16 septembre 2025

Ivo Perelman Nate Wooley Matt Moran Mark Helias Tom Rainey/ Barry Guy London Jazz Composers Orchestra/ Charlemagne Palestine & Seppe Gebruers/ Gabriele Cancelli Lori Freedman Stefano Giust Giorgio Pacorig Paolo Pascoli

A Modicum of Blues Ivo Perelman Nate Wooley Matt Moran Mark Helias Tom Rainey Fundaja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/a-modicum-of-blues

Ivo Perelman, Mark Helias et Tom Rainey ont gravé il y a quelques années un album très réussi pour Fundacja Sluchaj : Truth Seeker. Dans cet album Ivo Perelman nous a fait entendre la transformation – mutation de sa sonorité au saxophone ténor, à la fois plus liquide, plus sensuelle, et d’une merveilleuse profondeur d’expression. Depuis trois décennies, il pratique l’improvisation totale spontanée (pas de compositions, thèmes, grilles d’accords) dans l’instant avec des collègues de confiance. Il a aussi souvent joué et enregistré avec le trompettiste Nate Wooley en duo et en groupe et le vibraphoniste Matt Moran. Ce Modicum of the Blues en quintet permet à la musique initiale du trio (ou des duos), de se diversifier, de construire des interactions confluentes, pointillistes (début de n°1) ou alternées entre chacun des musiciens. Il n’y a donc pas de solistes à proprement parler mais des alternances ou imbrications de dialogues fructueux où un ou deux ou trois des improvisateurs s’arrêtent de jouer pour laisser les autres créer leurs connivences. Les paysages sonores et les perspectives expressives, la dynamique sont en perpétuelle évolution avec cette qualité intrinsèque des pulsations qu’est le swing, suggéré par des allusions gestuelles plutôt que souligné et appuyé. Cette musique est pleine d’émotions, de tensions, de tendresses ou de fureurs et déchirements, d’apaisements et de moments lucides en suspension. On travaille autant à l’économie que dans l’ébullition de notes éclatées, étirées, torrentielles un bref instant … Et le blues pointe dans le n° 4, de manière cool. Chacun apporte sa contribution au moment le mieux choisi. On adore les sonorités expressives exacerbées, bruissantes ou soulful de Nate Wooley qui asticote son embouchure et ses pistons autant qu’il maîtrise le language du jazz. Le timbre sensuel qui fleure bon la saudade brésilienne d’Ivo Perelman, ses gammes particulières hors des intervalles classiques, les harmoniques étirées au-delà du registre aigu du ténor, les sons tour à tour mordants et brûlants, veloutés et soyeux, vocalisés et inimitables, ses glissandi si personnels. Un Ayler cool ou un Shepp réfléchi. Le contrebassiste Mark Helias joue tous les rôles changeant l’humeur de son jeu, le son boisé de la contrebasse vibrant dans l’âme de ce gros violon et sur la touche avec des pizzicatos puissants, sereins ou lyriques qui peuvent s’emporter sous la houlette de ce fin batteur qu’est Tom Rainey. Si celui-ci ne s’affiche pas comme un free-drummer, sa palette et son sens inné du rythme passent par bien des occurrences rythmiques volatiles avec une très grande finesse. De grandes qualités de jazzman à la batterie qu’il met adroitement au service d’une musique libre. Vous ajoutez à cela un partenaire subtil et original comme le vibraphoniste Matt Moran dont le mérite principal est de s’insérer à bon escient dans les échanges avec de très bonnes idées et une sonorité, un toucher étincelant sur les lamelles vibrantes du vibraphone. On retrouve d’ailleurs Moran, Perelman et Wooley dans Seven Skies Orchestra pour le même label Fundacja Sluchaj avec Mat Maneri, Joe Morris et Fred Lonberg-Holm, un sextet qui pratique avec le même bonheur ces échanges improvisés avec le même talent collectif sans le moindre raté (double CD).
Si vous avez déjà entendu ces musiciens sur d’autres albums et que leurs musiques vous a convaincu, vous ne serez pas déçu un instant par leurs merveilleuses improvisations collectives, même si le nombre de publications de Perelman, Wooley, Helias ou Rainey a de quoi effrayer celui qui recherche le « maître-achat », surtout si leurs compacts s’empilent déjà sur votre étagère. Mais si vous êtes tenté et peu au fait de leur musique free, n’hésitez pas, c’est du meilleur principalement pour la haute qualité d’interaction collective qui magnifie toutes les qualités de ces artistes.

Harmos – Krakow Barry Guy London Jazz Composers Orchestra Maya Recordings. Maya CD2501
https://mayarecordings.bandcamp.com/album/harmos-krak-w

Barry Guy - bass, director Agustí Fernández – piano , Michael Niesemann - alto saxophone, Torben Snekkestad - tenor & soprano saxophone, Jürg Wickihalder - alto saxophone, Simon Picard - tenor saxophone, Julius Gabriel - baritone saxophone, Konrad Bauer – trombone, Andreas Tschopp – trombone, Alan Tomlinson - trombone, Henry Lowther – trumpet, Martin Eberle – trumpet, Rich Laughlin – trumpet, Marc Unternährer – tuba, Phil Wachsmann – violin, Bruno Chevillon – bass, Lucas Niggli - drums, percussion.
Si le London Jazz Composers Orchestra de Barry Guy était initialement une composante majeure de la scène improvisée londonienne dans les années 70, simplement parce que l’orchestre à sa naissance réunissait la quintessence des improvisateurs radicaux d’alors : Derek Bailey, Evan Parker, Trevor Watts, Paul Rutherford, Howard Riley, Tony Oxley, Paul Lytton, puis Phil Wachsmann. Quand Barry Guy fit revivre son LJCO dans les années 80 et enregistra plusieurs albums pour le label Intakt à Zurich, Anthony Braxton fut son premier invité et co-leader (Zürich Concerts 1988). Avec un personnel renouvelé comprenant rien moins que Barre Phillips, deux saxophonistes ténor « free-jazz » de très haute tenue, Paul Dunmall et Simon Picard, le sax alto de Pete McPhail, des trombonistes radicaux comme Radu Malfatti et Alan Tomlinson, le trompettiste de studio et de jazz Henry Lowther et son collègue Jon Corbett, le cornet de Marc Charig et Steve Wick au tuba, des poids lourds comme Evan Parker, Trevor Watts, Paul Rutherford, Howard Riley, Philipp Wachsmann, Paul Lytton assurant la continuité du projet. C’est alors que la première version d’Harmos fut enregistrée (Intakt CD 013 1989) La musique s’est clairement orientée dans une synthèse – coexistence de courants : improvisations libres, jazz contemporain free « risqué », architecture – formes issues de la musique classique contemporaine avec une alternance de solos, duos et passages improvisés et de mouvements concertés, masses sonores changeantes sauvages ou raffinées, de thèmes mélodiques savamment structurés inspirés par l’expérience de Duke Ellington ou celle de Gil Evans avec un sens de la structure. Guy, n’est-il pas un architecte de formation ? Harmos est une œuvre majeure de Guy, un canevas type mobile, une méthode cohérente pour créer une musique syncrétique. Sans nul doute on peut dire que le LJCO est l’orchestre de free-jazz par excellence, free-jazz dans le sens où le compositeur exploite tout ce qui est bon à prendre du passé, du présent en envisageant le futur. Peu importe à Guy, les discussions sémantiques sur l’improvisation libre ou non-idiomatique, c’est un musicien visionnaire qui fut un interprète pointu d’œuvres contemporaines pour contrebasse et de musique baroque au plus haut niveau.
Pour cette nouvelle version repensée d’Harmos - Krakow et comme il vit en Suisse depuis plusieurs années, le LJCO s’est étoffé de musiciens suisses avec qui Barry Guy travaille : le saxophoniste Jürg Wickihalder, le batteur Lucas Niggli, le tubiste Marc Unternährer, le tromboniste Andreas Tschopp, …. La musique de Harmos est devenue plus joyeuse, chaloupée, presque festive. Mais quelle musique ! Elle suscite des émotions, des impressions, elle nous fait entendre des structures complexes et imbriquées avec beaucoup de naturel, apporte une nourriture pour l’esprit, et parlera autant aux amateurs de musique post-classique vingtiémiste (Bartok – Stravinsky), de jazz contemporain, ou à ceux qui ont intégré amoureusement les avancées d’Ellington et de Mingus et surtout pour tous les fans qui sont ouverts aux dérapages spontanés ou organisés du free-jazz de haute volée. Un orchestre exceptionnel.

Charlemagne Palestine & Seppe Gebruers Beyondddddd the Notessssss Konnekt CD
https://charlemagnepalestineseppegebruers.bandcamp.com/album/beyondddddd-the-notessssss

Le légendaire pionnier du piano d’avant-garde Charlemagne Palestine fit un jour un concert mémorable au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (l’actuel Bozar) vers 1976. J’en fus informé par un client d’un antique disquaire d’occasion, « Le Pied », là où je commençais à acheter mes premiers disques de « free-jazz » (en fait, c’était d’abord à Pêle-Mêle). Qui aurait dit à l’époque que Charlemagne Palestine allait s’établir ici, à Bruxelles et travailler avec un jeune pianiste innovateur digne du grand Fred Van Hove, disparu aujourd’hui ? J’ai assisté à un concert hors du commun donné par ces deux pianistes à Gand : ils jouaient en duo avec quatre pianos accordés en quart de ton. Fascinant ! Seppe Gebruers venait alors de publier un album OVNI « Standards » fait de trois CD’s bourrés de Standards (de jazz) ou … de leurs fantômes en jouant de deux pianos accordés au quart de ton (label Negocito). Je pense bien qu’il a lu ma chronique de cet album. J’avais fait remarquer que la sonorité du piano au quart de ton est marquée par des résonnances nettement métalliques, des vibrations un peu ferrailleuses. Dans ce nouvel album, Beyondddddd the Notessss, leur jeu respectif est plus perlé, introverti, l’écoulement des notes est plus aéré, fluide, liquide même. Trois parties de 21:00, 13:31, 5 :49. Question ces chiffres ont-ils une signification dans le cadre de cette œuvre remarquable ? Curieusement le jeu sombre dans les graves du n°2, évite ces vibrations trop métalliques et flotte comme un nuage bruissant avant de tournoyer en ostinato pour muter dans des doigtés délicats en vagues répétitives. La communication sensorielle et musicale des deux artistes est optimale. On croit entendre un seul musicien tant leurs notes et doigtés à quatre mains s’interpénètrent en un seul flux suspendu dans un espace dilaté, un mouvement subtil d’ondes et de vagues sonores où règne l’art ultime de la dissonance, de la friction d’ intervalles étrangement croisés soit étirés ou réduits et cette qualité de toucher cristalline qui peut se transformer en martèlement obsessionnel ou en un violent orage. Cette pièce de 13 :31 évolue comme un prodige avec différents mouvements qui s’enchaînent avec une véritable maîtrise. On entre dans le champ ouvert de la microtonalité, un concept adaptable à diverses démarches musicales et instrumentales, dont cet album est une manifestation insigne. Des mélodies issues de l’inconnu, une sensibilité mutante. Il s’agit d’une expérience d’audition incontournable pour quiconque désire découvrir des musiques autres, alternatives, secrètes, inouïes.

A Life in The Day Of Gabriele Cancelli Lori Freedman Stefano Giust Giorgio Pacorig Paolo Pascoli Setola di Maiale
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4950

Quintet de musique libre enregistré à l’Arsenale Jazz House, Cividale del Friulo le 16 octobre 2024 rassemblant d’une part, le tandem piano – percussions de Giorgio Pacorig et Stefano Giust et d’autre part, trois souffleurs, le trompettiste Gabriele Cancelli, la clarinettiste basse Lori Freedman et le flûtiste Paolo Pascolo. Les quatre musiciens italiens travaillent souvent ensemble, la clarinettiste canadienne Lori Freedman complétant le groupe dans le registre grave. En effet, si on peut qualifier leur musique de free « free-jazz » spontané sans thèmes, l’absence de contrebasse qui éloigne le groupe du « free-jazz » formaté crée un espace de liberté pour la clarinette basse, même si Freedman n’hésite pas à faire éclater sa colonne d’air, tailladant les aigus, grognant les graves, Deux longues suites de plus de 27 minutes improvisées collectivement d’une traite sont intitulées A Life In The Day Part I et Part II. Les musiciens créent instantanément une composition évolutive avec de multiples paysages, différents niveaux de tensions, d’écoute et d’initiatives individuelles excellemment alternées, contournées, convergentes ou contrastées. La trompette de Gabriele Cancelli, s’envole, la flûte de Paolo Pascoli musarde, la clarinette basse de Lori Freedman s’enfonce dans les sous-bois pour surgir inopinément. Le percussionniste Stefano Giust à qui on doit un superbe cd duo « Cosi Com’è » avec le pianiste Giorgio Pacorig (Setola di Maiale 2023), surprendra plusieurs fois l’auditoire : son free drumming enchaîne une cascade de ricochets sonores truffés de sonorités recherchées, micro frappes en rafales, accélérations subites… Vous savez, la tendance Paul Lovens, Roger Turner. Pacorig est à l’écoute en action-réaction ou en créant un fil conducteur dans ces mouvements collectivement improvisés et dérivants au fil des vagues, ressacs et ondulations. Cette fructueuse collaboration bonifie les talents individuels validant une belle musique de groupe sans doute réuni pour l’occasion. Et une belle occasion transformée en belle œuvre spontanée et … mûrement réfléchie dans l’instant. Chaoeau enncore pour la ténacité de producteur de Stefano Giust pour son label Setola di Maiale, un des meilleurs qui existent pour la cause de notre musique d'improvisation et expérimentale.

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