8 mai 2025

Misha Mengelberg & Sabu Toyozumi/ Carlos Zingaro Bruno Parrinha Fred Lonberg-Holm João Madeira/ Daniel Studer & Giancarlo Schiaffini/ Laurent Rigaut Andrea Bazzicalupo Peter Orins

Misha Mengelberg & Sabu Toyozumi:The Analects of Confucius No Business
1. My guru MM (39:56)
2. Song for AMY~Misha Mengelberg solo (7:38)
3. Teremakashi to Forest of KEYAGU (19:54)
4. Off Minor (Thelonious Monk) (3:44)
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/the-analects-of-confucius
Misha Mengelberg (p) , Sabu Toyozumi (ds)
Recorded on 21,Oct,2000 at Aoshima Hall,Shizuoka City,Japan
Recorded by Shigeru Inoue. Concert produced by Shigeru Inoue/IMA Shizuoka
Produced by Danas Mikailionis & Takeo Suetomi (Chap Chap Records). Thanks to Amy Mengelberg, Hideo Takaoka

Ce n’est pas le premier album de Misha Mengelberg et de Sabu Toyozumi. Chap Chap Records et Takeo Suetomi ont déjà publié The Untrammeled Traveller, un enregistrement de concert de 1994 (CPCD 006). Mais Chap-Chap récidive à travers la série Chap-Chap de No Business avec ce concert du 21 Octobre 2000. Bien que Sabu Toyozumi a joué et enregistré avec de nombreux artistes de haut vol tels que Charlie Mingus, Derek Bailey, Han Bennink, Leo Smith, Barre Phillips, Peter Kowald, Peter Brötzmann, Joseph Jarman, Paul Rutherford, John Russell, ses compatriotes Kaoru Abe, Masahiko Satoh, Yuji Takahashi, Takashi Mizutani, Otomo Yoshihide, le percussionniste voue son plus profond attachement esthétique et spirituel au pianiste Misha Mengelberg, autant au point de vue musical que philosophique. Comme il me l’affirmé : Misha Mengelberg est mon « guru ». Sans doute, Misha est une personne qui lui a beaucoup apporté, pour l’équilibre de sa santé, dit-il. Pour Sabu-san, cet enregistrement revêt une importance tout à fait particulière, une dimension profondément humaine, amicale et admirative. Je dois ajouter que Sabu Toyozumi était un proche du grand maître du shakuhachi, ces flûtes sans bec taillées dans une large tige de bambou par une main experte : Watazumi Dosō. Mais en fait, son instrument était plus exactement un hocchiku dont la pratique très exigeante demandait une ouverture à tous les aléas de la vie et un apprentissage « sauvage » . Celui-ci était aussi une forte personnalité du Zen Rinzai- Shū, et c’est dans le cadre de cette « philosophie » que Sabu est venu à fréquenter le vénérable maître. Indépendant d’esprit, celui-ci refusa de recevoir le titre de Trésor National du Japon pour ces disciplines. Sabu Toyozumi est un homme d’une grande simplicité qui s’intéresse à l’individu musicien et auditeur en tant que personne humaine de manière intensément positive. Il se fait que Misha Mengelberg était très intéressé par les philosophies orientales et l’alimentation japonaise. Amy à qui est dédié le solo de Misha est son épouse dont la mère est d’origine Indonésienne. Un profond échange de valeurs et de sentiments, de discussions musicales ont contribué à créer cette compréhension mutuelle, un lien fondamental entre des improvisateurs qui se fondent en une seule entité lors d’ un concert. L’album se compose d’une longue improvisation de quarante minutes où intervient assez vite un solo de percussion ou plus exactement le batteur joue le temps d’un long silence du pianiste. Celle-ci est suivie d’un solo de Misha Mengelberg dédié à Amy et d’une seconde improvisation en duo longue d’une moitié moindre que la précédente. Le tout est couronné par une interprétation finale de l’Off Minor de Thelonious Monk qui fut une influence majeure de Misha Mengelberg.
On sait que MM fit partie du mouvement Fluxus dans les années 60. Cette démarche a continué à se révéler prépondérante dans sa musique. Il déclarait que sa musique improvisée est vécue comme la vie de tous les jours : on boit un verre, répond au téléphone, ouvre un paquet de cigarettes, on prend une cigarette et on l’allume, on fume, on lit son journal ou on va faire ses emplettes… Sa musique n’établit pas de hiérarchie entre le savant ou le populaire : quelques notes jouées presque par hasard, un morceau de Monk, un air de musique de cirque ou une évocation de chansonnette, des intervalles dissonants dont il a le secret, des miniatures dodécaphoniques ou une cascade de notes virevoltante qui déboule par surprise. Même s’il ne semble pas être concerné, Misha Mengelberg est toujours profondément à l’écoute, car il ne veut pas perdre un seul instant une occasion de nous étonner. À cet égard, le numéro que les deux improvisateurs nous offrent dans cette teremakashi vers la Forêt de KEYAGU aux accents très contrastés. Tout ce que Mengelberg inspire à notre Sabu – san est phénoménal : il y a alors chez le batteur une invention débridée, imaginative et farfelue. Les deux compères s’en donnent à cœur joie, comme des enfants dans un paradis perdu. Sabu Toyozumi fait cliqueter, secouer ou agiter ses ustensiles percussifs, baguettes, cendriers comme on ne l’a jamais entendu faire. Cendriers, oui ! En effet, le cendrier était un objet indispensable pour Misha Mengelberg, ne fut-ce que pour y déposer l’éternel mégot de cigarette qui pendait à ses lèvres par-dessus le clavier. Par contre, lors de la première longue improvisation, Misha -San tâtait scrupuleusement le terrain en jouant avec le silence et laissant les notes parcimonieuses résonner, permettant à Sabu de déployer son univers sonore et rythmique, son abondante imagination. Misha y fait même un long silence, sans doute pour s’intégrer mentalement au rayonnement ludique du percussionniste qui nous donne là une merveilleuse démonstration de son approche joyeuse et unique de la batterie polyrythmique éclatée… et déchaînée lors d’un instant crucial, tant avec les baguettes et les balais que sur toutes les surfaces de ses tambours. Sa démarche est sans nul doute en phase avec cette vision « sauvage », organique de batteurs comme Milford Graves ou Sunny Murray de façon tout aussi originale et authentique. Aussi, on dira que sa spontanéité naturelle est balancée par un sens aigu du dosage équilibré et même de l’épure pointilliste, comme il appert dans cette longue première partie. En finale conclusive, la version à la fois désenchantée et enjouée d’Off Minor est une narquoise, mais fidèle leçon de choses. Le titre de Monk est joué à la lettre un instant par Misha, pour être subitement détourné de manière free au clavier, digne du Cecil des années cinquante (Jazz Advance, High Drivin’Jazz). Sabu ne peut alors s’empêcher de forcer le trait comme une caricature vivante du swing dixieland. Comme quoi, une forme d’humour est partagée par ces deux amis, tout autant que les sujets les plus fondamentaux de l’existence. La musique de la vraie vie. (notes de pochette de J-M VS)

Carlos Zingaro Bruno Parrinha Fred Lonberg-Holm João Madeira Enleio 4DARecords
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/enleio

Trio à cordes violon -violoncelle – contrebasse avec clarinette basse.
Le violoniste portugais Carlos Alves « Zingaro » a entamé une relation musicale avec le violoncelliste Chicagoan Fred Lonberg-Holm il y a de nombreuses années en 2003 : Grammar les réunissait avec le platiniste Lou Mallozzi (Rossbin CD 2003) et Zingaro / Lonberg- Holm en duo fut enregistré lors du même séjour (label Aspidsitra). Les revoici de 2024 dans deux sessions Lisboètes en compagnie du contrebassiste João Madeira, le boss de 4DARecords et respectivement avec le clarinettiste (basse) Bruno Parrinha dans le présent CD Enleio et avec le guitariste suisse Florian Stoffner dans le CD Na Parede paru sous le même label 4DAR en CD, parution précédée par une publication en digital chez Catalytic et chroniquée dans ces pages. À la fois ou successivement énergique, pointilliste, multiforme et en évolution constante au gré de l’humeur et de l’inspiration instantanée des quatre improvisateurs, la musique d’Enleio comporte plusieurs facettes : dans Trama (9 :47) les improvisateurs sursautent, se relancent par de brèves interventions en zigzag qui se répondent vivement et jouent à saute-mouton sans se laisser le temps de dire ouf, les idées fragmentaires s’emboîtent en cascade… Notez le parti pris du clarinettiste basse, Bruno Parrinha de s’intégrer au plus près de ses camarades comme s’il était l’alto d’un quatuor. Il fait cela avec flair par petites touches plutôt que de jouer au soliste omniprésent par-dessus ses trois camarades. Nervos 18’35’’ commence dans une lente complainte à plusieurs voix formant des torsades expressives. L’accent est mis sur la qualité du travail à l’archet, l’étirement du son, une qualité de timbre spécifique à chacun des trois cordistes s’agrègent et se distinguent par leurs dynamiques, vibrations tactiles boisées respectives et une qualité intensément métamorphique. Il faut vraiment réécouter ce long deuxième morceau est ses multiples phases, ses aspérités, ses fluctuations liquides ou vif argent, ses nuances, ses diversions ludiques et ses formes mouvantes parfois contrastées. Si les violons et violoncelles sont fait de bois, la terminologie générique des vents tels les clarinettes est « les bois ». On ne croyait pas si bien dire tant le souffleur se fond dans ce quartet. Liames 11’35’’ approfondit la démarche initiale de Nervos avec plus de détachement, de lenteur et de langueur et une belle partie de pizzicatos puissants de João Madeira. Notez le contraste entre les envolées en arabesque de Zingaro et certains frottements maniaques et astringents de Lonberg – Holm et aussi comment ils intègrent leurs facéties respectives avec une cohérence complice. Dans Enleio, 5’34’’ , dernier morceau, Lonberg-Holm initie des frappes d’archet en secousse, on entend des col legno, grincements, la touche pressée au point de faire chuinter la corde, violon sifflant dans les aigus, soit un beau et touffu concentré de sonorités expressives tel que le modus operandi , l’empathie et le feeling maniaque de l’improvisation libre collective amène des instrumentistes en trance à laisser éclater au travers de notre perception éblouie. Une séance vraiment réussie.

Breeze Daniel Studer & Giancarlo Schiaffini Lineae Occultae
https://danielstuder.bandcamp.com/album/breeze

Le duo contrebasse – trombone s’impose comme une des combinaisons instrumentales les plus significatives de la musique improvisée libre. Pensez donc : Paul Rutherford et Barry Guy, Günter Christmann & Torsten Müller, Radu Malfatti & Harry Miller, Paul Hubweber & John Edwards, Patrick Crossland & Alexander Frangenheim. La raison fondamentale : dans les mains d’improvisateurs expérimentés, ces deux instruments sont propices aux dérapages, glissandi, recherches de timbres curieux, effets expressifs, bruissements, délires ludiques, jeu en dehors de la marge et des similitudes au niveau des fréquences…. Giancarlo Schiaffini est un des premiers pionniers du free – jazz en Italie et a contribué à créer le courant improvisation libre « européenne ». Il a laissé un super témoignage « d’avant-garde » sur le légendaire label italien Cramps : Memo From en duo avec le percussionniste Michele Iannacone série DIVerso n°12 – 1979. Schiaffini a gardé pour lui une sonorité issue du jazz tout en jouant vraiment contemporain. On retrouve ces inflexions subtilement blues jouées du bout des lèvres malaxant la pâte sonore alors que G.S. a adopté cet esprit d’invention imaginative instantanée en mutations sonores constantes proches des Rutherford et Christmann avec une expressivité méditerranéenne, abusant joyeusement des soudines. Daniel Studer, contrebassiste Suisse et brillant partenaire d’Harald Kimmig et d’Alfred Zimmerlin au sein du String Trio de Zürich, un groupe incontournable, ou d’un duo de basses avec Peter K.Frey, incarne la démarche « contemporaine » avant-gardiste « sérieuse » des improvisateurs Européens. Il n’a pas son pareil pour pêcher d’innombrables effets soniques dans les moindres recoins de sa contrebasse. Mais c’est vraiment bien vu, leurs différences et leur capacité à dialoguer et partager leurs inventions font de ce rare duo un tandem de grande classe. Jouer de manière aussi disparate en insérant des silences bien calibrés en alternant aussi précisément les moindres gestes, les sonorités crissantes des cordes, les effets de souffle grasseyant du trombone, des changements de registre, des accents lyriques, zig-zags en vrille, notes tenues à l’archet, sourdines wouah-wouah, effets percussifs soudains à même la surface du gros violon, murmures sotto voce dans le pavillon ou harmoniques effilées… C’est une belle conversation entre deux locuteurs, l’un germanique, l’autre italien qui se comprennent profondément dans ressentir le besoin de traduire dans la langue de l’autre, de s’imiter… Ils se racontent des histoires qui elles-mêmes se transforment en une magnifique narration, en précis de philosophie, audace auditive pour artistes visuels visionnaires. C’est absolument magnifique , généreux et mesuré à la fois. Neuf courtes improvisations qui déclinent tous les possibles de l’improvisation sans tambour ni trompette mais avec un sourire en coin, prodige de subtilités toujours renouvelées.

Manœuvres sentimentales Delightfully Deceitful Laurent Rigaut Andrea Bazzicalupo Peter Orins circum disc.com
lien audio disponible à partir du 15 mai.

Un sax ténor et alto d’obédience free jazz expressionniste ou rêveur : Laurent Rigaut ; un guitariste « noise » aux trouvailles et effets multiples : Andrea Bazzicalupo ;un batteur réactif dans la marge : Peter Orins ; changements d’ambiances d’un morceau à l’autre. On a droit à des recherches de sons tous azimuts, et des occurrences d’actions et perspectives pluri dimensionnelles des quelles ruissellent de nombreuses inventions sonores d’une variété profuse au niveau de la guitare et des percussions, elles-mêmes parfois discrètes (Not Loud Enough et Into the Boiling Sand), alors que le souffle de Laurent Rigaut truste plusieurs modes de jeux entre expressionnisme free et déambulation lunaire (Into the Boiling Sand). Le travail percussif de Peter Orins est concentré sur la dynamique, la lisibilité et actionne une belle diversité de frappes sur un ensemble d’ustensiles variés qui rend son jeu intéressant, très remarquablement articulé dans le sillage des batteurs free les plus pointus (Lovens, Turner, Blume). Son style remarquable est particulièrement affirmé avec une belle qualité de toucher et incarne le vrai free drumming authentique et complexe celui qui vous donne le tournis (Into the Boiling Sand). Un très bon point : ça tournoie très vif avec une belle classe. Andrea Bazzicalupo utilise à souhait un maximum des possibilités sonores de la guitare électrique avec une large palette aussi détaillée que confinant au noise brut. Laurent Rigaut, saxophoniste qui peut se révéler outrageusement aylérien avec son acolyte Jérôme Ternoy la joue collective s’insérant excellemment entre les deux pôles électrique / acoustique tout s’autorisant de super dérapages. Là, aussi, on salue sa capacité d’adapter son jeu dans ce trio Manoeuvres Sentimentales lequel manifeste une écoute mutuelle fructueuse et un vrai sens du décalage.

5 mai 2025

Miguel Mira Yedo Gibson & Felice Furioso/ Alexander von Schlippenbach Barry Altschul Quartet Joe Fonda et Rudi Mahall/ Rick Countryman Itzam Cano Gabriel Lauber Juan Castañón/ Wilfrido Terrazas & Kyle Motl/ Nūria Andorrā, Michel Doneda, Lê Quan Ninh

Machinerie Mira Trio : Miguel Mira Yedo Gibson & Felice Furioso 4DARecords 4DRCD014
https://4darecord.bandcamp.com/album/machinerie

Album intrigant du Mira Trio, groupe formé autour du violoncelliste portugais Miguel Mira, un proche collaborateur de ces cordistes portugais Carlos Zingaro, Ernesto & Guilherme Rodrigues, Joao Madeira (le patron de 4DARecords), Hernani Faustino etc… parmi les plus actifs dans leur pays. À ses côtés, le saxophoniste Brésilien Yedo Gibson et le percussionniste Felice Furioso, un habitant d’Alatamura dans les Pouilles entendu aux côtés de Miguel Mira et de son concitoyen, le tromboniste Carlo Mascolo avec qui João Madeira a gravé le cd Cinestesia pour FMR. De Yedo Gibson, j’avais particulièrement apprécié un album Emanem avec Veryan Weston, Marcio Mattos et Martin Blume de haute tenue (Caetitu 2007). J’apprécie particulièrement son travail sur le son hachurant menu la vibration du souffle de manière à la fois frénétique et méthodique, ou vociférante. Felice Furioso développe un jeu ouvert et nuancé à la percussion. Chaque improvisateur apporte des idées de jeu différentes que les deux autres sont libres de suivre ou contourner, puis de faire silence comme dans le n°1 , Machinerie (22’56’’) laissant soit Miguel Mira proposer un ostinato monocorde à l’archet auquel s’associe en réplique quasi similaire le bourdonnement insistant du souffleur. Celui-ci se retrouve à souffler seul un moment jusqu’à ce que son jeu s’ensauvage pour la plus grande joie du batteur qui fait tournoyer caisses et cymbales dans un déluge collectif ravageur. Ces séquences successives s’enchaînent à merveille jusqu’à la conclusion finale faite d’échanges contrastés, brisures, implosions et actions du tac-au tac et au ralenti. Cette dernière passe d’armes trouve sa suite logique dans la délicate introversion détaillée et « minimaliste » bruissante ou murmurée du morceau suivant, Pereira (28’), au bord du silence, sans qu’on devine l’origine de certains sons. Sans doute, les ffff, et plop, plep et légers sifflements sont des effets de souffle de Yedo Gibson, certains suraigus et vibrations mystérieuses proviennent d’ustensiles percussifs frottés ou d’une corde de violoncelle ou des percussions à même l’anche du sax ou du corps du violoncelle. Mystère qui dure durant une douzaine de minutes jusqu’à ce que une sourde tension se fait jour en un très lent crescendo pour livrer le passage à un court « solo » de batterie. Au fil des minutes s’établit un dialogue plus évident basé sur des sons rares, gestes lents, effets de clés et de souffle murmuré au sax … un travail d’exploration sonore introverti. Une deuxième intervention percutée sur les peaux de Felice Furioso emblerait avoir été planifiée... avant que le trio replonge dans cette atmosphère feutrée de sons disconnectés et presque silencieux de laquelle naît l’impression d’une conversation imperceptible de signes sonores, de frottements délicats… Voilà un album intéressant où trois improvisateurs tentent de faire confluer des idées différentes sans se coltiner un cahier de charges trop précis, si ce n’est un goût pour le mystère d’une machinerie impénétrable.

Free Flow Alexander von Schlippenbach & Barry Altschul Quartet with Joe Fonda and Rudi Mahall. Fundacja Sluchaj 2CD
https://sluchaj.bandcamp.com/album/free-flow-2cd

Il y a quelques dizaines d’années, le public informé aurait trouvé étrange que deux personnalités apparemment aussi différentes, mais ô combien talentueuses, que sont le pianiste Alexander von Schlippenbach et le batteur Barry Altschul, se commettre dans un enregistrement tel que ce Free Flow, alors qu'ils divergent par leurs parcours, leur esthétiques musicales etc…. À Alex, le free total et convulsif avec Lovens, Parker, Brötzmann et son Globe Unity Orchestra. Barry a été l’enfant chéri du free – jazz « structuré », basé dans le post-bebop et batteur irremplaçable aux côtés de Paul Bley, Chick Corea, Anthony Braxton, David Holland, Sam Rivers et Ray Anderson. Dès les années 65-66, il a sillonné l’Europe et a croisé d’assez près les improvisateurs européens tout comme Braxton lui-même le fera avec Derek Bailey et Evan Parker quelques années plus tard. En 1968, par exemple, il donne un concert avec un quartet de Fred Van Hove avec John McLaughlin et Peter Kowald. Très tôt, on le voit dans le public du Little Theatre Club à Londres avec John Stevens sur scène et il joue avec Chris Mc Gregor. Son alter-ego contrebassiste des seventies, David Holland, a fait partie du même Spontaneous Music Ensemble … avec Evan Parker et Kenny Wheeler. Parker s’est associé à Alex et Wheeler à Braxton et Altschul. Le tromboniste George Lewis qui a succédé à Wheeler dans le quartet de Braxton a ensuite très souvent travaillé avec Schlippenbach dans le Globe Unity et intensément avec Evan Parker et Derek Bailey que Braxton considérait déjà vers 1975 comme étant les « meilleurs improvisateurs de la planète ».
En 2023, Altschul et Schlippenbach réunis par leur amour du jazz authentique, ont réuni un quartet prodigieux. Né en 1937, le pianiste extraordinairement virtuose et volubile a restreint son style en « utilisant moins de notes » ce qui permet de rendre plus lisible sa pensée créatrice et son sens inné des structures musicales complexes dont il tire parti dans ses improvisations multiformes. Étrangement, cela respire le Monkisme de manière organique et musicale en faisant sienne, la définition de l’improvisation d’Éric Dolphy, un artiste qui a eu une grande influence sur lui et sa capacité à architecturer des improvisations tridimensionnelles au clavier àl'instar des improvisations ce souffleur au sax alto. Et Dolphy a inspiré tout autant le clarinettiste basse Rudi Mahall (qui joue de la clarinette en Mib qui n’est pas mentionnée dans les infos de pochette cfr CD2). Rudi est sans doute un des très rares brillants souffleurs « dolphystes », « style » qu’il incarne de manière authentique. Doit – on rappeler que Mahall et Schlippenbach se sont retrouvés dans le Monk’s Casino de Die Enttaüschung dont les enregistrements sont consacrés uniquement à toutes les compositions de Thelonious Monk et enregistrées à la file le même soir. À tomber par terre ! Le contrebassiste Joe Fonda est un ancien fidèle de Braxton et, avec sa sonorité charnue et son énergie, il s’est beaucoup associé avec Barry Altschul dans deux trios successifs avec feu le violoniste Billy Bang et le souffleur prodige Jon Irabagon. Prodigieux est bien le qualificatif qui convient pour décrire la puissance des pizzicati de ce curieux petit bonhomme dont la taille semble inférieure à celle de sa contrebasse. Dans cet enregistrement, on retrouve la facette la plus volatile et sauvage d’Altschul, sans doute un des plus funambules parmi tous les batteurs de Jazz de ces soixante dernières années. Avant de passer l’arme à gauche, le génial Sam Rivers, grand maître de la musique modale « véritable » a tenu à nous laisser un témoignage enregistré avec les deux compères de son trio de choc, David Holland et Barry Altschul. Celui-ci a un talent fou pour jouer à l’intersection mouvante entre le domaine du swing le plus avancé et celui du free drumming avec toutes ses nuances d’accélérations/ décélérations de pulsations et de rythmes, crescendos – decrescendos de puissance motrice et de lévitation surnaturelle. Il est unique en son genre et absolument inimitable! On goûte ici un aspect de son talent multiforme qui consiste à croiser et superposer différents tempi simultanément. Remarquablement, cette option de jeu s’intègre à merveille aux tournoiements de doigtés en cavalcades du pianiste et leurs dimensions intensément polyrythmiques qui swinguent en dehors de la gravitation terrestre. Alex von Schlippenbach ne « détonne » pas « free » en contraste – dérapage par rapport aux pulsations profuses du percussionniste, mais contribue dans une démarche similaire à enrichir le travail du batteur et la cohérence disparate du groupe. Le quartet s’immobilise pour laisser l’initiative à la puissance digitale et boisée de Joe Fonda, un phénomène du pizzicato fondamental et ultra expressif avec un cœur gros comme ça. Deux longues improvisations collectives de 34 :29 et de 50 :31 se partagent les deux CD’s clôturés par un Encore bien tassé de 8:29. On y trouve sur chacun des deux sets un morceau de Monk surgi de toute la monkerie qui percole et fume de ce brouet son aura magique : Work – entre 27 :39 et 34 :25 lors du Set 1 et We See lors de l’Encore entre 5 :22 et 6 :22. Avec Alex au clavier, on entend un grand pianiste issu du milieu classique contemporain « Centre Européen » (il est né à Budapest) avec son style si syncrétiquement personnel sollicitant toutes avancées les innovatrices du piano jazz contemporain. Dans ces embardées c’est toute la furie d’un Eric Dolphy à la clarinette basse que ressuscite un soufflant allumé parmi les plus grands soufflants, notre Rudi Mahall national. Il cite d’ailleurs une célèbre composition de Dolphy et un autre thème bebop (aïïe ma mémoire) vers le milieu du Set 2 et la mise en place de leurs pérégrinations jazziques fleure l’excellence spontanée. Si la balance de l’enregistrement n’est pas parfaite, cette expérience d’occasion a quelque chose de merveilleux tant ces quatre musiciens élaborent sur le champ de multiples variations, combinaisons, enchaînements, séquences improvisées qui se succèdent sans jamais faire faux bond. Le grand art de pousser la jam-session au niveau d’une œuvre d’art éphémère certes, incarnant le fruit de toute une vie musicale.

Interstellar Nao 4 tet Rick Countryman Itzam Cano Gabriel Lauber featuring Juan Castañón. FMR CD 671-0422
https://rickcountryman.bandcamp.com/album/4tet

Rick Countryman a beaucoup joué et enregistré aux Philippines, mais on le trouve aussi dans un autre pays hispanophone de l’autre côté du Pacifique : le Mexique. Contrairement, a ce qu’ont raconté les amateurs et chroniqueurs de jazz stricto sensu formatés aux idées toutes faites, le free-jazz n’est pas une musique d’intellectuels blancs européens ou américains ni l’expression exclusive des Afro-Américains et autres « Black Nationalists ». C’est devenu une way of life planétaire qu’on retrouve aussi bien en Amérique Latine, dans toutes les régions d’Europe, et dans toute l’Asie, Chine, Japon, Thaïlande, Malaisie, Philippines etc… Et quel enrichissement culturel : il suffit d’écouter le batteur Gabriel Lauber et ses roulements extatiques. On y trouve un autre feeling rythmique. Trois improvisations de 12 :38, 22 :33 et 21 :20 enregistrées à Mexico les 7 et 8 mars 2023. On goûtera le souffle envoûtant et sensuel de Countryman, un fidèle du mémorable Sonny Simmons. Un guitariste attentif bien en phase avec les trois autres, Juan Castañón rencontré dans des Trullo Improvisations dans les Pouilles en 2009 avec le batteur Marcello Magliocchi et le saxophoniste Bruno Angeloni https://marcellomagliocchi1.bandcamp.com/album/trullo-improvisations-2009 Ce quartet a donc fière allure, emporté dans la fureur du free-jazz improvisé, surfant sur les pulsations et le drive impétueux de Lauber. L’intensité de Countryman taille son chemin dans l’impénétrable jungle polyrythmique endiablée à coups de machette sonores : le souffle survolté, coupant et allumé du saxophoniste brûle l’oxygène sur son passage propulsé par l’implacable tandem Itzam Cano – Gabriel Lauber qui finit par libérer les démons soniques du guitariste. Une extase sans nom occultée sans doute par la technique d’enregistrement home made, mais l’énergie est telle que l’on s’en soucie bien peu. Un brûlot, une énergie folle et atavique, et quelques changements de régime pour laisser le contrebassiste faire vibrer et palpiter amoureusement sa contrebasse. Super concert !

Seven Gifts Wilfrido Terrazas & Kyle Motl FMRCD692-0524

Le contrebassiste Kyle Motl a contribué à un excellent trio publié par FMR et réunissant aussi le batteur Nathan Hubbard et le magnifique clarinettiste Peter Kuhn. Celui-ci travailla et enregistra il y a longtemps avec William Parker, Dennis Charles et les trompettistes Arthur Williams et Toshinori Kondo. Récemment No Business a publié des enregistrements de cette équipée déjà illustrée dans Living Right, un rare LP de 1979. Juste pour dire que ces musiciens ne viennent pas de nulle part. Seven Gifts est une affaire plus intime et intimiste, mettant en présence le souffle vagabond du flûtiste Wilfrido Terrazas et de Kyle Motl. On navigue ici dans un univers de nuances détaillées, d’harmoniques happées en plein vol, d’intervalles dissonants, d’effets de souffle bucoliques animés et entraînés par les jeux ondoyants ou rebondissants, ombrageux ou primesautiers de ce contrebassiste de première qu’est Kyle Motl. Les titres nous font entendre des survols (Overflight), des pas (Dance Trance), un dialogue (Conversation), un sens de la liberté (Liberation), un instinct de croissance (Growth), la diffraction des pulsations (Mystery Groove) et un salut mélodique (Goodbye Melody). Une musique d’une grande finesse, libre et sensuelle à souhait avec cette retenue qui évite trop d’expressivités racoleuses pour se concentrer dans la plus profonde sincérité sur l’exploration sonore et l’extension de l’expressivité de nuances infinies. Wilfrido Terrazas est un improvisateur et flûtiste contemporain qui a mis au point une palette instrumentale de très haut niveau qu’il distille intelligemment dans des perspectives formelles et émotionnelles superlatives au fil de sept différentes compositions instantanées. Son camarade est complètement impliqué à lui tisser un écrin avec un travail à l’archet aussi spontané que méticuleux. Un album rare, touchant et subtilement expressif.
El Retorn de l’Escolta A la Memoria de Mariann Brull Nūria Andorrā, Michel Doneda, Lê Quan Ninh Fundacja Sluchaj FSR 07/2025
https://sluchaj.bandcamp.com/album/el-retorn-de-lescolta-a-la-mem-ria-de-marianne-brull

En mémoire d’une amie commune disparue, un enregistrement à trois dans une configuration instrumentale peu commune. Il y a longtemps déjà, Lê Quan & Doneda avaient enregistré en trio avec le saxophoniste Daunik Lazro. Au fil des ans et de nombreuses expériences, on a inversé le rapport de forces instrumental : un saxophoniste concentré sur les deux tuyaux percés et côniques des soprano et sopranino face à deux percussionnistes bruiteurs qui font crisser cymbales et vibrer / grincer la résonance d’ustensiles métalliques, végétaux, ligneux et d’autres à même les peaux de grosses caisses « couchées ». La photo de couverture nous montre une grosse pomme de pin qu’on applique sur la surface horizontale d’un large tambour ou une épaisse cymbale chinoise à la verticale sans doute à portée d’un autre tambour. L’angle d’incidence de cette cymbale sur la surface de la peau détermine l’intensité et la hauteur de son d’un long sifflement – vibration stridente dans l’espace. Les deux percussionnistes, Nūria Andorrā et Lê Quan Ninh fusionnnent leurs efforts dans un même flux où il est quasiment impossible de distinguer les sons et les gestes de l'un et de l'autre. Merveilleux. Plutôt qu’une musique référentielle prédigérée, c’est l’expression insolite et libératrice de sons et fréquences, d’intensités qui prédomine et nous plonge dans un écoute fascinée, une découverte sensorielle, émotionnelle ou avidement curieuse. Il n’y a qu’un seul long morceau, un événement sonique brut, un déparasitage des sensations et de la communication auditive, silencieuse, bruitiste et gestuelle. Décrivez les sons ou tentez de les imaginer « voir se produire » dans l’espace et le temps est une gageure. On est conquis d'emblée ou laissé perplexe à l'écart mais troublé … Le saxophoniste Michel Doneda pressure le bec et l’anche, explose l’articulation du souffle en déconnectant les fréquences de la colonne d’air des gammes et des accents de cette loquacité mélodique propre au saxophone et des harmonies pour les insérer dans un flux sauvage, subjectif et outrancier. Ça couine, éructe, déchiquète le timbre, contorsionne le souffle, nasalise les aigus au delà du registre le plus haut, harmoniques biseautées et magiques qui surgissent comme sans effort... une recherche constante entre le connu et l'inconnu qu'ils découvrent au même instant que l'auditeur attentif. Une débauche de frictions, de scories, d’éclats fragmentés par l’action exacerbée du corps, du souffle, des frappes, grattages, crissements, sons fantômes, excès, suraigus parasites, rumeurs … La durée n’est pas notée sur la pochette, le temps perçu étant une construction éminemment personnelle. Vraiment exemplaire !