Jacques Demierre The Well Measured Piano Creative Works cw 1064
Pianiste improvisateur
associé à Barre Philips et à Urs Leimgruber dans un trio providentiel, le suisse Jacques
Demierre est un chercheur qui se situe à la croisée des chemins de
l’improvisation radicale, de la composition contemporaine, de la performance
sonore questionnant la pratique du piano, son toucher, ses possibilités
vibratoires, son architecture, ses mécanismes, sa résonance. Chacun des
aspects mentionnés sont interdépendants les uns des autres dans une démarche à
la fois complexe et « primale » qui se révèle très profonde,
essentielle. Je suis marri quand je considère ces pianistes talentueux qui
s’ébrouent sur les scènes en vue des festivals importants évoquant à peine la
furia des Fred Van Hove et des Alex von Schlippenbach de notre jeunesse et
débitant des rondelles digitales comme un charcutier le ferait d’un saucisson.
Heureusement qu’il y ait une exploratrice de la trempe de Sophie Agnel, par
exemple, ou une Eve Risser qui n’hésite pas trop à tenter quelque chose... Si
cet album-ci, the Well Measured Piano vous semble loin des référents free-jazz ou
noise ou savant de votre background personnel, tentez une oreille vers One
Is Land son autre album solo
(Creative Sources), monumentale pièce à conviction du noise intégral. Dilute
the Sky with Care : Demierre assène un accord et enfonce
obstinément la touche en bloquant la corde percutant ainsi le piano en
isorythmie en faisant résonner son âme. Sauvage et extrêmement calculé au
niveau rythmique. Il pousse la logique de la répétition obsessionnelle à son
point de rupture. Vingt-six minutes à ce régime vous rendront fous, pantelants,
écorchés. La consonance répulsive. On se demande si c’est beau, consonant,
harmonieux : la percussion de la corde aiguë qui , bloquée vibre à peine et dégage quand même un son
métallique mêlant acier et cuivre, comme si on martelait un clou céleste. Il
faut avoir entendu cela une fois dans sa vie. Dingue et inouï. Il joue simultanément des choses contradictoires qui s'emboîtent de manière curieuse et et dont les effets s'alternent, se renversent, disparaissent et ressuscitent avec obstination. Peu descriptible dans le cadre d'une chronique qu'il faut terminer. Wind Motet s’enfonce encore plus dans la
rage froide mêlant crissements furieux et effets d’harpes dantesques, ostinatos
hésitants. Cette pratique extrême du piano s’inscrit dans une forme musicale
précise qu’on pourrait noter, cataloguer, épiloguer. Il y a une mise en scène
dramatique du son, une histoire … Mais, un auditeur averti et bien informé reconnaîtra
que Jacques Demierre échappe à tous les paramètres en vigueur dans le monde de
l’improvisation relatives au piano et se singularise de manière absolue.
Oubliez ce que vous croyez connaître, reconnaître, entendre recycler que vous
réécoutez d’un pianiste à l’autre. Morton Feldman ? Cage ? Etc… Foin
de modèles et d’archétypes, la scène improvisée réelle est pleine
d’individualités passionnantes qui s’écartent des radars fatigués. Jacques
Demierre s’affirme parmi les premiers d’entre eux. À bas l’ennui !
Pat Thomas Solo Piano : The Elephant Clock of Al Jazari Otoroku Roku019
Label attaché au Café Oto,
lieu névralgique des musiques improvisées, expérimentales, free jazz situé à
Dalston au Nord Est de Londres, Otoroku propose à la fois des rééditions de
vinyles légendaires (Topography of the
Lungs et the London Concert) très
rapidement sold out, des albums de musiciens s’étant produit au Café Oto comme
Roscoe Mitchell avec John Edwards et Mark Sanders, une rencontre entre Joe
McPhee/Evan Parker/ Lol Coxhill/ Chris Corsano ou la violoncelliste Okkyung Lee
avec le guitariste Bill Orcut. Au-delà du statut de « document » ou
d’article de démonstration (d’un talent qui n’a plus rien à prouver), c’est
réellement l’existence d’un chef d’œuvre – manifeste du travail intensif - du
pianiste Pat Thomas qu’affirment les plages granitiques de The Elephant Clock of Al Jazari, enregistrées au Café Oto
(quand ?). Musique anguleuse, autant
remarquablement structurée et conçue que le fruit de l’émotion créative dans
l’instant (live), située au confluent
du free-jazz, de la musique « contemporaine » et de l’improvisation
libre et assumant autant son appartenance au continuum afro-américain que
l’influence prépondérante d’improvisateurs « libres » de la scène
européenne. Ayant grandi à Oxford et d’origine jamaïcaine, le jeune Pat Thomas
fut marqué par les concerts de Tony Oxley, Derek Bailey, Lol Coxhill et joua
(et enregistra) par la suite très souvent avec eux autant au piano qu’avec
l’électronique. J’avais déjà pu mesurer son talent de pianiste en solo avec Nur (Emanem) et Naqsh (inclus dans le coffret de 4 CD Making Rooms Weekertoft). Toutes les qualités de ses précédents opus
sont bonifiées, vivifiées dans l’engagement physique d’un concert magistral
devant un public ami, complice, connaisseur (et pour cause !). Vouloir
décrire son talent protéiforme serait un exercice un peu vain : on trouve
dans sa musique l’extraordinaire énergie virevoltante et les articulations/
pulsations démultipliées propres aux virtuoses « free » passés
dans la légende : Cecil Taylor, Don Pullen, Alex von Schlippenbach, Fred Van
Hove. Toutefois, sa démarche n’est pas monolithique comme celle de Cecil T… On
retrouve des couleurs et des décélérations – fausses hésitations qui évoquent
Fred V. H., une puissance torrentielle (Alex v.S.) faisant résonner le choc des
marteaux sur les cordes au sommet des capacités vibratoires de la caisse de
résonance ou ce sens du détail du bout des doigts spécifique à la scène
européenne. On trouve aussi une manière très personnelle d’animer la surface
des cordages dans la table d’harmonie avec une superbe expressivité. Quelques
soient les facettes de son œuvre, chacun des quatre élans gravés ici se situe
dans une esthétique éminemment personnelle qui n’appartient qu’à lui. Un
original qu’il faut absolument considérer à l’égal d’un Matthew Shipp. Suite à l’émergence et au développement de pianistes de
premier plan tels Keith Tippett, Howard Riley et Veryan Weston durant les
décennies précédentes, sans oublier un original comme Steve Beresford, la scène
britannique ouverte et ultra-collaborative a maturé en son sein une
personnalité incontournable du piano, Pat Thomas. Il faut écouter ce musicien à
tout prix, surtout si vous êtes intéressé par le piano.
Max Eastley Fergus Kelly & Mark Wastell The Map is Not
The Territory Confront core series
core 08.
Huitième opus de la Core Serie du label Confront de Mark Wastell dont on a bien
envie de collectionner numéro après numéro. Jugez plutôt : Julie Tippets
avec Mark Wastell, un superbe Company de Derek Bailey avec le danseur de
claquettes Will Gaines, Mark Wastell et Rhodri Davies, David Silvian ( !)
avec les deux précités, Arild Andersen à contre-emploi avec Clive Bell et un
brûlot de Dunmall et Cie dédié au Sun-Ship de Coltrane avec Alan Skidmore,
Benoît Delbecq… Alléchant… et passionnant, je vous assure ! Max Eastley, un proche de David Toop
est une personnalité incontournable de la scène radicale britannique spécialisé
dans l’arc musical, proche de David Toop. Soit un câble tendu et amplifié,
frotté avec un archet produisant drones et harmoniques. Fergus Kelly a amené des instruments auto- inventés / fabriqués et
des pièces de métal trouvées et Mark
Wastell, son inévitable tam-tam (gong si on veut), une percussion
métallique et le cadre d’un piano. La musique est sidérante et intersidérale.
On se croirait quelque part dans l’espace, des ondes provenant de l’infini
suspendues dans le vide nous apportent des sonorités continues et mouvantes,
obstinées et éphémères. Après deux pièces de 8 et 12 minutes, les trois
musiciens contractent leur perception du temps en jouant plus court (deux
minutes voire quatre ou six) tout en étendant et relâchant les sons qui se
dévident avec une remarquable lenteur. Grondements lointains, sifflements
métalliques, bourdons riches en harmoniques, glissements sur la surface du
tam-tam, frottement ésotérique de l’arc dans les graves. Plus la musique
ralentit, plus le temps s’écoule rapidement. On est éberlué quand la dernière
vibration retentit et que le dernier son meurt. Une bien belle expérience
sonore à peu d’autres pareilles. En tout point remarquable : un CD à ne
pas égarer !!
The Visitors Phil Gibbs Marcello
Magliocchi Neil Metcalfe Adrian Northover FMR
Toujours sur FMR, la suite de
la collaboration du percussionniste
« Pugliese Marcello Magliocchi avec le saxophoniste Adrian
Northover et le flûtiste Neil Metcalfe, abonnés depuis quelques années avec le
Runcible Quintet en compagnie du contrebassiste John Edwards et du guitariste
Daniel Thompson (CD’s FMR Five et Four). Le guitariste Phil Gibbs travaille
depuis deux décennies avec Paul Dunmall et Paul Rogers, tout comme Neil
Metcalfe. Tout cela pour situer le niveau musical dans lequel s’ébatent the
Visitors. Neil Metcalfe joue précisément d’une flûte baroque en bois noir "tardive" et en tire
des sons truffés d’altérations microtonales. En effet, avec son souffle, il altère les notes avec précision, un peu comme certains flûtistes orientaux. Rien d’étonnant, au Red Rose ou
ailleurs, de voir Neil et feu Lol Coxhill partager des pint de ale et deviser musique. Cette prédilection est partagée par Adrian Northover que ce soit au
sax soprano et à l’alto, lui-même travaillant régulièrement avec des musiciens
indiens (Inde du Nord – Musiques de Raga). Metcalfe est celui des quatre qui
joue « mélodique » par moments. Le jeu subtil et pulsatoire (légèrement électrifié) de Phil
Gibbs (lequel est un inconditionnel de Metcalfe) convient parfaitement à
l’affaire par ses conceptions post-modales sophistiquées et ses tuilages de
voicings… Percussionniste forcé de voyager avec peu de moyens, Marcello
Magliocchi qui semble être devenu le percussionniste attitré de Northover (si
ce n’est pas le contraire), joue systématiquement avec une mini-batterie très
réduite et quelques métaux intrigants (cymbale « rectangulaire »
etc…). Sa conception complètement « libre » est basée sur la
dynamique et une multiplicité de frappes, grattements, rebondissements,
tintements très variés dont il accélère ou ralentit le débit avec une réelle
maîtrise. Un frère à Paul Lovens ou Roger Turner. Un voisinage avec Tony Oxley
… La grande qualité de ce groupe est la lisibilité précise du jeu des quatre
musiciens en précisant que Adrian et Neil se plaisent à brouiller les pistes
tant leurs jeux se complètent, focalisés sur les micro-tons. Le cheminement
complexe du groupe visite des paysages variés, transforme les perspectives,
passant du duo au trio ou au quartet insensiblement avec un sens spontané et
réussi des enchaînements… Une espèce d'octopode insaisissable.
C’est une musique éminemment
collective qui donne une image/ référence moins précise de chaque individualité
que si cell-ci jouait en duo avec un autre instrument offrant un contraste net. Si
par exemple, vous voudriez approfondir votre connaissance relativement à Neil
Metcalfe, il y a cet album Incus S& M avec le génial guitariste Roger Smith
ou le trio de Neil avec le bassiste Nick Stephens et le batteur Tony Marsh
(Breaking Silence Loose Torque). Gibbs a un nombre incalculable d’albums avec Dunmall, vous avez
l’embarras du choix. Quant au percussionniste Marcello Magliocchi, son jeu
particulier est documenté avec toutes ses nuances dans Otto Sette Sei
(improvising beings) avec le violoniste Matthias Boss et votre serviteur, J-M
VS à la voix et le discret bassiste Roberto Del Piano. Musiciens à suivre et même à traquer.
Up and Out. Harri Sjöström Philipp Wachsmann Emilio
Gordoa Matthias Bauer Dag Magnus Norvesen Amirani. AMRN 060
Le remarquable saxophoniste
soprano Gianni Mimmo propose sur son label Amirani la musique d’un groupe
rassemblé par un autre saxophoniste soprano d’envergure, le finlandais Harri
Sjöström, coupable d’avoir succédé finalement à Jimmy Lyons auprès de Cecil
Taylor. Invité spécialement pour ce concert, le violoniste Philipp Wachsmann
avec qui Sjöström joue « on and off » depuis 1980, entre autres avec
Paul Lovens & Paul Rutherford dans Quintet
Moderne, entretient une relation en chassé-croisé elliptique avec le
saxophoniste durant ce concert. À la contrebasse, Matthias Bauer, le frère des deux trombonistes
Conny et Hannes (R.I.P), le fin batteur Dag Magnus Norvesen et l’intriguant
vibraphoniste Emilio Gordoa, tous musiciens basés à Berlin, LA ville de la
musique improvisée en Europe. Initiant leur rencontre sous forme de tentative
de prise de contact, le quintet met une bonne dizaine de minutes à se chauffer,
à instiller des réactions et des propositions et, petit à petit, une tension
s’installe, l'énergie se dégage. Le percussionniste choisit ses angles de frappe et ses rebonds, le
bassiste secoue la vibration des cordes, tandis que les jeux respectifs de Phil
et Harri, s’interpénètrent, se font de curieux échos, tournoient ou jouent à
chat perché. Les sons s’étirent ou se précipitent et la musique devient grave,
légère, … volutes, pointillisme, miettes électroniques, atmosphère irréelle
tissée par le vibraphone. Le saxophoniste est insaisissable, le violoniste
échappe à la gravitation, le cliquetis des baguettes sur les peaux et le métal
active les échanges… Somme toute, un bon
concert basé sur l’écoute, l’interaction, la lisibilité instrumentale et la participation égalitaire pour chaque
musicien à la fois soliste et musicien collectif. À écouter car il y a de
bonnes choses.
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