10 juillet 2023

Udo Schindler & Peter Jacquemyn/ John Butcher Dominic Lash Emil Karlsen/ Tanja Feitchmair Cene Resnik Urban Kusar/ Roberto Del Piano Alberto Oliveri / Bruno Parrinha Cristina Mazza Bruno Marini/ Bruno Parrinha

Fragile Eruptions Udo Schindler Peter Jacquemyn (low tone studies #7) FMR Records.
https://arch-musik.de/project/schindler-peter-jacquemyn-fragile-eruptions/

Les éruptions tout aussi puissantes et extrêmes qu’elles puissent être, peuvent se révéler fragiles lorsque des improvisateurs tentent d’en dominer leurs sortilèges. Mission accomplie ici dans ce magnifique duo entre le monolithique contrebassiste Peter Jacquemyn, subversif et expressionniste, et le souffleur multi-instrumentiste Udo Schindler, un artiste détonnant et de plus en plus convaincant au fil de ses nombreux enregistrements. Il est crédité ici « clarinets, saxophones, brass » : je tâcherai de ne pas trop décrire cet aspect des choses, soit le compte-rendu précis pour chaque instrument utilisé par rapport à chacune des 11 improvisations enregistrées au « salon » avec le sous- titre « Part 1 exploding fragility » et à « art – toxin » (Part 2 floating energy surge). J’apprécie particulièrement chez Peter Jacquemyn, outre cette liberté sauvage irrépressible qui est sa marque, sa vocalise diphonique, similaire à celles des chanteurs chamans traditionnels de Sibérie (bouriates, mongols et touvins), comme on peut l’entendre au #5 de la Partie 1 ou au #3 de la Partie 2. Faut-il rappeler les nombreuses collaborations des ces deux improvisateurs, Jacquemyn ayant duetté avec Peter Kowald et tourné avec Mark Sanders, Jeffrey Morgan, André Goudbeek, Michel Doneda, Lê Quan Ninh, Tatsuya Nakatani, Ute Völker et Gunda Gottschalk. Et les enregistrements récents de Schindler avec Jaap Blonk, Damon Smith, Ove Volquartz, Sebi Tramontana, Wilbert De Joode ? À force de jouer avec tout qui se présente à eux, l'art du duo improvisé en toute liberté leur est devenu une seconde nature. Les échanges entre les deux improvisateurs s’étalent merveilleusement dans le temps dans des durées assez courtes, propices à créer une atmosphère, une qualité de relation, un sens de l’écoute précis, une emphase créative stimulante. Le contrebassiste adapte son jeu à chaque instrument différent du souffleur dont j’apprécie les sons écorchés bourrés d’incisives harmoniques à la clarinette basse ou les diffractions saturées à ce qui ressemble à un tuba ou un euphonium. On entend Jacquemyn faire frotter - glisser les graves graveleux de sa contrebasse vers les abysses ou faire flageoler - ondoyer le registre aigu de sa quatrième corde en fin de touche comme un lointain chant de baleines. Ailleurs, c’est le sax ténor qui graillonne, renfrogné, alors que l’archet puissant fait vibrer l’âme du gros violon : le bois de l'arbre frémit, son chantrayonne. Quant à son pizzicato puissant, il fait sursauter la walking-bass comme un boxeur au saut à la corde jusqu’au moment où, entraîné par les coups de becs canardeurs d’Udo Schindler, ses gros doigts disjonctent créant des staccatos décalés et fragmentés. Viennent aussi corroborer leur état de transe, des voix fantomatiques d'origine inconnue, soit l'art surprenant des "techniques étendues" qui vibrent comme une voix d'outre-tombe
Nous avons droit d’une part au développement assez logique de plusieurs improvisations parmi les onze contenues dans ce tonique compact et d’autre part à de superbes dérives poétiques aiguillonnées par les sens et les émotions de l’instant présent : à noter ce passage déjanté pizzicato vs un étrange saxophone soprano où vient s’ajouter une voix secrète. Excellent album dialogue où surgissent de superbes trouvailles sonores. Bonus : oeuvre de Peter Jacquemyn sur le recto de la pochette.

John Butcher Dominic Lash Emil Karlsen Here and How Bead Records Bead 46.
https://beadrecords.bandcamp.com/album/here-and-how

L’art du staccato savant articulé par un maître du saxophone, à la fois chercheur très pointu de sons et de textures et styliste remarquable à la sonorité et aux idées immédiatement reconnaissables, tant au sax ténor qu’au soprano. Ah les envolées en double ou triple détachés bruissants qui oscillent et spiralent dans les arcanes d’harmonies secrètes en circonvolutions volubiles qui tardent à trouver leur point de chute pour notre grande surprise. Le trio sax contrebasse batterie est devenu au fil des … décennies …un lieu commun du jazz-free et l’improvisation libre, mais ces trois musiciens, fort heureusement, démentent cette observation par l’étendue et la validité de leurs modes de jeux très diversifiés. La ludique multiplicité des gammes, intervalles et accents, le sens mélodique imparable de notre cher John Butcher est de toute évidence un atout majeur. Cet improvisateur fort demandé a plus récemment rencontré et enregistré régulièrement avec le contrebassiste Dominic Lash : Discernment – Butcher/ Lash/ Russell/ Sanders (spoonhunt), But Everything Now Left Before It Arrived – Russell/ Butcher/ Lash (Meenna) et Nodosus – Butcher/ Davies/ Davis/ Lash / Lazaridou-Chatzigoga (Empty Birdcage). C’est d’ailleurs sur le label Bead que j’ai entendu Dominic Lash pour la première fois dans Imaginary Trio avec Bruno Guastalla (cello) et Phil Wachsmann, le violoniste qui fut la cheville ouvrière de ce label mythique fondé en 1974. Il en a passé les commandes au percussionniste norvégien Emil Karlsen qui a enregistré en duo avec le saxophoniste Ed Jones, Phil Durrant à la mandoline et le batteur Mark Sanders, mais aussi avec Phil Wachsmann et Martin Hackett (cfr récentes productions Bead Records). De même, c'est avec le LP Bead Records "Phonetiks" en duo avec le pianiste Chris Burn que John Butcher a commencé sa carrière (1985). Voilà donc pour la petite histoire. La grande histoire est celle qui se dessine patiemment Here and How, Here and Now lors d’une superbe session le 22 décembre 2022, habillée d'une production digipack soignée. Il faut parler du contrebassiste dont le coup d’archet boisé et discret met en évidence le butchérisme et ses sifflements extrêmes; son pizzicato tangentiel cadre ses deux collègues et les frappes milimétrées du batteur Emil Karlsen. Celui-ci déphase, tricote, picote, assaille le drive du trio de micro-frappes, rafales infimes, délicatement bruiteuses qu’il confectionne en y insérant un dosage d’effets silencieux avec un sens de la dynamique idéal, cousin de celui des Roger Turner, Mark Sanders ou Paul Lovens.
Un trio sax basse batterie « courant », vous aurait délivré ses secrets et recoins obscurs au fil d’une seule écoute, comme cela m’arrive lorsque je rédige un compte rendu poétique ou enflammé, raisonnable ou partisan. Et cela en raison de la toute grande évidence musicale de ces opus. Mais avec ce Here and How, j’avoue avoir besoin de revenir sur l’ouvrage, de le découvrir et le re-découvrir avec plusieurs écoutes, tout comme cela m’est arrivé avec le tout récent Nail de Michel Doneda, Alex Frangenheim et Roger Turner. L’audio spéléologie des souterrains improbables de mines enfouies au tréfonds de notre conscience… l’infini ... et des piles de CD's.

Cut Trio Tanja Feitchmair Cene Resnik Urban Kusar Pelletron – Dynamitron Editions Friforma eff-013
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/track/dynamitron

Editions Friforma est une branche du label slovène inexhaustible editions connu pour ses publications pointues dans la sphère de l’improvisation radicale disons texturale, conceptuelle et de la composition alternative. Sans parler du soin au niveau production : enregistrement, pochettes digipack cartonnée et graphisme classe. Cet album est dédié au « hard » free-jazz totalement improvisé de la scène régionale transfrontalière slovène-autrichienne. La saxophoniste alto Tanja Fetchmair fait équipe avec son collègue saxophoniste ténor Cene Resnik et le percussionniste Urban Kusar. Deux longues improvisations collectives de presque 22 et 18 minutes intitulées pelletron et dynamitron. De magnifiques échanges entre les deux souffleurs pratiquant l’articulation libertaire organique et libertaire tout en spirales, staccatos, dents de scie, crescendi énergétiques, coups de langue puissants – détachés maîtrisés avec une solide dynamique et fragments mélodiques altérés, rageurs, concassés, éclatés , le tout propulsé par le jeu polyrythmique du batteur au drive speedé, tournoyant en cascades et rebondissements. Un travail sérieux au top du free-free jazz, c’est-à-dire en allant chercher au plus profond de leurs ressources instrumentales et sonores au travers d’un narration évolutive dans l’instant partagé, sans craindre la dérive poétique, les aléas de la transe et les descentes vers l’inconnu. Speaking in Tongues à la mode alpestre de l’Est. On a plaisir à les suivre à la trace tant ils sont concentrés, inspirés et excellemment enregistrés. Pour notre bonheur, ils réduisent quelques instants le volume et l’intensité sans perdre leur énergie vitale mettant en évidence les détails de leurs jeux autant éraillés (growls, vocalisations, harmoniques) que subtilement mélodico-polymodal. L’énergie tonique qui se révèle la première improvisation devient de plus en plus tendue, emportée et inexorable au fil des minutes et secondes du deuxième opus spontané. On bascule alors dans un no man’s land où chacun s’agrippe sur les vagues déferlantes de plus en plus intenses qui nous mènent dans un autre monde, inespéré. Sous-jacente une intense narration, palpable l'expression d'une aventure intérieure. À ne pas rater si en scène.
Voilà CUT, un trio dont ne coupera pas le fil conducteur tant ces trois-là s’entendent comme des larrons en foire.

Double 3 Roberto Del Piano Alberto Oliveri Cristina Mazza Bruno Marini Caligola Records – Brazz Studios Caligola 2314
https://caligolarecords.bandcamp.com/album/double-3

Le label Caligola Records nous avait fourni quelques belles surprises comme ce super trio du guitariste Enzo Rocco avec le batteur Ettore Fioravanti et le légendaire Giancarlo Schiaffini au tuba. Ce Double 3 ou Double Trio est en fait une remarquable quartet de jazz libéré made in Veneto avec l’ apport Italo – Suisse du bassiste Roberto Del Piano, une autre légende du jazz italien de ces 50 dernières années. À la batterie, Alberto Olivieri, au sax alto, Cristina Mazza et Bruno Marini au sax baryton, mais aussi à la flûte ou au piano sur quelques morceaux alors que Mazza prête sa voix sur quatre morceaux. Elle s’adonne à l’improvisation vocale spontanée. Ces musiciens pratiquent un jazz libre où la notion de tempo, l’improvisation mélodique et quelques séquences thématiques se trouvent au cœur de leur ouvrage bien fait et efficace. Il faut quand même expliquer à quel zèbre de la « basse » nous avons affaire en la personnalité (modeste, chaleureuse et talentueuse !) de Roberto Del Piano. Bassiste dans l’âme, c’est forcé et contraint par un cruel handicap à la main gauche, que notre Roberto Del Piano transalpin joue de la basse électrique. Ne pouvant utiliser son doigt annulaire et son petit doigt il a dû renoncer à la contrebasse. Mais il s’est créé un doigté de la main gauche tout à fait unique à la basse électrique en faisant parcourir des allers et retours insensés sur le manche, le quel est recouvert par une fine planchette qui fait office de touche sans frette. Aussi, sa Fender bass est mystérieusement accordée de manière à ce qu’aucun expert musicien ne comprenne sa technique, digne au niveau conceptuel à celle de Django Reinhardt, lui-même tout aussi handicapé avec seulement ses deux doigts et demi valide à la main gauche. Et notre gaillard s’est donc forgé un style tout à fait personnel en travaillant durant des décennies avec le grand pianiste Gaetano Liguori au sein du trio Idea et en jouant aussi avec le légendaire saxophoniste Massimo Urbani.
Alors, j’avoue avoir bien du plaisir à écouter leur musique de jazz ouverte sans piano et arrangement. Et pourquoi un piano alors que le « bassiste » est Del PIANO ? Grâce à une technique d’enregistrement claire et efficiente on a tout le loisir de profiter du jeu limpide et aérien des souffleurs et au travail soigné du batteur, jamais invasif. On y trouve cette liberté proche de celle d’Ornette Coleman : ils jouent une très belle version de Beauty Is a Rare Thing. Les souffleurs sont inspirés avec ce lyrisme méditerranéen printanier particulier et un sens entendu de l’harmonie transalpin caractéristique. Bruno Marini a un sens musical qui transcende sa bonne technique au sax baryton : enchanteur et sa collègue Cristina Mazza apporte une belle et chaleureuse contribution avec inspiration. Le batteur Alberto Oliveri développe un jeu économe et aéré afin que les pulsations reposent aussi sur le drive puissant de la basse de Roberto Del Piano. Celui-ci joue l’essentiel tout en entraînant vigoureusement ses collègues sur un nuage de bonheur, pilotant leurs ébats sonores volatiles dans une sorte d’apesanteur terrienne. Superbe équipe !

Bruno Parrinha Da Erosao 4DARecords 4DACD007
https://4darecord.bandcamp.com/album/da-eros-o

Saxophoniste émérite de la mouvance portugaise de l’altiste Ernesto Rodrigues, de son fils violoncelliste Guilherme, des contrebassistes Hernani Faustino et João Madeira laquelle enregistre à tour de bras avec toute une galaxie impressionnante d’improvisateurs portugais et du monde entier sur le long terme (label Creative Sources, Bruno Parrinha a bien mérité de publier son album « à lui tout seul » en solitaire. Pour ce faire, son ami Joāo Madeira lui a ouvert grand les portes de son nouveau label, 4DARecords dont c'est le 7ème CD. Si ce n’est pas la grande révolution stylistique, ce portfolio imagé rassemble sept belles pièces qui transitent d’une dimension mélodique chantante à l’avant-garde introvertie ou le free exacerbé en commençant par les notes tenues de Do Solo. Cette pièce au sax alto est conçue comme un bijou aux multiples facettes avec un développement mélodique au ralenti dans les connections sensibles d’ intervalles secrets dans un mouvement giratoire conjoint / disjoint. Fluxo de Idade est une variation plus élaborée de cette chasse aux assonances et aux consonances qui s’intègrent avec un lyrisme contenu en direction d’intersections staccato en cascade tournoyante. On y trouve un air de famille avec la démarche de Steve Lacy (Dor Fluvial) qu'il pousse dans son extrémité avec des staccatos et coups de bec rageurs. Au fil des sept morceaux, le compositeur - improvisateur s'écarte du domaine plus conventionnel du nouveau jazz pour pénétrer dans des territoires moins arpentés où pointe l'inconnu,le sonore, la désarticulation du flux en volutes ordonnées pour l'implosion stochastique en tirant de son saxophone alto des sonorités acides, saturées, éraillées, effets de souffle, glissandi dissonnants, quintoiements lunatiques, scories ludiques et harmoniques aléatoires au travers d'intervalles audacieux.De la familiarité d'un langage universel, contemporain d'un demi-siècle d'aventures free, Bruno Parrinha crée son univers sonique dans des instants fragiles en tentant de repousser la limite du jouable, en forçant le trait ou le brouillant (Assoreado). On écoutera cela avec autant d'attention qu'on le ferait pour un John Butcher ou un Urs Leimgruber. Pour Bruno Parrinha, il ne s'agit pas d'impressionner ou d'expressionner mais de fragmenter la coque de notre indifférence à la curiosité. Belle réussite.

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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......