23 juillet 2024

Joëlle Léandre Elisabeth Harnik Zlatko Kaucic/ Giorgio Pacorig & Stefano Giust/ John Butcher solo/ Marta Grzywacz Sebastian Mac Paulina Owczarek

Live in St Johann Joëlle Léandre Elisabeth Harnik Zlatko Kaucic Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/live-in-st-johann
Voilà que notre chère Irene Schweizer s’en est allée suivant ainsi ses camarades Fred Van Hove, Misha Mengelberg, Cecil Taylor. Mais je pense que nous pouvons aller de l’avant quelque que furent le talent génial de ses merveilleux anciens, il y un nombre exponentiel d’artistes d’envergure qui méritent d’être écoutés et suivis. Parmi les pianistes, je pense à Elisabeth Harnik, mais aussi Jacques Demierre, Frédéric Blondy, Lisa Ullen ou Nicolà Guazzaloca. Il en faut pour tous les goûts et nos « moods » d’écoute et de plaisir au-delà des obédiences esthétiques … . Donc, Elisabeth Harnik dont j’ai souligné l’excellent travail avec Alison Blunt et tout récemment avec Harri Sjöström, Tony Buck et John Edwards. Elle nous a confié aussi un super duo avec le percussionniste slovène Zlatko Kaucic, lequel est un fidèle de la contrebassiste Joëlle Léandre, elle-même proche collaboratrice d’Irène avec la vocaliste Maggie Nicols (Les Diaboliques). La boucle est bouclée, mais il y a une kyrielle de nœuds, ou mieux, de points nodaux dans cette équipée qui valent le détour d’être relevés au fil de l’écoute. Tout d’abord, un grand bon point au percussionniste qui aère son jeu avec des nuances de frappes sur de multiples objets percussifs et réagit à bon escient aux impulsions des deux dames. Toute la place voulue pour les jeux frottés à l’archet et les remarquables nuances dans les intensités et vibrations projetées par Joëlle Léandre : la grande classe ! La pianiste s’insère adroitement dans les échanges via la table d’harmonie sollicitée de manière aérienne, poétique, murmures et résonances de marteaux des quels se distinguent les cliquetis et le jeu boisé en « sciures » du tandem basse batterie qui font corps l’un à l’autre. Un jeu suspendu au-dessous du vide durant dix sept minutes préparatoires à quatre mouvements plus ramassés. Au fil du temps à l’occasion de glissandi vibrants grondants, s’invite le jeu perlé au clavier d’Harnik initiant ce tournoiement ondoyant « répétitif » dont elle a le secret (toucher merveilleux). Une question se pose avant la minute douze : pourquoi pas le chaos, les frémissements bruissants …. Et un peu d’action : on atterrit pile dans le chaudron des sorcières de la free music, mais sans en rajouter…. Et avec les récriminations phonémiques de Léandre…. Le paysage évolue comme dans un voyage en toute musicalité spontanée. « C’est pas grave , c’est pas bien » dit-elle mais ça joue et avec des nuances dans la dynamique, Madame et c’est ce qui compte ! S’ensuit ces quatre morceaux de choix et substantiels fait d’improvisation chercheuse dans les entrailles et « à côté » des trois instruments. Est-ce bien un trio piano, basse, batterie ? Ah oui le trio jazz convenable… Ici c’est un atelier laboratoire où les formules se dissolvent, les idées s’évanouissent, le jeu devient vraiment ludique. Chapeau encore à l’attitude foncièrement improvisée du jeu du batteur, ici authentiquement improvisateur libre à l’instar des Paul Lovens, Roger Turner et de John Stevens au sein du SME ! Pas de pétarade, de roulements, de cogneries, d’effets machos et de tics et de tocs sortis tout droits des leçons exercices de batterie. Mais quel batteur quand même ! Bon : Joëlle, Elisabeth et Zlatko, je vote pour !

Giorgio Pacorig Stefano Giust Cosi com’è Setola di Maiale SM4740
https://www.stefanogiust.it/discography/selected-discography
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4740

Duo piano (Giorgio Pacorig) et batterie (Stefano Giust). Stefano est l’infatigable activiste qui se démène aux fourneaux du label Setola di Maiale depuis 1993, le catalogue s’approchant de la limite des 500 références et offrant un panorama exhaustif des musiques improvisées et expérimentales au Sud des Alpes avec de solides collaborations d’artistes étrangers. Incroyable !! En outre, Stefano se coltine tout le travail graphique des pochettes contre vents et marées. J’ai personnellement, rarement rencontré une personne dévouée comme peut l’être Stefano Giust. Giorgio Pacorig est un habitué de Setola et a souvent joué avec Giust au fil des ans, lequel batteur a déjà une belle histoire commune avec deux autres pianistes remarquables comme Thollem McDonas - cfr le « power trio » MagicMC avec McDonas et le saxophoniste ténor Edoardo Marraffa – et comme Nicolà Guazzaloca en compagnie du flûtiste Nils Gerold. Ces deux trios ont été documentés par Setola di Maiale et aussi par Amirani. Trois improvisations vagabondes focalisées sur l’écoute mutuelle et une évidente dynamique sonore et rythmique sont développées ici durant 27’11’’, 24’14’’ et 14’22’’. Dans Guardavi la Boan era il mare, je songe à l’ambiance décontractée et planante de ce vieil album de Paul Bley « In Haarlem » ou encore « Ballads ». On retrouve ailleurs la nervosité d’un Keith Tippett… Le degré de communion et la fine cohésion de ce duo sont propices à l’élaboration de narratifs évoluant du calme plat à la mer démontée. Aussi, l’utilisation d’effets sonores par d’astucieux frottements et vibrations, frictions et murmures dans le chef de Stefano Giust opère à ouvrir l’inspiration à la fois rêveuse et désenchantée des voicings étranges et lumineux de Giorgio Pacorig au piano, lequel brode indéfiniment par tuilage en écho étirant les harmonies ou articulant des doigtés anguleux dans une giration qui semble infinie un instant jusqu’à ce qu’un motif rythmico-mélodique tournoie par-dessus les vagues de frappes à la batterie, ressac mystérieux. Ressac qui se resserre jusqu’à un tournoyant numéro « télégraphique » d’une grande précision rythmique dans le chef du pianiste. On se situe là au niveau du jazz cosmique. En 2/, Memorie di amicizie e rugiada s’affirme comme un beau témoignage de piano free servi par un batteur au service discret d’un dialogue plus qu’efficace. Vers la 11ème minute, Pacorig joue dans les cordes de la table d’harmonie avec un esprit voisin de Keith Tippett : c’est le moment choisi par le batteur pour démontrer toute sa sensibilité au niveau de la micro -percussion alors son acolyte se remet au clavier pour rêver aux étoiles avec ce lyrisme spontané, sa marque de fabrique… Rugiada signifie Rosée et c’est à cela qu’on songe en écoutant le doigté perlé de Giorgio Pacorig. Voici un duo remarquable, fin et assumé avec un excellent niveau de musicalité.

Nigemizu John Butcher solo Uchimizu
https://johnbutcher1.bandcamp.com/album/nigemizu
Enregistré en 2013 à Osaka ainsi que dans la fameuse Hall Egg Farm et publié semble-t-il en 2015 par Hisachi Terauchi, un légendaire promoteur Japonais, Nigemizu date donc dans le flux digital des nouveautés discographiques. Je n’avais jusqu’alors jamais entrevu la moindre trace de cet album de John Butcher jusqu’à ce que Hisashi Terauchi publie en fin cet extraordinaire Concert In Iwaki de l’Evan Parker Electro-Acoustic Quartet (enregistré en 2000 avec Paul Lytton, Joel Ryan & Lawrence Casserley) en 2021. C’est avec cette musique qui fit craquer le continuum de l’espace-temps à Fukushima (!) qu’Evan Parker avait prévu d’inaugurer son propre label Psi en 2001. Vu l’insistance d’Hisachi Terauchi à le publier lui-même au Japon, ce projet fut abandonné par Psi alors que l’Electro-Acoustic Ensemble d’Evan Parker était en pleine effervescence, avec concerts et CD’s ECM. J’en avais entendu les mérites immenses de ce mythique concert par Casserley lui-même. Finalement en 2022, une copie du cd Japonais publié par Uchimizu est parvenue dans mes mains alors que cette aventure appartient déjà à un lointain passé. Mais quelle musique extraordinaire au niveau du son « électronique » ! C’est alors que je me suis aperçu qu’il y avait un solo de John Butcher sur le même label Uchimizu sans me rendre compte que ce n’était plus une nouveauté. Mais pourquoi je ne me refuserais pas le plaisir de commenter cet album de John Butcher. La personnalité de John figure l’archétype du saxophoniste d’improvisation libre qui s’est détaché du postulat « Evan Parkerien » en incarnant « un style » personnel super original avec une logique imparable et qui comme Parker (et Urs Leimgruber) est un véritable spécialiste des deux instruments, le sax ténor et le sax soprano. Ces deux binious sont souvent associés dans la pratique de souffle de nombreux saxophonistes de jazz moderne / contemporain comme John Coltrane, Dave Liebman, Archie Shepp, Sonny Fortune etc… pour la simple et bonne raison qu’ils sont construits dans la même clé (si bémol) et que les doigtés des clés sont identiques . Profitant d’un bref séjour à Londres, j’ai miraculeusement trouvé une copie de ce mystérieux Nigemizu ! On y trouve toute l’extrême précision et la patience méthodique dans la construction musicale de John Butcher. Une énergie implacable, une science des extrêmes aigus et sifflements aviaires au sax soprano hallucinante. Mais c’est au ténor , enregistré dans une église d’Osaka, que débute l’album et dont on appréciera les growls calibrés caractéristiques de Butcher dans Enrai. Deux improvisations / compositions au sax soprano , Uchimizu et Hamon, ont été enregistrées dans le Hall Egg Farm, un lieu où AMM, Borbetomagus et Steve Lacy ont gravé des albums par le passé. Il s’agit de la fine fleur de l’art de John Butcher en solo ou une forme de spontanéité lyrique éclate progressivement après une introduction proche de l’univers de Steve Lacy où John décline progressivement les moindres nuances d’accentuation entre les notes qui mettent en valeur la spécificité de chaque intervalle en extrapolant chaque relation possible entre chacun des sons, déconstruisant et réédifiant les implications harmoniques. Surtout cette pièce dure plus de 19 minutes et pour que la créativité se maintienne, Butcher introduit des bruissements organiques et des harmoniques extrêmement maîtrisés au-delà du registre aigu du soprano. S’insèrent alors des effets sonores expressifs tels le canard de Steve Lacy, ou subitement spiralés en secousses sans pour autant que son souffle ressemble à celui du grand Steve. Mais ces deux -là partagent le même souci du détail infime et cette obsessions de formes ajustées à l’infini. C’est absolument fabuleux ! Ce qu’il arrive à caser comme matériau « compositionnel » et à le développer dans ces 19 minutes en utilisant autant son imaginaire que sa science du saxophone et de ses sonorités les plus extrêmes. Ce n’est pas le tout de pêcher les harmoniques les plus injouables, il faut encore articuler ces sonorités pour nourrir ce narratif, cette histoire pour en tirer une œuvre irrévocable qui finit d’ailleurs dans les limbes de murmures avant que les boucles en respiration circulaire engendre une autre luminosité. La respiration circulaire au souffle ininterrompu est en soit un truc de cirque sauf si comme John Butcher, cette contrainte est chamboulée par une articulation remarquable et une capacité de variations où à chaque instant se bousculent notes, glissandi, doigtés, accents, timbres spécifiques qui illuminent le champ auditif et l’espace sonore comme un sapin de Noël psychédélique. L’ordonnancement de ses trouvailles n'est rien d’autre que magique. Pour ceux qui l’ignorent encore, John Butcher a été un professeur de mathématiques supérieures dans une autre vie, mais il a préféré un jour jouer du saxophone et créer sa musique. Pour notre plus grand bonheur !
Dépêchez-vous, John n’en n’a plus que 8 copies disponibles.


Marta Grzywacz Sebastian Mac Paulina Owczarek what is that ? scätter archives
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/what-is-that
Marta Grzywacz voice Sebastian Mac guitar et Paulina Owczarek baritone saxophone : voilà au moins un trio instrumental peu commun : voix humaine + guitare électrique + sax baryton.
De la pure improvisation libre. Une chanteuse diseuse phonémiste s’autorisant pas mal d’écarts vocaux et d’audaces, un guitariste expérimentateur qui n’hésite pas à frotter, faire crisser ou piqueter cordes frettes et micros avec effets, bruitisme, manie pointilliste ou simplement mélodique. Veille au grain la saxophoniste baryton tour à tour ombrageuse, grondonnante, bourdonnante ou minimaliste. Le trio veille à diversifier sa stratégie sonore, la dynamique, l’intensité. Avec le sens de l’espace, la voix libérée de Marta Gzrywacz a tout le loisir de projeter une comptine, des phonèmes fragmentés en pagaille, des succions des lèvres, des suraigus d’un gosier en furie, des sursauts de soprano des avalements de syllabes, des aspirations gargouillantes, un filet de voix ésotérique ou un chant suave et angélique, de délirantes associations de diphtongues de langues imaginaires entre l’Asie du Sud Est et l’Islande. En suivant les neuf improvisations à la trace, on est ravi par l'évolution de la vocalité de Marta Grzywacz. En cela, sa performance est aiguillonnée par la créativité de ses deux complices/ Bref, vous aurez toute la panoplie vocale servie avec fraîcheur, insolence et un clin d’œil à la bienséance en accordance avec l’ouverture et la complicité de Sebastian Mac et Paulina Owczarek entendue récemment avec le pianiste Witold Oleszak et aussi le batteur Peter Orins. Un trio au potentiel évident et ludique.

21 juillet 2024

Charles Gayle Milford Graves William Parker/ Marcello Magliocchi & Adrian Northover/ Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Ben Bennett

Webo Charles Gayle Milford Graves William Parker 2LP Black Editions Archives
https://milfordgraves-blackeditionsarchive.bandcamp.com/album/webo

Depuis le départ dans l’au-delà du percussionniste Milford Graves, on assiste à une série de nouvelles publications d’enregistrements d’archives entre autres avec Peter Brötzmann et William Parker ou Arthur Doyle et Hugh Glover et les rééditions de ses duos avec le pianiste Don Pullen. Il faut dire que question discographie et tournées, ce musicien créateur incontournable du free-jazz n’a jamais fait florès malgré sa réputation légendaire, mais surtout à cause de son intransigeance dans ses choix de vie. Graves a gravé des albums d’anthologie avec John Tchicaï et Roswell Rudd (New York Art Quartet), Paul Bley et Marshall Allen, Albert et Donald Ayler, Andrew Cyrille et son projet Bäbi Music. Un duo avec David Murray et, beaucoup plus tard, deux albums en solo pour Tzadik le label de John Zorn. Il faut noter aussi le concert du 35ème anniversaire du NYAQ avec Rudd Tchicaï et Reggie Workmann publié par DIW il y a plus de vingt ans.
Charles Gayle est apparu sur la scène internationale avec Peter Kowald et Beaver Harris, William Parker, Michael Wimberly vers 1984-85 et s’est imposé comme un des plus charismatiques souffleurs free avec son jeu puissant, « aylérien », déchirant, expressionniste hurleur au sax ténor mais aussi avec pas mal de cordes à son arc. Une personnalité unique chargée d’un message humain, spirituel et exemplaire d’une vie passée en partie à la rue sans abri autre que l’étui de son saxophone. Le nombre de musiciens de valeur qui aiment sincèrement jouer avec Gayle est devenu exponentiel et le facteur décisif de l’amour qu’on lui porte est sa profonde authenticité, sa sincérité et le vécu intense de sa personne. Je l’ai entendu il y a quelques années au sax alto et j’ai regretté qu’il n’ait pas joué du sax ténor, instrument plus adapté à la vocalité de sa musique, des harmoniques « organiques » qu’il en tire et de la spécificité de son articulation. Avec un batteur aussi hallucinant par le découpage de ces inombrables frappes croisées et la profusion des rythmes multiples, roulements du déluge et déflagrations telluriques, Gres se révèle comme le percussionniste le plus achevé de la planète free pour propulser un Carles Gayle au nirvana des speaking tongues. Si William Parker introduit le concert avec un « sciage » brut des cordes de sa contrebasse comme si la terre s’échappait sous nos pieds, il faudra attendre les passages où Graves fait silence pour pouvoir le distinguer dans le pandemonium de Milford. Milford et Gayle ensemble, c’est absolument providentiel, incroyable et renversant. Fort heureusement, ces deux artistes, personnalités immensément humaines, ont la présence d’esprit de le laisser s’exprimer dans de magnifiques trouvailles sonores. Celles-ci ont le bonheur d’inspirer chez Milford des roulements de tambours de danse comme on peut entendre dans l’Afrique Ancestrale avec quelques dérapages explosifs issus de figures de la tradition latino (musique des débuts de Milford avant le free). Le premier morceau de ce concert de 1991 au club Webo à NYC dure une vingtaine de minutes, séance d’échauffement préalable à la seconde face du vinyle 1 et ses 24 minutes de délire total en orbite autour d'un autre monde "Out of This World" . Le drumming de Graves y déboule à toute blinde avec d’étonnantes variations, intensités, rebonds improbables, talking drums délirants, frappes éléphantesques, crescendos électrostatiques et mult😭ipolaire. Ces décharges d'énergie engendrent chez Charles Gayle, des tirades afrodisiaques proches du Trane d’Ascension mâtinées de l’Ayler des grands jours. S’en suivent des morceaux plus courts qui offrent de nouvelles perspectives de dialogues et d’interactions tant en faveur du saxophoniste que de d’un très étonnant William Parker. Mais, à chaque fois, les roulements démoniaques vous attendent au tournant, brièvement pour clôturer un morceau de 3 : 38. L’accueil du public est enthousisaste. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cet album live at Webo : la diversité ludique et auditive des différentes séquences du premier concert de Graves et Gayle il y a plus de trente ans. Ainsi à la quatrième improvisation (il y en a onze de durées différentes), Charles Gayle entonne un air balade qui mue vers un hymne gospel un peu similaire à ceux d’Albert Ayler, un des grands favoris de Graves. Le foisonnement monumental et tourbillonnant des frappes apocalyptiques Milford et l’obstination imperturbable des gros doigts de Parker poussent encore notre souffleur à se surpasser ! Le free jazz ultime ! Par delà l'état de transe hallucinant du trio, se maintient la volonté lucide d'offrir des variations distinctes au niveau mélodique ou des motifs polyrythmiques transformant ainsi ce moment d'énergies en un superbe document musical et un sommet d'inventivité créatrice pour les trois complices. À se taper la tête contre les murs et les yeux vers les étoiles !!

Marcello Magliocchi & Adrian Northover Time textures Empty Birdcage EBR
https://emptybirdcagerecords.bandcamp.com/album/time-textures
Depuis une dizaine d’années, le percussionniste de Bari Marcello Magliocchi et le saxophoniste Adrian Northover se sont associés intensément pour chercher des sons et construire une musique basée sur la gestuelle ludique du jeu de l’instrument et une écoute intime perpétuellement aux aguets. On songe ici aux duos sax -percussions légendaires de Trevor Watts ou Evan Parker avec John Stevens, John Butcher et Mark Sanders, Lol Coxhill et Roger Turner. Magliocchi et Northover avaient initié leur collaboration avec le Runcible quintet en compagnie du guitariste Daniel Thompson, du contrebassiste John Edwards et du flûtiste Neil Metcalfe et quelques albums d’improvisation libre superbement collectifs pour FMR (Five, Four, Three). À force de jouer ensemble chaque année tant en Italie qu’en Grande- Bretagne en duo ou avec le flûtiste Bruno Gussoni, le contrebassiste Maresuke Okamoto ou le guitariste Phil Gibbs, l’idée de confier leur intense travail commun en face à face dans un enregistrement qui s’est fait longtemps désirer s’est pleinement réalisée . Les deux camarades sont corps et âmes acquis à cette volonté inextinguible d’improviser totalement dans l’instant au plus près de leurs sensibilités et de leurs forces disponibles. Mais, il convient d’ajouter que tous deux ont un solide parcours musical dans la pratique du jazz et d’autres musiques adjacentes, Marcello avec la crème des jazzmen italiens (vous savez, ces pianistes haut de gamme de la péninsule ou les Gianni Basso, Roberto Ottaviano, Enrico Rava etc…). Aussi, il a conçu et dessiné les instruments de percussion métalliques (cymbales atypiques, gongs improbables, cloches ou tam-tams) en collaboration avec la légendaire compagnie U.F.I.P. Quant à Adrian Northover, membre des groupes cultes B-Shop for the Poor et The Remote Viewers (RV toujours en activité), il manie la langue de Mingus et de Monk comme un chef, ou incarne un Paul Desmond sur la Tamise, sans compter ses projets avec des musiciens d’Inde du Nord ou d’Anatolie. À l’écoute de leur Time Textures, on est frappé de l’extrême précision de leurs actions musicales et la grande liberté qui s’inscrit dans leurs souffles, vibrations, timbres, sonorités, interactions et connivences…. Ils expriment la lucidité et la vivacité de leurs esprits dans leurs échanges ludiques. L’étonnante diversification de micro frappes et de fines rafales anarchiques des baguettes de toutes tailles sur les peaux, bords, bois, métaux rencontre les spirales aiguës du souffle hanté au sax soprano. La première minute ving secondes définit de premier abord toute l’entreprise. Successivement, le duo change drastiquement de ton et d’approche d’un morceau à l’autre. On entend un archet faire siffler, scintiller et vibrer une cymbale « rectangulaire » (sic !) adroitement avec un archet alors que le souffleur fait vibrer avec acidité la colonne d’air. Le troisième morceau (9 :28 ) commence avec un chassé-croisé percussif polyrythmique éclaté avec de constants changements d’intensités, de sonorités, de volume et de vitesse : Adrian Northover ponctue et accentue chaleureusement chaque émission par contraste. Son souffle est physiquement engagé, percutant et rageur. Il inspire ensuite doucement au travers du bec comme un râle, et fait vibrer à peine le tube avec un filet d’air, le batteur agitant artistement de légères tiges en bois, qu’on utilise comme tuteur de jardinage, et cela, sur les rebords de sa caisse avec de superbes nuances dans les rebonds et le timing. Au fil des morceaux, Marcello Magliocchi libère son imagination avec sa mini-batterie (aussi réduite que celle de John Stevens), sublime ses réflexes et se met à inventer une prolifération alternative de frappes improbables, secousses, chocs, avec divers ustensiles et de saisissants contrastes dans l’amplitude, l’invention constante et une étonnante expressivité. Ce batteur a acquis au fil des années une expérience et un métier exceptionnels qu’il met à profit dans une recherche éperdue sur la poésie des sons, des mouvements et des gestes. Pour son et notre bonheur, Adrian Northover excelle dans un dialogue intuitif et une expressivité sauvage, créant d’heureuses coïncidences d’humeurs, d’écoute et de divergences créatives. Il excelle aussi dans les micro – sons intimes et les interjections surréalistes qu’autorise une remarquable maîtrise de cet instrument peu docile qu’est le sax soprano. L’avant-dernier morceau reprend les intentions de départ du numéro d’ouverture du CD, dans des zig-zags tortueux, avec une furia ludique et un taux de réussite supérieur, jusqu’à ce qu’ils nous démontrent les possibilités expressives de frappes homorythmiques. Ensuite, ils dérapent pour nous révéler leurs derniers secrets dans le final et dans la toute dernière improvisation n°9. On songe à la générosité bohème des Lovens ou Turner, c’est dire. Neuf textures temporelles à la fois familières et souvent indéfinissables défilent dans l’espace auditif en résonnant une fois pour toute. Indécrottable.

In Full Mouth Guilherme Rodrigues Ernesto Rodrigues Ben Bennett Creative Sources
https://guilhermerodrigues.bandcamp.com/album/this-full-mouth

On trouvera rarement deux improvisateurs aussi complémentaires, complices et empathiques que les Rodrigues père et fils : Ernesto à l’alto et Guilherme au violoncelle. Ils peuvent autant se confondre et se compléter à 100% que détonner et se distinguer en toute indépendance avec une belle imagination. Un de leurs buts musicaux est de prolonger et renouveler leur créativité instantanée en petits groupes ou ensembles plus larges avec un grand nombre d’improvisateurs aussi divers que redoutables les obligeant à se redéfinir et inventer de nouvelles stratégies. Très souvent, ils s’associent à des improvisateurs « moins » ou « peu connus » de manière exponentielle et compulsive avec un pourcentage de réussite créative tout à fait remarquable. Récemment, on les a entendus avec Alex Schlippenbach ou Gunther Sommer. Voici une fantastique session avec un lutin bateleur de la percussion au sol, l’américain Ben Bennett qui fait un malheur avec un tambour ou deux, une cymbale et quelques baguettes et accessoires maniées de manière extrême et dirons- nous acrobatique. L’aisance de ce farfadet est un spectacle en soi. Mais pour notre bonheur auditif et méta- musical, l’interaction imbriquée et la complémentarité du trio fait de cet enregistrement un enregistrement exceptionnel et un des plus beaux parmi les (trop) nombreux témoignages du tandem Rodrigues. Cinq improvisations très diversifiées pour une cinquantaine de minutes bien remplies. Les audaces sonores de Ben Bennet s’inscrivent au plus profond des sonorités cordistes entre le minimalisme radical et les complexités spectrales et moirées d’Ernesto et de Guilherme. Le percussionniste ajoute sifflements, vibrations croassantes, grondements craquants, frottements bruitistes, frictions organiques… à leurs oscillations, drones, harmoniques, scintillements aigus produits par leur extraordinaire science du frottement de l’archet… Son travail est insaisissable et quand vient la percussion rebondissante des baguettes sur les peaux on est projeté au sommet du free-drumming authentique sauce Lovens intégrale avec un maximum de variations dans les frappes, leur puissance, densité, angle de choc, ou déambulation digitale. On entend aussi des pépiements d’oiseaux ?? Pour les dingues de percussions free radicales, ces extemporisations et sonorités de Ben Bennett méritent de figurer dans une anthologie. Vous en aurez plein la bouche ! Ernesto et Guilherme peuvent d’ailleurs se permettre d’évoluer au bord du silence sans lâcher le momentum de cette difficile entreprise. L’interactivité des douze dernières minutes est assez fabuleuse et leur séquence finale étonnamment introspective. Face à l’extrême musicalité des Rodrigues, et l’audace improbable de Ben Bennett, on en reste comme deux ronds de flanc.

16 juillet 2024

Ivo Perelman Aruàn Ortiz & Ramón Lopez/ John Edwards Steve Noble Yoni Silver / Stefania Ladisa - Nini Morgia - Marcello Magliocchi/ Matthias Boss & Marcello Magliocchi

Aruán Ortiz Ivo Perelman Ramón López Ephemeral Shapes Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/ephemeral-shapes/

Formes éphémères, échanges improvisés dans un dialogue multidirectionnel sans « compositions » ni thèmes, les motifs mélodiques, les canevas rythmiques ou pulsatoires et leurs interactions sont créées dans l’instant avec autant de sensibilité que de lisibilité. One : 10:38. Jeu vif de questions réponses en ricochet et en rapide alternance, chaque musicien propose des idées brèves pour tâter le terrain jusqu'à ce que le trio trouve un terrain d'entente. Une construction logique enlevée s'impose où le saxophoniste évolue avec quelques facettes de son jeu. Two, 3:53. Une ballade sensuelle improvisée où le souffle langoureux et presque introverti accentue les notes en douceur , les deux autres émettant des vibrations en apesanteur comme si le souffleur était sur un nuage. On songe à Ben Webster, tendre, subtil et vélouté. Three : 4:26. Aruàn Ortiz propose un motif à l'esprit monkien avec une belle angularité dont Ivo Perelman s'en empare avec la même sonorité veloutée et sensuelle de la quelle émerge des aigus expressifs à la fois, vifs, mordants, solaires et avec micro glissandi qui sont sa marque de fabrique. Ramón Lopez marche sur des oeufs avec la plus grande délicatesse et une dynamique merveilleuse alors que le jeu perlé du pianiste apporte agilement son lot d'idées et d'intervalles rafraîchissements. Four : 4:37 semble s'enchaîner comme si l'improvisation était le corollaire était le second mouvement de Three, on y retrouve la même qualité d'inspiration. Six : 8:26. Rien que pour entendre ces longues notes au sax ténor se métamorphoser en oscillant granduellement vers le grave avec un lyrisme déconcertant qui fait de petits détours dans les aigus caractéristiques. Les deux complices interviennent à peine en jouant le silence, la vibration fantomatique de la cymbale. Petit à petit un narratif se construit et le débit du sax s'anime, en morsures, spirales, suraigus mordants (mais "chantants") le batteur augmentant la pression. Seven : 8:56. Intention similaire à celle de Six au départ mais avec d'autres timbres et intervalles pour un chant superbe suspendu dans l'espace. Le batteur et le pianiste joue par petites touches comme si le trio s'élevait dans l'atmosphère. Rimshots de la batterie, signal pour les cadences animées des vifs doigtés du pianiste. Son jeu ouvert et aérien : on est loin de la furia déchaînée des Taylor ou Schlippenbach et le déferlements affolants de centaines de notes. Chez Ortiz tout est concis, mesuré et son approche ouverte et attentive toute à l'écoute laisse une grande marge de manoeuvre à l'expressivité et à l'imagination de ses collègues qui, grâce à son état d'esprit assez "neutre", peuvent changer de cap en toute liberté. Eight : 3:52. Avec un motif rythmique très simple qu'ils échangent à plaisir, le pianiste et le saxophoniste font preuve d'une connivence ludique réjouissante sous la houlette de la mise en place impeccable et spontanée du batteur. Une session dédiée au lyrisme "saudade" contemporain et à l'écoute subtile.
Ces trois improvisateurs n’en sont pas à leurs débuts ensemble. Le saxophoniste Brésilien Ivo Perelman et le pianiste Cubain Aruán Ortiz ont déjà deux albums en commun. D’une part un duo contenu dans le recueil Brass and Ivory Tales, un coffret de neuf CD’s publié par le même Fundacja Sluchaj documentant pas moins de neuf duos du saxophoniste avec une série de pianistes de haut vol dont Marylin Crispell, Dave Burrell, Agusti Fernandez (incidemment un habitué de Ramón Lopez), Craig Taborn, Angelica Sanchez, Sylvie Courvoisier, Aaron Parks, Vijay Iyer…. Par la suite, on retrouve Perelman et Ortiz dans Prophecy, un superbe trio avec le violoncelliste Lester St Louis et Ramón Lopez et Perelman dans l’album digital Interaction avec Barry Guy, toutes deux parmi les meilleures pièces à conviction récentes de ces artistes. Si le trio batterie – basse – sax ténor, instruments de Lopez, Guy et Perelman, est très (sur)documenté, Prophecy est une belle occasion de découvrir un rare jeune violoncelliste afro-américain, cet intrigant pianiste s’intégrer avec autant d’imagination que de sensitivité dans l’univers à fleur de peau du saxophoniste Brésilien. Son écoute m’avait à la fois beaucoup touché et surpris . En effet, il n’est pas donné à tout un chacun de plonger dans une session avec de nouveaux collaborateurs et improviser librement avec une telle réussite et autant de conviction, surtout que le violoncelle et le sax ténor sont deux instruments qui recèlent beaucoup d’affinités dans les mains adéquates . Avec de tels augures, cette alléchante réunion de trois talents avait déjà quelques atouts dans son jeu. Pour s’en rendre compte, il ne faut surtout pas comparer ces Ephemeral Shapes aux duos de Perelman avec le pianiste Matt Shipp ainsi que leurs extraordinaires trios avec les batteurs Whit Dickey et Gerald Cleaver ou Bobby Kapp. D’abord, Aruàn Ortiz est un pianiste aux conceptions et aux intentions musicales différentes par rapport à Shipp. De même, Ramón Lopez se définit plus comme un percussionniste dans le sillage de Pierre Favre que comme un batteur. Ivo a développé une musique en duo unique avec Matt Shipp dont les incidences se propagent en compagnie de leurs batteurs « habituels », Dickey , Cleaver, etc... Cette musique a ses caractéristiques propres et crée une dynamique bien particulière dans les interactions de ces musiciens, la densité du jeu physique, la combinaison des énergies et l'évolution des formes insaissables du jeu collectif dans l'instant. Ephemeral Shapes offre de bien différentes perspectives et cette bienvenue dynamique aérée qui offre une grande lisibilité dans les détails.On y entend les vibrations du souffle et des murmures de chaque instrument comme si le trio flottait dans l'espace avec une dynamique spacieuse et éthérée
Si Ivo Perelman a un jeu expressionniste subtil très caractéristique au saxophone ténor reconnaissable entre tous, son approche de l'improvisation libre est très ouverte et ses interventions évitent de se poser dans la hiérarchie du soliste "accompagné" par ses collègues avec cette prépondérance "du soliste" dans l'équilibre du groupe. Il embrasse l'option égalitaire pour laquelle chaque instrumentiste improvisateur se situe au même niveau d'importance que les autres et avec toute la liberté au niveau du jeu pour assumer la dimension lyrique et expressive de leur "free - jazz" totalement improvisé dans l'instant. Leur recherche sonore et musicale est au service de cette expression issue de la tradition du jazz qu'ils étendent au maximum. L'écoute mutuelle respectueuse de chacun étant la clé du processus alchimique du trio. Il faut souligner la qualité très détaillée des crescendos minutieux des frappes de Ramon Lopez et la finesse aux cymbales, lesquelles s'intègrent à merveille dans les cascades carillonnantes des doigtés cristallins d'Aruàn Ortiz. Cette approche coïncide précisément avec l'évolution personnelle du souffle et de la dynamique du saxophoniste suite à l'adoption d'un nouveau bec. Sa sonorité est devenue plus veloutée, son approche un peu plus introvertie et paradoxalement, ses harmoniques aiguës sifflantes et étrangement suggestives en sont encore plus incisives et mordantes. Cette "réorientation" de son jeu qui tend au raffinement sans pour autant perdre la moindre parcelle d'énergie flamboyante quand le trio "chauffe", trouve son aboutissement avec le jeu ouvert et logique d'Aruàn Ortiz qui semble être l'extension "ivoirienne" des inventions subtiles de Ramón Lopez, démultipliant ou réduisant le pullulement des pulsations. Tout au long des huit improvisations (Titres : one, two three jusque eight), les trois improvisateurs maintiennent un véritable trilogue sans jamais dévier de leurs trajectoires imprévisibles en relâchant les tensions jusqu'à ce qu'un des protagonistes brode par dessus un évident duo entre deux des instrumentistes. Ou s'il y a un duo (piano et batterie dans One), c'est qu'Ivo Perelman a choisi le silence pour écouter ses collègues avant de se lancer dans une magnifique intervention. Décomposer un trio en deux trois duos est très tentant autant parce que le piano et la batterie sont aussi des instruments percussifs et rythmiques et que le saxophone et le piano sont des vecteurs de mélodies et d'harmonies. Chaque improvisation recèle une identité propre par ses motifs, l'interactivité et l’énergie dégagée, son lyrisme et l'invention spontanée. Une réussite inattendue

Heme John Edwards Steve Noble Yoni Silver Shrike Records SRL 003
https://shrikerecords.bandcamp.com/album/heme

Peu après le lancement du label Shrike, je n’ai pu m’empêcher de commander, écouter et chroniquer Until the Night Melts Away de Sharon Gal John Butcher & David Toop. Malheureusement, les mesures douanières dues au Brexit ont rendu très difficile la possibilité d’acquérir des CD’s britanniques sans faire face à des frais de douane et des taxes qui combinées font plus que doubler le prix d’un CD. Malheureusement, les albums Shrike et d’autres en ont fait les frais. Comme il arrive que je me déplace à Londres, j’en acquiers directement, mais avec du retard. Comme c'est le cas ici. Et c'est bien dommage, parce que Shrike a plusieurs albums passionnants à son actif. Heme documente une recherche sonore méticuleuse et inspirée qui vaut vraiment le détour. Archi-connu internationalement, le tandem basse – batterie John Edwards et Steve Noble se font entendre dans une dimension très éloignée de la musique de Heme : du « free » free jazz vitaminé qu’ils pratiquent avec Evan Parker, Charles Gayle, Joe McPhee, Brötzmann ou Alan Wilkinson. Dans Heme, Steve Noble axe ses improvisations en faisant résonner cymbales, gongs (ou tam-tams) et autres percussions métalliques dans l’espace alors que Yoni Silver investigue les particularités les particulières ou idiosyncratiques de sa clarinette basse, striant la colonne d’air en pressant son anche qui gémit comme un fantôme. Sept improvisations intitulées A, Tunica Intiema, B, Tunica Media, C Tunica Externa et O détaillent avec méthode et passion les trouvailles sonores remarquables qui s’amoncellent et s’organisent spontanément dans l’espace ludique de ces trois super improvisateurs. B est initié par des frappes sur les cordes de la contrebasse au plus haut de la touche par John Edwards et dérive adroitement dans un chassé-croisé pointilliste sophistiqué. Pas d’embardée dans cet album, Edwards et Noble se mettent au diapason des transformations introverties du son, grasseyements, growls, harmoniques de Yoni Silver dans le sillage du duo « Home » de Silver et Noble publié par Aural Terrains en 2017. Cet album Home et le présent Heme surprendront les auditeurs qui collent une étiquette bien définie sur tel ou tel musicien dans un contexte particulier sans même imaginer que nombre de musiciens improvisateurs ont plusieurs cordes à leur arc et adaptent leurs pratuuqes en fonction de la personnalité et des intentions esthétiques de l'un d'entre eux. On est ici au plus fin de la démarche découvreuse de l’improvisation radicale sans effet de manche ou de tirades virtuoses « impressionnantes ». Ça frotte, gratte, gémit, ondule, crisse, bourdonne, résonne, frictionne lentement, progressivement, … les sons s’agrègent, s’irisent, se noient un instant dans le silence. Mais cela peut s’animer avec plus d’énergie comme dans C. Et on peut compter sur Steve Noble pour « détonner » et surprendre d’originale manière Il faut d’ailleurs attendre le dernier morceau pour se rendre compte de la virtuosité de souffleur intrépide (et « circulaire ») de Silver (O), et son talent affirmé dans l’égosillement avec une grande classe. Super CD publié en 2022. Mieux vaut tard que jamais.

Stefania Ladisa - Nini Morgia - Marcello Magliocchi Mirage Plus Timbre
https://plustimbre.bandcamp.com/album/mirage
Stefania Ladisa, une jeune violiniste convaincue des possibilités musicales de l’improvisation libre et de la recherche sonore ne pouvait pas trouver de meilleurs compagnons dans ses Pouilles natales que le guitariste Nini Morgia et le percussionniste Marcello Magliocchi. Nini Morgia a gravé un vinyle fascinant avec Magliocchi : Sound Gates pour le label Ultramarine. On a aussi découvert Stefania Ladisa dans l’excellent Cosmic Listenings en compagnie de Marcio Mattos au violoncelle, la chanteuse Marilza Gouvea et Marcello Magliocchi sur le même label Plus Timbre. Pour cette occasion, Stefania joue du violon électronique afin de d’intégrer à la dynamique noise de Morgia. C’est abrupt, parfois explosif, souvent abrasif, bruitiste et frictional – « atomistique »… mais avec le drive intense et éclaté de Marcello Magliocchi, bien mis en avant dans cet enregistrement, on se dit : wouaw ! On pense à cette lignée de percussionnistes trompe-la-mort qui ont transformé la percussion « free » au réel service de l’improvisation libre : Tony Oxley, Paul Lytton, Paul Lovens, Roger Turner et le John Stevens du SME. Vous savez cette agitation micro percussive qui fait tout basculer dans plusieurs directions et vous envoie dinguer dans l’au-delà. Rien moins que cela ! Aussi, ces sept improvisations conjuguent plusieurs approches basées autant sur la vitesse qu’avec des sonorités particulières dues aux frottements, grattages, bruissements, agrégats de techniques, le trafiquage des instruments, etc… . Non content de répandre ses frappes démultipliées sur des surfaces et accessoires percussifs dans l’esprit d’une sérialité rythmique, Magliocchi frotte ses cymbales, gongs et accessoires métalliques en émettant des harmoniques ajustées aux notes et aux sons de la guitare électrocutée de Ninni Morgia, un guitariste inspiré dans cet idiome bruitiste qui exploite à très bon escient les effets pour diversifier à outrance les sonorités au niveau des Henry Kaiser ou des Ian Brighton…avec une rage authentique. Il ne suffit pas de vouloir diversifier ses approches ludiques et s’abandonner à cet état de grâce heuristique pour que nos oreilles se focalisent sans un instant de répit du début jusqu’à la fin de la septième improvisation On va dire que « c’est pas nouveau », un percussionniste comme Magliocchi, je vous répondrai que j’ai entendu Eddie Prévost jouer du Eddie Prévost il y a presque quarante ans et je l'écoute toujours avec intérêt ! Avec Magliocchi, comme on a affaire à un sérieux client haut de gamme, on ne va pas bouder son plaisir, bien souvent imprévisible si on tend l'oreille sur des éléments de sa discographie. Avec son acolyte Morgia, ils transmettent leur transe à Stefania Ladisa, laquelle n’hésite pas à plonger dans l’inconnu sans arrière-pensée, happée par cette folie inextinguible.

Matthias Boss & Marcello Magliocchi Schnellissimo Plus Timbre
https://plustimbre.bandcamp.com/album/schnellissimo
Violon et percussions . Le violiniste Suisse Matthias Boss et le percussionniste italien Marcello Magliocchi entretiennent une longue et profonde complicité dans l’improvisation. Séparément et ensemble, on les a entendus en duo et dans plusieurs groupes dans des albums publiés par Plus Timbre, FMR, Improvising beings, Setola di Maiale. Leur duo défie les lois de la gravité universelle en se répandant dans l’espace. Chacun d’eux imprime un rythme multidimensionnel avec une légèreté ineffable et des changements de cadences, de dynamiques et d’expressivité qui entraînent l’auditeur dans un cheminement infini parsemé de perles et de convergences sonores tout autant que de surprenantes attractions ou d’ échappées centrifuges. Une écoute imaginative, scintillante où le violoniste Matthias Boss effectue de très concis agréments subtilement microtonaux d’un réel lyrisme. Les frappes libérées de Marcello Maggliocchi balisent des éclats polyrythmiques et de croisements de pulsations joyeusement élastiques alors que ses frottements métalliques à l’archet diffusent sifflements cristallins et harmoniques surréelles. Matthias Boss répond toujours sur le champ le plus adroitement du monde aux changements de régime et d'intensité de son acolyte. En public, l’auditeur sagace est toujours séduit et impressionné par la qualité de son timbre et sa capacité à augmenter le volume de son jeu durant le même coup d’archet comme si ses cordes s’étaient enflées et son archet nous avait jeté un sort… Magliocchi est un authentique percussionniste free qui libère son jeu de tics et autres redondances à l’instar des meilleurs pionniers de l’improvisation libre. Au fil des 34 minutes de Schnellissimo, pièce unique de l’album, l’empathie créatrice du duo nous livre un univers merveilleux. Des crescendi énergiques émergent en finale, concluant avantageusement leurs recherches suggestives de sonorités et d’équilibres instables dans un final incontournable. Le duo violon – percussion improvisé « libre » est une rareté discographique et offre bien des possibilités sonores. On songe à Phil Wachsmann et Martin Blume, ou Billy Bang et Dennis Charles, Leroy Jenkins et Rashied Ali dans la scène U.S. Aussi Malcolm Goldstein et Matthias Kaul, une véritable merveille sonore passée inaperçue (label Nur Nicht Nur). Dans leur style tout à fait personnel, Boss et Magliocchi démontrent valablement qu’ils n’ont rien à envier à personne.