13 octobre 2022

John Zorn avec Richard Duck Baker, Polly Bradfield, Eugene Chadbourne, Randy Hutton/ Urs Leimgruber Jacques Demierre Barre Philips Last Concert/ Emmanuel Cremer Solo/ Kobe Van Cauwenberge’s Ghost Trance Septet Plays Anthony Braxton

Fencing 1978 John Zorn’s Olympiad vol.2 Game Pieces with Richard Duck Baker, Polly Bradfield, Eugene Chadbourne, Randy Hutton and John Zorn Tzadik.
https://johnzornresource.com/fencing

Publiées tout récemment , des Game Pieces de John Zorn enregistrées en 1978 lors de gigs intimistes à ses débuts. Deux trios s’imposent par leurs audaces et l’extrême liberté de leurs improvisations sensées répondre à des « instructions » de jeu conçues et rédigées par John Zorn dans une démarche synthétisant la composition contemporaine alternative et l’improvisation radicale. Le premier morceau réunit les guitaristes acoustiques Richard « Duck » Baker, Eugene Chadbourne et Randy Hutton (29 :52 Live at Theatre of Musical Optics NYC) et le second avec Chadbourne, la violoniste Polly Bradfield et Zorn aux sax alto et soprano et à la clarinette en si b (28 :53 Live at BARD). Ce trio de guitares a déjà été documenté par Emanem (The Guitar Trio in Calgary Emanem 5049) et un extrait du concert canadien inclus dans ce cd avait été publié dans la face B de « Guitar Trios » , un vinyle du label Parachute datant de 1977 ( Eugene Chadbourne Volume Three : Guitar Trios – P003). Cet extraordinaire trio de guitares s’éclate ici en écartelant les doigtés, les accords, les cadences et tous les paramètres de la guitare comme le faisait à l’époque Derek Bailey. Leur performance collective est tellement dynamique et ludique, à la fois aussi décalée que magnifiquement coordonnée qu’on en oublie le fait qu’il s’agissait d’une « partition » ou d’une « Game Piece ». Leur sens du timing et leur esprit de contradiction sont si aiguisés qu’il s’agit d’une pièce à conviction de première grandeur d’un groupe qui travaillait déjà depuis au moins deux ans. Il n’y avait jamais eu à cette époque un enregistrement de plusieurs guitaristes improvisateurs s’ébattant dans un même groupe régulier et cohérent, surtout aussi joyeusement que dans ce Guitar Trio. Derek Bailey jouait alors en solo ou en duo avec des souffleurs, des batteurs ou un violoncelliste et John Russell et Roger Smith avait tenté de faire un duo de guitares acoustiques qui avorta rapidement. On reconnaît Eugene Chad' avec ses dérapages contrôlés au dobro et les doigtés décalés du roi de la guitare fingerstyle, Duck Baker, un maître du genre dans le jazz ancien, le folk et le blues et par la suite dans le jazz moderne (Monk, Herbie Nicols). Randy Hutton s’ajoute avec bonheur : chaque intervention individuelle, même la plus délirante, est souvent ciselée avec une grande précision et une incroyable dynamique. Pour les fanas de curiosités discographiques, je signale que Randy Hutton avait aussi enregistré Ringside Maisie avec le percussionniste Peter Moller pour le label Onari en 1980, alors que Duck Baker enregistrait de magnifiques LP’s traditionnels plein de standards faussement désuets pour le label Kicking Mule du guitariste Stefan Grossmann, l’élève du génial bluesman Reverend Gary Davis, le roi du picking à deux doigts. J’annonce aussi la sortie Contra Costa Dance chez Confront Recordings un superbe album de Duck Baker à la guitare fingerstyle aux confins du jazz swing, du folk et du blues.
Le second trio réunit Chad et Zorn avec Polly Bradfield, responsable d’un autre album du label Parachute, Solo Violin Improvisations (P-008 1979) qu’elle s’empressa d’en déposer les copies sur le pas de sa porte avant de quitter la scène pour une autre vie. Leur performance de Fencing est éminemment expérimentale et on a un peu de mal de deviner qui joue quoi tant ils (mal)traitent leurs instruments comme des sources sonores indifférenciées. C’est assez intéressant, mais pas essentiel à mon avis. Mais, bien sûr , avec un tel Guitar Trio, Fencing 1978 est un album très appréciable d’une configuration instrumentale unique en son genre et très ébouriffante.
Post Scriptum : si ce Guitar Trio vous intéresse, je signale l'existence d'un enregistrement passionnant : Duck Baker & Mike Cooper (guitares acoustiques) : "Cumino in Mia Cucina" - confront core series 19 - une rareté dans le genre. https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/cumino-in-mia-cucina

Urs Leimgruber Jacques Demierre Barre Phillips The Last Concert in Europe jazzwerkstatt 227
https://www.jazzwerkstatt.eu/menu

Le dernier concert du contrebassiste Barre Phillips avec ses fidèles comparses Jacques Demierre, pianiste et Urs Leimgruber, saxophoniste, ici au soprano uniquement, avant de s’en retourner vers sa chère Côte Ouest, en Oregon plus exactement. C’est là, qu'il y a plus de 60 ans en Californie, Barre fit la rencontre d’Ornette Coleman. On le vit ensuite jouer avec Archie Shepp à Jazz at Newport dont une partie du concert figure sur l’album conjoint de Coltrane et Shepp « New Thing At Newport » (Impulse). En Europe, il fit route avec The Trio (John Surman, Stu Martin) et enregistra le premier album de contrebasse improvisée en solo : Journal Violone a/k/a Basse Barre et Music for Two Basses avec son ami Dave Holland (ECM). Après bien des aventures, on le redécouvrit en 2001 avec deux improvisateurs intransigeants et engagés : les suisses Urs Leimgruber et Jacques Demierre. Dès leur premier CD pour Victo, Wing Vane (2001), les trois musiciens réussirent à exprimer l’essentiel de l’improvisation radicale en se concentrant sur le son (les sons) dans de très nombreuses dimensions, l’exploration spontanée basée sur une écoute mutuelle intense et une recherche individuelle liée aux possibilités soniques et texturales de leurs instruments : saxophone, contrebasse et piano, et un sens bienvenu de l’épure, de la résonance dans l’espace et le silence. Ce qui aurait pu être une rencontre d’un jour pour un festival est devenu le groupe fétiche des trois musiciens : LDP. Urs Leimgruber, par exemple, privilégie quelques collaborations intenses et des camarades avec qui il partage la vocation d’improviser totalement pour aller au fond des choses sans s’éparpiller et se répandre dans tous les gigs possibles. Car cette musique a un sens profond et il faut toujours être à la hauteur d’(auto) exigences, de la sincérité qui lui est indispensable et l’approfondissement d’un univers musical partagé qu’on étire par une pratique improvisée ouverte à l’infini. Et c’est bien l’infini et l’indéfini qui caractérise le parcours de cet unique trio au travers de leurs concerts et leurs sept albums : Wing Wane (Victo), LDP – Cologne (Psi), Albeit, Montreuil, 1↦3⊨2:⇔1, Willisau (avec Thomas Lehn) et maintenant ce double CD Last Concert in Europe, enregistré en décembre 2021 at the Space Lucerne. Il y a la contrebasse de Barre Phillips qui gronde, souffle, siffle, enfle, délivrant harmoniques, vibrations boisées dans l’âme du gros violon, pizzicatos volatiles, basses obstinées, coup d’archets délicats. Ceux – ci font naître des harmoniques extrêmes dans l’aigu : est-ce l’anche du sax soprano de Leimgruber traçant une ligne dans le silence ? Ses allusions au canard qui cancane et nasillonne, ses frictions désarticulées de la colonne d’air ont un air de liberté véritable. Des chocs retenus font vibrer les cordes du piano de Demierre dans la caisse de résonance ou des vagues de notes viennent saturer l’espace. Il y a dans cette musique kaléïdoscopique une infinité de fréquences sonores, de textures, de sons en suspension, de vibrations tactiles, de souffles hagards, de notes lumineuses témoignages d’une multiplicité complexe et indescriptible d’intentions ludiques, musicales, communicatives. Nous pouvons rarement appréhender au sein d’une musique collective, autant de richesses, de contenus et de sens que dans ce rare trio. Jacques Demierre n’a pas un "style" : sa démarche est multiple et sa pratique improvisée démultiplie les occurrences sonores que ce soit au clavier limpide ou en fourageant dans les cordages et la table d’harmonie transformés en une résonnante machine à sons utopiste. De même, Urs Leimgruber n’appartient à aucune « tendance » même si d’un moment à l’autre on l’entend « extrême » ou « radical » ou encore explosif, voire expressionniste, un instant en surchauffant l’embouchure pour ensuite transfigurer l’évidence d’une mélodie avec ce son lunaire caractéristique. Et surviennent des moments de silence naturel(s) que le public présent écoute comme si ces instants quasi-silencieux était une partie intégrante et indispensable à leurs improvisations, en évitant d'applaudir. Donc, adieu ! Il nous restera ce magnifique document d’un concert ultime.

Emmanuel Cremer Solo Cinq Chants d’Athènes Fou Records FR-CD 47
https://fourecords.bandcamp.com/album/cinq-chants-dath-nes-2

Voilà bien un album solo passionnant produit par ce label français qui plonge régulièrement dans les tréfonds de la scène improvisée française sans la moindre concession. Félicitations réitérées à Jean-Marc Foussat, ingénieur du son au service exclusif de ses meilleurs collègues en mode recherches intransigeantes et résultats peu communs. Avec cet album au violoncelle en solo, Emmanuel Cremer apporte de l’eau au moulin des instruments à cordes en liberté. Et ça tombe bien dans ce blog, car Emmanuel a travaillé avec Barre Phillips et comme on l'entend ici, il a tiré bien des choses positives de cette expérience. Ces Cinq Chants d’Athènes mettent en sons cinq « compositions instantanées » développant des idées – intentions de manière remarquable. Ste Croix de Caderle / Athina/ Brussels (10’08’’) est un pièce basée sur un jeu abrasif avec au départ une préparation des cordes du violoncelle, ou si vous voulez un ou plusieurs objets placées entre les cordes et la touche , évitant aussi la vibration résonnante boisée naturelle afin de modifier sa sonorité dans une dimension grinçante, acide, crispée au moyen de frottements presque furieux et d’ostinati obsédants et décalés. Il en ressort une atmosphère sombre, urgente, rageuse. Mythes et Utopie (5’08’’) combine unissons et glissandi en ralentando évoquant un alap imaginaire , étirement ascensionnel de la note jusqu’à ce circulaire motif obsédant qui finit par tourner en vrille d’harmoniques pour s’effacer dans un silence. Infini sans Terre (10’00’’) est introduit par des percussions col legno dans le voisinage du chevalet dont le traitement a une dimension ludique prononcée avec de beaux déraillements, glissements et frottis pointillistes, évoluant vers d’autres aspects de son jeu avec une réelle suite dans les idées. Belle fin intimiste. Quand on poursuit l’écoute de ces Cinq Chants et qu’on se les repasse à plusieurs reprises, l’évidence d’une voix et d’un savoir faire qui mérite vraiment le détour, le recueillement autour du silence induit et une saine curiosité. Comme dans les voicings élégiaques de Meli (4’27’’). À suivre et à écouter absolument !

Kobe Van Cauwenberge’s Ghost Trance Septet Plays Anthony Braxton Compositions N° 255, 358, 193 and 264. El Negocito Records eNR105
Kobe Van Cauwenberge – Frederik Sakham – Elisa Medinilla – Niels Van Heertum – Teun Verbruggen – Anna Jalving – Steven Delannoye
https://elnegocito.bandcamp.com/album/ghost-trance-septet-plays-anthony-braxton

Anthony Braxton est sans nul doute un improvisateur et un compositeur peu commun, un éclaireur incontournable dans les musiques qui se situent au carrefour des innovations embrassant le jazz et son évolution, la composition contemporaine ouverte, la démarche improvisée sans concession et la musique sérieuse dans une dimension interactive et organique. Et quel saxophoniste ! Un de mes tout préférés (aux côtés de John Coltrane, Steve Lacy, Evan Parker, Eric Dolphy ou Sonny Rollins) que je me suis délecté à écouter des nuits entières. Mais je dois avouer ne plus parvenir à suivre ses enregistrements de ces vingt dernières années en raison de leur longueur (coffrets CD’s), d’une documentation exhaustive, de la durée des œuvres enregistrées proprement dites et le sentiment de récurrence systématique dans ses créations. Parvenir à pénétrer l’univers de la Ghost Trance Music demande à l’auditeur un travail intense, une grande disponibilité face à l’exégèse inévitable des exigences hyper-complexes du compositeur et sa science inouïe du collage. J’ai un excellent souvenir de m’être plongé dans un recueil de 4CD paru en 2001 chez Rastascan, le label du percussionniste Gino Robair : https://www.rastascan.com/catalog/brd050.html . La concentration et l’excitation de l’équipe rassemblée par Braxton et Robair à San Francisco avaient débouché sur des moments à couper le souffle, tirant parti des possibilités internes des structures braxtoniennes pour dérailler insidieusement vers des métamorphoses métriques et sonores à me faire dresser les cheveux sur la tête sans qu’il semblât que les musiciens chamboulent tout le processus installé depuis les premières mesures. Une impression de folie naturelle, une fantasmagorie structurée sur des beats audacieux où l’assise rythmique de la marche croise les ricochets de la musique dolphyenne et les soubresauts du tristanisme. Le livret des notes de pochette contient les explications du compositeur lui-même sur son travail, le sens de sa musique liée aux autres musiques et cultures de notre planète et sa conception des formes musicales (Tri-Centrique). En écoutant attentivement les deux CD’s superbement présentés avec les « images – titres » graphiques colorés des compositions d’AB, cet orchestre belge rassemblé par le guitariste Kobe Van Cauwenberge et drivé par l’excellent batteur Teun Verbruggen apporte tout aussi insidieusement la conviction que les œuvres de ce Chicagoan universel contiennent les semences d’une habile forme de subversion, de dérangement systématique des conventions et de surprises inattendues. Il faut dire que cela commence sagement comme si la baguette du maître coordonnait les efforts avec une discipline orchestrale où l’énergie semble un peu éteinte, tant cette musique est difficile à jouer collectivement et demande une telle concentration que celle-ci devrait bien brider l’élan et l’émotion. Il y a bien sur le fourmillement de de détails de tous les traits instrumentaux qui coïncident étroitement avec cette rythmique éminemment complexe voire fourmillante. Une performance en soi !! Mais au fur et à mesure que l’on avance au travers des quatre compositions, la fascination, l’enchantement grandit et l’expérience d’écoute devient largement positive, intrigante, … l’orchestre vivifiant l’état d’esprit compositionnel requis. Son exécution légèrement décalée nous livre des secrets parfois peu perceptibles mais agissant sur notre perception quasi-inconsciente jusqu’à provoquer un tournis intériorisé. Cet album remarquable a été produit en hommage à notre ami Hugo De Craen, braxtonophile en chef dont des extraits d’interview d’Anthony figurent en exergue sur la pochette en tryptique. Félicitations à tous les intervenants, musiciens, label, institutions et … le Conservatoire Royal d’Anvers !

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