranche par son aspect sonore austère et « non-idiomatique ». Final en roulement de batterie et d’incursions chromatiques sur le registre médium et aigu du piano au moment où le volume de  l’orchestre diminue progressivement et s’éteint. Pas tout à fait satisfait par le déroulement de la composition Oliv lors de l’enregistrement, Stevens proposa alors d’enregistrer en quartet : Maggie Nichols, Trevor Watts, Johny Dyani et John Stevens. Il s’ensuit une improvisation de 15 :57 qui compte parmi les meilleures choses enregistrées par le groupe. Ce quartet avec Dyani était en fait le Spontaneous Music Ensemble « de concert » et une équipe composée de Stevens, Watts, Maggie Nicols et Carolann Nicholls s’est produite au premier Total Music Meeting à Berlin en novembre 1968. Ils furent rejoints sur scène par John Mc Laughlin en personne, lequel habitait d’ailleurs dans le même immeuble que la famille Stevens à Ealing. Mongezi Fesa remplaça Nichols par la suite et ce deuxième  SME quartet joua au festival de Kongsberg en Suède, mais ne fit aucun enregistrement même s’il laissa un souvenir inoubliable. Plusieurs choses sont très pertinentes dans ce magnifique essai d’improvisation collective d’OlivII . Trevor Watts joue enlaissant des espaces de silence et en se mettant au niveau sonore de la voix de la chanteuse afin d’inclure complètement Maggie Nicols dans le son et la dynamique de l’ensemble. Celle-ci est encore à ses débuts, mais fait preuve d’une très grande sensibilité. Il lui est demandé de vocaliser avec une voix blanche sans forcer l’expression. On est là très loin du jazz. Certains intervalles demandent de la précision pour une vocaliste et malgré l’apparente simplicité de la musique, il s’agit du fruit d’un travail intense car le S.M.E. de Stevens et Watts répète quasi journellement. Avec Jeanne Lee à la même époque, Maggie Nicols se révèle déjà comme une innovatrice de la voix humaine dans la musique improvisée. Le jeu de John Stevens est ici plus proche de celui d’une batteur de jazz « même free » par rapport à celui d’autres enregistrements où sa (mini) batterie minimaliste révolutionne la percussion. Quelques passages chantés ou joués sont écrits et s’intègrent naturellement dans le flux des improvisations comme s’ils en faisaient. On y trouve le Sustain et une des premières manifestations enregistrées  de la Click piece qui, elle, clôt Oliv II. Dans ce final où chaque musicien essaie de jouer une seul son isolé dans son propre rythme personnel un peu comme une goutte d’eau qui tombe sur le sol, l'émission de chacun de ces sons est très légèrement décalée par rapport à celle des autres. Cet infirme décalage dans le temps est une instruction de Stevens, logique car il était obsédé par le feeling la précision rythmique de manière naturelle. Tout l’intérêt de la pièce réside dans le fait que les improvisateurs internalisent leur feeling du temps en relation avec celui des autres en vue d’approfondir cet aspect de l’improvisation. Où commence la musique per se et ou finit la pédagogie est un des mystères insondables de la musique du S.M.E. L’album finit par une belle et intrigante version de la deuxième section de Familie où la voix de Norma Winstone étonne par son port de voix d’une discrétion absolue avec des choix de notes et de durées qui attirent irrésistiblement l’écoute même si le timbre de sa voix est en retrait par rapport au volume des instruments. L’ensemble collectif se répand dans l’atmosphère en laissant à chacun l’espace pour être entendu ou deviné. J’ajoute encore que ces enregistrements on été repiqués d’un acétate personnel de John Stevens pour Familie et de copies vinyles pour Oliv. Ils ont fait l’objet d’un travail très soigné de nettoyage et d’amélioration du son, Martin Davidson ayant acquis une maîtrise remarquable en la matière. Même si cette musique est datée de presque cinquante ans, certaines choses dans son contenu forcent l’écoute par son actualité, entre autres, l’effort incessant d’écoute mutuelle des musiciens et des idées mélodiques brillantes, autant que celles de l’Art Ensemble of Chicago (en quartet sans batterie), groupe révélé la même année. Il faut souligner le bond en avant au niveau de la finesse et la recherche musicale de John Stevens et Trevor Watts par rapport aux enregistrements des années précédentes (cfr Withdrawal 1966/67 ou Summer 67). Stevens et Watts sont aussi des compositeurs en quelque sorte car ils ont incorporé des nuances musicales d'une grande subtilité au niveau des intervalles des timbres de la dynamique (Oliv II). Si quelques plages d’albums du trio de Schlippenbach, de l’Unit de Cecil Taylor, de Braxton en solo ou de Music Improvisation Company peuvent résumer leurs musiques respectives, celles du  Spontaneous Music Ensemble nécessitent un véritable travail exégétique ardu pour percer le sens de leur démarche. Sans cela, l’auditeur pourrait se faire une idée fausse de son cheminement et de perspectives créatives par rapport à l'évolution du groupe. Une des raisons qui ont poussé Emanem à en publier le maximum des enregistrements disponibles. On attend encore la réédition de So What Do You Think ? (Stevens Bailey Holland Watts Wheeler). Martin Davidson m’a communiqué, il y a une dizaine d’années, ne pas vouloir le rééditer parce qu’il n’appréciait le jeu de batterie « trop formel » de Stevens dans cette session de janvier 71, époque durant laquelle il a découvert le groupe au Little Theatre Club, découverte qui l’a définitivement conquis. On espère que MD changera d’avis. Pour conclure : des instants de magie qui surviennent dans des tentatives atypiques pour transformer la pratique de l’improvisation.

Spontaneous Music Ensemble Withdrawal Emanem 5040

Réédition de l’album Emanem 4020 accompagnée de notices signées Martin Davidson et de photos d’ Evan Parker et de Jak Kilby. Ces enregistrements datent de 1966 et 67 et réunissent John Stevens Paul Rutherford et Trevor Watts, les trois fondateurs du groupe ainsi que Kenny Wheeler, Evan Parker, Derek Bailey et Barry Guy dans une tentative réussie de libération et d’affranchissement des modèles (même « free-jazz) vers une nouvelle musique. Outre les instruments pour lesquels ils sont connus (Stevens, batterie, Watts, sax alto, Rutherford, trombone, Wheeler, trompette et bugle, Bailey, guitare, Parker, sax ténor et soprano, Guy contrebasse) cinq d’entre eux interviennent aux petites percussions additionnelles, Guy au piano, Watts au hautbois, à la flûte et à la voix. Les quatre premiers morceaux de l’album sont consacrés à la bande son d’un film jamais réalisé sensé décrire une expérience de détachement d’une addiction à la drogue. Trois pièces Part 1A, 1B et 1C se succèdent (5’ et 7’) et débouchent sur une Part 2 de 13’.  Derek Bailey n’intervient pas encore, car il ne faisait pas encore partie du groupe. S’il y a un musicien dont on reconnaît indubitablement le style, c’est Kenny Wheeler mis largement en évidence dans chaque section comme s’il était le soliste accompagné par les sons des autres : Barry Guy joue avec l’archet dans les graves, on distingue le hautbois pépiant de Watts et la batterie reste quasi silencieuse pour créer cet effet d’arythmie. Il semble que l’enregistrement date de septembre 1966. La quatrième plage, Part 2 est nettement plus intéressante : les musiciens tentent de créer des dialogues par deux ou trois et les interventions individuelles s’alternent successivement chacune dans des dynamiques variées en obtenant des timbres et des sons recherchés et peu usuels. Il y a une formidable sens de l’espace et une concentration sur le son dans l’instant avec une volonté de créer une musique originale, suspendue, jouée au ralenti. Ceux qui s’attendent au déluge de notes et à cette vitesse d’exécution très virtuoses de ces musiciens seront étonnés. Suivent aux plages 5, 6 et 7, Withdrawal Sequence 1, 2 et 3 « C4 » respectivement de 11:22, 10:52 et 2:35 et enregistrées en mars 1967. Avec la présence de Derek Bailey à la guitare et le jeu plus présent de John Stevens, on a droit à une improvisation collective où intervient un glockenspiel vraisemblablement joué par Watts ou Parker. Rutherford et Wheeler alternent leurs interventions et se répondent en inventant constamment. Barry Guy fait résonner la contrebasse avec des pizz disruptifs. On n’entend guère Evan Parker qui a avoué plus tard s’être senti en présence de musiciens de trop haut niveau pour lui. La Sequence 2 débute par des notes de flûte de Trevor Watts avec des effets de timbre remarquables, Barry Guy plongé dans les cordes du piano tirant les cordes comme une harpe ou les faisant résonner comme une cymbale avec les commentaires percussifs de Stevens. Le trombone de Rutherford intervient, le piano et la percussion se maintenant au centre et Watts vocalise dans sa flûte. Quand Rutherford fait silence par intermittence la guitare et la trompette ajoutent des couleurs, Barry Guy passe à l’archet de sa contrebasse et obtient des effets sonores aux moyens d’harmoniques qui suggère l’envol d’une bourdon. La séquence 2 s’agite : Bailey ponctue avec des clusters complexes, la trompette dans le suraigu et le sax alto free de Watts. On a vraiment l’impression que naît ici l’improvisation libre comme elle va se développer par la suite avec ces musiciens et ceux qui vont être entraînés dans leur sillage. C’est bien sûr la dimension interactive « call and response » car il ne faut pas oublier qu’à la même époque le groupe AMM investiguait l’option « laminaire » où les sons individuels s’aggrègent de manière compacte (et un volume sonore plus élevé). Il y a une volonté de travail sur la dynamique au point où le silence devient une composante majeure de la musique mettant en évidence les couleurs sonores et les détails du jeu des membres du groupe. Les quatre dernières plages forment la suite de Seeing Sounds & Hearing Colours. C’est après s’être rendu à Copenhagen avec Evan Parker vers décembre 1966 que John Stevens imagina de nouvelles idées en relation avec cette expérience danoise. Les deux musiciens ont pu jouer avec le groupe de John Tchicaï. Entre autres, John Stevens fut séduit par un des musiciens qui improvisait à la scie musicale et cela l’a conduit à aller de l’avant dans sa recherche. Ainsi Seeing Sounds & Hearing Colours, soit quatre morceaux de 4, 4, 5 et 7 minutes, tente avec succès d’exploiter systématiquement les couleurs sonores que recèlent les instruments en relation avec la sensibilité propre à chaque musicien. La musique commence à s’éloigner du free-jazz et se rapproche des sonorités de la musique contemporaine écrite même si on réalise en écoutant que la musique est totalement improvisée, superbement imagée. Comme le suggère le titre, les musiciens tracent des images sonores dans l’espace. Le titre du premier morceau est Introduction « Puddles, Raindrops & Circles, et la musique visualise ces indications. Naît ainsi une musique faite d’interactions, d’écoute mutuelle et de construction collective où la spontanéité dans l’instant est la qualité la plus frappante. Alors que ces musiciens seront connus plus tard pour leur virtuosité déroutante, ils se concentrent ici exclusivement pour faire du sens et acquérir ces qualités d’écoute, d’esprit d’à propos  et la fantaisie, indispensables pour développer cette musique improvisée radicale alors naissante. Plutôt que se lancer dans des solos, on veille à improviser de manière interactive dans une sorte de course relais où chacun réagit ou poursuit les sons de ces collègues en alternance. Un excellent document enregistré par Eddie Kramer (l’ingénieur du son de Jimi Hendrix était aussi un vrai fan du SME !). Qui plus est, accompagné de photos vintage des jeunes musiciens en cravate et chemise blanche et de notes indispensables pour déchiffrer le contexte. Même si cette musique a 50 ans d’âge, elle s’écoute encore avec plaisir.

Soul Ivo Perelman Matthew Shipp Michael Bisio Whit Dickey Leo Records. CD LR 739

Chaque nouvel album d’ Ivo Perelman est une vraie perle, un ouvrage travaillé avec amour, amoureusement spontané. Un saxophoniste  ténor lyrique, charnu, éthéré, extrêmement sensible et dont la logique de jeu échappe totalement aux poncifs et autres exercices issus des nombreux bouquins et cours de jazz qui foisonnent. Comme Lester Young, Chet Baker ou Art Pepper bien avant lui, Ivo Perelman est un grand lyrique qui improvise comme un chanteur avec un timbre qui évoque la voix humaine. Son style est profondément original et personnel. Après s’être distingué par un expressionnisme surprenant et dévastateur, notre homme s’est plongé dans un exploration aussi intuitive que méthodique des méandres et volutes sonores que lui permettent sa superbe technique et son timbre particulier, sûrement un des plus émouvants qui soient. L’expression de la sincérité musicale. Ces dernières années, il enregistre intensivement de nombreux albums avec le pianiste Matthew Shipp, le batteur Whit Dickey, le contrebassiste Michael Bisio et d’autres musiciens comme le guitariste – contrebassiste Joe Morris, le violoniste alto Mat Maneri, le batteur Gerald Cleaver dans toutes les formations possibles, duos, trios, quartets pour le label Leo. Cette série sans fin offre toujours un grand plaisir d’écoute, de fréquentes surprises et cet album en est une très belle confirmation. Tout comme un Evan Parker, Ivo Perelman dépasse le sens commun du saxophone ténor et témoigne activement de cet esprit collectif par lequel chaque musicien du quartet ici présent, est l’égal des trois autres et dispose de tout l’espace d’intervention dans les structures de la musique jouée. Bien sûr la voix du saxophone ténor prédomine car elle survole les élans du piano et les vibrations de la contrebasse et de la batterie. Mais chaque musicien peut développer à souhait toutes les variations et angles de jeu jusqu’à plus soif dans une construction musicale élaborée faites de multiples dialogues, correspondances, connexions d’idées. Une véritable merveille, le jazz libre idéal, lisible, aéré, profondément intense ou entièrement décontracté, à la fois sobre et expansif.