17 février 2020

Tell No Lies/Matthew Shipp et Ivo Perelman/ Florian Stoffner Paul Lovens Rudi Mahall/ Masahiko Satoh & Sabu Toyozumi

Tell No Lies Live at Torrione Jazz Club Edoardo Maraffa Filippo Orefice Nicola 
Guazzaloca Luca Bernard Andrea Grillini www.tellnoliesmusic.wixsite.com/tellnolies
A l’écoute de cette musique entraînante proche par l’esprit et par la forme des groupes de Dollar Brand et Chris McGregor ou encore du Moiré de Trevor Watts, on se demande comment ce pianiste classieux impliqué à 100 % dans l’improvisation libre contemporaine comme en témoigne ses albums solos et son travail avec le violoniste alto Szilard Mezei ou le costaud Edoardo Maraffa qui officie ici, s’arrange pour faire jouer un tel jazz sans concession ni masque et faux semblant à sa bande de potes. Tell No Lies parce que leur musique est profondément authentique, physique, puissante, intensément pulsatoire, avec une couleur africaine assumée. Six compositions de Nicola Guazzaloca bien travaillées dans lesquelles il a prévu des séquences improvisées … quel pianiste !!  Et son camarade Marraffa n’est pas en reste, avec sa sonorité et ses harmoniques aylériennes. C’est emballant, souvent déchaîné, énergétique, mordant et parfois free. Si un groupe avait enregistré un tel album il y a quarante - cinquante ans, il figurerait assurément comme collector incontournable.
Une des raisons qui les ont menés à se distinguer de la sorte est que Bologne recèle une communauté musicale jazz – improvisée engagée, soudée, ouverte comme il s’en trouve peu ailleurs. Ne trouvant pas souvent de débouchés pour leurs projets, ces musiciens expriment leur détermination en sublimant les formes dans une belle explosion d’énergie au lieu de chercher du taf à la petite semaine. Vraiment peu ordinaire !! Ken Vandermark peut bien se tenir à carreau. Ai chroniqué leur premier opus, un peu moins flamboyant que ce Live at the Torrione fabuleux.     

Live In Nuremberg Matthew Shipp et Ivo Perelman SMP Records

Tout en cultivant certains éléments vivants du jazz liés à leur instrument respectif, le dialogue d’Ivo Perelman et de Matthew Shipp se crée en alternant différentes sources musicales / pratiques de l’improvisation dans le cadre du jazz libre (free- jazz) sans se fixer à un style bien défini, circonscrit. Le pianiste sollicite des rythmes réguliers et des motifs mélodiques à l’écart du jazz proprement dit pour en étendre le champ musical ou s’en évade avec un jeu free informé par sa connaissance des différentes strates / époques du piano occidental sans se soucier des critiques, musicologues ou donneurs de leçon. Sur ses structures, le saxophoniste imagine des volutes et des phrases avec une imagination déconcertante et une utilisation extraordinaire des harmoniques qu’il fait chanter comme le faisait le génial Albert Ayler. Mais, contrairement à Ayler, son inspiration mélodique ne puise pas dans la musique gospel et les hymnes de fanfare, mais dans son étude approfondie de saxophonistes ténor historiques qui ont façonné le jazz : Sonny Rollins, Hank Mobley, Johny Griffin, Coltrane, Stan Getz dont il gardé l'esprit et des sonorités tout en s'écartant de ces modèles et des formes "hard-bop". Quant à Matt Shipp, il nous gratifie même d’une évocation subite et éphémère du meilleur Chick Corea acoustique.
Jouée d’une traite dans un emboîtement parfait de séquences spontanément improvisées qui nous fait dire que ces deux musiciens incarnent la quintessence de la composition instantanée, Live In Nuremberg est une formidable suite à leur magistral, et si proche, si humainement profond, Live In Brussels, duquel j’ai eu la chance infinie de présider à la destinée, grâce à l’ami Jean-Louis de l’Archiduc. La tension s’intensifie ou se relâche d’une minute à l’autre et l’approche de jeu est en constante métamorphose. Tout le travail méthodique et les éléments formels distinctifs des pièces enregistrées en studio dans leurs nombreux albums se démarquent sensiblement chacune les unes des autres par leurs constructions, harmonies, canevas mélodiques, cadences, couleurs, suggestions etc… et sont régurgités ici au fil de l’instant avec autant de fantaisie et de prise de risques que de logique musicale. Au détour d’une conclusion à un développement intense, le pianiste lâche presqu’inconsciemment un quelconque fragment de phrase qu’il reprend immédiatement au vol comme point de départ et motif-clé de la séquence suivante en jonglant avec de multiples variations rythmiques sur lesquelles le saxophoniste, Ivo Perelman s’accroche, rebondit et entame des imprécations saccadées, mordantes, touffues et simples à la fois qu’il va chercher dans le registre ultra-aigu du ténor avec une maîtrise unique, sans égal en jonglant éperdument avec elles et les faisant chanter comme, seul, lui peut le faire. Rare. Une fontaine de l’inspiration jamais tarie dont le débit prend toutes les formes, croquis, ébauches de lambeaux de mélodies, débauches d’énergie inextinguible. Le pianiste brasse une foultitude de jeux pianistiques issus de toute la littérature classique et contemporaine et de son imagination fertile. Un sens inné de l’harmonie. Il n’y pas un style Matt Shipp, bien qu’on le reconnaisse indubitablement, mais une méthode amoureuse qui doit autant à Lennie Tristano, à Scriabine, Bartok ou tous les Jaki Byard et Bill Evans du monde. Il s’agit bien d’une aventure musicale issue du jazz et de l’improvisation qui culmine à un sommet rarement atteint. 

Florian Stoffner Paul Lovens Rudi Mahall Mein Freund der Baum Wide Hear WER032
Enfin !! Après avoir délaissé, sans doute définitivement, le catalogue entier de son légendaire label Po Torch à l’écart des rééditions vinyliques ou digitales depuis l’avènement du CD, Paul Lovens (et Florian Stoffner) est crédité « Produced by Flo and Lo » ! Tous ses autres albums parus en cd depuis la fin de la saga Po Torch, l’auraient été à la demande expresse d’excellents collègues, comme Alex von Schlippenbach, Stefan Keune, Thomas Lehn, Rajesh Mehta, Georg Gräwe, etc… Le fabuleux trio PaPaJo avec le tromboniste PaulHubweber et le contrebassiste John Edwards se distinguant comme une véritable coopérative tri-partite assumée et un des rares groupes permanents du percussionniste.
C’est bien le pari de ce remarquable trio avec le guitariste Suisse Florian Stoffner et l’incontournable clarinettiste basse Berlinois Rudi Mahall. Mein Freund der Baum : chacun de ces mots (Mon Ami l’Arbre) intitule quatre intrigantes improvisations enregistrées à Zürich et à Lisbonne en 2016. Florian Stoffner est un sérieux client, disposant de tous les moyens nécessaires pour tirer parti des possibilités sonores et ludiques de la guitare dans une voie éclairée par les effets que Derek Bailey a mis en lumière, fait front aux audaces et facéties du percussionniste en se laissant entraîner par ou en résistant à la force centrifuge et les arcanes de la maestria lovensienne. Voletant avec un extrême brio dans le registre aigu de son instrument mis au jour il y un demi-siècle déjà par la magie d’Eric Dolphy, Rudi Mahall enfourne inlassablement harmoniques piquantes et coups de bec péremptoires comme un pivert obsédé ou une oie folle. Il faut absolument suivre le percussionniste à la trace en se concentrant sur son jeu et le moindre de ses écarts pour saisir ce que signifie l’état permanent d’improviser et tirer parti du moindre accident de parcours et le rendre musical en toute spontanéité. Cosmique. C’est une leçon sur laquelle nombre de praticiens de la libre percussion et leurs auditeurs concernés / obsédés doivent absolument méditer. Je suis souvent fatigué d’entendre de la batterie roule ta boule sans trop d’acuité, d’expressivité et de dynamique. Lovens joue comme il parle : tout a une signification. Le jeu de Florian Stoffner recèle des impromptus magiques, imaginatifs nourrissant à bon escient l’inspiration des deux complices. C’est rempli de plans séquences à faire péter l’éclairage pour laisser miroiter le clair de lune sur un lac de haute montagne dans le silence du vent sifflant légèrement sur les crêtes. Mon ami, vieille branche ou jeune pousse, grimpe dans l’arbre immédiatement. Hautement recommandable : un des rares albums dont la ludicité et l'acuité n’ont rien à envier aux albums mythiques de notre jeunesse, Po Torch, London Concert, Gentle Harm, et cie....

Masahiko Satoh – Sabu Toyozumi The Aiki No Business Chapchap Series
Provenant des archives d’enregistrements réalisés par Takeo Suetomi et que celui-ci destinait à son label Chap Chap, ce formidable duo entre le pianiste Masahiko Satoh et le percussionniste Yoshisaburo « Sabu » Toyozumi nous est proposé par No Business dans la Chap Chap Serie du nom du label de Suetomi. Trois enregistrements de superbes duos avec Sabu Toyozumi ont déjà été publiés dans cette série et je les recommande : The Conscience avec l’inoubliable tromboniste Paul Rutherford, Burning avec le génial trompettiste chicagoan Leo Smith et Mannyoka avec Kaoru Abe, l’étoile filante du free nippon extrême. Masahiko Satoh est le premier musicien Japonais du free jazz à s’être produit et à avoir enregistré en Europe. Spontaneous avec Albert Mangelsdorff, Peter Warren et Allen Blairman et Trinity avec Peter Warren et Pierre Favre furent publiés par le label Enja en 1972. Vous avez bien lu : Mangelsdorff et Pierre Favre, deux artistes essentiels de l’euro-jazz « free ». Disparu des radars européens depuis l’époque bénie où des labels comme Enja, Moers Music, MPS Saba s’adonnaient à la subversion musicale « avant-gardiste », il serait temps qu’on jette une oreille sur ce formidable pianiste free dont les audaces d’alors étaient solidement étayées par un talent de pianiste et de connaisseur des musiques contemporaines. Il existe un super double album de Joelle Léandre, Signature live at the Egg Farm (Red Toucan), en duo avec deux pianistes japonais, Masahiko Satoh et Yuji Takahashi. C’est souvent dans des albums inattendus que se révèlent le talent profond de la Dame de la Contrebasse et c’est dire que ces deux pianistes raffinés l’inspirent. Avec Sabu Toyozumi, Masahiko Satoh crée un dialogue sur tout ce que propose le batteur, rythmes, scansions, vagues sonores et les souvenirs lointains d’une Afrique qu’il a traversée de part en part sac au dos du Caire à Accra. Maîtrise des rythmes et des modes musicaux imparable, langage contemporain d’une logique et d’une clarté remarquable, découpage des phrases sur les tempos mouvants, développement d’idées au fil des secondes et des minutes , enchaînements et emboîtements dressés au cordeau en toute spontanéité. Swing immanent … Dans cette chasse à l’homme conjointe, on est emporté dans le temps qui s’efface, la tension qui monte peu à peu dans un crescendo d’énergies et de frappes volatiles jouées avec une sûreté sans pareille…. Dans cette fuite en avant qui finit par tournoyer indéfiniment, se crée un équilibre instable, éphémère, mais d’une solidité à toute épreuve, jusqu’à ce que Sabu nous gratifie d’un solo où se dissolvent les cellules rythmiques dans un air de samba… Et le duo reprend de plus belle jusqu’à ce que le pianiste tourne seul autour de quelques notes en altérant continuellement une pulsation, un intervalle, une note, une saccade dans le même élan.  Une belle histoire aux allures d’éternité, de questionnements, d’interactions subtiles et d’envols majestueux. Des césures bien placées, un partage intense et une fontaine d’idées, d’images, de doigtés défilent à belle allure avec une lisibilité et une assurance sans faille, sans temps mort. Le batteur sort tout droit de l’école de vie de l’AACM (dont il fit partie il y a bien longtemps) et de tournées incessantes affirmant une africanité non feinte. Avec un pianiste aussi distingué, la paire est détonante. Une belle réussite du 9 mars 1997 à Yamaguchi City que je recommande vivement.

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