Stratum Elke Schipper & Günter Christmann edition explico 21 2015
On
connaît Maggie Nicols, Julie Tippetts, Jeanne Lee, Tamia, Catherine Jauniaux,
Isabelle Duthoit, Ute Wassermann, toutes artistes essentielles de la voix, mais
on ignore encore qui peut bien être Elke Schipper. Poète sonore animée
par un vrai talent de chanteuse et une diction affolante, Elke Schipper
est la compagne du tromboniste et violoncelliste Günter Christmann, une
des personnalités les plus incontournables de la scène de la musique improvisée
libre depuis ses balbutiements. Parmi ses pionniers marquants tels Derek Bailey, Evan Parker, Fred Van Hove, AMM
et quelques autres, Christmann est un chef de file au point de vue des
concepts, de son apport personnel et de son influence esthétique. Les albums révélateurs
de GC furent publiés par FMP et Moers Music, il est associé depuis 1971 avec
Paul Lovens et une série de contrebassistes comme Maarten Altena, Torsten
Müller et Alexander Frangenheim et fut membre du Globe Unity Orchestra et du King
Übu Orkestrü. D’Elke Schipper,
Edition explico a déjà publié un opus mémorable, Parole (Gertraud Scholz
Verlag/explico cd004 - 1994), un rare album solo. On la trouve aussi à son
avantage avec d’autres
improvisateurs : Push Pull (Vario
51 avec Christmann, Michael Griener et Alberto Braida, ed explico cd 20), Core
avec Alex Frangenheim et Christmann à nouveau (Creative Sources). Elle a
participé aussi au projet the sublime and the profane (ed
explico 19) qui mériterait une vraie chronique. Basés dans la région d’Hanovre,
on les entend très peu hors de cette partie de l’Allemagne. Donc, ce stratum
(120 copies) composé de 21 miniatures autour des deux minutes
(minimum 1:06 et maximum 3:12) vient bien à point. Un coup de peinture jaune de
GC adhère au boîtier transparent du Cdr et se détache sur le fond noir du papier au dos
duquel sont imprimés les crédits de l’enregistrement. Celui-ci nous fait goûter
la conjonction créative de l’improvisation instrumentale spontanée et pensée en
amont de Günter et de la recherche vocale expressive d’Elke basée sur des
phonèmes, des bruits de bouche et des fragments de mots intégrés dans un flux
d’une grande finesse. Une suite de morceaux intitulés stratum
de 11 à 26 pour voix, violoncelle ou trombone en compose la majeure part.
Les six premiers morceaux nous font entendre Christmann au violoncelle dans une
sorte de contrepoint discontinu qui épaule et commente la voix de sa partenaire
dans un rapport dynamique. L’échange est subtil : chacun invente sur le
champ dans une manière d’écriture automatique sans se faire l’écho du matériau
musical, des sonorités etc… de l’autre. Au trombone dans les stratum
de 17 à 19, GC va chercher des petits sons : harmoniques, vocalisations,
tremblements et craquement de la colonne d’air, chuintements de l’embouchure
articulés avec des silences éloquents qui laissent de l’espace pour les
multiples sons vocaux évoquant le pivert ou quelques gallinacées, aspirations,
exclamations, successions de mots étouffés, de syllabes atrophiées, souffle et
chant lèvres fermées. Tentatives désespérées d’exprimer l’indicible. Cette
série de stratum de 11 à 19 est suivie par quatre pièces, Leib
& Seele 1 à 4 où Christmann gratte et frotte les cordes d’une
cithare de manière ludique créant la surprise un peu comme le faisait Derek
Bailey avec sa guitare acoustique trafiquée à 19 cordes (cfr l’abum en duo avec
Braxton de 1974) laissant l’initiative aux glossolalies improbables d’Elke
Schipper, alternant logique et déraison. Le n° 14 est un superbe solo de
poésie sonore, qzah (2:44) où la vocaliste donne toute sa mesure
d’invention phonétique en métamorphosant des phonèmes – simulacre de mots
interrompus - mélangeant l’audible et l’inintelligible avec un sens du timing
et de l’essoufflement peu ordinaires comme si éternellement contrariée, elle
cherchait à dire quelque chose sans y parvenir, rebondissant sur des syllabes
ingrates et des bribes d’interjections. Succèdent alors les 7 pièces suivantes
de stratum 20 à 26 où interviennent le trombone (20-23) et le
violoncelle (24-26). Cette deuxième série de stratum (s) est encore plus
éclatée que la précédente mais tout aussi cohérente. Deux remarques
fondamentales : contrairement à de très nombreux improvisateurs, la
démarche de Christmann se concentre sur des formes courtes qui concentre une
grande variété de timbres, de sons, de mouvements, de bruitages d’instrument et
des changements rapides de registre, de dynamique, passant fréquemment d’une
idée à l’autre de manière naturelle. La démarche d’Elke Schipper est
tout à fait similaire de ce point de vue et c’est de leur connivence et du
refus de « se copier » ou « se suivre » de manière évidente
(questions – réponses) que naît une sorte de continuité faussement hasardeuse
et étrangement convaincante. Stratum : chacun apporte sa strate
personnelle et celle-ci interagit avec celle-là dans un mode poétique,
imprévisible. Il y a quelque chose de léger, d’éphémère, une absence de
prétention, de la fantaisie dans cette pratique de l’improvisation qui va au
cœur du processus ludique. Point n’est besoin de ‘développer son matériau’ consciencieusement
durant vingt ou trente minutes pour faire sens. Un document important et
passionnant. Un label incontournable.
Sans titre, deux morceaux de
22 :00 (la fièvre nous dénombre) et 25 :32 (au coucher de l’éclair).
Fabrice Favriou joue de la guitare électrique, Jean-Luc Petit de la clarinette
contrebasse, des saxophones sopranino et alto et Julien Touéry du piano et des
objets. Enregistré au Carré Bleu. La musique évolue comme un continuum
bruitiste, les sons du guitariste et du
pianiste s’interpénètrent, les sons électroniques, vibrations de moteur,
triturations des effets, bruits d’orage au loin, hululements hagards se
différenciant vaguement d’une pluie percutante des touches, marteaux et
mécanismes sur les cordes bloquées alors que le souffleur joue sur les extrêmes
de son sax sopranino. La fièvre nous dénombre passe très vite
comme un train entre deux gares lointaines dans un demi-sommeil. C’est avec la
clarinette contrebasse graveleuse et un
brin hantée de Jean-Luc Petit que se meut petit à petit le coucher de l’éclair dans un demi silence. Comme un souffle léger
de vent du soir, l’ampli vibre à peine et la clarinette contrebasse se déplace
sur le bout des orteils alternant silences et grondements discrets, les quels
suggèrent un élément mélodique alors que la caisse du piano résonne dans
l’espace et quelques notes légères au clavier carillonnent dans le lointain.
L’ensemble est magnifique par sa qualité de développement de sons et des
timbres. Le souffleur monte dans un aigu irréel – légèreté des harmoniques, le
bruissement d’orage qui s’annonce tremble en arrière fonds des touches
effleurées et du souffle qui décortique les aléas de la colonne d’air. Les
marteaux scandent comme une machine qui tourne folle comme si le lecteur CD
était bloqué, l’installation de la guitare semble en plein brouillard, la
clarinette géante surnage à peine. Un maelström statique s’agite tous sons
confondus, le souffle revient, au sax alto, fou furieux et happé par les
éléments et le pianiste embrasse tout le clavier à sa suite. Quelques minutes
inexorables, où le saxophoniste triture les phrasés et s’arcboute sur des
harmoniques hérissées face au piano virevoltant alors que la guitare électrique
se tord complètement. Une belle tranche
de vie improvisée radicale. Trois improvisateurs décidés, criant leur haine du
vide et du semblant.
Une grosse caisse horizontale
manœuvrée par Benoît Kilian avec des instruments de percussion complémentaires
et additionnels pour en faire changer insensiblement le timbre, les vibrations
par contact, frottements, tremblements, ondes graves qui se propagent dans
l’espace, dans et autour du champ de fréquences de la clarinette contrebasse de
Jean-Luc Petit. Le silence est toujours présent, les sons graves de la
percussion coexistent jusque dans la vibration de l’anche dans l’énorme colonne
d’air, cavité monstrueuse. Paysage mouvant, Rien que ces gazouillis fragile d’inconsolés soleils valent pour eux seuls le
déplacement. L’écoute est aussi intense que le mouvement du jeu est lent, très
lent. Remous des dunes confirme la
qualité d’inspiration : l’émission sonore continue développe la
métamorphose du son dans la lenteur extrême, une pointe d’harmonique se meut et
meurt dans un temps dilaté, une durée suspendue. Le grondement du tambour
ressasse le même glissando vers le grave alternant avec un aigu métallique
soutenu. Le rejoignant, le souffleur crée une structure inquiète dans l’aigu,
subreptice, une impression sensible sur le parchemin d’un sismographe hors du
temps. Il faut tendre l’oreille pour atteindre la limite de l’audible en ayant
le sentiment qu’ils jouent au delà hors de notre portée. La succession des
morceaux (6), tous aussi hantés les uns que les autres, mais plus mouvementés
en toute cohérence, font de cette rencontre enregistrée en studio par Antonin
Rayon, un objet d’écoute rare, infiniment subtil, de ceux qui nous invente une
nouvelle histoire inouïe. Avec des matériaux ténus et finalement extrêmes, les
deux artistes expriment l’indispensable, le nécessaire et un vrai plaisir.
Léandre – Minton Joëlle Léandre & Phil Minton FOU Records FR-CD24
Si, lence 31’56’’ is
7’26’’ blu, ish 6’09’’ : Silence is bluish. ?
Une des qualités premières de
la libre improvisation acoustique est celle de son silence (ou ses silences) et
des couleurs qu’il met en évidence à travers lui. Au « 19 rue Paul Fort » , à Paris le 8
octobre 2016, une date toute récente donc, Jean-Marc Foussat a enregistré un
moment de grâce, un partage, un équilibre entre deux personnalités solaires.
Phil Minton recherche dans son gosier, sa cavité bucale, entre les dents, les
lèvres, les joues, des sons inouïs, fragiles, éphémères, délirants, aspirant,
sifflant, chantoyant, hululant, égosillant, avec milles nuances et détails….Une vocalité qui interroge et déstabilise l'écoute. Joëlle Léandre a l’intelligence de se plonger dans cet univers, cette démence
jouée, en apportant, l’essentiel, le nécessaire, traduisant parfois
l’expression du chanteur et ses cadences dans un contrepoint vivant à l’archet ou en frappant les cordes. Le son
de sa contrebasse est magnifique : son archet fait tournoyer les textures
et harmoniques du bois vibrant par les cordes comme une autre voix. Elle vient
aussi à chantonner, laisser poindre sa voix de cantatrice désenchantée ou
énoncer les facettes de la fragilité. Le dialogue se poursuit de mille façons,
les phases de l’entente se décuplant vers l’infini, Minton surgissant avec une autre idée folle de plus. Is commence avec les
sifflements d’oiseaux du chanteur qu'on croirait être ceux des joyeux volatiles de passage dans mon jardin… De nombreux moments réellement magiques et éblouissants (blu-ish ) dans ces
quarante-cinq minutes ! J’avais
adoré le duo entre Günter Christmann (au violoncelle surtout) et Phil Minton
pour leur déraison incarnée. Il est donc fort heureux que Minton ait gravé ce
superbe témoignage en compagnie d’une telle musicienne contrebassiste. Si
Joëlle Léandre nous a gratifié d’enregistrements duos avec des vocalistes (Maggie
Nicols, Lauren Newton), c’est sans doute le seul témoignage d’un duo de Phil
Minton avec un/une contrebassiste (il a enregistré avec la violoncelliste
Audrey Chen). Référence : un extrait de L’homme approximatif, chant VI de Tristan Tzara en cohérence avec la
musique du duo. Une parfaite réussite pour le label FOU de J-M F !
Barbares : Christiane
Bopp Jean-Marc Foussat Jean-Luc Petit Makoto Sato Débris d’orgueil Fou
Records FR –CD 23
Le batteur Makoto Sato et l’électricien Jean-Marc Foussat collaborent dans le
groupe Marteau Rouge avec le guitariste Jean-François Pauvros (et entre autres.
C’est un type de musique improvisée relativement dense, chargé, où
l’installation de JMF produit un continuum sonore avec voix trafiquée, boucles
sonores changeantes se voit propulsée, soutenue, poussée par la percussion.
D’autre part, la tromboniste Christiane
Bopp et le clarinettiste (contrebasse) et saxophoniste (ici sopranino) Jean-Luc Petit improvisait au bord du
silence en produisant des timbres et des bruissements retenus, jouant sur une
vision assez déconcertante du dialogue, discontinu en quelque sorte. On est
relativement éloigné du jeu (étiqueté) « free-jazz » de Makoto Sato. Débris
d’orgueil contient deux lon gues improvisations de 41 :65, Nue
est la peau du ciel et de
29 :27, Flèche de boussole. Dans les circonstances de ce
quartette, on se retrouve dans un no-man’s land qui après une phase de chauffe
(13 premières minutes de Nue est la peau
du ciel), à laquelle une intervention presqu’explosive de J-MF met fin, voit
poindre l’écoute et le sens de la construction collective. La
tromboniste fragile, le percussionniste aérien, un son tenu de l’électronique,
puis le sopranino hiératique sur deux ou trois notes. Celles–ci se mettent à
tournoyer créant une belle atmosphère et se dirigent dans un crescendo mesuré
vers plus de densité, jusqu’à un signal – changement de cap marqué par un mouvement de rideau du synthé. Chaque séquence de jeu dure 10 – 12 minutes et la transition
vers la suivante est négociée sans hésitation avec une logique toute spontanée. Bref, comment rendre vivante une
combinaison atypique. Petit problème : l’installation de J-M diffuse via
deux haut – parleurs stéréo avec une large gamme de sons continus et de
fréquences alors que les deux souffleurs émettent d’un point bien défini dans
l’espace avec le son et le timbre
spécifiques de leurs instruments. Cela dit, la Flèche de boussole
indique un cap : la clarinette contrebasse se rengorge dans les très
graves et le trombone sussure en douceur en faisant ressentir le silence,
rejoints par les sonorités fantomatiques et travaillées du synthé. Une cadence
du trombone vocalisé invite les roulements du batteur. Les quatre tentent avec
un certain succès de naviguer de concert jusqu’à une séquence n° 3 où
chacun poursuit une voie distincte. Le synthé s’éloigne, le sopranino prend
l’initiative avec deux notes, le batteur improvise ses roulements et la tension
monte. Tout à coup, le batteur s’emballe, le synthé enfle et le sax est lancé
sur orbite, tous trois se soulevant ensemble comme une vague. Ce qui paraissait
être une tentative de jouer ensemble, devient alors un vécu intense et se transforme
ensuite en un bel équilibre fragile, presque silencieux où l’écoute du moindre
son est palpable : Sato et Petit jouent quelques moments au bord du
silence. Le jeu de Sato sur les peaux unifie les sons des souffleurs et les
souffles vocalisés de la machine à son de Foussat. Les interventions délicates
de Petit au sopranino sont particulièrement pertinentes et l’ensemble joue à
l’unisson de manière organique dans ces dix dernières minutes. De sensibles
changements de volume et de dynamiques surviennent spontanément jusqu’au final où
le jeu emporté du trombone se met en avant poussé par le drive du batteur et
l’inventivité sonore de J-MF. Ce document - tranche de vie n’est peut être pas
à proprement parler une réussite telle qu’en produisent des improvisateurs qui
ont choisi des équipiers avec qui ils sont 100% en phase ou presque (exemple type : Phil Minton et Roger Turner, ou même, ce très beau Phil Minton - Joëlle Léandre). Mais on peut très bien considérer que ces associations
« idéales » entre improvisateurs compatibles ("en phase") leur rendent la
tâche aisée surtout quand en on a talent inné et l'expérience. C'est nettement plus compliqué, et donc plus "méritant", d’essayer d’improviser en tâchant d’assumer ensemble des pratiques et des
esthétiques différentes, qui peuvent se révéler contradictoires. En fait, c’est une excellente école pour améliorer ses
capacités d'improvisateur et certains aiment à en cultiver les paradoxes. Ce disque nous invite donc à se pencher sur le processus improvisationnel et à en tirer des
conclusions. Les musiciens s’amusent sur le moment et l’auditeur a tout le
loisir de réfléchir après coup. Cette expérience recèle un enseignement sans
doute plus riche que la réussite "parfaite" des albums duos récemment chroniqués
ici, comme le duo Minton-Léandre ou le Kilian-Petit publié eux aussi par FOU, même si ceux-ci procurent un plaisir fascinant dont le cheminement demeure mystérieux et résistent à l'analyse.
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