26 février 2023

Sophie Agnel Olivier Benoît Daunik Lazro/ Phil Wachsmann Paul Lytton Sten Sandell Floros Floridis & Nate Wooley/ Sunday Sextet : Marko Jenič Jure Borsič Andrej Bostiančič Ruda Jaka Berger Jost Drasler & Vid Drasler/ Martina Verhoeven Quintet avec Colin Webster Dirk Serries Gonçalo Almeida et Onno Govaert

Gargorium Sophie Agnel Olivier Benoît Daunik Lazro Fou Records FRLP-09
https://www.fourecords.com/FR-LP09.htm

Un LP FOU. Sur la pochette en couleurs la photo d’un diablotin de gargouille fièrement campé au creux d’un jardin (monastère, église médiévale ?). Gargorium… ! Daunik Lazro, le saxophoniste rebelle amoureux de la pâte sonore des utopies. Sophie Agnel auscultant, palpant les entrailles vibrantes d’un grand piano et de ses câbles tendus à tout rompre, Olivier Benoît triturant et malaxant cordes, micros, manches et électricité parasite de sa six-cordes. Méta-musique, exploration sonore, mise en commun, fétus bruitistes, scories, vibrations fumantes, … Musique enregistrée le 25 septembre 2008 par Peter Orins à la Malterie à Lille : migrating motor complex 10’05’’, vibratile 12’07’’, tony malt 7’39’ et le 17 avril 2009 par Greg Pyvka au Carré Bleu à Poitiers, grâce à Muzzix et Jazz à Poitiers. Ce n’est pas la première collaboration d’Agnel et Lazro : rien d’étonnant à cela, ces deux acteurs personnifient l’improvisation radicale en France, celle aussi qui s’évade de schémas idéologiques restrictifs. On retrouve en duo dans Marguerite d’Or Pâle sur le même label Fou Records et dans l’unique album du Quatuor Quat Neum Sixx : Live at Festival NPAI (Amor Fati). Ils ont tous deux enregistrés chacun un duo mémorable avec Phil Minton : Tasting avec Agnel (another timbre) et Alive at Sonorités avec Lazro (émouvance). Olivier Benoît entretient une proximité créative avec la pianiste depuis leur duo enregistré Rip-Stop (In situ) et ensuite Reps (Césaré). Ces rencontres renouvelées contribuent donc à un fil conducteur et une confiance réciproque dans le flux de l’improvisation.
On aime à parler de nouvelle musique d’improvisation, d’urgence, d’innovation radicale. Mais quand des enregistrements révélateurs captés en 2008 – 2009 sont publiés en 2023, on peut alors envisager la réflexion, la maturité et que sais-je, l’invariant obstiné de cette recherche qui n’en finit pas de se renouveler.
Quatre moments inédits et assez différents l’un de l’autre même si le postulat d’agrégation des sons, des timbres des actions individuelles, leur interpénétration laminaire sont le dénominateur commun. Il y a très longtemps lors d’une interview, Daunik Lazro parlait de musiques d’énergie et citait ses confrères en qui il se reconnaissait. On le retrouve des décennies plus tard avec de nouveaux confrères leur laissant tout l’espace, à l’écoute et prêt à l’action. Il se rappelle à nous, ceeux de cette époque lointaine avec un filet de son d’alto filant dans l’espace avec une harmonique enragée et étirée (Tony Malt) puis son baryton bourdonnant par-dessus les mystères électriques et bruissants d’une guitare électrogène et des marteaux qui effleurent les notes dans la carcasse murmurante du grand piano. Des moments intrigants perdus dans la nuit de temps oubliés et livrant leur merveilleuse agonie. Encore merci à J-M F pour cette surprise vynilique.

Featuring WLSFW : Phil Wachsmann Paul Lytton Sten Sandell Floros Floridis Nate Wooley Puzzle Musik Piece 040.
http://www.puzzlemusik.com/release/wlsfw-featuring/

Voilà un nom de label qui convient à ce genre de musique librement improvisée à la fois labyrinthique et démultiplicatrice d’une quantité infinie de détails sonores, de lignes, courbes, zig-zags, pointillés, contre-jours, clair-obscur, etc… WLSFW, en référence sans doute à cet album vinyle de 1986, Ellispontos, du quartet LSFW qui réunissait Paul Lytton aux percussions, Hans Schneider à la contrebasse, Floros Floridis à la clarinette et Phil Wachsmann au violon. Les revoici en compagnie de Sten Sandell au piano et de Nate Wooley à la trompette et enregistré en 2016 au Kaleidophon d’Ulrichsberg pour cet album paru en 2018 qui m’avait échappé alors. Archiconnu pour sa participation récurrente au trio explosif « free free-jazz » avec Evan Parker et Barry Guy et la profusion extraordinaire de son jeu à la batterie, Paul Lytton se révèle ici le roi du silence, ses interventions éclatées et volatiles intervenant à des moments clés de cette longue improvisation intitulée The Half Has Never Been Told (29:33) où prédomine l’aspect musique de chambre traversée ponctuellement d’éclairs d’énergie incontrôlée. Comme l’indique le titre très british, il ne faut pas vouloir tout raconter pour que cela ait du sens. Dans cette longue histoire, on cultive l’art de la suggestion. Dans le contexte de ce quintet choisi, chaque improvisateur a le droit d’être lui-même en assumant ses choix musicaux individuels et en les combinant adroitement par rapport à l’ensemble et à chacun de ses acolytes, dont plusieurs ont une histoire commune, en empruntant plusieurs méthodes et modes de jeux, processus diversifiés de la composition instantanée. Deux morceaux plus courts : Featuring (5 :47) résume l’aspect musique de chambre, alors que Sand Stones and Water (5 :29) concentre l’énergie saturée et toute la rage dont ils sont capables après les avoir conservées sous la cendre durant la demi-heure précédente, pour le feu d’artifice final dans un tutti écervelé/ Nate Wooley brille dans ses exercices soniques extrêmes à la limite des possibilités de son embouchure et de la colonne d’air : celui-ci est strié, éclaté, déchiré, comme une étoile filante dans l’éther de nos tympans ou fragmenté en shrapnels de scories sonores volatiles. Mais dans « Featuring » c’est bien sa facette « jazz » qui s’impose. Floros Floridis fait son bonhomme de chemin avec un lyrisme authentique et une capacité d’écoute optimale, y compris à la clarinette basse dont il privilégie la musicalité. À la clarinette tout court, son inspiration s'écarte du canon classique avec la plasticité de la musique populaire hellénique. Phil Wachsmann déconcerte par ses interventions soupesées et sournoises qui s’agrège de manière surprenante aux trouvailles du pianiste par exemple. Celui-ci, Sten Sandell, prend soin d’intervenir en force à des moments bien choisis, car ce qui compte est de créer le momentum à l’instant le plus propice. Lorsque ses baguettes et autres ustensiles n’arpentent pas la surface de ses peaux parsemées d’objets percussifs, Paul Lytton actionne ses Live Electronics et Home Made Instruments. Je n’ai pu vérifier leur disposition précise pour ce concert pour vous en dire plus. Ce sens de l’épure et cette stratégie oblige les improvisateurs à se focaliser dans l’essentiel évitant l’accessoire et alternant improvisation individuelle, jeu collaboratif et écoute mutuelle pour déconstruire/ construire des équilibres instables et une interactivité oscillante à plusieurs niveaux. Leurs capacités d'imbrication ludique est le fait de musiciens improvisateurs d'exception. Pochette réalisée par Anna Lytton
Pour information, l’assemblage de personnalités de ce WLSFW est le fruit d’une pratique commune, parfois très ancienne. Lytton et Wachsmann collaborent régulièrement depuis 1973 (avec Radu Malfatti), dans le quartet LSFW de 1985 en Grèce avec Floridis, au sein du King Übü Örkestrü de Wolfgang Fuchs, de Balance of the Trade avec Herb Robertson et Dominic Duval (CIMP 114 1996), au sein de l’Electro-Acoustic Ensemble d’Evan Parker (7 albums cher ECM, Psi et Victo) et en duo (Some Other Seasons ECM et Imagined Time Bead Rds) auquel s’ajoute Ken Vandermark (Cinc Okkadisk) ou l’accordéoniste Kalle Moberg (the Punk and the Gaffer). Nate Wooley est l’autre collaborateur le plus fréquent de Paul Lytton : en duo dès 2007 (untitled Broken Research lp br-028 ,Creak Above 33 Psi et Known/Unknown Fundacja Sluchaj). Ce duo est augmenté par David Grubbs (Seven Storey Mountain Important Rds), par Ikue Mori ou Ken Vandermark (The Nows Clean Feed) et Christian Weber (Six Feet Under NoBusiness). Trumpets and Drums rassemble Wooley, Lytton, Peter Evans et Jim Black (Live in Ljubljana Clean Feed). On retrouve Sten Sandell dans une collaboration épisodique avec Lytton et Evan Parker (Gubbröra Psi). Outre ce LSFW sus-mentionné, Floros Floridis avait enregistré aussi Adônis 21 10 1983 avec L S F M, soit Paul Lytton, Pinguin Moshner et Hans Schneider (aux saxophones !). Floros Floridis est sans nul doute le jazzman d’avant-garde le plus incontournable de Grèce et son activité de catalyseur y fut crucial tout comme Sten Sandell en Suède. On retrouve aussi Floridis et Wachsmann dans les Soundscapes initiées par Harri Sjöström (2CD Fundacja Sluchaj). Sten Sandell fut le pianiste de Gush avec Gustafsson et Ray Strid qui faisait allégeance à leurs aînés Parker Lytton Lovens Schlippenbach etc… dans les années 90.Ce trio enregistra un album avec Phil Wachsmann (GushWachs Bead CD). Sandell a plusieurs fois enregistré avec Evan Parker avec qui Lytton est associé depuis plus d’un demi-siècle et s’impose comme pianiste de choix dans cet aéropage assez phénoménal.

Lih Kadim Sunday Sextet Marko Jenič Jure Borsič Andrej Bostiančič Ruda Jaka Berger Jost Drasler Vid Drasler FMR CD 645-0822
https://brgstime.bandcamp.com/album/sunday-sextet-lih-kadim

La scène improvisation free jazz de Slovénie est devenue très dynamique et consistante malgré la faible population de ce petit pays. Sa capitale, Ljubljana, contient 280.000 habitants et le pays plus de 2 millions. Le jazz contemporain y a toujours eu droit de cité et une scène d’improvisation radicale en gestation depuis plus de vingt ans s’est affirmée activement. Ce Sunday Sextet rassemble plusieurs participants à des sessions collectives hebdomadaires qui ont finalement débouché sur la publication de cet album fascinant qui démarre avec une séquence de free free-jazz frénétiquement désarticulé et pétaradant (Saturday 10:36). La longue suite qui lui succède , Friday (35:36)est révélatrice de l’empathie des six musiciens et leur capacité à coexister créativement, à interagir et imbriquer leurs interventions librement improvisées de manière lisible et dynamique à la fois contrastée et cumulative. Six improvisateurs en roue libre, ce n’est pas de la tarte. Demandez à Joëlle Léandre qui elle, le dit carrément, un sextet 100% librement improvisé, ce n’est pas pour elle. En cause, la probabilité sérieuse de congestion, non communication, surenchère, confusion, difficulté à trouver un terrain d’entente. Et elle n’a pas tort, surtout quand la configuration de la scène - espace de jeu ne s’y prête pas. Mais visiblement et auditivement, ces six musiciens relèvent le défi haut la main ! Marko Jenic violon, Jure Borsic anches, Andrej Bost Jancic Ruda guitares électriques, Jaka Berger live sampling & modular synth , Jost Drasler contrebasse et Vid Drasler percussions. Ils font évoluer cette très longue improvisation en entraînant les auditeurs dans de nombreux paysages sonores constamment diversifiés en se relayant et relançant avec ardeur une multitude de détails sonores, actions instrumentales, interférences, ébauches de dialogues, cultivant une indépendance farouche et l’empathie mutuelle, l’invention imaginative ou contrastée et un sens de la répartie jamais pris en défaut. Cette conviction est illustrée dans le très court Sunday (04:58) qui clôture l’album et où sont concentrées toutes leurs qualités et les interventions judicieuses de chacun d’eux avec une belle précision et un sens du timing exemplaire. Pour leur bonheur, le percussionniste Vid Drasler a intégré les caractéristiques indispensables du « free drumming » dispersé et éclaté issues de la pratique éclairée des John Stevens, Paul Lovens et Roger Turner qui permettent la rotation des initiatives dans un orchestre « atomisé » où tous les membres partagent tous les rôles de manière libre, indépendante et responsable et met chacun de ces excellents improvisateurs en évidence. Pour notre plus grand bonheur. Le collectif est donc aux commandes, on n’a que faire de solistes et chefs de file.

Martina Verhoeven Quintet Driven Live at Roadburn 2022 Klanggalerie https://dirkserries.bandcamp.com/album/driven-live-at-roadburn-festival-2022

Avec Onno Govaert à la batterie, Gonçalo Almeida à la contrebasse, Dirk Serries à la guitare et Colin Webster, la pianiste Martina Verhoeven est aux commandes d’un quintet hard-free , enregistré au Paradox de Tilburg lors de quatre jours de résidence du guitariste. Le piano sert ici d’instrument de percussion entraîné par les contorsions du contrebassiste et le drive emporté du batteur. Colin Webster fait éclater l’articulation brûlante de ses notes pressées dans des loops expressionnistes. Enfouies dans le magma sonore, les hachures trash du guitariste se révèlent à la 9ème minute face au piano pour introduire brièvement les frottements grésillants et minimalistes de la contrebasse. S’y agrègent petit à petit le souffleur en respiration circulaire et le batteur. Les cinq musiciens ont pris la décision d’enchaîner des mouvements variés et contrastés qui relancent l’écoute et crée des ambiances inattendues par rapport aux vrombissements de l’introduction. Jeu pointilliste du piano et de la guitare durent quelques minutes, rejoints par le souffleur devenu soudain mélodiste et le grondement sourd de la contrebasse. On se situe ici à la jointure de la démarche improvisée libre et du free-jazz rebelle. Leurs phases d’exploration sonore jouée du bout des doigts alternent avec des envolées hard-free effervescente, coulée de lave – raz de marée durant lesquels Martina Verhoeven martèle le clavier comme un dératée emportée par le déménagement torrentiel de ses acolytes. Allusion aux flots déchaînés des rivières ardennaises qui ont tout emporté sur leur passage durant l’été 2022 ? Ça craint, ça dépote, asphyxie ou pulse ce qu’il faut d’oxygène pour mettre le feu au brûlot. Bref interlude d’applaudissements et cela repart à la 25 ème minute sous la houlette de Colin Webster concassant les notes en virevoltant avec une belle adresse, commentée par les col legno et grincements glissés d’harmoniques de Gonçalo Almeida. Ces enchaînements ludiques sont du plus bel effet, bien détaillés et fort à propos même si une partie extrême de canardage sans répit et en pleine déflagration nous remémore la panzer muzik de nos très jeunes années. Voilà une improvisation collective convaincante qui détourne les déflagrations du hard free au bénéfice d’échanges ludiques et y retourne ensuite. Un très bon point !

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