12 décembre 2021

Roscoe Mitchell Sandy Ewen Damon Smith Weasel Walter/ Takehisa Kosugi Mototeru Takagi/ Jaka Berger/ Charlie Beresford Christian Vasseur/ Jacek Chmiel & Lara Süss

Roscoe Mitchell Sandy Ewen Damon Smith Weasel Walter A Railroad Spike Forms the Voice. Balance Point Acoustics CD bpaltd130132
https://sandyewen.bandcamp.com/album/a-railroad-spike-forms-the-voice

Lors de son séjour au Mills College d’Oakland en qualité de Professeur entre 2004 et 2017, Roscoe Mitchell, connu aussi pour son travail de compositeur, avait tenu à jouer dans le cadre d’un concert d’improvisation libre avec d’authentiques praticiens de cette discipline ardue. Il ne pouvait pas mieux choisir que de se joindre à l’équipe du contrebassiste Damon Smith, de la guitariste « bruitiste » Sandy Ewen et du batteur Weasel Walter et de jouer le jeu le plus sincèrement du monde lors d’une soirée propice d’avril 2014. Rassembler quatre personnalités aussi diversifiées qu’un héraut Afro-Américain du free jazz (Art Ensemble of Chicago) et compositeur (improvisateur) passionné, un contrebassiste formé dans le champ contemporain proche de contrebassistes comme Peter Kowald, Joëlle Léandre et Bertram Turetsky, une guitariste sonique dans la ligne d’un Keith Rowe et un batteur issu du hard-core punk rebelle. Ces quatre personnalités contrastées impliquées dans l’acte d’improviser nous rappellent le sous-jacent au mouvement de l’improvisation libre : chaque musicien apporte son parcours, sa personnalité, ses préférences musicales, ses sonorités et sa conception de l’improvisation pour élaborer une communication, un champ collectif d’investigation et de dialogue, une mise en commun égalitaire dans le but que naisse et se développe un univers sonore et sensible fruit de l’instant partagé. Les choix de chacun mettant continuellement ceux des autres dans de nouvelles perspectives. Le titre est tiré d’un poème de Joseph Jarman, compagnon de Mitchell au sein de l’Art Ensemble of Chicago. La qualité de l’enregistrement permet de suivre le moindre détail sonore de chaque musicien. Roscoe joue du saxophone sopranino dans les premières 25 minutes. Sandy nous fait entendre une multitude de micro-sons et de détails bruissant et crépitant des cordes amplifiées de sa guitare utilisée comme un objet sonore avec des manipulations d’objets – accessoires. Weasel, une bête de scène violemment expressionniste dans des contextes plus électriques, excelle ici à interjeter cliquetis et frappes subtiles. Damon fait gronder sa basse amplifiée et intensifie ses pizzicati quand le pavillon du sax se pointe dans des spirales mitchelliennes aux intervalles élastiques , dissonants et inusités chez d’autres confrères. Surgit alors une crécelle qui fait vibrer une peau de tambour et le souffle continu et saccadé en respiration circulaire . Une multiplicité évolutive de séquences et de modes de jeux s’emboîtent, se chassent mutuellement, se renouvellent des quatre côtés de la scène créant un centre unique de décision tant chacun est à l’écoute de l’autre tout en feignant d’imposer ses vues. Il en résulte une tension créative pleine d’imprévus, de surprises dans lesquelles la guitariste et le percussionniste prennent une bonne part par leur inventivité. Roscoe Mitchell montre encore comment jouer (à l’alto) dans un mode aussi grognon que songeur pour rassembler la troupe vers un autre combat. L’atmosphère a alors complètement changé , se jouant au ralenti , permettant ainsi d’autres trouvailles par – dessus lesquelles trône la vocalité merveilleuse du souffleur, capable de donner une signification profonde à la moindre note jouée. Le contrebassiste commente ses virevoltes avec goût et sûreté. La guitariste trouve sa place de manière naturelle mettant en valeur par le contraste saisissant, la singularité du souffleur et cette impression se reflète sur ses inventions sonores riches de mille timbres mystérieux. Chacun entretient un instinct lumineux pour savoir quand intervenir exactement ou faire de la place à l’un des quatre autres. Une merveilleuse équipée qui tient la route d’un seul tenant de 72 minutes. Ad inifinitum. Une rencontre hautement remarquable !
PS : Cet enregistrement peut être couplé avec « untitled » du trio Ewen – Smith - Walter CD Ug Explode ug 79.

Takehisa Kosugi Mototeru Takagi Infinite Emanation Chap Chap Records digital CPCD 008
https://chapchaprecords.bandcamp.com/album/infinite-emanation

Duo improbable entre un mystique des extrêmes de l’anche du sax soprano (Mototeru Takagi) et d’un violon soumis à un traitement quasiment motorisé et spasmodique ou amplifié (Takehisa Kosugi) . On imagine un sound processing effectué dans un laboratoire – ban d’essai de motos Honda, tellement cela pétarade. On imagine une expérience de Gaston Lagaffe comme celle, dessinée par Franquin où il adapte un instrument à vent à pistons à l’échappement de sa moto-cyclette japonaise dernier cri d’alors. En fait, la page bandcamp d’Infinite Emanation n’offre aucune explication. Deux longs morceaux Emanation 1 et Emanation 2. Mais on entend aussi le violon évoluer « normalement » et les aigus volatiles et glissandi étirés de Takagi s’immiscer tel un canard affable dans le jeu sonore ondulant et parfois élégiaque de Kosugi et ses sonorités électroniques bigarrées de moteurs en détresse. Il s’agit en fait d’un trio électronique – violon – sax soprano dans lequel chaque instrument fait des poses. Dans Emanation 2, le violoniste s’élance seul dans l’espace comme s’il suivait un sentier modal dans une montagne imaginaire en utilisant une gamme à la fois japonaise et bluesy, rejoint ensuite par le souffle flûté et musardant du saxophoniste. Aussi, des pizzicati aussi vocalisés que puissent l’être les prises de bec intenses du souffleur. Les deux improvisateurs visent à briser le flux, à éviter les méandres mélodiques pour se consacrer à l’instant de l’émission de chaque son pour le modifier, l’interrompre, en rechercher d’autres les plus incongrus, changer l’atmosphère, jouant simultanément et indépendamment du violon et des sifflements et grincements électroniques. De rêveur, le souffleur passe parfois dans des phases mordantes, canardeuses. Après la 25ème minute des quarante d’Emanation 2 que Kosugi fusionne le son du violon avec son électronique mettant en boucle un mini fragment sur aigu alors que le saxophoniste mime avec bonheur ses suraigus (on songe au Lacy expérimental) pour le faire taire. Kosugi répond avec d’étranges bourdonnements qui suscitent l’ire de canard du souffleur. On ne saurait dire s’il s’agit d’un sax dans son délire suraigu, du violon amplifié ou des aléas stridents de l’électronique tant leurs intentions s’entremêlent, suscitant la voix de l’un d’eux dans une comptine imaginaire sans paroles scandé par d’ étranges ostinati d’origine électronique. Une rencontre singulière plus expérimentale où la recherche perpétuelle voire l’égarement exacerbe la démarche improvisée et remet en question l’échange, exacerbant l’action immédiate en reléguant le narratif et la construction musicale aux marges de la conscience.
Un des enregistrements les plus requérants du label Chap-Chap de Takeo Suetomi, lequel a co-produit une série passionnante d'enregistrements réalisés au Japon lors de tournées sur le label Lithuanien No Business avec des artistes incontournables comme Sabu Toyozumi, Paul Rutherford, Leo Smith, Masahiko Satoh, Itaru Oki, Alex von Schlippenbach & Aki Takase, Motoharu Yoshizawa et Barre Philips

BRGS Breakfast with Cardew CD zvocniprepihi
https://zvocniprepihi.bandcamp.com/album/brgs-breakfast-with-cardew


BRGS est le projet percussif – électronique – « installatoire » de Jaka Berger, un artiste sonore curieux comme il y en a quelques-uns en Slovénie, patrie des fantastiques labels inexhaustible editions (Laszlo Juhasz), Zvod Sploh (Tomaz Grom et cie), Klopotek (Iztok Zupan) dont le rayon d’action et les centres d’intérêts finissent (commencent !) par couvrir de multiples horizons et recoins de la planète improvisation et arts sonores. Pour un petit pays de 20.000 km2 et 2 millions d’habitants, c’est tout à fait remarquable, surtout quand on songe aux nombreux concerts qui y ont lieu. Enregistré lors d’un concert à l’Hostel Gabronka à Bistrika ob Sotli, la musique sonore et « abstraite » de BRGS est remarquablement enregistrée. L’allusion au déjeuner (British ?) avec le légendaire Cornelius Cardew dans le titre fait songer que l’utilisation de techniques alternatives par BRGS à la percussion (frottée, vibrée etc…) a quelques accointances avec l’esthétique d’Eddie Prévost (plage 1). BRGS est donc un artiste sonore – percussionniste intéressant utilisant les possibilités vibratoires et résonnantes d’une peau ou surface d’instrument de percussion mise en tension avec l’aide d’ustensiles, et amplifiée avec effets etc… Il est crédité prepared snare drum, feedback speakers, modular synth, string boxes, effects, objects. À l’écoute de son univers sonore, on a peine à imaginer comment il procède pour produire ces agrégats de sons multiples, ces interférences de timbres et grondements, ces aigus parasites, ces occurrences soniques de l’au-delà. Dans certaines pièces, l’utilisation des effets est judicieuse (plage 2). Dans la pièce n° 3, on a l’impression de n’entendre les sons percussifs via les effets électroniques. L’utilisation du silence et des pauses est très pertinente. Dans la pièce n°5, Jaka Berger joue d’une ou plusieurs string boxes , ce qui évoque les arcs résonnants ou cette cithare du Burundi entendue sur un album Ocora. C’est un ouvrage de haut niveau quant à sa réalisation. Pour chaque titre, au profil sonore et dynamique bien distinct, sont indiqués des suites de plusieurs nombres mis entre parenthèses comme (130 131 134) après Tension of the surface ou (176 166 133 89) après Descent into silence… Quesaco ? Qu’importe la signification de ces nombres, cette musique est vraiment intrigante et authentique. Si on annonce une performance de BRGS à portée de votre lieu de résidence, cela vaut la peine de se déplacer pour en faire l’expérience scénique et auditive. Vous apprendriez sûrement quelque chose de neuf, vous expérimenteriez une émotion, une interrogation à l’ouïe et à la vue de ce qui se trame sur cette peau de caisse claire et ses à-côtés.

Charlie Beresford Christian Vasseur the52nd.bandcamp.com 52ND010
https://the52nd.bandcamp.com/album/beresford-vasseur

Concert enregistré dans la demeure d’un ami guitariste Steve Gibbs et de sa compagne Véronique auquel j’ai eu la chance d’assister à St Gilles. Christian Vasseur est un remarquable guitariste et luthiste lillois et son alter-ego Charlie Beresford n’est pas en reste. Tous deux sont crédités guitare/ guitare préparée/ voix. Christian est un activiste insatiable de la musique vivante dans la région lilloise, accueillant des concerts intimes de multiples obédiences créatives. Charlie manie subtilement le « parler chanter » qui convient à la poésie. Les doigts agiles déroulent des arabesques, des cycles bancals, des effets de cloches perdues dans les landes, des arpèges irréguliers et dissonants croisent un effet de mandoline… La musique se situe entre un « folk » libre et folâtre et une musique contemporaine qui laisser son sérieux au vestiaire : un falsetto plane étrangement dans les hauteurs incitant un des guitaristes à jouer un moment à l’archet. Ou ailleurs, un texte sarcastique s’ imprime dans notre perception et réveille en nous la conscience endormie sous le charme. Dans les échanges, il y a ce détail touchant qui nous ramène sur terre ou nous fait rêver. Pour tous ceux qui aiment ces guitaristes utopistes tels John Russell, Pascal Marzan, Raymond Boni, Olaf Rupp, Roger Smith, cet enchaînement de pièces pour deux guitares et esprits frappeurs a bien des atouts. La cohésion des deux guitaristes est organique et naturelle. À l’écoute, l’atmosphère chaleureuse et lumineuse de cette soirée du 17 février 2020 parvient jusqu’à nous. Dans un motif du jeu de guitare, un bref trait de luth oriental parfume un morceau entier. L’art réitéré de la boucle, du cycle, du tournis. Il y a une heureuse respiration dans le déroulement de cette musique, le mariage paradoxal entre le solennel et la simplicité assumée. Excellent !!

Jacek Chmiel & Lara Süss Meandertale Leo Records CD LR 900
https://jacekadamchmiel.bandcamp.com/album/meandertale

Duo improbable entre des objets et electronics manipulés par Jacek Chmiel et la voix humaine de Lara Süss. Fred Frith ne s’y est pas trompé et son commentaire enthousiaste souligne toute la finesse et l’approche transcendante de l’inconnu dans un paysage sonore vierge de références, de tensions et de narration. Je cite ses paroles car on ne saurait mieux dire. Meandertale feels like the aural equivalent of looking through a microscope – the details you don’t hear with the naked ear, suddenly stark and in focus. Or like setting foot on an alien planet and taking the first few cautious steps into an unrecognizable landscape. The soundworld that Jacek and Lara inhabit is fascinating, fearless, intrepid – it can feel equally like the beginning and the end of time, the first chapter and the last. From this point of view it’s also disconcerting, since it up-ends whatever sense we may have nurtured about narrative, and steers us remorselessly into a kind of non-dramatic continuous present. And yet we know something remarkable is going on, something we will want to re-visit, re-experience, re-consider. Unique and Compelling. Chapeau ! De fait, ces deux artistes ont l’audace insigne de coexister dans deux entités très différentes au sein de Meandertale : les subtils bruissements « soft noise » qui viennent de nulle part et l’intimité des sons de bouche, phonèmes, respirations, murmures, larynx dévoyé, croassements …. s’intègrent mutuellement dans un dialogue poétique de l’imaginaire aux titres improbables tels que Admiration is for poets and for cows. Une vraie résussite.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......