Karyōbin :
Spontaneous Music Ensemble : Derek Bailey David Holland Evan Parker John
Stevens Emanem 5046.
Album mythique de l’alors
naissante musique improvisée libre londonienne enregistré en février 1968, Karyōbin est
enfin réédité par Emanem avec un travail de fond sur la qualité sonore sous la
houlette d’Evan Parker lui-même et des notes récentes qui expliquent le contexte. Outre le texte original de Victor Schonfield, on trouve une description par le menu signée Martin Davidson et Evan Parker.
Celui-ci n’a pas hésité à racheter les bandes originales et les a confiées à un ingénieur du son exceptionnel, Adam Skeaping, lequel avait travaillé
intensément pour les enregistrements de Stevens, Bailey et Parker pour Incus
durant la deuxième moitié des années 70. Se voyant offrir l’opportunité
d’enregistrer pour le label indépendant Island (Traffic, King Crimson, Bob
Marley, Toots and The Maytals, Fairport Convention), Evan Parker et John
Stevens qui formaient à eux deux le Spontaneous
Music Ensemble, les autres membres ayant quitté le groupe (Trevor Watts,
Paul Rutherford), décidèrent de réunir d’autres musiciens parmi ceux avec qui
ils jouaient au Little Theatre Club, un lieu situé à deux pas de Trafalgar
Square, au troisième étage dans l’arrière-cour du Garrick Theatre, située
exactement au Garrick Yard dans St Martin’s Lane. Il s’agissait d’un théâtre
expérimental et les musiciens purent profiter du lieu entre 1966 et 1974 sous
la houlette de Stevens, Watts, Bailey et d’autres. Très peu de public, mais un
nombre impressionnant d’improvisateurs de haut-vol y ont développé les éléments
et paramètres de cette nouvelle musique improvisée. Si je vous dis que le
producteur et ingénieur du son de la session n’est personne d’autre qu’Eddie Kramer, lui-même, le magicien des
premiers albums de Jimi Hendrix. Pour la petite histoire, Yoko Ono s'est introduit dans le studio pour venir chercher des bandes en actionnant la sonnette qu'on devine dans la version originale du vinyle. Elle avait d'ailleurs chanté avec le SME quelque temps auparavant. Le David
Holland mentionné est bien le fameux contrebassiste New Yorkais qui joua
avec Miles Davis, Chick Corea, Anthony Braxton, Sam Rivers, Jack De Johnnette
et Steve Coleman. Dans les notes de pochette, Holland souligne que l’expérience
du Spontaneous Music Ensemble et du Little
Theatre Club a joué un rôle important dans la formation de la manière
par laquelle il perçoit la musique. Kenny
Wheeler était déjà le trompettiste incontournable qu’on connut par la
suite. On reconnaît déjà de nombreux éléments du style d’Evan Parker au sax soprano ainsi que celui, « Webernien»
de Derek Bailey, le guitariste du groupe. Quant à John Stevens c’est avec la première mouture de son mini-kit composé
d’un large tambourin et de tambours chinois qu’il se manifeste , proposant
un jeu léger et aérien. La particularité principale de Karyobin, une suite de
six improvisations libres, est la grande qualité de dialogue et d’empathie des
musiciens : aucun soliste ni accompagnateur. Chacun improvise librement en
se servant de son écoute attentive pour compléter, alterner, répondre à ou
rejoindre les improvisations de chacun
des quatre autres comparses en faisant silence éventuellement (et cela arrive
souvent !) ce qui fait que le quintet du SME joue plus souvent en trio ou
en quartet qu’à cinq et que le batteur reste étonnamment discret, colorant et
soulignant le jeu des autres. C’est avant tout une expression démocratique et
extrêmement équilibrée où les cinq musiciens sont mis également en valeur même si
le contrebassiste reste un peu en retrait. Les nuances sonores rapprochent la
musique du SME des enregistrements issus de l’AACM ou de Bill Dixon nettement plus que du
free-jazz Aylérien ou Taylorien. Cette édition spéciale de la formation n’a
jamais joué en concert et la photographie du groupe par Jak Kilby publiée sur
la pochette a été réalisée dans le Little
Theatre Club peu après quelques semaines avant que Dave Holland rejoigne Miles Davis
à NYC. D'autres photographies inédites se trouvent dans la pochette ainsi que le cliché de la boîte de la bande originale d'Eddie Kramer. Par la suite, Stevens réunira un line –up du SME quasi identique où Trevor Watts remplace Evan Parker (So What Do You Think We Are / Tangent
1971), mais Martin Davidson d’Emanem se refuse à le publier pour des raisons
esthétiques. Donc, il s’agit d’un document incontournable pour l’évolution de
la musique improvisée radicale en Europe que de nombreux connaisseurs ajoutent à une liste où figurent Machine Gun ou Topography of the Lungs. J’ai par ailleurs écrit une étude sur
l’évolution très complexe du SME de 1965 à 1994, date du décès de John Stevens.
Elle est parue dans Improjazz en février et mars 2009.
Anemoi Lawrence
Casserley Viv Corringham FMR Records
Un échange – partage très
original entre la voix superbe et expressive de la chanteuse Viv Corringham et le live signal
processing de Lawrence Casserley. Le
principe de base est que si la chanteuse est libre d’improviser à sa guise, le
matériau de base du processing en temps réel est le son de la voix de celle-ci
capté par un micro et transformé instantanément par Casserley à travers son
installation (très) complexe. Viv Corrigham a une pratique vocale très flexible
qui comporte de nombreuses facettes entre musique contemporaine et traditions
ethniques. Il ne faut pas se baser uniquement sur cet enregistrement pour se
faire une idée de l’entièreté de son travail : elle a choisi de chanter en
utilisant des modes et des motifs mélodiques qui s’inspirent de chants d’un
Orient lointain, mais quand elle est confrontée à une situation
« avant-gardiste » elle se révèle surprenante. Sa voix tranche
particulièrement avec la musique de Casserley mais la dynamique complexe de
celui-ci crée un très beau contraste avec l’intensité brute et la vocalité
primale de la chanteuse. Elle tire et étire des variations au départ de motifs
mélodiques qui semblent assez simples car le timbre de sa voix, les accents et
impulsions sont la clef de ses mélismes travaillés, arcanes d’un lyrisme
atavique qui donne l’impression qu’elle aurait connu une autre vie dans un
lointain passé sous d’autres cieux. Elle modifie sensiblement le timbre, la
densité, la texture et les colorations de son chant comme un oiseau qui mue
avant l’hiver et passerait d’un hémisphère à l’autre chaque demi-saison.
Parfois insaisissable, mais surtout originale, échappant aux classifications,
écoles ou tendances. Autant expression de la réalité brute qu’émanation du
rêve, la musique de Viv Corringham
trouve chez son partenaire, un géant du processing électro-acoustique en temps
réel, une créativité optimale qui transcende la machinerie et sublime la
transformation du son brut, projetant réseaux, filets, rhizomes, architectures sonores
en mouvement autour de la voix, renforçant l’expressivité et la spontanéité
organique de la chanteuse par l’étendue extraordinaire et cohérente des
registres très variés qu’il tire de son installation. Une paire parfaite qui
défie l’entendement.
Still Now (if you still) Szilard
Mezei Marina Dzukljev Vasco Trilla.
FMR CD442-0217
Violon alto, piano et
percussions. Un trio soudé et focalisé dans une écoute intense et une
construction collective de l’improvisation plus que remarquable. Cela commence
avec des vibrations à l’intérieur de la table d’harmonie et d’une corde grave
du piano comme un cloche amortie par le vent lointain qui fait frémir les
arbres. La pianiste Marina Dzukljev coordonne
remarquablement plusieurs actions dans les cordes du piano et sur les touches
et l’ambiance ainsi créée détermine le cheminement de tout l’album. Les frappes
délicates et les frottements du percussionniste Vasco Trilla construisent des contrepoints pointillistes qui
alimentent l’inventivité de la pianiste au clavier. Sur cet échange constant,
s’élève la vocalité énergique de l’alto de Szilard
Mezei, lequel presse le frottement de son archet, faisant gonfler le timbre,
tordre la sonorité, tressauter les notes. Dès le départ s’établit une profonde
cohérence où ne sont pas absentes l’écoute mutuelle, la puissance
expressionniste dans le chef du violoniste, la vivacité de la pianiste… Chaque
idée de jeu est modulée entre forte
astringent et en piano égrené avec de
belles variations dans la dynamique. Chacun des sept improvisations renouvellent
le contenu et les formes. J’avais entendu de Vasco Trilla une utilisation radicale de la percussion dans un
autre enregistrement (Gingko avec Johannes Nästesjö/
Creative Sources CS347CD) où l’instrument est carrément camouflé. Ici, c’est
une batterie conventionnelle, mais il en joue fort bien de manière appropriée
avec ses deux remarquables collègues. Quant à Szilard Mezei, il prouve s’il faut encore le faire, que le (violon)
alto est un instrument idéal pour l’improvisation libre, tout comme ses collègues
Mat Maneri, Charlotte Hug ou Benedict Taylor. Dans chaque partie de cet album,
on ne le trouvera en panne d’inventions, attirant l’écoute pour les superbes
nuances de son jeu expressif et lyrique. C’est un excellent trio
d’improvisation qui multiplie les occurrences sonores, développe des
cheminements infinis dans un dialogue pleinement partagé. Le morceau Still Now (if you still) (plage n°4) montre
comment jouer des choses très différentes en maintenant cette qualité subtile
de dialogue qui font les improvisateurs d’envergure. Still Now se réécoute plusieurs fois avec un vrai
bonheur car se débat une vraie richesse musicale.
City of Light : Chamber 4
Luis Vicente Théo Ceccaldi Valentin Ceccaldi Marcelo dos Reis Clean Feed CF426 cd
Musique chambriste free sans
batterie. Une trompette au centre vibrant dans l’improvisation ou à travers des
soupçons de mélodie : Luis Vicente,
deux cordes frottées avec de belles nuances qui flottent dans l’air : Théo Ceccaldi au violon et son frère Valentin au violoncelle, une guitare
acoustique flegmatique minimaliste ou activiste selon les ambiances : Marcelo dos Reis. Avec de beaux
équilibres et un esprit véritablement collectif, Chamber 4 crée une
nouvelle manière de free-jazz où le travail du son a autant d’importance que la
construction musicale, où les recherches timbrales ou mélodiques et les
ostinatos pulsionnels coexistent, … Dans cette remarquable suite en trois
parties, le quartet requiert une variété intéressante de modes de jeux et de configurations
soniques, lesquels s’enchaînent avec un véritable à-propos. De la suite dans
les idées, des cadences alternées, divergentes, complémentaires. Des moments
sombres s’affaissent pour faire ensuite renaître des colorations éclatantes ou
moirées. Dans la partie 2, les voix se joignent et introduisent les sons
extrêmes de la trompette. Chaque instrumentiste est appelé à se mettre en avant
ou à seconder ses partenaires. Il résulte un véritable plaisir d’écoute entre
intensités et apaisement, énergie subtile et relâchement élégiaque. Aussi, ces
quatre jeunes musiciens favorisent le jeu – entente comme les quatre doigts de
la main dans un gant de velours, car « pouce
ça ne compte pas » (Bobby Lapointe). Mais, je le lève quand même face
à leur remarquable talent pour improviser collectivement.
Sonata Erronea Gunda Gottschalk Dusica Cajlan-Wissel
acheulian handaxe aha1701
Deux excellentes musiciennes
improvisatrices : la violiniste de Wuppertal Gunda Gottschalk et la pianiste Dusica Cajlan – Wissel établie à Cologne. Le piano est préparé et
le jeu de Dusica Caljan – Wissel est léger, aérien, par pincées et incursions
dans les cordes. La violoniste, une des plus intéressantes de la scène
improvisée (avec Carlos Zingaro, Phil Wachsmann, Harold Kimmig, Matthias Boss),
sautille, se répand, éclate, intériorise, le son se raréfie du bout de l’archet
ou s’enfle, pressé par des mouvements francs et sûrs. DCW est branchée musique
contemporaine et GG a été longtemps associée à une force de la nature de la
contrebasse, Peter Jacqmyn. La qualité de dialogue, le contraste subtil, les
différents modes de jeu attirent l’écoute et sollicite l’imagination tout au
long des dix pièces dont la durée varie entre 2 :12 et 7 :54. Les
duettistes, ont des intentions très précises pour chacune d’elles dont elles
font varier l’itinéraire, les sentiments, l’émotion. L’exploration sonore est
au premier plan est aussi une capacité à éviter les « inévitables »
lieux communs qu’une telle instrumentation entraîneraient si ces dames
n’avaient pas au plus haut point la conscience d’improviser dans l’instant. Les
qualités musicales du duo sont bonifiées par une imagination secrète, une grande
expérience de la musique joué dans le moment. Une réelle maturité que ce soit
dans le feu de l’action ou quand Less Is
More. Les sons sont suspendus dans l’espace, parfois au bord du silence (Suche I), mais aussi s’agencent
miraculeusement. Je venais de chroniquer d’autres albums avec violons que j’apprécie (cfr plus
haut) : City of Light : Chamber 4 et Still Now (if you still) de Szilard
Mezei Marina Dzukljev Vasco Trilla, et si j’ai pris vraiment plaisir à les
écouter, le duo de Sonata Erronea projette une sensation de plénitude, de
finition, révèle une expérience profonde, intime, sensible qui rangent cet
enregistrement dans une autre catégorie, celle qui, en ce qui me concerne,
touche une corde sensible. Sans épanchement gratuit et pathos tape-à-l’œil
(l’oreille), nos deux musiciennes révèlent une puissance et une richesse
musicale qui fait honneur à l’improvisation radicale du meilleur tonneau, celui
qui n’a pas de fond, car tout peut arriver.
À peine amplifiée la guitare
et ses six cordes, sans ou avec très peu d’effets, sont jouées simultanément
avec les cinq doigts de la main gauche et de la droite à hauteur des micros (de guitare) ou à même
la touche (tapping). Jeu issu du jazz surfant sur une myriade d’intervalles,
harmonies, rythmes et pulsations avec dissonances, boucles et glissements.
C’est dans ce style, ce qu’on peut écouter de plus pur. Ce n’est pas pour rien
que Phil Gibbs collabore étroitement
avec le grand saxophoniste (extraordinaire) Paul Dunmall entre autres pour leur
magnifique label Duns Limited Editions. Ils ont gravé plusieurs dizaines
d’albums ensemble couvrant tout un panorama de sons, d’ambiances et de
recherches. Dérive subtile et labyrinthique, lyrique et onirique créant des
paysages au travers d’un cheminement, Infinite Spirit est un véritable
tour de force musical. La conception de son jeu de guitare ambidextre est basée
sur une amplification discrète qui se contente de colorer les notes et les
sons. C’est avant tout une carte de visite, très différente de son album solo
précédent, Tunes and Feelings sur Duns Ltd Ed. Phil Gibbs dévoile encore
mieux sa sensibilité lorsqu’il se joint à un autre improvisateur comme Paul
Dunmall, Paul Rogers ou le flûtiste Neil Metcalfe. Aucun détail sonore, timbre,
glissando ou harmonique de ses partenaires n’échappe à son écoute intensive,
ses réactions instantanées se nourrissent subtilement de la trame de ceux-ci.
Un improvisateur de haut vol.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......