15 mars 2018

Mano Kinze/ Miroslav Pounc/ Rosa Parlato Steve Gibbs Philippe Lenglet Paulo Chagas/ Alan Tomlinson Dave Tucker Philip Marks/ Peter Kuhn Kyle Motl Nathan Hubbard

D'abord, en introduction, je vous invite à parcourir mon site     www.orynx.bandcamp.com   où vous pourrez découvrir plusieurs enregistrements de "mes musiques" en tant que chanteur-vocaliste. En solo absolu : Orynx2 , 27 pièces vocales datant de 2012 et 2013, en quartet avec Jean Demey Matthias Boss et Marcello Magliocchi 876+ in Bologna le 12 novembre 2016, en duo avec Sabu Toyozumi au er-hu /vièle chinoise (Uchiyoseru) , MouthWind en duo avec Lawrence Casserley au live signal processing paru en 2011, en solo et en vinyle 45 rpm avec Andrew Liles sur la face B : The Glottal Allowance produit par le cinéaste Peter Strickland et le trio mythique Sureau Live in Bxl avec le contrebassiste Jean Demey et mon compère Kris Vanderstraeten avec qui je chante depuis dix ans.

Strings Mano Kinze. Self released .

Je regrette vraiment de ne pas avoir essayé d’écrire au sujet de ce magnifique album, Strings, excellemment enregistré et conçu avec amour par le guitariste Mano Kinze, respectivement aux guitares acoustiques (avec chevalet ou archtop) et au gu-zheng, la cithare chinoise traditionnelle. En l’écoutant, je me replonge à cette époque bénie où une douzaine de guitaristes changeaient la face de la guitare en l’espace de quelques années, « de l’autre côté du manche », à la suite de Derek Bailey et Keith Rowe : Ian Brighton, Roger Smith, John Russell, Gerry Fraser Fitz-Gerald, Fred Frith, Raymond Boni, Hans Reichel, Davey Williams, Eugene Chadbourne, Henry Kaiser, etc… Mano Kinze habite au Nord de la Basse-Saxe, à une quinzaine de km de la Mer du Nord et de la frontière hollandaise assez loin des régions « où ça se passe ». Sans doute plus frison que saxon. Son travail à la guitare se révèle très approfondi et intense développant un art consommé de la dissonance et des variations de doigtés et de touchers et utilisant la guitare et la cithare chinoise comme des machines à sons résonnantes pour mettre en évidence : les intervalles sont étirés, on requiert le presque silence et la profusion tournoyante ou ébouriffante avec tous les états d’âme, le fil de l’improvisation de chaque pièce suit une certaine logique secouée par des humeurs et changements de direction imprévus.  Un subtil alliage d’invention, de maîtrise musicale et instrumentale, de spontanéité fait de cet album une parfaite réussite. Les superpositions de doigtés et de clusters en cascades, ricochets, élongations, vire-volte, passages épurés, enchaînements disjoints, asymétriques, proportionnels, en tête à queue et contrastes subits, les figures, motifs et cadences utilisées et transformées en permanence sont rendues très souvent avec une intention particulière et un fil conducteur spécifique à chacune des improvisations, les distinguant les unes des autres. On l’entend aussi avec une mandoline et une fretless, aspects de sa démarche qui m’était inconnus, ces instruments étant restés à la maison lorsque j’ai assisté/ participé à ses concerts. Une des pièces au gu-zheng désaccordé est complètement délirante et follement intempérée, une autre avec le même instrument soigneusement accordé est délicate, soignée, portant la science du développement rythmico-mélodique à un très remarquable point d’ébullition. Les quelques pièces au gu-zheng n’ont que peu de consonance extrême-orientale et une belle accointance avec les morceaux à la guitare. Elles complètent superbement ceux-ci, élargissant le panorama complet de l’album et facilitant son écoute successive. Comme j’aime  beaucoup ce type de travail guitaristique acoustique, voisin de Derek B. et John Russell, je vais conserver soigneusement ce talisman livré dans un étui plastique transparent  et recouvert d’un beau gribouillis joyeusement peinturluré. À suivre absolument. Rarement entendu une musique improvisée à cordes pincées aussi convaincante.  Si vous êtes un fan de John Russell, il faut écouter Mano Kinze.

Pounding Pounc . Miroslav Pounc. Œuvres « graphiques ». Tiziana Bertoncini  - Thomas Lehn. Alessandro Bosetti - Michael Delia, Peter Graham, Pavel Zlàmal, Frantisek Chaloupka, Petr Kofroñ Zsolt Sörès, Hans Koch. 2015 Moravskà galerie v Brnē. Produit par Jozef Cseres.
Jozef Cseres est un activiste extraordinaire des pays de l’Est responsable pour avoir organisé des dizaines de concerts remarquables et souvent même exceptionnels, des expositions, des festivals multimédia,  en Tchéquie et en Slovaquie depuis les années 80’s et cela dans plusieurs localités. Professeur d’esthétique (etc..) à Brno, Ostrava et Bratislava, de racine magyare, de nationalité Slovaque et habitant Brno en Silésie tchèque, Jozef est un citoyen polyglotte érudit et un curator de haut niveau capable de verbaliser et commenter le plus adroitement du monde la démarche des artistes qu’il invite ou qu’il introduit auprès d’autres organisations qui partagent sa passion et ses idées. Il a fait connaître des artistes comme Keith Rowe, Eddie Prévost, Alvin Curran, Annea Lockwood, Jon Rose, Gordon Monahan, Lawrence Casserley, Franz Hautzinger, Thomas Lehn, Hans Koch etc… Il cultive une affinité particulière pour l’art total du Violon de Jon Rose et a été le Directeur du Rosenberg Museum. Et donc, lui et quelques autres ont eu l’initiative de rassembler une série de musiciens « contemporains » liés à la cause de l’improvisation pour la plupart autour des compositions « graphiqes » du compositeur Tchèque d’avant-garde Miroslav Pounc  (1902-1976). Élève d’Haloys Haba, Pounc a réalisé des compositions sur partitions graphiques colorées qui se révèlent être de véritables tableaux d’art abstrait (Bauhaus ? Kandinsky ?). La démarche est à mon avis intéressante. Ce compositeur se situe générationnellement entre le génial Edgar Varèse et l’unique John Cage. Donc, il fait partie de cette génération qui s’est engagé corps et âme à transformer les pratiques musicales à contre – courant des nationalismes militaristes en tout genre. Et le contenu musical est quasiment aussi radical que la musique publiée par le label Potlatch de Jacques Oger, par exemple.  Les artistes précités offrent de très intéressantes interprétations / version de ces mystérieux tableaux  composés de cercles colorés, emboîtements de planètes étranges, formes géométriques suspendues dans l’espace. Peut être les artistes en donnent-ils des versions complètement contemporaines ! Comme je ne suis pas spécialisé en musique « composée », je me contente de me laisser bercer par les sons instrumentaux et électroniques, drones, lents crescendi/glissandi, vibrations interstellaires. En tout point remarquable et une  véritable cohérence s’installe d’une interprétation à l’autre, quel que soit l’interprète.

Wasteland Rosa Parlato Paulo Chagas Philippe Lenglet Steve Gibbs Setola di Maiale SM3550 http://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM3550 

Voici un quartet dont l’instrumentation est peu courante et la musique rafraîchissante. Crédités : Rosa Parlato : flutes, objects, electronics, voice. Paulo Chagas : oboe, hichiriki, sound toys, water. Philippe Lenglet : electric guitar, objects. Steve Gibbs, 8 string classical guitar, voice. Lenglet et Parlato sont actifs dans la scène improvisée lilloise. Chagas est un pilier incontournable de l’improvisation au Portugal dont j’ai retenu le travail avec un excellent Wind Trio en compagnie de Joao P Viegas et Paulo Curado. Gibbs est un guitariste classique spécialiste de la guitare huit cordes avec un sérieux parcours, interprète de Bach et de musique contemporaine. Wasteland : musique créée en réseaux de sons, de phrases, d’ostinatos, de détournements sonores, sons acoustiques et électroniques mêlés, différenciés, approches ludiques, extrêmes, contrepoints sauvages... Et surtout une excellente lisibilité, une cohérence dans la différence, une expressivité sans pathos, une inventivité sonore qui pointe son nez ici et là (comme dans Motetus). Sept compositions instantanées dont certaines culminent à plus de quinze minutes. L’expérience d’écoute que j’en fais est très positive : en fait l’ensemble, au premier abord « hétérogène », atteint une qualité qui dépasse largement la somme de chacune des parties et la pratique individuelle de chaque musicien. Déjà mêler le jeu de deux guitaristes dans un contexte librement improvisé n’est pas aisé et ici tout se passe bien.  Paulo Chagas, ici au hautbois,  est aussi flûtiste mais, sans doute, a-t-il préféré laisser l’espace à sa collègue Rosa Parlato qu’on entend aussi vocaliser de manière « bruitiste » dans le grave. En outre, le guitariste, Steve Gibbs nous donne un aperçu de son talent borborygmique dans les langages inventés, tandis que Chagas fait bruisser de l’eau ! Tout l’album procède d’une joyeuse et étrange invention sonore sans que  le groupe ne réutilise les éléments d’une formule / séquence  sonore survenue auparavant et ce qui passerait pour des incartades enrichit l’ensemble de manière créative. Philippe Lenglet et Steve Gibbs gèrent à merveille un panorama étendu de trouvailles sonores guitaristiques, alternatives, expérimentales, bricolées, trafiquées sans qu’on ait le sentiment qu’il s’agit d’un système… C’est dire que l’écoute et la mémoire sont au centre de leur activité. Il semble que la guitare de Gibbs soit préparée créant des intervalles distendus qui se marient bien avec les sons électriques de Lenglet et les effets de souffle de Parlato. Quand l’hautbois de Chagas se pointe, l’ensemble devient un peu déjanté. Un peu d’humour se glisse à un moment pour détendre l’atmosphère… Un remarquable art du dosage lequel, au fil des plages, crée un fil conducteur imaginaire, fictif alors que le groupe développe un remarquable démarche de groupe dont la musique se métamorphose insensiblement en se bonifiant.
Wasteland : c’est le lieu où on jette les déchets, mais je crois bien que les quatre musiciens ont acquis l’art du recyclage. Remarquable !

Out and Out ! Alan Tomlinson, Dave Tucker, Philip Marks FMR CD459-0817

Un trio avec trombone, guitare électrique et batterie dans une série de concerts successifs. Cela nous change du sempiternel sax-basse-batterie …. Et quel tromboniste ! Alan Tomlinson, un improvisateur radical apparu sur la scène « anglaise » vers la fin des années 70’s est un virtuose fracassant, énergique, délirant, doué d’une technique hallucinante. Instrumentiste demandé dans la scène classique, il ne jouit pas d’une grande notoriété Outre- Manche (par rapport à la position des Îles Britanniques), mais les amateurs Londoniens (et de nombreux musiciens) lui vouent un culte exclusif. Tomlinson a fait partie du London Jazz Composers Orchestra de Barry Guy et du London Improvisers Orchestra en étant sans conteste une pièce maîtresse de ces deux ensembles par la très grande précision de son jeu, son énergie folle, son sens inné du timing et son imagination débordante. Il a aussi participé aux groupes de Tony Oxley durant les années 80’s et à l’album Alarm de Peter Brötzmann (FMP). Emanem avait publié Trap Street en 2002 avec Roger Turner et Steve Beresford (Emanem 4092) et j’ai un souvenir inoubliable de leur set incendiaire à Freedom of the City en mai 2003 (cfr 17’53’’ dans Freedom of The City 2003 Small Groups/ Emanem 4212). Donc un artiste majeur en raison de ses dons inouïs au trombone beaucoup trop peu documenté. La guitare électrique dangereusement noise et « électrocutée » de Dave Tucker et la percussion à la fois pétaradante et délirante de Philip Marks complètent à merveille la faconde expressionniste et les implosions vocalisées de la colonne d’air de Tomlinson.  J’ajoute encore que Dave Tucker a joué dans The Fall et est un excellent conducteur de grands orchestres (London Improvisers Orchestra). C’est à mon avis un des guitaristes « noise » abrasifs les plus compatibles avec d’autres improvisateurs acoustiques, grâce à son excellent sens de la dynamique et de son écoute attentive.  Philip Marks a joué régulièrement avec Paul Obermayer et Rex Casswell dans un groupe improbable : Bark ! dont Psi, le label d’Evan Parker a publié deux albums. Et puis, Philip est un batteur qu’il faut absolument avoir vu jouer en public. J’écris bien vu !  Enregistrées par Marks et Tucker en 2009 dans des clubs de Birmingham et Manchester, en 2014 dans un festival à Harwich et au Klinker Club en 2016, ces huit sélections « de scène » semblent préférables au trio qu’un captage studio, si l’on en croit les musiciens. En effet, comme on peut l’entendre clairement tout au long de Out And Out, on nage ici dans la vraie vie : la véritable spontanéité de l’improvisation immédiate balancée entre l’écoute au millipoil, l’imagination et la recherche sonore (bien réelle) et cette capacité  à détonner, à exploser dans l’instant le moins prévisible. Les musiciens ont beaucoup de qualités, et il y en a une qu’ils cultivent particulièrement, c’est le sens du timing. Tomlinson a aussi un sens mélodique particulièrement aigu, ajoutant la cerise sur le gâteau plus qu’à son tour. Sans parler de ses barrissements dans le grave (au trombone ténor !). Le guitariste ajuste admirablement ses excès soniques au jeu délirant du tromboniste et quand ces deux-là s’écartent un peu dans le champ sonore, c’est le percussionniste  qui intrigue : il ne ressemble à personne d’autre et ses frappes faussement hésitantes ont un côté légèrement loufoque. La stratégie du groupe consiste à changer de cap dans une continuité cohérente maintenant l’auditeur/ spectateur en éveil, car on ne sait pas toujours à quoi s’attendre même si on a une longue habitude d’écoute de ce genre de musique comme celle de votre serviteur. Vraiment recommandable pour épicer un festival de musique improvisée digne de ce nom.

Intention  Peter Kuhn Trio  FMRCD 467-1117

Trio clarinette et clarinette basse (Peter Kuhn), contrebasse (Kyle Motl) et batterie (Nathan Hubbard). Neuf improvisations collectives bien cadrées autour des cinq minutes. À l’époque glorieuse où le free-jazz se renouvelait chaque saison et que nous eûmes pu prendre la mesure du grand John Carter sur le sol européen, alors que les Michel Pilz, Louis Sclavis, Hans Koch et Wolfgang Fuchs , tous clarinettistes de choc, se révélaient, un clarinettiste américain basé à NYC, fit une rapide apparition dans les catalogues de Black Saint (The Kill – The Peter Kuhn Quartet 1981) et Hat Hut (Ghost of a Trance – Peter Kuhn 1981) avec rien moins que feu Dennis Charles ou Phil Wilson à la batterie, Wayne Horwitz au piano et un William Parker alors peu connu. Et puis, il disparut aussi vite, sans avoir pu donner toute sa mesure. Tout récemment, No Business a ressuscité une séance ancienne et publié un nouvel enregistrement de Kuhn. Et donc, ayant porté une oreille attentive à celle belle Intention, je peux vous dire que c’était en tout état de cause que Dennis Charles, qui faisait alors son come-back, et William Parker se commettaient avec ce clarinettiste intrigant. Lyrique, chercheur, inspiré, une propension sincère et spontanée à partager l’inclination du moment en symbiose avec ces deux camarades, Peter Kuhn suscite un véritable trilogue. Nathan Hubbard manie les peaux et les cymbales avec ce qu’il faut de finesse, de swing volatile et de légèreté en relation avec l’intensité et le flux pastoral du souffleur, tandis que le contrebassiste Kyle Moth alterne des croisements extrapolés de walking bass et des échappées à l’archet ou sur la touche avec une forme de voicing très personnelle. Une musique vibrante, volatile, intimiste et suffisamment énergique pour transmettre les intentions profondes de ses protagonistes. Chaque improvisation collective tourne autour d’une cadence, d’intervalles précis, de motifs et d’un affect particulier dans un équilibre maîtrisé. Une vision collective de la musique partagée. On entend des rebondissements de baguettes sur le rebord de la caisse claire qui suggèrent la nature et des chouintements délicieux de la clarinette basse qui confèrent une dimension champêtre, naturelle, poétique, acoustique aux échanges. Une bien belle musique.

4 mars 2018

Cornelius Cardew Treatise by Gerauschhersteller / Urs Leimgruber solo/ Matthias Müller solo/ Stray : John Butcher Dominic Lash John Russell Ståle Liavik Solberg

Treatise Cornelius Cardew  Performed by Gerauschhersteller. Noisemaker CD01 
Paul Allen, Steve Gibson, Adrian Newton et Stuart Riddle
Limited edition of 50. À télécharger https://gerauschhersteller.bandcamp.com/releases  
50ème anniversaire de la publication de Treatise. Version Intégrale.

Je pense qu’on peut dire qu’il s’agit d’un enregistrement qui fera date et qui surclasse par l’intérêt qu’il pourra susciter dans les milieux musique d’avant garde alternative, expérimentale et improvisée, les opus d’artistes qui occupent systématiquement le devant de la scène. Il s’agit d'une version intégrale (et la plus longue!) de Treatise, une partition graphique  de 193 pages que le compositeur Cornelius Cardew (1936-1981) avait réalisé entre 1963 et 1967 et qu’il avait dédié à ses camarades du groupe séminal AMM. Tout récemment, Eddie Prévost et Keith Rowe d’AMM en ont joué (non pas « interprété ») 12 pages choisies de cette partition graphique à Brno en octobre dernier. Les musiciens de Gerauschhersteller, Paul Allen, Steve Gibson, Adrian Newton et Stuart Riddle se sont mis au travail il y a deux ans pour créer et développer leur propre chemin parmi les signes, dessins, lignes, courbes etc… de Treatise en vue d’en enregistrer une version intégrale pour le 50ème anniversaire de sa publication (Editions Peters. Londres). Cornelius Cardew n’a laissé aucune indication propice à l’interprétation de son œuvre, laissant le champ à l’imagination et à la créativité de ses futurs interprètes, si ce n’est qu’il faut l’interpréter en improvisant (!). Ses dédicataires d’AMM en ont publié une version écourtée sur le label Matchless, il y a plus de deux décennies, mais se plaignent de devoir payer très cher sa réalisation aux Editions Peters, l’œuvre n’étant finalement qu’une invitation à l’improvisation. Chacun des « exécutants »  a toute liberté pour l’interprétation des signes. Dans l'enregistrement en 1998, Art Lange qui conduisait l’ensemble veillait à ce que le groupe commence et termine chacune des pages simultanément. J’ai rencontré récemment Walter et Horace Cardew, les fils du compositeur, à Londres lors d’un concert et j’aurais bien aimé communiquer avec eux à propos de cette œuvre. Tout au plus, le compositeur tragiquement disparu a-t-il laissé des propos sibyllins et assez vagues à son sujet, mais aussi des commentaires après les concerts lorsque Treatise avait été joué.  
Les musiciens ont choisi d’interpréter chacune des 193 pages de Treatise durant nonante secondes, mais ils auraient pu choisir des durées différentes selon les pages de la partition. Nonante secondes, cela fait exactement quatre heures quarante neuf minutes trente secondes... enregistrées durant une seule journée,  le samedi 22 juillet 2017 à Horton and Chalbury, Dorset dans le Village Hall de cette localité. Ces enregistrements sont répartis en cinq CD’s . CD 1 : Pages 1-44 CD 2 Pages 45-88 CD 3 Pages 89-126 CD 4 Pages 127-164 CD 5 Pages 165-193.
Paul Allen : Drums Percussion Steve Gibson : Guitar Harmonium Pianos Adrian Newton : electronics, Live and Found Samples, Modular and Semi-modular Synthesizers Stuart Riddle : Electronics, Harmonium, Little Instruments, Saxophone.
Ce qui pose déjà question est la version « complete » de Treatise publiée par hat(now) Art en 1999 en double CD pour une durée de 141’15’’, jouée par Jim Baker, Carrie Biolo, Guillermo Gregorio, Fred Lonberg-Holm, Jim O’Rourke et conduite par Art Lange. Alors que Gerauschhersteller s’étend sur une durée deux fois plus longue. C’est vous dire que cette œuvre peut être sujette à de très nombreuses interprétations.
La musique enregistrée ici se situe dans le droit fil des intentions (supposées) de Cardew et je trouve personnellement des aspects similaires dans les enregistrements de Nuova Consonanza que j’ai écoutés. Partition graphique … et musique visualisable qui trace une architecture en trois dimensions, voire pluridimensionnelle, dans l’espace sonore, sans que la durée affecte son écoute au point de vue de la concentration de l’auditeur. Les artistes prennent le temps de jouer, de faire respirer la musique avec une attitude zen où pointe un fil conducteur, la relation au temps, la durée des sons, à l’élégance, alternant répétition d’éléments et émergence d’un nouveau continent, de terres à découvrir. Horizontalité et, paradoxalement, suggestion de polygones, de boucles, polyèdres, de courbes, de points, lignes, signaux qui se réfèrent uniquement à l’univers de Treatise. Mais aussi nappes, notes égrenées au piano, tintements d’une cloche, friselis, voix diffuses, saxophone soprano qui serpente. Le groupe a aussi choisi des courts moments de silence entre plusieurs séries de pages, plutôt que de jouer l’ensemble d’une traite. La variété des ambiances et des paysages et des intentions dans l'instant est vécue et assumée. Dans le CD 4, on aborde une esthétique Noise et il faut dire qu'à cet égard Gerauschhersteller se rapproche le plus de l'esthétique AMM, groupe pour le quel Treatise avait été conçu, que les groupes réunis par Petr Kotik et Art Lange (cfr références ci-dessous).  Un travail précis et concentré sur la réalisation musicale qui rencontre les intentions et le sens (présumé) que Cardew donnait à sa démarche. Il suffit de comparer certaines de ces oeuvres sur disque. Une fois avoir écouté l’entièreté de Treatise par Gerauschhersteller, avec une certaine fascination il faut le dire, j’ai le sentiment d’avoir participé à quelque chose d’important, de m’être imprégné de la pensée et des réflexions de Cornelius Cardew durant les années cruciales du développement de son travail (1963-67). Treatise fut l’objet de plusieurs exécutions par le groupe AMM lorsqu’il en faisait partie jusqu’en 1971/72 et celle-ci a été dédiée à ses membres et écrite pour le groupe, Eddie Prévost, Keith Rowe, Lou Gare, Christopher Hobbs et lui-même, Cornelius Cardew. Les graphiques des quelques pages qu’il m’a été donné de voir confirment cela : on voit clairement dans la suite des dessins que se détachent un cheminement idéal pour quatre ou cinq musiciens (cfr AMM des sixties, versions de 1967, 1998, et 2017) même si en théorie c'est prévu pour un ou quelques ou de nombreux musiciens sans aucune restriction. Une œuvre essentielle où planent toujours de nombreuses inconnues, fascinante et un modèle inégalé en matière de partitions graphiques car elle ne fait jamais obstruction aux limitations instrumentales et à l'inspiration des improvisateurs.
Pour résumer, ce coffret de 5 CD est vraiment très bon et passionnant : je félicite chaleureusement les quatre musiciens de Gerauschhersteller pour leur superbe travail, la qualité de la prise de son et cette parution inopinée à compte d'auteur. Je suppose qu’il reste encore quelques copies disponibles parmi les cinquante publiées, dépêchez-vous, sinon vous vous contenterez d’une version à télécharger.

TREATISE. Autres interprétations enregistrées :

1967 : Cornelius Cardew / the Quax Ensemble / Petr Kotik – Treatise. Petr Kotik, Josef Vejvoda, Vàclav Zahradnik, Pavel Kondelik, Jan Hyndičica. Mode – mode 205 2XCD. Prague 15 octobre 1967.

1984 : AMM - Combine + Laminates + Treatise ‘84 . Eddie Prévost, Keith Rowe, John Tilbury. Enregistré à Chicago 25 mai 1984. 32’’07’’. Matchless MRCD26 1995.

1998 : Treatise Cornelius Cardew. Jim Baker, Carrie Biolo, Guillermo Gregorio, Fred Lonberg-Holm, Jim O’Rourke et conduite par Art Lange. Durée de 141’15’’hat(now) Art 2-122 1999.

2001 : Formanex -Treatise . Anthony Taillard, Christophe Harvard, Emmanuel Leduc, Julien Ottavi. Fibrr records – fibrr 002, Entropic G.B.C. – egbc 002

2002 : Formanex – Treatise - Cornelius Cardew Computer, Bass, Theremin, Guitar, Electronics, Percussion, Saxophone, Objects. Anthony Taillard, Christophe Harvard, Emmanuel Leduc, Julien Ottavi. 26’33’’ et 30’01’’. Fibrr records - fibrr 004.

2002 : AMM - Formanex. Anthony Taillard, Christophe Harvard, Emmanuel Leduc, Eddie Prévost, John Tilbury, John White, Julien Ottavi, Keith Rowe, Laurent Dailleau. June 2002 Musique Action Festival Nancy. 45’57’’. Fibrr Records fibrr 006 2003

2009 : Cornelius Cardew – Treatise. Oren Ambarchi Keith Rowe. Planam CCCPLANAM LP Vinyle. Pages 53 58 168 169. 13’58’’ – 16’59’’

2013 : Cornelius Cardew – N. Horvath – Treatise (Harsh-Noise Version) Sublime Recapitulation Music – hoof070 . 60’23’’

2014 : elizabeth Veldon – Treatise pp.168 – 173. Self Released. Deux versions différentes : 2x fILE Mp3  2x 30’00’’ ou 3x File Wav 2X 60’00’’. Elizabeth Veldon, electronics.

Broken Silence Urs Leimgruber Creative Works CW 1063

Depuis deux décennies au moins le saxophoniste suisse Urs Leimgruber travaille dans les extrêmes de son instrument le saxophone soprano faisant de lui un des champions de cette démarche radicale « solitaire » initiée par Evan Parker il y a plus quarante ans (Saxophone Solos Incus 19 - 1975). Le nombre considérable de saxophonistes « free » occupant l’avant de la scène et une bonne partie du panorama des musiques improvisées rend l’exercice particulier et acrobatique (il faut le dire !) d’ Urs Leimgruber avec les harmoniques et multiphoniques véritablement bienvenu. La providence, en fait. Mis à part deux pièces où le musicien utilise de manière poétique, la technique du re-recording (overdubs – multitracking), c’est une véritable jonglerie avec des sons à la limite du souffle, une harmonique volatile, qui surviennent au départ accidentellement en faussant un doigté, en forçant le souffle, en serrant la hanche avec la mâchoire, en vocalisant dans le bec etc… Cette démarche est accomplie sans que la méthode apparaisse,  comme si les sons venaient au jour de manière fortuite, aléatoire. Ce qui n'est pas vraiment le cas évidemment. Dans les années 70's, outre Evan Parker, il y avait Larry Stabbins qui s'adonnait à cette pratique à la fois raffinée et ensauvagée (Fire Without Bricks avec le percussionniste Roy Ashbury Bead 5). Urs prend soin de maintenir le flottement de ses sons fantômes et contorsionnés en relâchant la pression de la colonne d’air comme par magie. Parfois, il crée l’illusion que le timbre est celui d’une flûte provenant d’un continent inconnu avec une gamme extraterrestre. Contrairement à la tendance énergétique de la plupart des souffleurs free, Urs Leimgruber privilégie les infrasons et la nature intime et secrète du sax soprano, instrument fétiche (et revêche) des magiciens disparus, Steve Lacy et Lol Coxhill et de ses incontournables camarades Evan Parker et Michel Doneda. Au fil des décennies, des musiciens comme Leimgruber et Doneda ont porté cette recherche dans une dimension organique, aussi sophistiquée que profondément naturelle, qui défie l'entendement. Leur degré de contrôle et de maîtrise du son est assez phénoménal. J'ai bien écouté d'autres souffleurs de l'extrême au sax soprano qui forcent l'admiration, mais il est clair pour moi que les nuances et les pliages de la matière sonore auxquelles parvient Urs Leimgruber sont uniques et difficilement accessibles, même à des pointures qui ont atteint un niveau impressionnant. En outre, cette sculpture des sons est une pratique en soi, le fruit de décennies de travail intensif. Cette capacité technique qui,chez lui, ne revêt pas l'apparence de la très grande virtuosité (enchaînements ébouriffants de paquets de notes en triple détaché) est le vecteur de la poésie pure. Par rapport à ses précédents albums (# 13 -Leo records), il va encore plus loin, en délaissant totalement la débauche d'énergie démonstrative, pour une investigation sincère et épurée. On l'entendrait bien jouer avec les chanteurs Pygmées Baka ou les Dogon du Cameroun. En tous points exemplaire !

Matthias Müller solo trombone  CD et DL https://matthiasmueller.bandcamp.com/releases 

Voici un des rares trombonistes improvisateurs (avec Sarah Gail Brand, Paul Hubweber, Patrick Crossland, Henrik Munkeby Nörstebö etc…) qui continuent d’explorer la coulisse, le tube, le souffle, les lèvres et les positions, tels les initiateurs Paul Rutherford, Günter Christmann, Radu Malfatti, les Bauer, Giancarlo Schiaffini, Vinko Globokar, Alan Tomlinson etc…  Un album solo de trombone était une chose assez courante entre 1975 et 1983, le trombone étant un des instruments phares de l’improvisation libre européenne. Ces quinze dernières années, la pression du free free-jazz impose le saxophoniste leader en tête du peloton et dans l’équipe d’échappée dans la majorité des festivals, clubs, publications de disques. A tel point que de plusieurs trombonistes sont réduits à un rôle de faire valoir. Et donc, c’est avec beaucoup d’intérêt que je me suis plongé dans l’écoute de cet album radical. Trois morceaux : Bell 17:15, Valve  5:19, Slide 15:56. Bell débute par le son de l’air projeté dans le tube sans que résonne le pavillon. De cette technique qui semble élémentaire, Matthias Müller, varie et multiplie les effets en souffle continue, introduit subrepticement des timbres nouveaux, active la dynamique dans un crescendo régulier et véritablement impressionnant durant une douzaine de minutes jusqu’à ce que l’augmentation du souffle fasse résonner la « cloche » (the bell) et secoue la colonne d’air dans un motif/ effet tournoyant. La pièce se conclut en ralentissant insensiblement la cadence, altérant ainsi son affirmation énergique en une hésitation de plus en plus faiblarde comme si un ballon se dégonflait peu à peu. Valve étire une trame mélodique dans l’espace avec le plus bel effet. Superbe. Dans Slide, ses lèvres percutent l’embouchure tandis qu’il fait glisser la coulisse. Matthias articule des effets sonores (growls variés, vocalisations, percussions, grasseyements dans le grave) en variant les paramètres entre autres en diminuant la pression du souffle. Bruitages ou musique ?  Il construit son univers en actionnant simultanément les coups de lèvres dans le registre grave et l’action de la coulisse en secousse. Il termine cette séquence en decrescendo tout en maintenant son action. Une fois arrivé au silence, MM joue une seule note soutenue qu’il agrémente petit à petit d’effets sonores nés quasiment du silence vers une belle section en multiphoniques. Comme précédemment, il altère méthodiquement ce qu’il vient de développer en son soutenu (respiration circulaire – souffle ininterrompu) avec un superbe contrôle de l’instrument. Une démarche linéaire, sans doute, tout l’intérêt résidant dans la transformation imperceptible du son. Une attitude librement improvisée et un travail qui s’apparente à la composition alternative. Remarquable ! 

Into Darkness Stray : John Butcher Dominic Lash John Russell Ståle Liavik Solberg Illuso records IRC 009 https://ilusorecords.bandcamp.com/album/into-darkness 


Je vais encore le répéter : la formule souffleur – contrebasse – batterie (avec ici une guitare électrique) qui avait contribué à faire avancer la pratique de l’improvisation issue du jazz moderne a fini, au fil des décennies, à aboutir à une impasse, du moins elle génère une torpeur propre à générer l’ennui. Dans la phrase précédente, je répète  d’ailleurs deux verbes exprès juste pour faire sentir comme c’est ennuyeux. Cet album, Into Darkness, vient de sortir en même temps qu’un autre du groupe Will It Float ?, lequel réunit aussi le percussionniste trifouilleur Ståle Liavik Solberg et le guitariste acoustique John Russell avec le contrebassiste John Edwards et le pianiste et etcetériste électronique Steve Beresford dans un joyeux charivari ludique et réjouissant (The Shorter, The Sorter/ Va Fongool ). J’en ai loué la fraîcheur et le plaisir partagé à l’écart des poncifs du genre dit « ping-pong » ou « free free-jazz » dans ma précédente livraison du 28 février. Les occurrences sonores à l’œuvre dans Into Darkness évitent complètement la normalisation lassante du triangle sax-basse-batterie. Un brin de folie est au rendez-vous. La démarche est plus sombre que celle de Will It Float ?, car John Russell s’est muni d’une guitare électrique et d’un rack de pédales et change complètement d’orientation. Le contrebassiste Dominic Lash, très actif dans cette scène british, et le saxophoniste John Butcher, un improvisateur pointu et exigeant, complètent l’équipe. Enregistré à I’klectic à deux pas du Westminster Bridge en décembre 2015, le quartet Stray fonctionne plutôt bien. D’une part, John Russell comprend comment jouer de manière abrasive et noise sans saturer le champ sonore et écraser les trois autres, d’autre part, la prise de son et le mixage astucieux de John Butcher mettent en lumière les équilibres en présence dans la meilleure proportion quand au partage du champ sonore et des fréquences confrontée au déluge sonique auquel se livre John Russell, guitariste estampillé 100% acoustique avec une guitare jazz de l’ère swing (Django) avec caisse de résonance et chevalet. Il y a une véritable cohérence dans ce groupe en gestation. Si je n’ai absolument rien contre la démarche dite noise, je déplore souvent l’excès de décibels, la caricature de l’avant garde, le manque de malléabilité et dynamique de la masse sonore, l’absence d’une dimension ludique, de contrastes etc... que j’ai pu entendre jusqu’à présent. Il existe aussi un album de School Of Velocity, soit Evan Parker, Steve Noble, John Edwards et le son très astringent et abrasif du guitariste électrique Dave Tucker (Homework/ GroB 2000), groupe sans lendemain.  Fort heureusement, la musique de Stray est plus réussie, plus heureuse, plus ludique par l’originalité de ses échanges que celle de School of Velocity qui, elle, n’était pas mal du tout, même si l’un des membres du groupe ne me semblait pas convaincu. Chez Stray, le tracé en tire-bouchons du sax ténor de John Butcher rencontre très bien le son électrocuté et mouvant de Russell. L’inspiration mélodique de Butcher fait merveille et Les échanges contrastés Russell/Butcher sont joyeusement commentés par les frappes accidentées du ludion de Stavanger. Non content de tourner avec Russell, Beresford, Edwards, Butcher et quelques autres, Ståle (prononcez quasiment Stole) Livaik Solberg est l’incontournable activiste du club Blow Out à Stavanger, centre régional actif de l’improvisation radicale de Norvège (Frode Gjerstad, Paal-Nilssen Love et cie). Si nombre de ses camarades norvégiens font dans l’artillerie lourde Brötzm- Gustafsonnienne ou dans une démarche plus minimaliste expérimentale, Ståle Liavik Solberg est le compagnon idéal des joyeux drilles de la (so-called) deuxième génération du Little Theatre Club (Beresford, Russell, Todd, Solomon, Wachsmann, Brighton, Toop, Smith, Coombes etc…). Quant à Dominic Lash, il agite et cimente tout à la fois la dynamique du groupe. Avec le batteur, ils déconstruisent tous deux cette pseudo-complicité du tandem basse-batterie post free-jazz qui, en fait, se résume à créer une activité de tension qui propulse le souffleur soliste - leader et à suivre cet instinct grégaire  au détriment des possibilités de jeux, de sonorités et des accidents de parcours, arrêts subits ou carambolages imprévus. D’ailleurs, les interventions subtiles et goûteuses de Butcher naissent de la mêlée et des aléas combinatoires instantanées des trois autres compères.  Tour à tour basé à Oxford puis à Londres, Dominic Lash réside à Bristol et comme pas mal de ses collègues qui ont quitté Londres, il contribue à la décentralisation de la scène Londonienne dans des ramifications régionales qui rameutent un public « provincial » enthousiaste et connaisseur. Quelques soient leurs expériences, leurs origines, leur parcours, leur âge, ces improvisateurs British ont la capacité de se mélanger de manière originale et souvent imprévisible quelque soient l’humeur du moment et leurs marottes du jour. À propos de Butcher, j’ai récemment été interloqué lors de deux concerts où je sentais le saxophoniste, un matheux très cartésien et très sérieux, un peu mal à l’aise face aux petites incartades de ses collègues habituels. Ici, il semble séduit par la folie ambiante, car il a mis lui-même la musique enregistrée en boîte. C’est ce qui fait d’Into Darkness un document attachant et une piste à suivre.
  

1 mars 2018

Markus Eichenberger & Daniel Studer/ John Russell Steve Beresford John Edwards & Ståle Liavik Solberg/ Ivo Perelman & Matt Shipp/ Massimo De Mattia Giorgio Pacorig Giovanni Maier Stefano Giust


Markus Eichenberger - Daniel Studer Suspended hatology 748

Je crois rêver ! Malgré le couvercle pesant de la conspiration conjuguée expressionisto-opportuniste du free free-jazz, de l’hyper-activité feinte ou singée, de l’électronique bon marché, du minimalisme dénué d’imagination, du suivisme neu-neu AMM - Malfattiste, un témoignage – document a enfin réussi à tromper le monde de l’ennui et cette censure qui ne dit pas son nom, allégeance à une quelconque doxa cagienne, chicagoanne, aux stéréotypes figés etc… Osons être nous-mêmes ! Et sur le label Hatology !! Incroyable. Inespéré ! Quand vous pensez au tout petit nombre de concerts donnés par le clarinettiste Markus Eichenberger et sa notoriété quasi-inexistante, on crie au miracle ! La chape cède par la pression sous-terraine, le mur se lézarde, les sans-grade se redressent.  En quelques mois, une année, nous avons eu droit à deux opus du String trio Harald Kimmig – Daniel Studer – Alfred Zimmerlin (violon - contrebasse - violoncelle). Im Hellen (hat (NOW ) Art 201) et Raw avec John Butcher (Leo Records CD LR 766). Très bel ouvrage chroniqué ici : exceptionnel ! L’année précédente Daniel Studer et son collègue Peter K Frey avait pondu un double Zurich Concerts avec une brochette d’invités (Butcher, Hans Koch, Kimmig, Hemingway, Demierre, Mayas, Schiaffini etc… Leo Records). Eichenberger, clarinettiste rare, vient de se rappeler à nous  il y a quelques jours avec Improvisations, une merveille en duo avec le pianiste Roberto Domeniconi (Unit UTR 4811). Donc, camarades improvisateurs radicaux « puristes », tenez bon ! Ce sont des signes avant-coureurs ! Les digues du pseudo-bon sens économico-comico-ésotérique craquent ! Déjà que Michel Doneda a vu s’intituler son album solo Everybody Digs Michel Doneda  (signé Liebman, Newsome, Butcher, Parker, Mimmo) sur Relative Pitch, allusion à Everybody Digs Bill Evans, l’album Riverside dont Miles et Cannonball faisaient l’article sur la pochette ! Louis – Michel Marion et le trio Clinamen avec Philippe Berger et ce bon vieux Jacques Di Donato (Décliné/ CS304CD). Itaru Oki avec Axel Dorner Root of the Bohemian/ improvising Beings. Et Benedict Taylor et ses solos pour Subverten.
Ce duo Markus Eichenberger, clarinettes et Daniel Studer, contrebasse  est situé musicalement aux antipodes du duo Eichenberger – Domeniconi avec les sons pleins de la clarinette basse jouant une seule note ( !) et du trio Kimmig - Studer- Zimmerlin tout affairé dans les percussions boisées et les frottements les plus étonnants. Du silence, les sons sont Suspended, détachés, dans le silence, les idées viennent au compte goutte, on s’écoute, l’activité est restreinte, les sons ne fusent pas, mais sont calibrés, soupesés. Elégance, art du crescendo de triple ppp limite vers pp et p, oscillation minime, jeu au bord du souffle, sursaut surprise,  infra-son qui se mue en corolle bruissante une fraction de seconde…  Ces musiciens chérissent plusieurs voies dans la recherche sonore et le dialogue et veille à la plus grande qualité de jeu dans une démarche complètement renouvelée d’un projet à l’autre. Ici, dans Suspended, ils jouent au bord du silence au risque de déraper, de jouer un son de trop, se répondant sans se questionner. L’équilibre qui semble simplissime est le fruit d’un travail intense au fil des sept années d’application et de concentration auxquelles ils se sont astreints avant d’enregistrer Suspended. On peut jouer aussi bien autrement, mais cette approche particulière a rarement été aussi probante avec ces deux puristes. Il faut à tout prix que les praticiens les plus impliqués dans le vrai travail de l’improvisation se débarrassent des considérations XYZ et de ces histoires de chef de file autour de ces quelques  musiciens désignés auxquels certains commentateurs, organisateurs et lobbymen veulent résumer un genre musical qui est né de la complexe multitude et des infinies interactions entre un nombre exponentiel de personnalités complètement sous-estimé par les John Corbett et consorts. Osons être nous-mêmes. C’est dans les tréfonds des relations interpersonnelles de convaincus expérimentés aussi obstinés que se cachent les chef d’œuvre. Trop d’agitation, de projets, de plans de comm’, d’enregistrements tous azimuts, de tournées éreintantes, vont gâter la sauce et faire perdre le fil. Rares sont-ils, dirait-on, et pourtant il appert que leurs semblables sont légion. Un travail de fourmi arrivera à en dénombrer les ramifications. Plus on est de fou, plus on s’amuse. Suspended est un modèle qui refuse de suivre un itinéraire balisé et détermine son esthétique et ses ambitions au fil des secondes.
Vive l’improvisation libre ! À bas les préjugés !
PS : Suspended a même reçu une critique élogieuse dans la presse nationale belge : le Vif l'Express ! Incroyable ....! 

Will it Float ? John Russell Steve Beresford John Edwards Ståle Liavik Solberg The Shorter. The Sorter Va Fongool VAFCD0016

Ma seule remarque à propos de ce disque tient à la taille de la police des noms des musiciens et des instruments joués au recto de la pochette (cfr plus haut !!). Il faut vraiment avoir de bons yeux pour lire : John Russell  - guitar Steve Beresford - piano, objects, electronics  John Edwards - double bass  Ståle Liavik Solberg – drums percussion. Anyway. Sur le verso de la pochette, le nom du groupe est tracé de manière très ludique un peu à l’instar de leur musique dont c’est le deuxième album pour Va Fongool. Formation « standard » guitare piano basse batterie, ce quartet se révèle être un ensemble volatile, ludique, avec des séquences sonores très variées tels des garnements qui folâtrent dans un terrain de jeu en s’amusant sans arrière-pensée. Playfulness. Ces quatre musiciens collaborent régulièrement dans différentes formations : Russell/Solberg, Küchen/Beresford/ Solberg, Edwards/Russell/Parker, Beresford/ Edwards/ Moholo/ Parker, etc… et Beresford et Russell faisaient équipe dans Teatime en 1975 (Incus 15). Une excellente expression dans le vif d’idées maîtresses de l’improvisation libre. Aucun d’eux ne jouent un rôle instrumental défini, fonctionnel. Tout le monde occupe tour à tour une part toujours changeante de l’espace sonore et du temps partagé. On s’échappe, on rebondit, on enchaîne, on fait des pieds de nez, on joue un bon tour et on chasse l’ennui à qui mieux mieux. Très réjouissant ! Anyway. Même si on croit connaître cette musique, ce qui se passe dans l’instant est souvent imprévisible. Comme un voyage dans des paysages contrastés revêtant des formes et des aspects toujours changeants. Ces quatre fortes personnalités ont un solide bagout, mais évitent le bavardage, le remplissage, les répétitions en se concentrant sur le partage des sons et l’échange collectif. La batterie de Solberg est légère et s’immisce subtilement entre les piquetages de la guitare acoustique très caractéristiques de Russell et les coups d’archets d’Edwards. Beresford digresse un moment sur le clavier et puis donne des pouêt – pouêt les plus variés avec ces jouets – objets... Je me suis bien amusé à les écouter.

Oneness Ivo Perelman Matt Shipp Leo Records LRCD 823-825

Encore le même duo Perelman – Shipp pour un triple album rempli à bâbord de miniatures. On les entendu en duo dans plusieurs albums (Corpo, Callas, Complementary Colors, Art of the Duet vol 1, Saturn, Live In Brussels) en trio avec contrebasse (William Parker, Michael Bisio) ou batterie (Cyrille, Dickey, Cleaver) et même Nate Wooley, en quartette … 33 improvisations magnifiques qui unissent les volutes microtonales du sax ténor brésilien aux doigtés granitiques du pianiste new yorkais. Je commence à fatiguer à chercher des mots et inventer des phrases à leur sujet. Mais je ne me lasse pas de les réécouter au long de ces albums en duo, comme Oneness. Je suppose que très peu parviennent à les suivre, parce qu’après tout, il y a aussi d’autres musiques à écouter et que notre temps n’est pas extensible. Cela devient, comme le montre bien l’illustration de la pochette, un serpent qui se mord la queue. On le sait. Mais quel plaisir profond nous étreint lorsque nous mettons un des compacts dans la machine après avoir pressé le bouton On ! Oneness. Je dirais volontiers que si vous voulez en avoir pour votre argent ce Oneness  est parfait. Le son, le timbre et tous les effets de jeu qu’Ivo Perelman tire de son saxophone ténor le rendent irrésistible, comme tous ses albums de Ben Webster ou de Stan Getz (Marsh, Shepp, Rivers, …) qui risquent de s’empiler sur votre étagère  si à la seule vue de leurs pochettes vous vous laissiez convaincre de vider votre bourse. Et ces merveilleuses incursions dans le registre aigu de l’instrument !Douloureux dilemme pour la plupart d’entre nous, mais plaisir infini. La présence active et discrète du pianiste Matthew Shipp, l’acuité de sa vision musicale apporte une dimension rare.

Desidero vedere, sento The Angelica Concert Massimo De Mattia Giorgio Pacorig Giovanni Maier Stefano Giust Setola di Maiale SM3560

Dans une dimension jazz libre relativement cadrée, voici un quartet souffleur-piano basse-batterie qui exploite judicieusement les possibilités de jeu, d’interaction créative sur la distance (quasi une heure d’une seule excellente prestation) avec de belles intentions assumées et une lisibilité à toute épreuve. Le fait que le souffleur ne soit pas un saxophoniste, mais un flûtiste, crée un espace équilibré pour le pianiste et claviettista. Le contrebassiste sait se faire attendre et le  jeu subtil du batteur a beaucoup d’atouts. L’album est produit avec l’aide d’Angelica, le Centro di Ricerca Musicale de Bologne, une organisation très active depuis plus de vingt ans avec à son actif un festival international original et créatif et un label de disques intéressant. Angelica a permis à de nombreux musiciens locaux et étrangers de participer à des projets collectifs ambitieux en compagnie d’artistes passionnants : Fred Frith, Tristan Honsinger, Misha Mengelberg, Phil Minton, Veryan Weston, Rova Sax etc… La greffe a pris et les musiciens de Bologne ont construit une formidable synergie communautaire et créative d’où émergent des personnalités de premier plan comme Nicolà Guazzaloca, Edoardo Maraffa, Giorgio Pacorig, Trevor Briscoe etc… et à laquelle est rattachée le percussionniste Stefano Giust, l’hyper actif responsable du label Setola di Maiale, lequel cumule plus de 350 titres ! Tout comme Giust, le flûtiste Massimo Di Mattia provient de Pordenone. Giovanni Maier est un des bassistes incontournables de la péninsule aux innombrables projets dont l’Instabile Orchestra. Desidero Vedere , sento est un excellent moment dans la vie de ces quatre artistes, plein de musicalité, d’écoute intense et de partage spontané. L’esprit de recherche est tempéré par un lyrisme serein et il nous guide vers des instants secrets, d’apesanteurs élégiaques, de fragrances indicibles et des arrêts sur image déconstruits. Une belle réussite basée sur une relation approfondie basée sur l'improvisation totale et une conception démocratique pour chaque instrument / personnalité dans l’espace sonore.