21 avril 2024

Ivo Perelman Tom Rainey Duologues 1: Turning Point and The Truth Seeker with Mark Helias/ Urs Leimgruber Now Alvays - Liner notes.

Ivo Perelman & Tom Rainey Duologues 1 Turning Point Ibeji Records.
https://ivoperelmanmusic.bandcamp.com/ Publication attendue.

Même si le Brésilien Ivo Perelman a toujours plusieurs fers au feu en matière de labels, il n’a de cesse d’alimenter sa propre étiquette personnelle Ibeji Records de superbes témoignages parmi ses très nombreux enregistrements. Voici que trois albums tous récents, dont un en vue de parution quasi-immédiate, nous le font entendre avec le batteur Tom Rainey : The Truth Seeker (avec le contrebassiste Mark Helias) pour le label polonais Fundacja Sluchaj, Water Music pour Rogue Art et où ce trio est augmenté par Matt Shipp,lui-même, fidèle pianiste compagnon d’Ivo. Et puis, Duologues 1, ce touchant, poignant face-à face-avec ce batteur précis, délicat, toujours à l’écoute qu’est Tom Rainey, le premier enregistrement d’une nouvelle série et un Turning Point pour chacun d'eux. Égrenant ses frappes minutieuses, aériennes et grouillantes avec cette pratique de la batterie issue de l’expérience du jazz contemporain de haut vol, Tom Rainey apporte une vie musicale intime, une approche subtile des pulsations rythmiques entrecroisées qui peut autant s’enflammer que suivre les spirales éthérées du saxophoniste ténor à la trace. Apprécié autant pour son exploration maîtrisée de son instrument dans les ultra-aigus en glissandi vocalisés que pour son lyrisme « brésilien » et son sens mélodique inné, Ivo Perelman est littéralement un chercheur - expérimentateur de la sonorité du saxophone, évoluant constamment au fil d’essayages et d’adoptions successives de becs et d’anches pour atteindre une nouvelle plénitude dynamique et (trans)lucide. Ces deux artistes fonctionnent ici comme les cinq doigts de la main dans un gant de velours.
Autant Tom Rainey s’est nourri des expériences de batteurs parmi ses grand aînés comme Roy Haynes ou Paul Motian au niveau de la qualité et de la profusion imaginative de ses frappes qu’Ivo Perelman a puisé dans le répertoire sonore de grand anciens tels Ben Webster, Don Byas, Dexter Gordon Stan Getz, Hank Mobley, John Coltrane (il s’agit des caractéristiques intrinsèques des sonorités de ces artistes) pour créer son identité sonore à la saudade brésilienne. Même s’il est « libre » dans le premier morceau (01) le souffle de Perelman semble sage, tendre, velouté, ondoyant, soulignant un thème imaginaire et joué spontanément, le batteur calibrant soigneusement ses frappes discrètes sur les bords d’une caisse claire inspirée. Le souffleur sollicite-t’il un changement harmonique sous-jacent que le batteur décale subitement son jeu et entrecroise des variations rythmiques comme si la peau de sa caisse était accordée. La toute grande classe dans les détails. Si à bas régime la sonorité d’Ivo semble introvertie, soyeuse, pure de toute scorie, alors qu’on l’a connu d' une virulence hyper expressionniste exacerbée il y a vingt ans(*), une fois sur orbite, elle se métamorphose petit à petit ou soudainement dans des morsures brûlantes de cracheur de feu dans le droit fil des speaking in tongues ayleriennes. Entre les deux, sous la pression des saccades démultipliées du batteur, les spirales en tension du souffleur se désarticulent en ostinatos obstinés chevauchant les gammes du grave à l’aigu avec des coups de langues assassins. Ceux-ci se déchaînent en incantations d’hyper aigus qui crient et chantent à la fois au paroxysme d’une transe intérieure oublieuse de cette métrique spontanée, ce sens des pulsations free, qui fait éclater la colonne d’air surchauffée en brûlures de magnésium incandescent, lave de l’émotion irréfrénée, d’une sensation violemment priapique.
L’intérêt de cet album réside aussi dans les différents scénarios évolutifs de chacune des sept improvisations dans les cinq, six, sept ou huit minutes et le 04 qui dépasse les douze minutes et au déroulement peu prévisible. Un art transversal du story-telling poétique. Chacune d’elles transitent dans des séquences variées et assez ou très différentes dans leurs motifs, leurs dynamiques, leurs agencements pour atteindre cet état de « transe » où les suraigus, ces harmoniques déchirantes, ces cris vocalisés de douleurs ou d’extase éclatent au grand jour pour parfois revenir à un aspect plus simplement mélodique. Ces sonorités brûlantes ne sont pas que l’effet d’un quelconque état de transe intérieure, mais aussi, et surtout, l’objet d’une maîtrise phénoménale du saxophone ténor et de la théorie musicale engendrées par une pratique journalière intense et des exercices obsessionnels pour parfaire la technique de l’instrument. En soufflant de cette manière, tel que le fit John Coltrane autrefois, Ivo Perelman met en vibration les « notes fantômes » du saxophone ténor, celles qui existent au-delà de la tessiture normale de l’instrument produites en soufflant (beaucoup) trop fort, en utilisant des doigtés factices, en adaptant son souffle à de nouvelles embouchures et anches jusqu’à décrocher le Graal au bout d’un combat incessant face à la mécanique et ses propres habitudes. Et justement, cette sonorité plus intime, soyeuse et plus diaphane perçue au début de plusieurs parmi les sept improvisations publiés ici, n’était rendue possible par une toute nouvelle embouchure et un travail intense de plus de deux ans pour acquérir graduellement sa nouvelle voix, un « Turning Point » dans sa vie de saxophoniste de jazz libre.
En écoutant déjà des enregistrements récents comme ce fabuleux The Truth Seeker ou ce magique Molten Gold, on sent poindre cet état d’excellence, cette plénitude sonore liée irrévocablement à l’urgence de cri modulé à l’infini, ce scintillement lumineux, cette lave incandescente et tous les états d’âme qui les réunissent d’un seul tenant émotionnel. Étrangement cette sonorité plus pure, plus élégante lui permet aussi d’enflammer ses élans lyriques en en atténuant la virulence agressive pour en augmenter la déflagration organique d’énergies, ces flammes brûlant cette matière inconnue, son émotion la plus intense. Ivo Perelman s’est confié quelques fois en duo avec un batteur (Tenor Hood avec Whit Dickey, mais aussi avec Gerry Hemingway et Brian Wilson) à l’occasion d’un enregistrement, mais ce Duologue N°1, que je me permets d’intituler « The Turning Point », est une occurrence rare dans l’histoire des duos sax ténor - batterie et dans la carrière d’Ivo Perelman. Et il faut absolument souligner l’intense investissement de Tom Rainey, son jeu de batterie extrêmement raffiné, aussi « scientifique » que précisément calculé, seconde nature d’une totale générosité, qui s’envole et tournoie au plus près de la tension montante, élevant le niveau d’énergie avec autant d’élégance que de fougue quand le souffleur traverse le miroir d’Alice. On a droit de sa part à une exceptionnelle partie inventive au niveau des frappes, du drive, des sensations rythmiques, de mille nuances, de détails infimes et de traits en mutation constante sans qu’on puisse s’ennuyer. Alliance de la simplicité et de la complexité qui coule de source. Le fait de jouer avec un seul saxophoniste comme unique partenaire, lui ouvre un très large champ d’action duquel Tom Rainey tire profit à son plus grand avantage tout en fournissant une prestation de rêve pour Ivo Perelman. C’est vraiment providentiel.
Aussi pour notre bonheur, Ivo et Tom sont de toute évidence deux personnalités vraiment différentes avec un mode de fonctionnement sensoriel et émotionnel qui les distingue clairement l’un de l’autre. Ivo Perelman perçoit la musique comme des couleurs, des formes visuelles ( NB : il est un artiste peintre influencé par l’expressionnisme abstrait), il développe sa musique avec une vision poétique qui aboutit à cet expressionnisme exubérant qu’il commence à intérioriser depuis un certain temps, une démarche plus intuitive assez éloignée de structures « logiques » . Chez son alter-ego percussionniste, pas de « folie » déraisonnable, mais une démarche structurée dans l’instant, une science quasi mathématique du drumming au service de ses partenaires, une logique imparable ultra-efficace sans jamais surjouer. Une discrétion à la hauteur d’un savoir faire impressionnant, une constance dans l’invention jamais prise en défaut et un panorama exhaustif des possibilités de la batterie jazz en roue libre. Son jeu se rapproche aussi curieusement des « vibrations rythmiques » de feu Sunny Murray. Dans les échanges, l’auditeur finit par suivre le cheminement du batteur alors que lui-même est ébloui par le saxophoniste. On songe à cette alternance d’harmoniques surchauffées dans les ultra-aigus et la puissance tranquille de sa sonorité « normale » presque suave soufflés dans le même élan dans le n°7 final pour aboutir aux extrêmes morsures crissantes agitées par les frappes profuses grouillantes du batteur jusqu’à ce cri déchirant qui s’affaisse des le silence à la fin de l’album. Le contraste entre les deux artistes est saisissant et renforce l’expressivité du saxophoniste. Ils ne racontent pas la même histoire, mais ont l’art d’enlacer naturellement leurs créativités individuelles dans un esprit collectif où toute forme d’égo s’est évanouie. À quoi cela servirait que Tom se déchaîne outre mesure avec un tel souffleur ?
Celui-ci, un musicien de haute volée, saisit immédiatement toutes les opportunités qui lui sont offertes par un batteur de cette envergure. Même si un prochain concert ou une deuxième session fera crever les plafonds des enchères mentales après cette première session.
Pour ceux qui connaissent le travail de Tom Rainey, au sein de groupes développant un matériel à la fois composé / structuré et très libéré en compagnie d’Ingrid Laubrock, Tim Berne, Craig Taborn, Mark Feldman etc…, ce sera sans doute une surprise, car il faut répéter que l’art d’Ivo Perelman est basé sur l’improvisation totale, d’essence jazz « libre ». D’ailleurs, Ivo démontre ici qu’il cultive ce goût pour les « hésitations » chères à de nombreux improvisateurs libres européens. Toute la musique est donc ici improvisée spontanément dans l’instant avec à l’esprit le but de créer, des narratifs avec un début et une fin, soit une « composition » instantanée dans laquelle le matériau et ses variations sont « multi-facettes » et où surviennent des éléments mélodiques, des pulsations polyrythmiques, des techniques alternatives au service d’une expression émotionnelle, des déchirements et des cris issus de résurgences blues dans le texte et le sentiment de prolonger le continuum Afro-Américain lequel inclut aussi le vécu multiculturel Brésilien. Liner Notes !
* cfr Suite For Helen F. label Boxholder 2002

The Truth Seeker Ivo Perelman Mark Helias Tom Rainey Fundacja Sluchaj
https://sluchaj.bandcamp.com/album/truth-seeker

“ Classique’’ trio jazz libre sax ténor contrebasse batterie dans le sillage du Spiritual Unity des légendaires et disparus Albert Ayler Gary Peacock et Sunny Murray (1964). Mais soixante années plus tard, le concept de départ s’est fortement élargi, approfondi et dépasse même l’imagination. The Truth Seeker démarre en douceur en évoquant le souffle et les sinusoïdes arcanes de Wayne Shorter. Le batteur Tom Rainey s’applique subtilement à jouer « free » frappes multidirectionnelles et vibrations rythmiques à l’écoute du sax ténor. Le contrebassiste Mark Helias ancre solidement cette paire volatile au sol ferme, celui des rafiots qui tangue sous bourrasques ou alizés. Ivo Perelman a récemment métamorphosé sa sonorité, devenue plus tendre et plus suave dans le jeu « mélodique » et plus intensément perçante dans les aigus et ces harmoniques déchirantes. Toujours présente sa marque de fabrique, notes étirées, glissandi minutieux, accents inusités, colloquialité tout à tour intimiste ou expressionniste. Mais aussi un aspect plus introspectif par rapport à ses débuts avec Rashied Ali et William Parker, Jay Rosen et Dominic Duval où il détonnait « à plein gaz » en faisant tout rougeoyer. Il faut saluer l’extrême finesse des frappes multiples et des figures soigneusement et spontanément emboîtées de Tom Rainey qui prodigue ici l’essentiel et le superlatif, sans jamais surjouer, en ouvrant le champ auditif et ludique en faveur de ses deux camarades, ce dont profite largement l’excellence musicienne de Mark Helias toujours prompt à essayer toutes les opportunités qui s’offrent à lui. Quant à Ivo Perelman, il enchaîne habilement des séquences de jeu très variées où s’intègrent autant des éléments mélodiques plus délicats et ouvragés que des ostinatos articulés avec de grand écarts d’intervalle et péremptoires coups de bec, des expectorations intenses d’harmoniques hyper-aiguës expressionnistes, et cette propension à orner ses improvisations de « pliages » – étirements de notes spécifiques qui sont sa marque de fabrique « brésilienne ». Un véritable lyrisme mis en lumière par la grâce de ce tandem fécond , Helias – Rainey. Si Ivo Perelman est un musicien formé dans les grandes écoles (Conservatoire Villa – Lobos à Rio et Berklee Jazz School) avec une profonde connaissance de la théorie musicale, c’est avant tout un musicien poète consacré à la recherche sonore du sax ténor avec infiniment d’exigence dans les détails et à la libre improvisation en une empathie totale avec ses camarades. Pas de chefs, de partitions , rien qu’une musique spontanée et collective. Et surtout, il vit passionnément sa musique comme une expression de couleurs, de formes imagées en mouvement, la peinture expressionniste abstraite et la création graphique étant sa deuxième passion, étant lui-même un peintre qui expose fréquemment sa profuse production. Chacune de ces 7 improvisations en trio est providentielle et est construite différemment de la suivante en interpénétrant différents univers émotionnels, des facettes parfois divergentes que l’art consommé des trois musiciens, chercheurs de vérité (Truth Seeker), assemble et imbrique dans un tout cohérent qui coule de source. Les contrastes sont saisissants et les correspondances intimes lumineuses. La débauche d'énergie est hallucinante dans ses états de transe avec ses cris déchirants et brûlants et la furia du tandem basse batterie. Fabuleux ! À ceux qui se disent (et on les comprend) « J’ai déjà beaucoup d’albums de Perelman et je ne peux pas « tout » acheter » , je leur répondrai : « Mettez de côté quelques-uns de ces albums du passé qui vous semblaient « trop semblable » pour en faire un beau cadeau à une amie ou un ami et munissez-vous de ce Truth Seeker et du futur Turning Point en duo avec Rainey ». En effet d’une part, Ivo a vraiment transformé sa sonorité et renouvelé entièrement son jeu toujours reconnaissable mais avec une dimension à la fois plus introvertie et plus profonde et d’autre part sa rencontre avec Tom Rainey (et Mark Helias) est un des choix les plus heureux de sa carrière. Imaginez un Albert Ayler qui module parfois comme un Stan Getz miraculeux. Un lyrisme inouï pour une équipe de rêve.



Urs Leimgruber Solo Now & Always Creative Works
https://www.creativeworks.ch/
Pas encore accessible dans le web
Un album solo d’improvisations au saxophone soprano remonte à l’époque où, plus de cinquante ans en arrière, Steve Lacy s’est mis à jouer et enregistrer en solo ses compositions (Lapis / Saravah et Solo Théâtre du Chêne Noir/ Emanem 1972) suivant l’exemple d’Anthony Braxton (For Alto / Delmark 1968). Cet instrument, le sax soprano, est difficile à manipuler, à en contrôler le timbre, sa justesse et la dynamique du souffle. Certains intervalles dans les gammes sont quasi injouables. Il y a moyen d’insuffler potentiellement un éventail sonore très large au niveau du timbre et des caractéristiques sonores en jouant «conventionnellement », mais très peu de saxophonistes y parviennent tant ce saxophone droit est rétif. Cela demande énormément de travail et une pratique journalière constante : il faut se dédier exclusivement à l'instrument. Et donc, en jouer sur scène en « solo absolu » durant une heure en fascinant le public relève de l’exploit. À cette époque, Lol Coxhill cultivait l’art du solo dans la rue afin de récolter de quoi faire vivre sa famille. Son premier gig en solo fit bien rire l’auditoire de l’Unity Theatre face à un pot-pourri de faux départs et une mise en scène spontanée délirante. En 1975, Evan Parker donna son premier concert solo (Saxophone solos « Aerobatics » Incus 19) en effaçant la limite entre les bruits et l’aspect musical avec ses paramètres harmoniques, mélodiques et structurels par l’usage inconsidéré de techniques alternatives inouïes. Il faut noter qu’ Evan Parker considère cette œuvre enregistrée en concert comme une composition, le dernier morceau enregistré à Berlin étant plutôt un exemple radical d’investigation sonore des caprices de la colonne d’air, de l’anche, du bec, des clés et leurs combinaisons de doigtés avec une articulation des sons démentielle. On retrouve ces aspects dans le travail solitaire d’Urs Leimgruber : exploration sonore exacerbée, sens de la composition instantanée au départ de sonorités les plus curieuses et les plus variées qu’il est quasiment impossible d’énumérer ici. Sifflements, saturations, vocalisations, harmoniques extrêmes, hyper aigus, « faussoiements », bruitages : l’aléatoire initial transformé en une science d’une précision maniaque. Now and Always documente élégamment un véritable tournant par rapport à ses enregistrements solos antérieurs comme «Solo 13 # Pieces for saxophone » / Leo Records 2007.
Vu son âge (il est né en 1952) et comme nombre de ses collègues de sa génération, Urs Leimgruber aurait pu se contenter de cultiver son jardin musical sans trop se préoccuper de faire évoluer sa conception de sa musique. Saluons donc son intransigeance artistique, son esprit de recherche et la foi immense qu’il insuffle dans son art. Vous entendrez ici, une multitude d’approches d’émission du son, tant au point de vue technique qu’émotionnel, agencées dans un narratif poétique et sensible, une forme d’introspection expressionniste par instants ou des pépiements d’oisillons transis, des bruits buccaux associés aux bruitages de l’anche ou des clés, des interjections lucides et hérissées, des sons saturés à l’extrême ou des vibrations fantomatiques. Avec cela, il construit instantanément une forme, une histoire, alternant divers procédés comme des dialogues entre des créatures fantastiques. Urs Leimgruber est un improvisateur unique par la perception de ce qu’il suggère : il fait appel à l’imagination de celui qui l’écoute en défiant la logique du jeu comme on l’entend chez d’autres saxophonistes. Une musique organique où il démantèle implacablement l’armature harmonique des intervalles « naturels » qui sous-tend les improvisations de la très grande majorité des improvisateurs libres saxophonistes.
On oublie l’exploit technique du contrôle de l’émission des sons, son ressenti, au profit d’une poésie sauvage qui semble aussi surnaturelle … qu’elle est ancrée dans sa vie de musicien et la pratique journalière et exigeante du saxophone soprano. Son choix délibéré d’enregistrer dans un studio avec la proximité des micros, plutôt que de devoir « projeter » le son dans l’espace d’une salle de concert face à un public dans une véritable bataille acoustique devant la masse des corps des auditeurs assis à distance respectable et recouverts de vêtements qui absorbent le son, est judicieux. Cette situation « live » peut se révéler compromettante tant à l’écoute immédiate qu’à l' enregistrement, car la puissance de projection du souffle oblitère la relaxation nécessaire, l’ouverture totale de son jeu qui lui permet de faire passer son message esthétique et ses infinies nuances dans l’intimité que requiert sa démarche. En effet, en écoutant ces douze solos via l'enregistrement, nous sommes plongés au cœur des phénomènes acoustiques, l’oreille le plus près possible de son souffle et des vibrations du saxophone. Cela permet à l’auditeur de pénétrer les secrets de sa démarche et de se laisser envahir par ces sonorités vivantes et mystérieuses, Now and Always.

5 avril 2024

Axel Dörner & Beat Keller/ Michel Doneda & Alex Frangenheim/ Dirk Serries & Benedict Taylor/ Christian Marien Quartett wTobias Delius Jasper Stadhouders Antonio Borghini

Axel Dörner Beat Keller aphanite inexhaustible edition ie-067
https://inexhaustible-editions.com/ie-067/
Beat Keller est un guitariste Suisse crédité ici feedbacker electric guitar et acoustic guitar. Son collègue est le légendaire trompettiste Berlinois Axel Dörner, qui outre le fait d’incarner brillamment la trompette radicale improvisée est aussi un solide créateur de jazz avec le groupe Die Entauschung et le projet Monk’s Casino du pianiste Alex von Schlippenbach.
« Une roche aphanitique (ou de texture aphanitique), ou aphanite, est une roche à grain très fin, dont les cristaux sont trop petits pour être visibles à l’oeil nu. Les roches dont les cristaux sont visibles à l’œil nu (ce sont des phonolitiques) sont dites phanéritiques. En fonction de leur vitesse de refroidissement et de cristallisation les roches volcaniques (ou extrusives) peuvent être aphanitiques (refroidissement et cristallisation rapides donnant de très petits cristaux) ou phanéritiques (refroidissement lent formant de plus gros cristaux), alors que les roches plutoniques (ou intrusives) sont toujours phanéritiques (cristallisation beaucoup plus lente).Les aphanites étaient utilisées par les artisans du Néolithique pour fabriquer des haches et d'autres outils. » Les titres : basalt, diorite, gabbro, rhyolite et andesite, font référence à ces minéraux, même si je ne vois pas très bien la relation, si ce n’est que la musique est spécialement intéressante. On peut dire sans se tromper qu’Axel Dörner est un exceptionnel explorateur des propriétés sonores de la trompette, comme ses collègues Birgit Ulher et Franz Hauzinger ou l’Américain Peter Evans. Axel utilise le souffle pur qu’on entend vibrer dans les tubes sans émettre une note, avec d’infinies variations aux nuances infinitésimales, bruitages multiples, dérapages et quand il émet des sonorités qui ressemblent à des notes, ce sont les plus étranges, aiguës, harmoniques extrêmes, gargouillis etc…. Le bruit fait corps à une expression musicale d’un autre type. Beat Keller alterne la guitare acoustique avec les effets électroniques de sa guitare électrique, instrument utilisé plutôt que source sonore que comme « instrument joué plus conventionnellement ». Il s’en suit des paysages sonores à la fois animés d’une subtile variété et qui semblent statiques, méticuleux. La virtuosité est mise de côté pour se concentrer sur une approche empathique dissimulée derrière leurs processus sonores différenciés. Le guitariste s’ingénie à brouiller les pistes en multipliant toutes sortes d’occurrences sonores dans lesquelles le souffleur s’inscrit imperturbablement, sans sourciller, sérieux comme un pape. Leur duo incarne un réel contraste entre leurs deux pratiques instrumentales et leurs correspondances évidentes ou secrètes font surtout appel à l’imagination et à la sensibilité de l’auditeur. On peut trouver un enregistrement récent plus convaincant d’Axel Dörner comme Confined Movement avec Tomaz Grom ou avec le trio DDK dans A Right To Silence (avec Jacques Demierre et Jonas Köcher) ou son duo Stonecipher avec Mark Sanders (à mon avis. Mais quand même, cet aphanite est faite d’une pierre rare.

Michel Doneda & Alex Frangenheim Murmuration FMR Records FMRCD685-1023

CD Murmuration à peine arrivé ce matin et déjà chroniqué ailleurs (par mon copain Philippe Alen) : je ne peux pas me refuser de le faire passer avant tout le reste. Il s'agit d'un album de Michel Doneda, l'insatiable chercheur de sons dans les entrailles aériennes et entre les clés du sax soprano, pulvérisant le concept de bec, d'anche et de colonne d'air. Et cela, vu la rareté de ses manifestations discographiques. Avec le contrebassiste Alex Frangenheim avec qui Doneda a déjà commis un magnifique trio en compagnie de Roger Turner (Nail/ Concepts of Doing), c'est la paire parfaite de l'improvisation chercheuse qui va extraire toutes les sonorités curieuses parfois insoupçonnées dans les recoins de leurs instruments respectifs. Ça griffe, éructe, strie, insuffle, gratte, aspire, les harmoniques oscillent, le souffle borborygme, l'archet et la bouche frictionnent et morsurent, exaspèrent les cordes ou la colonne d'air, outrepassent les limites, ce qu'il est possible de jouer au delà, spontanément, librement, à la folie durant 48 minutes et vingt secondes et six improvisations étalées entre 4'56'' et 10'45''. On pourrait croire que ces musiciens s'aventurent de manière aléatoire. Mais en fait, avec leur expérience de dizaines d'années d'intense labeur, ils connaissent la grande majorité des occurrences soniques qu'ils mettent en mouvement et en ondes - fréquences avec une exceptionnelle précision tout en poussant leurs possibilités au maximum jusqu'à ce qu'ils découvrent par surprise... le mystère, l'inconnu. Soit on énonce clairement un aspect sonore précis avec une technique X ou bien on surimpose deux procédés ludiques simultanément pour en découvrir les propriétés conjointes, concurrentes ou imprévisibles. Au fil des morceaux, la musique se densifie, s'assure de manière irrévocable, le passé et le présent fusionnent, le temps se dépose au fond des lagunes. Démultiplication des coups de langue et étirement des intervalles de notes, bruissements de l'archet en pagaille et contorsions des vibrations boisées. Corne de brume finale ! Plutôt un chantier, un instant de vie éphémère qu'une oeuvre tangible. Leur cohabitation se transforme en mise en commun intensément "condivisibile" (en italien trafiqué), à l'écart des satisfactions faciles, des difficultés absolues et du maniérisme "phree" ou "frî". La poésie du partage et des sens. Un fétu sonore fait sens, ces aigus extrêmes de l'anche comprimée, la touche résonnant intimement la corde touchée, leurs échos vocalisés.... signes de l'inconnu !! Doneda - Frangenheim ! (J'en cherche le lien audio)

Dirk Serries & Benedict Taylor Obsidian Creative Sources CS 806 CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/obsidian

L'obsidienne est une roche volcanique vitreuse et riche en silice. De couleur grise, vert foncé, rouge ou noire, elle est issue d'une lave acide (type rhyolite). La vitrification en masse est rendue possible par le fort degré de polymérisation de la lave.
Ce n’est pas la première fois que le violiste Benedict Taylor enregistre avec le guitariste Dirk Serries (ici acoustique), mais sans doute leur session la plus convaincante. À force de concerts et après quelques enregistrements, ils ont fini par polir la pierre magique de leur duo en roue libre. Taylor est un fervent des groupes d’improvisation « de chambre » comme le magnifique trio Hunt at The Brook avec le clarinettiste Tom Jackson et le guitariste Daniel Thompson. Ce trio vient d’ailleurs de publier un excellent double CD pour le label de Serries, a new wave of jazz : « hunt at the brook again/ hunt at the brook w. Neil Metcalfe ». Et Creative Sources a un trio de Serries et Taylor avec le percussionniste Friso Van Wijck. Benedict Taylor adore étirer ses notes, les tordre, élargir les intervalles ou les réduire de manière plastique, flirtant avec la microtonalité et striant les sonorités. Son archet fait vibrer l’instrument, osciller les tonalités, gratter les cordes, percuter la caisse etc… C’est par vagues et cascades de notes, pincées sauvages et clusters bruts que Dirk Serries avance, presse le temps, seconde l’altiste, le devançant ou l’entourant de rhizomes d’accords fracturés. L’altiste joue parfois au compte-goutte pour provoquer le guitariste ou fait gonfler la texture, le bois résonnant de la caisse comme si les écoutilles caractéristiques du violon alto avaient une vie propre. Sept improvisations se succèdent, certains gestes hésitant désignent soniquement des recoins de chaque instrument, recherchant des bruits, des chocs, des touchers hagards et des frottements intimes. On explore, introspecte, recherche, frictionne, les sons aléatoires ou prémédités s’échangent, circulent pour se répondre. Le bruitisme animé, pointilliste - décalé débouche sur de véritables dialogues, des correspondances sonores, des torsions vibratoires, la paume et les doigts pressés sur l’archet ou les cordes, le plectre picotant- picorant. Des mouvements de va et vient des ondulations circule dans l’air ambiant. Une suite logique sous-jacente se dessine en liséré au fil des plages comme si une histoire nous était contée… Un beau moment de poésie musicale. Une communion des esprits. J’aime vraiment beaucoup ce disque. Une pierre noire obsessionnelle.

Tobias Delius Jasper Stadhouders Antonio Borghini Christian Marien Christian Marien Quartett how long is now MarMade Records 002
https://www.youtube.com/watch?v=qxridazqOnU&t=4s
https://christianmarienquartett.de/

Quartet jazz très contemporain dynamique ultra-diversifié et très cohérent mené par le batteur Christian Marien connu pour son duo d’improvisation libre avec le tromboniste Matthias Müller Superimpose. Récemment, Superimpose a publié With, un coffret sur le label inexhaustible editions, avec John Butcher, la chanteuse Sofia Jernberg et Nate Wooley. Cette pratique de la percussion improvisée est aussi à la source de son style plus « swinguant » à la batterie lui conférant une véritable originalité. How long is now, un album relativement court finalement, démarre avec un rythme latin irrésistible et une orchestration légère et rebondissante dont le thème parait être joué à l’envers : 40 love / Goldrausch. La guitariste Jasper Stadhouders passe indifféremment du thème à l’improvisation polyrythmique ou pointilliste en alternant avec les articulations déboîtées du saxophoniste Tobias Delius et en symbiose avec le riff du thème malmené par ci par là. Joyeusement ludique et passages free bien décalés. Batteur astucieux qui aime aussi Il se passe pas mal de choses en quelques minutes pour attirer et renouveler notre attention. Le contrebassiste Andrea Borghini ancre le quartet sur un sol accidenté avec une belle fermeté. La sauce est prise tout de suite et il n’y a pas un morceau plus faible que les autres comme le prouve The Lobster, qui met en perspective des parties contrastées aériennes, suspendues où chacun occupe un espace bien défini avec un thème contemporain qui ponctue le final avant la comptine mélodieuse de Lilly, point de départ pour une ritournelle swinguante qui tourne sur elle-même à l’envi. Ne nous y trompons pas : leur science du crescendo rythmique fait transiter insensiblement le développement du morceau vers un jeu free intéressant qui se mue en un martellement quasiment rock avec des contretemps vachement étudiés, mais spontanés. Super quartette hyper cohérent prêt à par-dessus le quel brille la guitare incisive de Stadhouders, un sérieux client au style polymorphe. Le quatrième morceau The Landing offre encore un autre réalité. Je vais arrêter là la description pour attirer l’attention sur la profonde originalité de ce quartet, au répertoire idéalement conçu pour être déconstruit et subverti avec une conviction remarquable. Chaque instrumentiste tire son épingle du jeu. Le saxophoniste et clarinettiste Tobias Delius, à un poste habituellement dévolu à la manie soliste dans le jazz, s’affirme comme un musicien essentiellement collectif, intervenant pour faire évoluer leur musique et éclairer avec goût et subtilité certains passages transitionnels d’un état sonore vers un autre. Comme cette séquence librement improvisée lors du final, Déesse (en français avec l'accent aigu placé à côté : Deésse, sur le CD), avant la compo elle-même avec la clarinette de Tobias et le rythme de samba. Et les trouvailles percussives de Christian Marien palpitent autant de swing même quand il « bruite ». Félicitations, les gars. Vous m’avez convaincus !!
PS Lien bandcamp introuvable pour le moment.

28 mars 2024

Paul Lovens ' recordings issued recently with Florian Stoffner Peter Kowald Günter Christmann Daunik Lazro Carlos Zingaro Joëlle Léandre Rudi Mahall Stefan Keune John Russell Hans Schneider Seppe Gebruers Hugo Antunes Hans Koch Paul Hubweber John Edwards Harri Sjöström Matthias Bauer Teppo Hauta-Aho Veli Kujala Sebi Tramontana Phil Wachsmann Emilio Gordoa Evan Parker Libero Mureddu

Paul Lovens & Florian Stoffner Tetratne ezz-thetics 1026
https://www.nrwvertrieb.de/products/0752156102625
https://now-ezz-thetics.bandcamp.com/album/tetratne

Le vieux label Hat Hut / Hat Art / Hatology a fait peau neuve depuis quelques temps : prénommé ezz-thetics du nom d’un album génial de George Russell avec un Round About Midnight d’anthologie et un exceptionnel Eric Dolphy en soliste. Voici l’anecdote : Paul Lovens, Paul Lytton et Wolfgang Fuchs logeaient chez moi durant le Festival Percussion – Improvisation en février 1986 à Bruxelles. Au petit déjeuner, je propose d’écouter quelques albums de jazz : Paul Lovens me suggère d’écouter le pirate de Rollins à la Mutualité en 1965 avec Art Taylor et Paul Lytton recommande les Berlin Concerts d’Eric Dolphy, entre autres, aussi pour les solos de Benny Bailey. Des connaisseurs ! Je mets sur la platine une compile Milestones de George Russell qui reprend les perles d’Ezz-thetics (avec Dolphy, David Baker au trombone, Don Ellis, Steve Swallow à la contrebasse et le batteur Joe Hunt) et je leur fais écouter cette version extraordinaire de Round Midnight où Eric Dolphy prend un solo de plus en plus zig-zaguant. Paul Lovens qui est un écouteur obsessionnel demande de le réécouter au moins une demi-douzaine de fois en comptant le rythme avec ses phalanges retournées sur le bord de la table avec un découpage rythmique magique. C’est cette magie que je retrouve dans ce duo extraordinaire face à la guitare électrique avec effets et pédales de Florian Stoffner, qui n’était sans doute pas encore né lors de cette réunion à mon domicile. Les afficionados doivent sans doute regretter que Derek Bailey n’ait jamais enregistré plus qu'un seul morceau avec Paul Lovens, le prince de la percussion librement improvisée. (cfr Idyllen Und Katastrophen poTorch ptr jwd 6)
Rassurons – les avec ce Tetratne, on tient un véritable trésor digne d’être comparé à un duo avec D.B. Florian & Paul ont déjà été entendus dans le superbe Mein Freund Der Baum avec Rudi Mahall, un rare zèbre de la clarinette basse qui se hausse à la mesure d’Eric Dolphy. Quelle coïncidence ! Florian Stoffner sélectionne soigneusement ses effets électroniques et parmi les infinies possibilités sonores via ces pédales rassemblées en rack qui lui font faire plus d’efforts avec ses pieds, ses genoux et ses mollets qu’avec ses doigts et ses mains sur le manche. Il s’agit d’une démarche cohérente et pointilleuse sans effusion ni explosion logorrhéique (comme cela arrive souvent avec ces engins) qui contrebalance le jeu hyper précis, faussement aléatoire et épuré jusqu’à l’ascèse de Paul Lovens. On entend les ustensiles et baguettes frotter et percuter légèrement les surfaces amorties des tambours, woodblocks, cymbales posées à même les peaux. Il imprime des hauteurs clairement définies à chaque frappe répondant à la quasi vocalité des timbres du guitariste, lequel développe une dynamique sonore d’une parfaite lisibilité. Sa démarche est bruitiste, mais elle se réfère à des intervalles et des une expressivité instrumentale chaleureuse et suprêmement explicite qu’on en oublie toute la pagaille électronique des boutons, voyants, câbles, pressoirs, potentiomètres, préamplis, que sais-je encore, souvent coupables d’une bouillie sonore indigeste chez nombre de praticiens. Bref , je ne vous le fais pas dire, mais ces trente-quatre minutes concentrées en font l’album (ou un des albums) en duo par excellence de ces dernières années. Notes de pochette d’Evan Parker.

FMP0070 Peter Kowald Quintet Peter Kowald Günter Christmann Peter Van De Locht Paul Rutherford Paul Lovens Corbett vs Dempsey. https://www.corbettvsdempsey.com/records/peter-kowald-quintet/ Le son audio remixé et amélioré par Olaf Rupp :
https://destination-out.bandcamp.com/album/peter-kowald-quintet

Oolyakoo !! 14 janvier 1972. C’était l’époque de la bande à Baader. Une nation entière restait accrochée aux nouvelles télévisées avec inquiétude. Braquages et enlèvements se succédaient : la police et les enquêteurs étaient à la recherche des militants de la Rote Armee Fraktion. Signalement : des jeunes chevelus et barbus se déplaçant en station wagon cinq portes BMW à toute vitesse. Et donc la police allemande fut un jour mise sur la trace d’une BMW aperçue par d'honnêtes citoyens filant à tombeau ouvert sur une autoroute quelque part entre Frankfurt et la Bavière. La piste mena à une salle où cinq musiciens préparaient leur concert. Sommés de se rendre et de livrer leur identité, Peter Kowald, contrebasse, Paul Lovens, batterie, Günter Christmann, trombone, Paul Rutherford, trombone et Peter Van De Locht, saxophone alto, très interloqués par la maréchaussée, ne purent réprimer un grand éclat de rire. Fort heureusement, leur identité correspondait aux noms des artistes inscrits à l’affiche du concert. La BMW était celle de Günter Christmann quand il était un fonctionnaire et expert des propriétés foncières du Lander d’Hannovre et elle lui était indispensable pour rejoindre son service au lendemain d’une prestation musicale. Peter Van De Locht fut un de ces allumés du free et hurleur de saxophone dont la performance ici enregistrée devait le placer en première ligne parmi les légendes méconnues du free. Plus impressionnant que Kaoru Abe, par exemple. Il souffle à pleins poumons dans une dimension ultra-free : le timbre du sax alto est comprimé au maximum et explose comme des giclées de vitriol. Ses improvisations hallucinantes sont paradoxalement intelligemment construites en relation avec les passages obligés des deux trombones. Extraordinaire !! Ce quintet sax – deux trombones – contrebasse – batterie nous remémore celui d’Archie Shepp avec les trombonistes Grachan Moncur III et Roswell Rudd, Jimmy Garrison à la contrebasse et Beaver Harris à la batterie enregistré cinq ans plus tôt à Donaueschingen, en présence de Paul Lovens dans le public. Archie Shepp Live at Donaueschingen documente une des rares tournées d’un groupe de free-jazz afro-américain en Europe durant les sixties et eut une véritable influence à l’époque. C'était un des rares disques de free-jazz publié et distribué régulièrement en Europe par une compagnie importante, MPS Saba et il était dédié à John Coltrane. De ce point de départ qui semblait alors le point ultime du free convulsif « supportable » à bon nombre d’auditeurs grâce aux références au RnB et à la mélodie de The Shadow of Your Smile, le quintet de Kowald en écartèle tous les paramètres lyriques et rythmiques en malaxant sonorités et fréquences vers l’inconnu. On reconnaît déjà un Paul Lovens jeune, tant dans le solo de percussion qui débute à la 2’25’’ de Platte Talloere, le premier morceau, et que dans le duo qu’il enchaîne avec le trombone avant-gardiste de Paul Rutherford, ici (déjà) au sommet de son art. Platte Talloere est un jeu de mot en dialecte d’Anvers, où Kowald a résidé un temps certain : en quelque sorte, un plat « plat » du Plat Pays ou une assiette vide. À l’époque, obnubilé par Han Bennink, Lovens se faisait raser le crâne de très près comme son idole et on retrouve quelques figures percussives benninkiennes au fil de l’enregistrement.
Contrebassiste classique dans le domaine contemporain ayant joué du jazz moderne, Christmann a adopté le trombone pour pouvoir jouer du free-jazz. Son jeu expressionniste assez tonitruant d’alors est d’ailleurs un vrai régal et documenté aussi sur King Alcohol / Rudiger Carl Inc FMP0060, enregistré deux jours plus tôt, dans le même lieu à l’Akademie der Kunste, Berlin. Croiser sur sa route Paul Rutherford fut pour Günter Christmann une inspiration providentielle le mettant définitivement sur orbite dans son exploration méticuleuse et aérienne du trombone dans les années qui suivront. Durant ce concert, le génie sonore de Rutherford est éclatant et délirant et Lovens dialogue avec lui à deux reprises dans son style « Lovens » alors qu’il soutient les efforts expressionnistes de Christmann « à la Bennink ». Le solo de Rutherford qui clôture Pavement Bolognaise avec force harmoniques et vocalisations (démentiel!) laisse la place au alphorn de Peter Kowald en un jeu modal avec les deux trombonistes pour un final nettement plus lyrique, « folk imaginaire », si on veut. Peter Kowald a rassemblé fort heureusement ce groupe et conçu très adroitement le déroulement des opérations et de ses séquences. Platte Talloere est à cet égard un classique du genre : toutes les situations explosives ou implosives s’enchaînent comme dans un dessin animé et cela continue avec Wenn Mir Kehlkopfoperierte Uns Unterhalten. Cette phrase surréaliste nonsensique suggère qu’en opérant le larynx (sans doute parce qu’on a avalé l’assiette vide de travers), « nous » subvenons à nos besoins (de nourriture). Confirmé par le titre suivant : Pavement Bolognaise ! C’est vrai que nombre d’entre eux mangeaient de la vache enragée.
On peut dire que la musique du PKQ se situe au point d’intersection du free-jazz dans ce qu’il a de plus radical et de la pratique de l’improvisation libre, chacune des pièces étant mises au point au préalable en vue de stimuler la spontanéité. On appréciera la rage avec laquelle Kowald torture littéralement les cordes de sa contrebasse ou la délicatesse de son col legno en symbiose avec le percussionniste au milieu de Pavement Bolognaise qu’ils cuisinent comme des chefs. Cette contrebasse aboutira chez un de mes meilleurs amis qui la prêta ensuite à son coiffeur, lequel la laissa s’échapper du toit de sa voiture en allant essayer d’en jouer (sic !). Un album fantastique, non seulement parce qu’il rassemble des incontournables de l’improvisation libre de première grandeur, mais surtout par le fait que dans leur cheminement évolutif d’alors, ces jeunes musiciens ont mis un point d’honneur à mettre en boîte un monument d’énergie rebelle, de rage ludique et de surprise éclatée sur le temps d’un concert avec (aussi) une réelle musicalité et une logique confondante. On envahit un territoire inconnu, mais on ne s’égare jamais ! Cette suite démesurée dans sa folle énergie narre une histoire, une aventure, une traversée devant un public ébahi. Un must éphémère mais intégral !! La pochette est ornée de douze créations graphiques réalisées par des amis de Peter Kowald, dont Fritze Margull et Krista Brötzmann. Dire que j’ai réussi à égarer ma copie « 19 Mierendorfstrasse » il y a trop longtemps. Ah ! La jeunesse.

Madly You Daunik Lazro Carlos Zingaro Joëlle Léandre Paul Lovens FOU Records FR – CD 46. Reissue 2022
https://www.fourecords.com/FR-CD46.htm

Réédition bienvenue d’un album brûlot publié il y a fort longtemps par Potlatch (P CD 102) et enregistré par Jean-Marc Foussat en mars 2001 au cours du Festival Banlieues Bleues, lequel Jean-Marc a pris l’initiative de l’insérer dans le catalogue chamarré de son label FOU Records. Vu la longueur des deux morceaux, Madly You fait 40:47 et Lyou Mad, 19:33, on peut penser que ce « super-groupe » est sans doute l’initiative personnelle de Daunik Lazro plutôt qu’une suggestion de Joëlle Léandre. En effet la contrebassiste parisienne préfère des formes plus courtes agrémentées éventuellement de duos alors que le saxophoniste, ici à l’alto et au baryton, ne craint pas les embardées jusqu’au-boutiste et la persévérance risquée de maintenir le cap au fil de dizaines de minutes non-stop. Et comme Paul Lovens a toujours été prêt à tout, même à frapper dru alors qu’on le connait ultra – pointilliste dans nombre de circonstances. C'est donc l'option choisie par le batteur : abrupt et mystérieux, mais en finesse ! Par chance, a été convié ce super violoniste, Carlos Alves Zingaro, un des incontournables européens de la musique chambriste raffinée qui a lui-même autant d’affinités pour Léandre que pour Lazro, rencontré déjà dans les années 70. On sait que journalistes et amateurs avertis gambergent toujours face à ce genre de groupes composés de fortes personnalités « incontournables » . Question : la somme des talents conjugués ici apportent-ils un bonus, une féérie, des émotions etc… ?
Dès le départ les deux cordistes font grincer l’âme de leurs instruments et frottent à qui mieux mieux alors que Daunik Lazro et ses harmoniques aiguës entonnent déjà le cri de guerre. Frappant à peine au départ, Paul Lovens répond par une flagrante explosion qui retombe aussi vite, laissant le quartet suspendre son vol dans un rythme de croisière apaisé tout en donnant l’impression que la cocotte - minute exploserait bien. Chacun apporte sa pierre à l’édifice, en créant un espace sonore de jeu qui permet à tous de se faire entendre y compris les moindres détails comme ce dialogue tangentiel sax alto / percussion dans lequel Léandre s’invite en étirant ses sonorités à l’archet. De chaque configuration – séquence successive naissent des occurrences soniques et des actions diversifiées, et vers la dixième minute, les deux cordistes s’agrègent en duo. Dialogue imbriqué dans lequel le batteur s’insère insidieusement et graduellement. Ces passages de relais et le silence de l’un puis de l’autre crée des phases de jeux distinctes qui mènent un Lovens solitaire à faire tituber des résonances et de très curieuses frappes détaillées et isolées sur les cymbales s’apparentant à l’écriture automatique d’un poète unique de la percussion. C’est sur ces étranges digressions que Daunik Lazro fait mugir et gronder son sax baryton graveleux à souhait avec la dose de petits silences nécessaires pour maintenir cette infinie poésie. Il faut ensuite admirer l’intervention fantomatique du violoniste portugais et les discrètes trouvailles de Lovens, trublion à (presque) jamais inégalé dans cette scène improvisée depuis 50 ans. Joëlle Léandre s’impose ensuite à bon escient permettant à Carlos Zingaro de s’ensauvager. Ce qui est magnifique dans cette continuelle gesticulation organique « sauvage » lorsqu’on l’écoute attentivement, est ce dosage savant dans les interventions individuelles qui prennent chacune à leur tour la prééminence de manière lisible, éphémère, équilibrée et justifiée par l’équilibre des forces en présence et cette mise en commun qui met chacun des quatre improvisateurs sous les feux des projecteurs ou au centre du débat avec une magnifique alternance. J’ai beau écouter avec concentration, je n’arrive pas à trouver de quelconque longueur dans cette improvisation collective qui passe de l’expressionnisme brut à un filet de jeu restreint comme durant cette séquence vers les minutes 28-29 (scie musicale + violon). Celle-ci s’étire dangereusement jusqu’à la minute 33, elle, carrément psychodramatique, et tout un nuancier improbable d’actions aussi concertées que déroutantes. Il y a peut – être moyen de jouer de manière plus ceci ou plus cela, mais il est indéniable que la qualité musicale « improvisée » et la complete communion est particulièrement réussie. Et ils se paient le luxe d'aller encore plus loin dans les 19:33 de Lyou Mad (exploit) avec des éclairs fulgurants et des trouvailles renouvelées (les deux splendides cordistes!). Je retrouve là le Paul Lovens du génial duo avec Paul Lytton et croyez-moi Joëlle Léandre en prend de la graine, Daunik Lazro signant ici un sommet instantané de sa carrière. Jean–Marc Foussat : bien vu mon gars ! Sensationnel !! Vive la Foussattitude !!

Florian Stoffner Paul Lovens Rudi Mahall Mein Freund der Baum Wide Hear WER032
https://wideearrecords.bandcamp.com/album/mein-freund-der-baum

Enfin !! Après avoir délaissé, sans doute définitivement, le catalogue entier de son légendaire label Po Torch à l’écart des rééditions vinyliques ou digitales depuis l’avènement du CD, Paul Lovens (et Florian Stoffner) est crédité « Produced by Flo and Lo » ! Tous ses autres albums parus en cd depuis la fin de la saga Po Torch, l’auraient été à la demande expresse d’excellents collègues, comme Alex von Schlippenbach, Stefan Keune, Thomas Lehn, Rajesh Mehta, Georg Gräwe, etc… Le fabuleux trio PaPaJo avec le tromboniste Paul Hubweber et le contrebassiste John Edwards se distinguant comme une véritable coopérative tri-partite assumée et un des rares groupes permanents du percussionniste.
C’est bien le pari de ce remarquable trio avec le guitariste Suisse Florian Stoffner et l’incontournable clarinettiste basse Berlinois Rudi Mahall. Mein Freund der Baum : chacun de ces mots (Mon Ami l’Arbre) intitule quatre intrigantes improvisations enregistrées à Zürich et à Lisbonne en 2016. Florian Stoffner est un sérieux client, disposant de tous les moyens nécessaires pour tirer parti des possibilités sonores et ludiques de la guitare dans une voie éclairée par les effets que Derek Bailey a mis en lumière, fait front aux audaces et facéties du percussionniste en se laissant entraîner par ou en résistant à la force centrifuge et les arcanes de la maestria lovensienne. Voletant avec un extrême brio dans le registre aigu de son instrument mis au jour il y un demi-siècle déjà par la magie d’Eric Dolphy, Rudi Mahall enfourne inlassablement harmoniques piquantes et coups de bec péremptoires comme un pivert obsédé ou une oie folle. Il faut absolument suivre le percussionniste à la trace en se concentrant sur son jeu et le moindre de ses écarts pour saisir ce que signifie l’état permanent d’improviser et tirer parti du moindre accident de parcours et le rendre musical en toute spontanéité. Cosmique. C’est une leçon sur laquelle nombre de praticiens de la libre percussion et leurs auditeurs concernés / obsédés doivent absolument méditer. Je suis souvent fatigué d’entendre de la batterie roule ta boule sans trop d’acuité, d’expressivité et de dynamique. Lovens joue comme il parle : tout a une signification. Le jeu de Florian Stoffner recèle des impromptus magiques, imaginatifs nourrissant à bon escient l’inspiration des deux complices. C’est rempli de plans séquences à faire péter l’éclairage pour laisser miroiter le clair de lune sur un lac de haute montagne dans le silence du vent sifflant légèrement sur les crêtes. Mon ami, vieille branche ou jeune pousse, grimpe dans l’arbre immédiatement. Hautement recommandable : un des rares albums dont la ludicité et l'acuité n’ont rien à envier aux albums mythiques de notre jeunesse, Po Torch, London Concert, Gentle Harm, et cie....

Joëlle Léandre et Paul Lovens Off Course ! Fou records FR CD 41
https://fou-records.bandcamp.com/album/off-course

Contrebasse et percussions une combinaison instrumentale qui fait sens, ces deux instruments étant associés dans la section rythmique de la musique de jazz, qu’il soit « Chigago », « Swing », « Be-bop », « Modal » ou « Free ». Mais en tandem, c’est une autre affaire. La grande dame de la contrebasse fait ici équipe avec le farfadet de la percussion improvisée, cadet de la génération des pionniers européens (Brötz, Evan, Bennink, Derek, Stevens etc…) pour une rencontre sonore pointue, avec une belle dose de focus et de perspicacité épurée. Enregistré en 2013 aux Temps du Corps à Paris en 2013, ce concert compte dans les quelques duos de Paul Lovens documentés alors qu’il quitte définitivement la scène pour des raisons de santé. La sortie récente de Tetratne avec le guitariste Florian Stoffner et de Nephlokokkygia avec le souffleur Hans Koch par le label Ezz Thetics démontre à souhait que ce percussionniste en fin de carrière n’avait pas fini de nous étonner, ne fut-ce qu’avec son sens profond de l’essentiel. Ces frappes sélectionnées dans l’instant pour exprimer le poids, la densité et le rebond des objets percutés, égratignés ou frottés, les éphémères vibrations qui soulèvent le silence, cette poursuite de l’improbable, ces cascades métaphoriques de l'évidence exprimée définitivement. De même, Joëlle Léandre s'est impliquée dans des duos de haute tenue avec Derek Bailey, Steve Lacy, Irene Schweizer, Lauren Newton (etc...) sortant la contrebasse de son rôle parfois étriqué d'instrument de "support" pour lui conférer une musicalité évidente en libre parcours. Avec Joëlle, Paul a trouvé une partenaire qui partage cette capacité optimale de dialogue, accouplée avec un sens de la proportionnalité du geste en traçant une trame limpide, des oscillations ludiques du timbre des bois et cordes de son gros violon. L’attention auditive et humaine de Paul Lovens ouvre tout le champ sonore à la sonorité de la contrebasse qu’elle contribue à mettre en valeur tout en tirant avantage de cet espace et ses silences, et lui (Paul) pour insinuer toute sa science de la percussion libérée des tics et des tocs et rendue à l’état de nature, sauvage et merveilleuse. Paradoxalement hyperactif avec un sens inné de l’épure où chaque instant compte et brille. Des sons vocaux de Joëlle Léandre expriment le non-dit qui anime ses entrailles. On aime à la suivre furetant entre les scintillements des cymbales qui s'éclipsent dans le silence et se créer des passages secrets dans une belle trame narrative. Les vibrations de la contrebasse charment et fertilisent les micro-frappes obsédées de son acolyte. Une communion ouverte sur l'infini. Un chant intime, un équilibre choisi. Dure-t-il 32 minutes (Off Course !) et 6 minutes 6 secondes (…where else.), ce CD courte durée nous permet de nous repasser encore et à nouveau tout le cheminement de cette conversation musicale (sonore, émotionnelle, improvisée) inédite sans nous embarquer dans les grandes longueurs d’une écoute interminable. Tout est dit dans le temps qu’il faut pour le jouer, le distendre, le compresser et nous livrer une belle invention d’instants ludiques. Pour ceux qui aiment à être documenté au-delà du raisonnable, je signale l'existence d'enregistrements réunissant une contrebasse et une batterie dans le cadre de la libre improvisation : Léon Francioli et Pierre Favre "Le Bruit Court" (LP L'Escargot 1979), John Edwards et Mark Sanders "Nisus" (Emanem CD), Peter Kowald et Tatsuya Nakatani "13 Definitions of Truth" (QuakeBasket CD) et les sessions publiées par Damon Smith avec Bob Moses ou Alvin Fiedler. Avec ce Off Course ! providentiel, on tient un très beau document !

Nothing Particularly Horrible Live in Bochum ’93 Stefan Keune John Russell Hans Schneider Paul Lovens FMR CD560-1119
Avec un titre aussi tiré par les cheveux, cette rencontre datant d’il y a plus de 25 ans ne présage pas d’une aussi convaincante réussite à l’écart des modèles – enregistrements déjà réalisés par deux ou voire trois des quatre compères, ici rassemblés pour la première fois. En effet, il s’agit de la toute première rencontre du guitariste John Russell et du saxophoniste Stefan Keune, ici au sopranino et au ténor. À l’époque, ce jeune nouveau-venu dans la scène improvisée venait de jouer et enregistrer avec Paul Lytton et le contrebassiste Hans Schneider, présent ici (Loft Stefan Keune Trio/ Hybrid 3 1992). Par la suite, Russell et Keune vont collaborer étroitement et nous laisser deux magnifiques CD's, Excerpts and Offerings/ Acta et Frequency of Use/ NurNichtNur. Paul Lovens et John Russell sont des habitués du groupe Vario du tromboniste Günther Christmann. Hans Schneider et Lytton ont joué fréquemment avec le clarinettiste basse et souffleur de sax sopranino Wolfgang Fuchs, disparu depuis. Il y a un peu de Fuchs chez Keune. Mais ne jouent-ils pas « la même musique » ? Malgré l’acoustique réverbérante du Musée de Bochum et en dépit du professionnalisme d’Ansgar Balhorn, preneur de sons réputé, l’enregistrement à la fois dur et caverneux de ce superbe concert ne parvient pas à altérer la fascination de cette musique improvisée collective. Elle l'amplifie même. On connaît la vélocité légendaire de Paul Lovens et l’articulation quasi evanparkerienne et la puissance mordante du sopranino de Stefan Keune et, en bonne connaissance de cause, nous nous serions attendus à une foire d’empoigne étourdissante, une cavalcade pétaradante. Mais il n’en n’est rien. Si Stefan Keune a tout le profil sonore du hard-free (cfr Evan Parker avec Schlippenbach et Lovens), les deux autres acolytes cordistes, par la nature de leurs instruments, favorisent le concept de musique de chambre pointilliste, connu par les brötzmanniaques sous l’appellation « english disease ». John Russell joue exclusivement de la guitare acoustique et, à cette époque, évoluait avec John Butcher et Phil Durrant dans leur trio légendaire. Le contrebassiste Hans Schneider ne se commet jamais dans le hard free, mais privilégie la qualité de timbre et la palette sonore détaillée de son grand violon avec un superbe coup d’archet chercheur et découvreur de sonorités. Et donc, s’étale devant nous un remarquable échange improvisé où chaque improvisateur laisse aux trois autres l’espace et le temps de faire des propositions et se met à intervenir / répondre alternativement en favorisant des pauses silencieuses. Durant la première partie du concert, une longue suite de 23:13 intitulée Stretchers, le jeu du saxophoniste au sopranino est extrême dans l’aigu, chargé, vitriolique. Le guitariste joue des harmoniques pastorales ou racle méchamment les cordes en suivant les volutes du souffleur qui dépasse ensuite la tessiture de l’instrument dans des harmoniques fantômes.
Paul Lovens veille au grain avec des commentaires étouffés qui peuvent se métamorphoser très épisodiquement en une multiplication de roulements secs rendus possibles par les propriétés sonores des tambours chinois. La contrebasse ronronne entraînant les acolytes vers plus de délicatesses, dispensant des descentes graveleuses qui appellent des sons ultra aigus, crotales à l’archet du percussionniste et harmoniques extrêmes de l’anche. Subitement la séquence s’arrête dans un échange vif percussion/ sax qui enchaîne sur les tracés arachnéens forcenés du guitariste. L’aspect ludique, la fluidité et la vivacité propulsent les sons dans une tournoiement contrôlé. Stop ! Lovens atterrit sur des détails infimes grattant et frottant un woodblock éborgné et il s’ensuit des échanges en métamorphose permanente où chacun essaie avec succès de superposer des modes de jeux très différents, mais complémentaires et marqués par une forte indépendance de chaque improvisateur dans l’interpénétration des sonorités individuelles. Le batteur relâche chaque fois la tension vers le quasi silence, laissant l’initiative à ses collègues qui rivalisent d’esprit d’à-propos, d’initiative et de quelques fantaisies impromptues. Après cette longue improvisation, le quartet se concentre en des échappées plus brèves et concises. Cuism dure 9:43, Drei (Trois) 4 :29 et With a big stick 6:51. La musique de Cuism atteint d’autres horizons et renouvelle l’atmosphère du concert en combinant différents ostinatos de manière retenue laissant le saxophoniste placer de remarquables doigtés fourchus. Cette séquence s’évanouit devant le jeu ténu et fantomatique de la scie musicale à l’archet auquel répondent des sons métalliques improbables de Russell. On entend poindre ci et là les lents et imperceptibles glissandos de la contrebasse, Schneider saupoudrant les options les mieux choisies dans le flux du collectif avec un goût sûr. Chaque improvisation collective a son caractère propre et distinct de la précédente rendant légitime la publication de ce document rare qui transcende allègrement sa relative qualité sonore enregistrée. Laquelle lui donne curieusement son aura magique. L’âpreté et l’urgence du jeu de Keune sont renforcées par les interventions soignées, méticuleuses et presqu’éthérées des trois autres. Quoi qu’il se passe, nous avons à affaire à une qualité d’invention, une pureté d’intention et une écoute mutuelle merveilleuses. Enregistrée à une époque où ce type d’approche sonore épurée était marginale et encore quasiment inconnue en France, Espagne, Portugal, Italie etc... enregistrements du début des années nonante à l’appui. Je songe aussi à Quintet Moderne qui réunissait Lovens Harri Sjöström, Phil Wachsmann, Teppo Hauta-aho et Paul Rutherford (Ikkunan Takaina / Bead Records). À plébisciter avec insistance. Surclasse de nombreux enregistrements récents.
The Room : Time and Space Seppe Gebruers Hugo Antunes Paul Lovens LP el Negocito Records troika 3 Po Torch Records
https://elnegocitorecords.com/releases/eNR084+.html
https://elnegocito.bandcamp.com/album/the-room-time-space

Cette Room dans le Temps et l’Espace (Time and Space) a été enregistrée en février 2016 à Malines. J’ai fait l’acquisition d’une copie CD que tout récemment, c’est donc pour cette raison que mon compte rendu ne paraît que trois ans après sa parution. Les courtes notes de Paul Lovens sur la pochette reflètent le sentiment ou la sensation qu’une pièce, un lieu (The Room) a sa propre personnalité qui vous aide à faire silence et écouter intensément. Je crois que cet enregistrement avec le pianiste Seppe Gebruers et le contrebassiste Hugo Antunes, l’instant et le lieu revêtent une grande et profonde signification qu’il a (sans doute) tenu à faire inscrire le titre de son vieux label Po Torch sur la pochette pour bien signaler cela à ses auditeurs fidèles. Il y a longtemps que Po Torch vinyle a cessé ses activités, mais on retrouve ici toute l’acuité créative liée à la pratique de Paul Lovens. On est loin ici de la free – music énergétique du trio avec Schlippenbach et Parker. Seppe Gebruers joue de deux grands pianos accordés un quart de ton l’un par rapport à l’autre et simultanément quand il le faut. Cinq plages rassemblent les différentes « unedited free improvisations », vraisemblablement dans le désordre de la prise de son initiale, car on passe de Room 1 à Room 6/7 puis 3, 5b et 2 , sans doute pour des raisons de dynamique et d’enchaînement logique qui vont de soi pour des improvisateurs expérimentés. Hugo Antunes est crédité contrebasse préparée et non préparée. Son jeu un peu assourdi est oblique, percussif et épuré et se situe au centre créant un point d’ancrage ouvert et attentif entre les frappes millimétrées du batteur sur les peaux amorties (chiffons, gongs, petites cymbales), les bords des tambours et la frange des cymbales. L’archet fait subrepticement grincer les cordes amorties et les doigts bienveillants de Seppe pincent les cordes dans la table d’harmonie comme une harpe irréelle. Il joue quelques notes avec des intervalles secrets, lesquels se révèlent comme les clés de la réussite. Une voix parle dans le tambour, chaque frappe jouant une note – hauteur distincte, indéfinie et sans résonnance. Une musique aussi raffinée que sauvage étalée dans l’espace, l’écoute, sans aucune hâte, lentement pour nous laisser le temps d’entendre chaque son, chaque rebond, chaque résonnance. Le morceau le plus animé et anguleux (en 4 : Room 5b) est encore dans cette retenue, cet élan brisé avec ces frappes isochrones imperturbables sur woodblocks et gongs qui dans leur déraison suscitent des réactions subtilement ludiques avec une précision maniaque. Seppe et Hugo manifestent une maturité remarquable qui rentre complètement en phase avec les exigences esthétiques de ce batteur légendaire. Un trio tout en finesse d’ improvisateurs qui assument leur démarche collective jusqu’au bout des ongles. Pour une écoute individuelle profonde dans le calme de la nuit.
El Negocito est un label gantois (belge) fédérant une multiplicité d’initiatives focalisées sur le jazz contemporain ou free avec une ouverture d’esprit propice à une expression aussi « sérieusement » pointue ...et lucide jusqu’à l’ascétisme comme celle-ci.

Nephlokokkygia 1992 Hans Koch et Paul Lovens Ezz-Thetics 1033
https://ezz-thetics.bandcamp.com/album/nephlokokkygia
Deuxième album de Paul Lovens pour Ezz-Thetics (ex Hart-Art / Hatology), le premier étant une superbe collaboration avec le guitariste Florian Stöffner (Tetratne Ezz-Thetics 1023) absolument incontournable, surtout qu’on trouve peu de duos affolants de Lovens à la fois disponibles et aussi convaincants. Et c’est bien ce que je répéterai pour ce Nephlokokkygia 1992 providentiel. Héritier prodigieux de la grandiose veine percussive et rythmique de Milford Graves et Han Bennink, Paul Lovens a creusé sa galerie de forçat du son et des sens cachés de la gestuelle batteristique dans une manière aussi explosive qu’introvertie – intimiste dans le but unique de créer un véritable dialogue avec ses camarades duettistes d’un jour (ici Hans Koch) ou de toujours (Günter Christmann, Paul Rutherford, Evan Parker, Paul Lytton, Alex von Schlippenbach, Paul Hubweber, etc..) en étendant presqu’à l’infini sa palette acoustique et expressive. Son secret tient dans la dynamique miraculeuse de son jeu. Sa méthode personnelle consiste à allier la complexité avec la simplicité, ses frappes (inspirées autant par la percussion contemporaine, l’art des tablas indiens, le souffle swinguant de Kenny Clarke et les vibrations rythmiques de Sunny Murray) sont d’une concision inouïe. Contrastés et surprenantes, ses volées percussives favorisent l’art du crescendo, de la déconstruction et un chassé-croisé d’accélérations éruptives et d’arrêts sur images actionnant cymbales chinoises, râcloirs, crotales, et une scie musicale entortillée sur la caisse claire amortie d’un sempiternel chiffon. Comme me l’a dit un jour Lê Quan Ninh très honnêtement : il est un grand maître de la percussion et maints fantastiques improvisateurs de la percussion libérée souffrent encore de la comparaison, …si c’est possible de comparer. Et ce que j’apprécie franchement chez Paul Lovens, c’est son absence de « … isme » dans le face à face avec quiconque joue avec lui, quelque soit son « langage » ou sa « grammaire ». Il n’a même pas à adapter son jeu à celui d’Hans Koch, souffleur free qui aime à introduire dans son jeu déjanté et mordant une subtile dimension mélodique un brin tortueuse. Au fil des quatre concerts (Sofia, Warna, Russe, Plovdiv) dont un extrait est chaque fois reproduit dans cet album (indispensable) avec une qualité sonore lisible, physique et réaliste, on peut suivre à la trace la merveilleuse évolution de leur entente mutuelle. Celle-ci s’ouvre à de nouvelles coïncidences au départ de digressions intuitives, lesquelles sont le fruit d’une expérience extrême de l’improvisation (libre) sans faux détours. On découvre la quintessence de l’articulation de ce singulier clarinettiste – saxophoniste helvétique autrefois valeur sûre des labels ECM, Intakt et Hat Art et qui cultive autant un déchiquetage du chant de la colonne d’air en cisaillant la vibration de l’anche que des flashbacks de fragments de mélodies et d’airs disparus ou des growls rauques et désincarnés. Une excellente paire de joyeux drilles aussi volatiles que concentrés à outrance.

Spielä PaPaJo Paul Hubweber Paul Lovens John Edwards Creative Sources CS 340 CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/spiel

Troisième enregistrement de ce magnifique trio, sans hésitation unes des toutes meilleures associations d’improvisateurs en exercice. Enregistrées respectivement à Zagreb et Aachen en 2003 et 2009, ces deux concerts fournissent la matière précieuse des deux compacts de Spielä. Le farfadet juvénile de la percussion libérée qui nous avait tant enchanté dans notre prime jeunesse, nous revient tel un vieux sage, savant de l’épure et du geste essentiel, Paul Lovens. Ce magicien hors norme a trouvé un alter-ego incontournable, le contrebassiste John Edwards, un des improvisateurs les plus demandés (Butcher, Weston, Parker, Dunmall, Brötzmann, Steve Noble, Mark Sanders etc…). C’est à cette aune qu’il faut apprécier le tromboniste Paul Hubweber, un musicien trop sous-estimé, sans doute parce que, sexagénaire, sa carrière a décollé sur le tard, malgré une créativité et des capacités musicales sans égal. Suivez son cheminement et ses albums à la trace et vous découvrirez un improvisateur insaisissable capable d’adapter son jeu au plus profond avec ses divers collaborateurs tout en continuant sa trajectoire esthétique et en maintenant ce qui fait de lui un improvisateur essentiel. Pour ma part, je vous dirais que, depuis la disparition de Rutherford et de Mangelsdorff chez les trombonistes, il y a George Lewis, bien sûr et puis, surtout, Paul Hubweber. Qui d'autre pssède cette dynamique qui lui permet de délivrer autant d'énergie tout en jouant "doucement parfois au bord du silence ? Mais au-delà des qualités individuelles de chacun de ses membres, ce trio PaPaJo vaut pour son alchimie particulière, la symbiose des sons, des timbres avec un équilibre fragile des dynamiques, une invention renouvelée des formes, des interactions subtiles, une empathie rare. Pour Alex Schlippenbach, PaPaJo est le trio qui exprime le mieux les qualités de la musique libre depuis ces quinze dernières années. On y trouve presque tous les éléments qui créent toute la fascination que cette musique procure sur ses auditeurs : simplicité, complexité, dérivation du free-jazz ou du contemporain, changement perpétuel des paramètres des sons et de la pratique instrumentale, écoute mutuelle, indépendance et entente tacite, invention et tentative simultanée et risquée d’idées les plus folles, surprises, variété kaléidoscopique des timbres … Si Paul Lovens est un des percussionnistes les plus « vite », PaPaJo, « lui », prend le temps de jouer, chacun laissant de l’espace à l’autre afin que les sonorités soient lisibles et que la musique respire. Cette qualité primordiale distingue PaPaJo de la lingua franca du free jazz, alors que la mélodie détournée (évocation de Loverman ou d’une ballade d’Ellington) et le pizz charnu d’Edwards s’y rattachent. Spielä : un double album de référence qui devrait fédérer bien des auditeurs éparpillés sur les micro-univers de l’improsphère.

The Balderin Sali Variations : Matthias Bauer Emilio Gordoa Teppo Hauta-aho Veli Kujala Paul Lovens Libero Mureddu Dag Magnus Narvesen Evan Parker Harri Sjöström Sebi Tramontana Philipp Wachsmann Leo Records double CD LR 870-871.
https://harrisjostrom.bandcamp.com/album/the-balderin-sali-variations

Non, vous ne rêvez pas ! Un tel rassemblement d’improvisateurs à-la-Company. Non, ils ne jouent pas toujours tous ensemble : un seul tutti pour chacun des deux CD's. En début du premier (Balderin Sali 1, 12 :58) et en fin du second (Balderin Sali 13, 12 :41). Pour le reste, onze improvisations en duos, trios, quartettes etc... répartis de manière équilibrée en offrant des configurations instrumentales différentes. L’accordéoniste Veli Kujala en duo avec Harri Sjöström ou Evan Parker, le vibraphoniste Emilio Gordoa avec le bassiste Teppo Hauta-aho, le batteur Dag Magnus Narvesen et Evan Parker. Le percussionnistePaul Lovens avec le pianiste Libero Mureddu et le tromboniste Sebi Tramontana. Gordoa, Mureddu et le violoniste Philipp Wachsmann ou le contrebassiste Matthias Bauer avec Narvesen, Parker, Sjöström, Tramontana et Wachsmann etc… Il y eut sans doute d’autres combinaisons lors de ces concerts du 8 et 9 septembre 2018 à Helsinki. La sélection proposée offre sans doute les morceaux ou extraits les plus convaincants. Saxophone ténor, deux sax soprano, trombone, violon, deux contrebasses, deux percussions, un accordéon, un piano et un vibraphone, de quoi faire des Variations avec une instrumentation changeante. Des vétérans (Parker, Lovens, Wachsmann, Hauta-aho), des « jeunes » (Narvesen, Gordoa, Libero Mureddu) et des entre les deux (Bauer, Kujala). Il manque des joueuses, mais une belle diversité quand même : Finlandais, Mexicain, Allemand, Norvégien, Italiens, Britanniques. Un fil conducteur, la libre improvisation et aussi l’alternance des deux saxophonistes aisément reconnaissables entre eux sur huit morceaux. De beaux échanges. Les mauvaises langues diront que ces sentiers sont battus et rebattus. Je répondrai que dans le flux intarissable des nouveaux projets « identifiables » et enregistrés que de nombreux artistes lancent sur le marché des concerts, clubs et festivals, depuis quand avons nous l’occasion d’entendre sur deux compacts bien fournis des libres associations instantanées entre improvisateurs et souhaitées par chacun d’eux ? C’est ici que l’éphémère et le « parfois » miracle se révèle dans son unicité, dans le sens de l’imprévu, de la rareté. Un éclair de bon sens : ah oui X, Y et Z :la plus belle constellation auquel personne n’avait songé. Les compétences de ces musiciens le permettent de calibrer leurs extravaganzas dans des durées moyennes entre les sept et douze minutes et de créer très souvent un momentum, un événement sonore remarquable sans devoir s’échauffer et ni tâtonner. Du sur mesure dans l’imprévu, une réaction immédiate dans l’instant. On y découvre toutes sortes d’atmosphères, d’intensités, de langueurs et de trouvailles. Une manière de dialoguer qui se renouvelle et évolue de plage en plage. Le n°5, par exemple, est une petite merveille de métamorphose des sons : l’accordéon de Veli Kujala, la contrebasse de Teppo Hauta-aho et la percussion de Paul Lovens nous font oublier l’instrumentation et ses caractéristiques propres pour un joyeux kaléidoscope de sons en liberté s’affranchissant des langages codés ou de ce qui semble libéré des conventions en se promenant comme dans un rêve. Le deuxième cd débute avec une nouvelle édition de Quintet Moderne où Sebi Tramontana remplace Paul Rutherford auprès de Teppo Hauta-aho, Paul Lovens, Harri Sjöström et Phil Wachsmann pour une improvisation collective véritablement réussie. Lovens y déconstruit le drumming conventionnel pour passer en revue des frappes, grattements, grincements, sifflements transformés en tracés pointillistes , ondes sonores, couleurs cuivrées, … Un duo Parker-Wachsmann nous fait regretter qu’ils n’aient pas encore publié un album en duo. Pour ces raisons et bien d’autres, je décrète que la parution de ces Variations de Balderin Sali est salutaire.

25 mars 2024

Carlos Zingaro Florian Stoffner Fred Lonberg Holm João Madeira/ Alan Tomlinson Dave Tucker Roger Turner/ Gonçalo Almeida Peter Jacquemyn/ Carlos Bechegas João Madeira Ulrich Mitzlaff

The Wall 4tet Carlos Zingaro Florian Stoffner Fred Lonberg Holm João Madeira Na Parede Catalytic Sound digital
Malgré que cet enregistrement existe bien, vu que j’en ai reçu une copie accompagnée d’une « pochette » d’album en provenance d’un des musiciens du Quartet The Wall, je ne suis pas parvenu à mettre la main sur un quelconque lien officiel, aussi bien sur bandcamp que via la plate-forme de Catalytic Sound qui offre une ribambelle d'albums de Mats Gustafsson, Joe Mc Phee, Paul Lytton, Nate Wooley, Joe Morris et de ... Fred Lonberg-Holm. Comme les auditeurs (tourneurs, organisateurs, « concertgoers », collectionneurs) sont obsédés par les nombreux enregistrements de saxophonistes, je prends le contrepied en mettant en exergue les albums de « cordistes ». Même si les noms de Carlos Zingaro (violon), João Madeira (contrebasse) et parfois Florian Stoffner (guitare) et leurs enregistrements sont souvent évoqués sous ma plume. Comme je ne peux pas payer tous les enregistrements que je voudrais écouter pour en parler ici même, je suis contraint à commenter ceux qu’on me confie de bonne grâce. De manière générale, de nombreux saxophonistes improvisateurs « libres » s’imposent comme des solistes (vedettes) en étant « accompagnés » par un team « rythmique » « free » composé d’un contrebassiste, d’un batteur avec éventuellement un guitariste ou un pianiste. Il en résulte souvent une démarche plus individualiste centrée sur l’action musicale du souffleur, le saxophoniste, son instrument devenant l’élément prépondérant du groupe. L’aspect « collectif » sur lequel se focalise l’action d’improviser librement et « égalitairement » de manière à jouer de manière « fair-play » se révèle très souvent au sein de groupes d’instruments à cordes de la famille du violon, parfois en y ajoutant, une guitare, une flûte, …. Des univers de jeu où chaque improvisateur travaille sur un même plan, partageant la durée et l’espace, les actions – réactions – interactions de manière égalitaire et totalement interactive. Bref ce type de trio-quartet sax basse batterie etc… tend à conserver l’ordre hiérarchique du jazz « conventionnel » en pilotage automatique du souffleur tout puissant. Les improvisateurs « cordistes » explorent et font vibrer les cordes de la famille des violons avec une multitude de paramètres ludiques et sonores ou détaillent avec audace les possibilité expressives et « techniques » de la guitare acoustique ou amplifiée. On a alors droit à une démarche éminemment collective où il n’y a pas de « chef » et où chacun à son mot à dire à égalité avec chacun des autres protagonistes.
Et pour cela, avec The Wall Quartet, on est servi. Il se passe plein de choses, striées, frictionnées, vibrantes, obscures ou lumineuses, fuyantes ou abrasives. Ce n’est pas la première fois que le violoncelliste chicagoan Fred Lonberg-Holm officie avec des membres éminents de cette large fratrie portugaise. Ici le contrebassiste activiste João Madeira et le violoniste pionnier Carlos « Zingaro » Alves. Cet empathique trio violon violoncelle et contrebasse est secondé – subverti par un « jeune » as de la guitare électrique helvétique, Florian Stoffner, lui-même coupable d’avoir collaboré étroitement au chant du cygne du percussionniste Paul Lovens, aujourd’hui à la retraite. Son aisance à se faufiler entre les « violonistes » et leurs archets feu-follets est en tout point remarquable. On l’entend parfois à peine, mais sa présence, sa dynamique sonore se fait sentir complètement immergé dans l’univers ultra détaillé des frottements des cordistes. Na Parede est un enregistrement qui se sirote, se laisse réécouter pour pouvoir en retracer les séquences, les poursuites, le détail des échanges en mutation permanente. Je n’ai pas encore fini d’en faire le tour.

Alan Tomlinson Dave Tucker Roger Turner Live at the Loft 1993 scätter archive.
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/loft-1993
Un trio extrême avec l’extraordinaire tromboniste Alan Tomlinson, disparu tout récemment, le non moins extraordinaire percussionniste Roger Turner et ce guitariste destroy sans concession qu’est Dave Tucker. Je trouve plus intéressant de vous donner les notes de pochette de cet album digital providentiel en lecture, en espérant que vous puissiez lire en anglais. Un élément qui peut se révéler très important dans un concert improvisée réside dans ses circonstances matérielles et temporelles.
It was a night that has properly gone down in history; an extraordinary and alarming night. Travelling by train from the previous concert in Berlin, the trio had lost Dave’s bag outside the station in Cologne, containing, totally inexplicably, all their money except for loose change, their flight tickets for the eventual return to London, their German rail tickets for the rest of the tour, their passports etc, as well as Dave’s guitar pedals and spare strings. Ostensibly, they had no means to go anywhere once they left the Loft. Unfortunately, the story goes, they only realised all this once they had arrived at the venue and started setting up on stage. To make matters worse, they were late, with the audience already sitting waiting: the British Council representatives who had helped fund the tour, Tony Oxley, Alan Silva, Phil Minton, all the Köln musicians of note and everyone else, a full house, sitting patiently, waiting for the band to arrive.
Panic hit on stage. how could it not? The trio was seen to jump around for 10 minutes, trying to come to terms with the situation, and then, realising they had to knuckle down to playing some music, which they really did. Just to add further tension, Alan and Roger got stuck in the lift in the interval between sets, having nipped out to buy a bag of chips, and it seems the whole situation finally hit the band in that second set (track 3); a kind of rage and horror of what to do, what was possible, after they left the Loft in an hour or so... it’s quite an extreme track.The recording was made on cassette and remains a legendary document of an incredible trio at an amazing moment in time.
Roger Turner was given a CDr of the material at a concert he played in Munich in February 2024. It’s only taken 30 years... well, you can’t rush these things... if only Alan had been able to hear it.
Hans-Martin Mueller, the main flute in the WDR Symphony Orchestra, who ran the space and was unable to attend the gig, had told Roger later that he had heard a recording and thought it an amazing, indelible concert. Who knows if he knew this background stuff... it's difficult to pronounce on its relevance.

On apprécie les frappes fulgurantes, ultra-détaillées et outrageuses de Roger Turner, la débrouille sonore électrique à la fois pointilliste et expressionniste-bruitiste de Dave Tucker et les éclats cuivrés grotesques, ses dérapages tout azimut, gargouillis borborygmo-onomatopéiques, effets de timbre, vocalisations délirantes, grognements renfrognés ou ponctués, crescendos improbables, cascades d'intervalles délicats etc… d’Alan Tomlinson. Ah les cascades de micro-frappes et de petits sons sur une quantité d’objets percussifs de Roger Turner. Roger est depuis longtemps un des percussionnistes les plus passionnants, diversifiés et amusément créatifs de cette scène. Dans ce contexte, la rage froide électrique de Dave Tucker est le parfait complément détonnant avec un sens exploratoire qui manque à trop de guitaristes noise. Ça craint. La dynamique empathique du trio, les pauses dans la décharge énergétique, l'éventail exceptionnel des variations soniques sans limite et le contraste absolu entre chacun d’eux fournit la matière d’un scénario inoubliable. Une musique où tout semble pouvoir arriver. Trente ans après, il y a toujours urgence !! Scätter archive nous permet d'acquérir l'album digital pour la somme que vous pouvez débourser, même la plus sommaire (une livre GBP par exemple ou plus ou moins)....

Encounters Gonçalo Almeida & Peter Jacquemyn FMR CD678 1023
https://goncaloalmeida.bandcamp.com/album/encounters-fmr-2024
Dans le mouvement de libération musicale « improvisée » libre des années fin soixante et septante, une formule instrumentale a réellement tranché avec les « habitudes » et les conventions : le solo « absolu » et le duo (ou trio) de contrebasses. Barre Phillips et son Journal Violone a/k/a Basse Barre (1968), « Music from Two Basses » de Phillips et Dave Holland (ECM 1971), les duos de François Mechali et Léon Francioli, Peter Kowald avec Barre Phillips, Maarten Altena et Barry Guy lequel a aussi gravé un duo avec Barre Phillips tout comme Joëlle Léandre et William Parker, Damon Smith et Peter Kowald et plus récemment le duo permanent des Suisses Daniel Studer et Peter K. Frei.
Le Belge Peter Jacquemyn a lui aussi enregistré avec ses amis Peter Kowald et William Parker et c’est avec grand plaisir qu’on le retrouve avec cet excellent contrebassiste portugais, Gonçalo Almeida. Profitant chacun des qualités instrumentales et imaginatives de chacun et l’amour des « graves » partagé avec tous leurs grondements, murmures, glissandi, textures, frottements tout azimut et cette communion profonde qui est née lors de leur « Encounters » . Rencontre qui débouche petit à petit sur de véritables Exchanges et une belle Enrapture. Soit les titres des trois improvisations contenues dans cet enrichissant et magnifique album. Peut-être dira-t-on que leur musique a quelque chose de « connu » , de « déjà vu » , mais comment bouder un tel moment d’écoute, de collaboration et de bonheur mutuel de jouer et découvrir. Bien chers frères, je vous le dis, il s’agit là d’une prière, d’une mise en commun entière, d’un cheminement dans la durée d’échanges qui s’imbriquent, se relancent et se complètent. La contrebasse pure qui vibre avec une autre contrebasse, cela contient une identité sonore, cela crée un domaine unique, un univers sonore particulier. Ajoutez – y un autre instrument, une autre dynamique et la magie risque bien de disparaître. Comme l’a énoncé le très expérimenté Dr Johannes Rosenberg (dont j’ai oublié les dates de naissance et de fin de vie, si vous voulez bien m’excuser), les instruments à cordes frottées de la famille des violons ne révèlent leur âme et nature profonde, secrète et enfouie qu’une fois réunis à l’exclusion de tout autre instrument. C’est pourquoi, je vous le dis, ces deux musiciens ont tout le mérite de nous faire découvrir cet état des choses qui nous parle autant grâce à leur action conjointe et malgré eux. C’est le corps, les cordes et le bois ouvragé qui s’exprime. Une belle réussite.

Open Finder Carlos Bechegas João Madeira Ulrich Mitzlaff 4DA Records
https://joaomadeira.bandcamp.com/album/open-in-finder
Le flûtiste portugais Carlos Bechegas s’est fait connaître il y a une vingtaine d’années et plus par une série de compact discs avec rien moins que Peter Kowald, Derek Bailey, Barry Guy, Alex von Schlippenbach, Joëlle Léandre, Michel Edelin et le tandem André Goudbeek et Peter Jacquemyn. Le voici en bonne compagnie lisboète, issue de cette fraternité féconde des cordistes Portugais. On n’aura jamais fini de les énumérer et de les écouter les uns avec les autres. C’est d’ailleurs à peine croyable. Carlos Zingaro, Ernesto Rodrigues, Ulrich Mitzlaff, Miguel Mira, Maria Do Mar, Maria Da Rocha, Helena Espvall, Hernani Faustino, Alvaro Rosso, João Madeira, etc… le tout publié par Creative Sources (+ de 750 albums – le label portugais d’avant-garde). Voici qu’un autre label lisboète plus que prometteur s’est lancé dans l’aventure sous la houlette du contrebassiste João Madeira, ici avec le violoncelliste Ulrich Mitzlaff et Carlos Bechegas ajoutant un bel opus à son précieux catalogue. Open Finder fait songer aux titres des albums de Bechegas intitulés « Open » quelque chose. Et c’est bien une des qualités premières de cette musique de chambre expérimentale improvisée raffinée, subtile dans laquelle prédomine une écoute mutuelle intense, une magnifique recherche – éventail sonore … : l’ouverture aux occurrences instrumentales de chaque individu, leurs propositions instantanées et à leurs inspirations secrètes. Car avant une telle rencontre, rien n’est dit, mais se découvre dans un cheminement partagé en quatre mouvements – développements aux titres suggestifs : Stream for One, Drag after Two, Rename under Three et Cut Out over Four. Musique collective avant tout où tout s’interpénètre et se marie avec finesse éclairé par le lyrisme contemporain du flûtiste, chaque morceau étant une entité musicale bien distincte avec séquences introverties, ses rêves, ses miroitements, ses sautes d’humeur et un aboutissement musical du début à la fin. Si vous voulez faire un beau cadeau à quiconque se révèle sensible à ce « genre » de musique dite « improvisée » détaillée etc.., vous ne vous tromperez pas en offrant ce bel Open Finder pour s’ouvrir encore plus les oreilles. Magnifique.