11 juin 2024

Tony Buck John Edwards Elisabeth Harnik Harri Sjöström/ Tom Jackson & T.J. Borden/ John Butcher + 13 /Udo Schindler Eric Zwang Eriksson Sebastiano Tramontana

Flight Mode Live in Berlin 2023 Tony Buck John Edwards Elisabeth Harnik Harri Sjöström Fundacja Sluchaj FSR 14/ 2024
https://sluchaj.bandcamp.com/album/flight-mode-live-in-berlin-2023
Depuis Cream et Crosby, Stills Nash and Young, est né le concept de "super-groupe". Dans le free européen de ma jeunesse, il y avait le Cecil Taylor Unit, Brötzmann Van Hove Bennink et Alex von Schlippenbach Evan Parker Paul Lovens. Je parle ici de groupes avec piano. Quelques décennies plus tard, cette association toute récente, se révèle être un groupe « super » avec trois « vieux renards » de la scène et une intéressante étoile montante du piano, Elisabeth Harnik, entendue avec Joëlle Léandre, Steve Swell, Dave Rempis, Michael Zerang, etc… Avec Tony Buck, on a affaire à un drumming hyper-actif vivace et original qui laisse de l’espace et bien des nuances pour que ses collègues puissent s’inscrire valablement dans l’ensemble. Tony Buck a aussi une solide carrière derrieère lui (the Necks). Rien de tel pour inspirer un contrebassiste interactif et puissant comme John Edwards, même si dans les moments très intenses du concert enregistré ici, sa contrebasse est « couverte ». John est sans doute un des bassistes les plus demandés. Le saxophoniste soprano (et sopranino) Harri Sjöström est la fine fleur de cet instrument qui s’est développé dans l’avant-garde avec Steve Lacy, Lol Coxhill, Evan Parker et aussi Anthony Braxton. Le nom d’Harri Sjöström me rappelle ce superbe premier disque où j’avais découvert Elisabeth Harnik : 10.000 Leaves avec la violoncelliste Clementine Glassner et le saxophoniste Gianni Mimmo avec qui Sjöström cumule duo et projets communs. Harri soufflant avec batteur, pianiste et contrebassiste me rappelle aussi de l’avoir écouté au sein de l’illustre Cecil Taylor Quartet. C’est dire s’il est un saxophoniste soprano à la fois impressionnant, racé et sauvage tout en furie expressionniste et cette classe musicienne que partagent tous ces saxophonistes soprano depuis Steve Lacy : Evan Parker, Lol Coxhill, Urs Leimgruber, Michel Doneda, John Butcher et Gianni Mimmo, quelque soient leurs identités musicales propres. La dimension ludique est ici hypertrophiée et la liberté est au rendez-vous. Les improvisations collectives de Flight Mode transitent entre des tournoiements extrêmes et intenses et des passages où les quatre musiciens ouvrent et espacent le jeu pour s’écouter et trouver un nouveau terrain d’entente. Quatre Flight numérotés de 1 à 4 et s’échelonnant sur 26 :33, 5 :27, 18 :42 et 12 :17. Durant quasi tout le concert le saxophoniste nous livre un tour de force dans les aigus avec des croisements de doigtés, des spirales compressées, des ostinati frénétiques truffés de glissandi, morsures ou harmoniques ou des ressassements d’aigus en decrescendo. Avec une technique sophistiquée, Harri Sjöström joue sauvagement avec une intensité surhumaine et une approche expressionniste. Mais sa démarche n’est celle d’un « soliste », mais plutôt l’affirmation d’une démarche collective. Il se fait que le registre du sax soprano se détache clairement de l’ensemble malgré la densité et la puissante intensité du jeu. C’est d’ailleurs bien pour cette raison que Cecil Taylor l’a fait membre de ses groupes pendant des années. Pivotant sur tous les axes de pulsations croisées et de roulements violents mais feutrés ainsi que de subtils rebonds de mailloches, Tony Buck et son drive hypnotique propulse le quartet dans la stratosphère. Elisabeth Harnik démontre la classe de son jeu cristallin et l’excellence de son toucher lesquels subtilement allègent le jeu collectif avec des cadences en carillons tournoyants. Comment alimenter le feu intérieur sans surcharger : ce besoin de lisibilité ajoute autant ou même plus encore de puissance que si elle « pilonnait » son clavier à tout va. Et bien sûr si on devine plus la présence de John Edwards au sein du groupe plutôt que d distinguer ses notes clairement quand cela tourne à tout berzingue, celui-ci profite de moments d’accalmie pour attirer ses collègues dans des nuances plus délicates en les régalant de fines zébrures à l’archet. Flight Mode bien sûr et quelle escadrille !!

Tom Jackson & T.J. Borden Parr’s Ditch Confront Records core 41
https://confrontrecordings.bandcamp.com/album/parrs-ditch
Album masterisé par le superbe clarinettiste Alex Ward. Une belle recommandation indirecte de la part d’Alex, un clarinettiste proéminant de la scène britannique, pour un de ses meilleurs collègues clarinettistes, Tom Jackson, ici confronté au violoncelliste T.J. Borden et qui se bonifie au fil des ans. Confront Records ajoute à son merveilleux catalogue, un article fétiche supplémentaire. Merci Mark Wastell de Confront ! La communication et l’inspiration conjointes des deux improvisateurs est plus que remarquable. De l’improvisation libre de haut vol issue de la pratique de la musique contemporaine et le produit de leur imagination. Chacun joue sa partie avec ferveur, le clarinettiste soufflant autant en nuances éthérées qu’avec une désarmante volubilité et le violoncelliste dérapant avec intensité sur ses cordes en en griffant – grinçant – saturant le son. La qualité de la dynamique du souffleur et l’ingénuité de ses roucoulades et spirales « dodécaphoniques » n’ont de cesse de contraster avec ses bruissements, grognements, sons saturés et des incartades de T.J. Borden. Nombre de registres des deux instruments et leurs occurrences sonores sont investigués avec passion, précision et un brin de folie. La musique peut devenir par moment délirante, accidentelle et atteinte par la danse de Saint Guy ou tout à fait sérieuse, même si toujours ludique. Trois longues improvisations (Parr’s Ditch I, II & III) avec des durées respectives de 21:25, 26:03 et 18:52 n’arrivent pas à user leur matériau et leur potentiel, ni à fatiguer leur endurance créative dans la direction musicale qu’ils se sont choisies. Certains diront « On a déjà entendu ça, ce genre de musique » . Je réponds à cela que si vous n’avez pas tellement ou peu d’albums de ce « genre de musique » improvisée sous la main et que vous avez ce Parr’s Ditch à votre portée , vous n’allez pas vous ennuyer. On peut écouter cet album à répétition sans se lasser. Il n’y là aucun tape à l’œil. De la musique honnête de grande classe dont l’inspiration créative se renouvelle constamment. La richesse de son contenu, l’émerveillement simultané de Tom Jackson et de T.J. Borden, leurs magnifiques inventions sans fin font de ce document un must qui vous fera oublier bien des choses. Une exceptionnelle réussite.

John Butcher + 13 Fluid Fixations Weight of Wax 06
https://johnbutcher1.bandcamp.com/album/fluid-fixations

Credits : dieb13 ~ turntables
Liz Allbee ~ trumpet
Sophie Agnel ~ piano
Hannah Marshall ~ cello
Angharad Davies ~ violin
Pat Thomas ~ electronics
Mark Sanders ~ percussion
John Edwards ~ double bass
Ståle Liavik Solberg ~ drums
Matthias Müller ~ trombone
Isabelle Duthoit ~ voice, clarinet
Pascal Niggenkemper ~ double bass
Aleksander Kolkowski ~ stroh viola, musical saw
John Butcher ~ saxophones, recordings, composition
Avec ce grand orchestre à l’instrumentation variée et une équipe d’improvisateurs soigneusement sélectionnée, John Butcher marque des points. Quoi de plus difficile de faire coexister 14 improvisateurs « libres » de manière créative avec lisibilité et un objectif musical commun. Un pour tous, tous pour un. J.B. a écrit – devisé une composition qui, sans doute, laisse une marge de manœuvre individuelle et catalyse la créativité collective et personnelle. C’est tellement plus facile de jouer à deux ou trois : beaucoup moins de souci. Mais le jeu en vaut la chandelle surtout à la lueur de ce que je suis en train d’écouter. On se délecte des sonorités s’associant et se dissociant au fil des morceaux, des différentes voix instrumentales qui se distinguent avec une superbe précision entre contrastes marqués et certaines similitudes. Des agrégations intéressantes. J’ai un jour entendu Butcher louanger la vocaliste Isabelle Duthoit il y a longtemps. Rarement, j'aurai entendu Isabelle s’exprimer de façon aussi irrévocable à proximité des gargouillis vocalisés de Matthias Müller et de la trompette électrisée de Liz Albee. La grande qualité de cet orchestre est l’inexorable dynamique alliée avec une recherche de sonorités « alternatives » spécifiques à chaque instrument. Plusieurs « directions » esthétiques cohabitent entre pointillisme, atomisation, minimalisme, un peu de spectralisme, distance retenue et physicalité affirmée. Ce lutin incontournable de la percussion free qu’est Mark Sanders se concentre à ajouter des couleurs et livrer quelques frappes à des moments importants. Certains plongent dans l’anonymat en soutenant une note avec des cordes frottées et un souffle monocorde créant un drone légèrement ondoyant jusqu’à ce que l’ensemble se réunisse dans un agrégat statique et venteux en un long et lent crescendo. On entend par exemple siffler la scie musicale d'Alex Kolkowski avec un instrument électronique. Cet album est donc truffé de trouvailles sonores qui éclosent au meilleur moment. Quand un des improvisateurs a une fenêtre de quelques dizaines de secondes pour imprimer sa marque sur l'ensemble il donne ici le meilluer de lui même avec une idée sonore bien typée. C'est par exemple le cas de Sophie Agnel avec la caisse de résonance du piano dont vibrent les mécanismes ou John Edwards qui frotte un objet (grattoir en bois ou sourdine de contrebasse ?) sur ses cordes au bas de la touche. Aussi, il semble que Ståle Liavik Solberg percute légèrement des woodblocks alors que résonne le fameux tambourin de Sanders lorsque John Butcher improvise un solo granuleux au ténor… et ça bruite un peu partout avec parcimonie. Impossible de pouvoir les multiples figures et occurrences. Pas moins de huit morceaux de durées sensiblement différentes qui apportent chacun une dimension différente à ce fantastique orchestre aussi volatile que « discipliné ». Un enregistrement remarquable pour une super musique « improvisée » « dirigée »…

Allegria : Canto Senza Parole Udo Schindler – Eric Zwang Eriksson – Sebastiano Tramontana FMR CD675-0423
https://udoschindler.bandcamp.com/music

Parmi les nombreux CD’s publiés par le multi-instrumentiste Udo Schindler pour le label FMR Records, j’ai relevé ce "Chant Sans Parole - Alégresse" en compagnie du tromboniste Sebastiano "Sebi" Tramontana et du percussionniste Eric Zwang Eriksson. Canto Senza Parole est le nom du trio et Allegria est le titre de l’album ! Udo est un vrai phénomène de la musique improvisée jouant de multiples instruments : clarinettes, trompette ou cornet, trombone et tuba, saxophones. Ici aux sax ténor et basse ainsi qu’au cornet, il nous propose une belle session de six improvisations. Évidemment, il n’est sûrement pas un grand virtuose du saxophone, mais comme cela se dit en Belgique, Udo tire son plan de manière efficace et improvise à très bon escient avec quasi tous les instruments avec lesquels il a l’audace de se confronter face à des improvisateurs « spécialistes » tels Damon Smith, Jaap Blonk, Ove Volquartz, Peter Jacquemyn etc… Il faut le faire et surtout oser ! L’excellent et sensible percussionniste Eric Zwang Eriksson départage et commente les échanges des deux souffleurs ou, comme il le fait dans le n°2, dialogue subtilement un moment avec le saxophoniste avant de se livrer à un jeu très imaginatif. Sebi Tramontana est un vrai poète du trombone, chaleureux et faisant un usage merveilleux de la voix, du growl de manière originale et toute en finesse. Il suffit d’écouter ce deuxième morceau où le cornet d’Udo Schindler se joint à lui tout à son avantage. Sebi Tramontana est peut – être un tromboniste moins « expansif » que les Bauer, mais son registre sensuel, intimiste et vocalisé whah-whah fait mouche. Cette musique est une véritable musique de partage d’émotions et d’évolutions dans l’expression avec de nombreux changements de registres sonores tant au niveau des deux souffleurs que celui de la batterie. Eric Zwang Eriksson ne se contente pas de jouer du free drumming lambda, il sollicite toutes les surfaces de ses instruments, différents types de frappes en essayant de raconter une histoire et en explorant plusieurs dimensions ludiques en question-réponses avec ses collègues. Comme dans ces passages où le cornet et le trombone se rencontre dans le n° 4, lequel se termine dans un blues décalé foutraque avec des accents de kermesse et puis... funèbres… De beaux moments en perspective, et une belle rencontre où chacun a le loisir de s’exprimer en partageant une écoute mutuelle et sensible. Pratiquement, je n’ai pas trouvé de lien pour cet album qui n’est pas renseigné, comme beaucoup d’autres, sur le site du label FMR. Mais comme Udo Schindler a une production d’enregistrements prolifique, vous trouverez votre bonheur en cherchant un peu.

10 juin 2024

Derek Bailey & Sabu Toyozumi / Ivo Perelman Matthew Shipp/ Trevor Watts Veryan Weston & Jamie Harris/ Christoph Gallio & Roger Turner .

Derek Bailey & Sabu Toyozumi Breath Awareness No Business Records
https://nobusinessrecords.bandcamp.com/album/breath-awareness

Fukuoka city 2 novembre 1987. Derek Bailey et Yoshisaburo « Sabu » Toyozumi sont en concert dans le club IMAI-tei. Sabu était alors devenu un compagnon de tournée habituel de nombreux improvisateurs européens et américains : Peter Brötzmann, Peter Kowald, Evan Parker, Misha Mengelberg, Fred Van Hove, Leo Smith, Joseph Jarman, Paul Rutherford, Fred Frith et même des duos avec Han Bennink et Sunny Murray. C’était un proche compagnon de Kaoru Abe, Motoharu Yoshizawa, Toshinori Kondo et Mototeru Takagi a qui il a survécu grâce à l’extraordinaire dynamisme de sa personnalité et une forme de sagesse spirituelle et physique. Il rencontra de manière improbable Coltrane et Mingus à Tokyo, joua régulièrement à Chicago avec Braxton, Leo Smith, Roscoe Mitchell et Joseph Jarman en qualité de membre de l’AACM (1971). Obsédé par les rythmes et curieux de voyages et d’africanéité, Sabu Toyozumi est une personnalité à la fois simple, fascinant et hors du commun. À cette époque, Derek Bailey est à un tournant. En février de cette année 1987, je l’avais personnellement invité à donner un concert solo à la guitare acoustique à Bruxelles. Je savais qu’il y avait des tensions entre Derek et son alter ego d’Incus, Evan Parker, mais j’ignorais alors que les deux musiciens amis allaient se séparer dans l’année qui suivait. Fin 1986 début 1987, Bailey avait peu de concerts et cette tournée Japonaise a dû lui être providentielle. Quelques années plus tard, Derek Bailey allait devenir incontournable sur la scène internationale : tournées aux USA et dans toute l’Europe, duos avec Cecil Taylor à Berlin, avec Braxton au Canada en 1988, Company devenait une véritable institution, de jeunes musiciens le sollicitaient, John Zorn, Pat Metheny , Bill Laswell , the Ruins Steve Noble, etc… Le plus important en ce qui nous concerne aujourd’hui lorsque nous avons cet album en main ou « downloadé » dans notre portable est que Derek Bailey est alors au sommet de son art. Il a déjà réalisé son grand œuvre, mis au point « son style » et enregistré ses meilleurs albums solos et ses duos fétiches et il ne lui reste plus qu’à improviser avec qui il rencontre. Le fait de se retrouver « sans gig » ou avec peu de concerts à un moment donné aiguise l’appétit. On le sait quoi qu’en dise Derek Bailey, lequel adorait titiller certains collègues à propos de leur cup of tea musicale, la présence à ses côtés d’un musicien dont la personnalité semble être aux antipodes de la sienne l’excitait musicalement, intellectuellement et « énergétiquement » au point que sa créativité, son sens de la déraison excentrique, son imagination à la guitare étaient décuplées. On sait que Bailey était un fervent de Webern, mais ne questionnez pas Sabu Toyozumi au sujet de ce compositeur. Le batteur m’a confié que jouer avec un pianiste (hors du commun) comme Fred Van Hove, c’était « trop » pour lui, c’est à dire "trop sérieux", trop intellectuel, savant, et peut-être pas assez fantaisiste. Mais avec Derek Bailey le courant passe très bien. Le guitariste John Russell, qui a joué très souvent avec Sabu et connaît Bailey comme sa poche, a déclaré à l’écoute de cet enregistrement qu’il « n’avait jamais entendu jouer Derek avec autant d’intensité ». Dans sa discographie, jusqu’alors, on ne l’avait pas entendu déverser autant d’électricité rageuse, torrentielle : sans doute utilisait-il un ampli « rock » contrairement à son amplification « custom made » Londonienne des années 80, quasi hi-fi. Mais revenons au début, Derek Bailey est friand de jouer avec des batteurs de haut vol, car ils aiguisent et lui font sublimer son extraordinaire précision rythmique : Han Bennink et le mystérieux Jamie Muir, avec qui il a développé son « premier style » bruitiste entre 1968 et 1972 au Little Theatre Club. Tous deux des improvisateurs excentriques, délirants et souvent farfelus. Bailey a aussi enregistré en duo avec John Stevens et Andrea Centazzo. Avec Sabu Toyozumi, il trouve sur son chemin un lutin bondissant d’une vitalité solaire, démultipliant les rythmes et pulsations, déclinant les frappes à toutes les fréquences et sous tous les angles, parfois rien qu’en entrechoquant deux baguettes, chahutant des rythmiques endiablées avec autant de joie de vivre et de jouer que de férocité démesurée, surtout en regard de sa petite taille, celle d’un enfant. Ses deux personnalités que tout semble opposer, la taille, la culture, la manière de parler, de vivre, les intérêts musicaux, etc… s'accordent par magie dans la fureur de l’instant. Le Japonais est un homme d’un seul tenant, gymnaste spirituel d’une candeur céleste avec de solides pieds sur terre, élevé dans une discipline zen sans concession, détaché des vanités de ce monde. L’autre un « intelligent pragmatique » habile à la négociation, personnalité complexe et changeante, théoricien de l'improvisation qui a le don de la formule pour raconter son histoire. La musique de Bailey semble cérébrale et la pratique de batterie de Sabu Toyozumi est imprégnée d’une africanité immédiate, expressionniste, à fleur de peau. Le contraste est total, mais ces deux-là s’inventent merveilleusement un terrain de jeu , des instants de rencontre, une connivence folle, démesurée et fuyante. Derek est ici fasciné par les facéties rythmiques et la furia ludique de ce minuscule lutin, sorte de divinité primitive aux huit bras magiques, coordonnés par une science aléatoire des croisements – empilements différentiels de rythmes à vitesses variables, en crescendo – decrescendo organiques tant en intensités qu’en cadences et qui peut se révéler follement agressif. Durant deux improvisations de 25 et 27 minutes, plus un rabiot de quatre minutes, Derek Bailey s’écarte sensiblement de la matière musicale de son style « en solo » pour « divaguer » et inventer en jouant avec la fée électricité, fouaillant ses cordes et râclant la touche de sa six cordes, toujours accordée au mili-poil. Il arrive même qu’ils semblent, à un moment complètement délirant, devenir excédés l’un par l’autre. La goguenardise baileyienne ressurgit, ce dont l’autre n’a cure, obnubilé par les rythmes comme la force de la nature qu’il incarne. Dois – je signaler au lecteur que malgré tout ce qu’a pu dire et écrire Derek Bailey au sujet de l’improvisation, il improvise surtout – seulement que lorsqu’il est confronté à un autre improvisateur et pas spécialement quand il joue « en solo » ? D’ailleurs, le morceau joué ici en solitaire par Bailey, alternant harmoniques ultra précises et notes, frettées ou non, en escaliers eschériens durant treize minutes est une sorte de démonstration très précise de son style propre, d’une logique étincelante et en fait une composition structurée d’une succession de motifs qui s’emboîtent et finissent par s’enrouler à toute vitesse avec une précision inhumaine. Alors qu’en compagnie de Sabu, le guitariste brouille spontanément les pistes, dérape plus qu’à son tour et surprend l’auditeur, même le connaisseur assidu. Dans sa musique enregistrée en solo (particulièrement ses albums Lot 74, Aïda et Notes, publiés par Incus), il est avant tout son propre compositeur. J’ai entendu des versions différentes publiées par la suite (en bonus ou inédits) dans une ou deux rééditions où on entend clairement que D.B. rejoue des séquences entières parfois à la note près. Et donc pour de nombreuses raisons, outre le fait qu’il s’agit d’un super album qui réunit deux improvisateurs essentiels, Breath Awareness est une belle surprise et peut / doit même être recommandé à ceux qui veulent découvrir ou réécouter ces deux artistes tant pour leur apport personnel en tant que batteur et guitariste que comme un témoignage convaincant de cette musique improvisée collective à laquelle ces deux personnalités ont dédié leurs vies.

Ivo Perelman & Matthew Shipp Magic Incantation CD Soul City Sounds
https://perelmanshipp.bandcamp.com/album/magical-incantation

Après Corpo, Callas, The Art of the Duet, Complementary Colours, Live In Brussels (2CD), Live in Frankfurt, Oneness (3CD) Efflorescence (4CD), Procedural Langage, Amalgam, Fruition, Tryptic I, Tryptich II et Tryptich III, voici Magic Incantation, le vingt et unième CD du duo d’Ivo Perelman et Matthew Shipp. Conçue comme un dialogue complètement improvisé dans l’instant, leur relation musicale est à la recherche de formes qui se singularisent d’une prise à l’autre. Huit improvisations entre quatre et sept minutes et quelques offrent un panorama varié et très cohérent de leur travail. Titres : Prayer, Rituals, Lustihood, Enlightment, Sacred Value, Incarnation, Vibrational Essence, Magical Incantation. Vouloir insérer un pianiste comme Matthew Shipp dans une quelconque boîte esthétique musicale est une tâche impossible, tant son style et son jeu sont hybrides tant par rapport au jazz moderne ou free, le « classique contemporain » et l’avant-garde. Basée sur des structures complexes tant au niveau des harmonies, des formes, des rythmes et de sa dimension orchestrale que des échappées plus improvisées, sa musique est un défi par rapport aux routines du jazz. L’évidence d’une architecture spontanée, faites de cycles, tangentes, surimpositions enchaînées de cadences, motifs et perspectives spatiales, s’exprime avec une formidable intensité, une logique cérébrale imparable. Sa musique a un aspect sérieux, spirituel et réservé et une puissance énorme. Ses émotions n’éclatent pas au grand jour, mais sont immanentes et ressenties avec une forme de distance paradoxale, surtout lorsqu’on écoute son partenaire incontournable, le sax ténor Brésilien Ivo Perelman, un souffleur expressionniste, chaleureux, versé sur les suraigus modulés et l'éclatement des harmoniques, inspiré par sa culture afro-brésilienne. Il délivre un jeu "microtonal" avec une intuition rare, chatoyante. Un illuminé du saxophone ténor explosif et lyrique, doué d'un sens inné pour l'invention mélodique avec une décharge émotionnelle à fleur de peau. Son style est à lui tout seul "une école". Le contraste entre les deux improvisateurs est saisissant : leurs personnalités divergentes s'éclairent mutuellement. Mais une audition attentive démontre ô combien ils s'écoutent mutuellement, se complètent dans un unisson aussi humainement sensible que profondément intentionnel.
Matthew Shipp écrit dans les notes de pochette de Magic Incantation : « This record is a major major statement in jazz history. It is the height of the work I've done with Ivo and the height of what can be done in a duo setting with piano." Comme le duo l’avait déjà déclaré auparavant à propos de leurs albums précédents tels que le triple CD Oneness (Leo) ou Fruition (ESP), ils avaient alors le sentiment d'avoir atteintun point culminant en matière de musicalité et de qualité de performance. Juste après avoir enregistré Oneness, ils s'étaient dit d'en arrêter là et de capitaliser sur cet acquis. Mais peu après, ils enregistrèrent insatiablement et d'une traite le quadruple album Efflorescence et d'autres albums publiés par la suite come Procedural Language (in Perelman - Shipp Special Edition Box) et Amalgam ou encore la série des Tryptich volume I, II et III. Et voici Magic Incantation. Depuis quelques années et l'acquisition d'un nouveau bec, Ivo Perelman a considérablement retravaillé sa sonorité augmentant la qualité de son timbre dans le registre intime "à bas volume" proche des souffleurs de sax ténor du jazz "traditionnel" ou "moderne" tout en maintenant cette nouvelle vocalité en augmentant la puissance, le volume ou la passion du débit jusque dans les harmoniques déchirants, et tous ses glissements "flûtés" qu'il obtient au delà du registre aigu "normal" de son instrument. Cette nouvelle étape sonore de son évolution s'est révélée dans les enregistrements en duo et en trio avec le batteur Tom Rainey (Turning Point - Duologues 1 & The Truth Seeker.
Avec ce Magic Incantation, le duo atteint un niveau d'empathie musicale à la fois suave, terrien, subtil, aérien et déchirant.

Eternal Triangle Gravity Trevor Watts Veryan Weston Jamie Harris CD Jazz Now LTD 2024
https://jazznow.bandcamp.com/album/gravity

Trio saxophone alto et soprano – Trevor Watts , Nord keyboard – Veryan Weston , percussions - Jamie Harris. Dans le sillage de ses anciens groupes tels que « Trevor Watts’ Moiré Music Orchestra » ou « Trevor Watts Drum Orchestra », Trevor Watts, le compositeur d’Eternal Triangle, perpétue cette musique polyrythmique et modale inspirée des rythmes africains, des musiques latinos, du funk soul électrique, et de musiques d’autres régions du monde. Il adapte ses mélodies circulaires et ondoyantes, axées sur les pulsations et concoctées avec un don inné pour la création mélodique instantanée. Veryan Weston au clavier « Nord » et Jamie Harris aux congas – tambours battus aux deux mains s’imbriquent et entremêlent rythmes, frappes, accords et motifs mélodico-rythmiques dans un continuum giratoire, rebondissant ou virevoltant par-dessus lequel le souffleur s’appuie avec autant de précision que de liberté. Il ondule et danse comme un dauphin sur les vagues à l’approche d’un littoral qui recule inexorablement. Une fois le morceau lancé, le trio joue inlassablement sans le moindre break ou refrain ou la moindre césure dans un mouvement perpétuel faits de changements graduels, subtils, élastiques, chacun se faisant l’écho des deux autres. Le clavier joué par Veryan est autant un instrument de percussion « accordé » qu’un pourvoyeur d’harmonies tronquées, le jeu de ce dernier étant en phase avec son délire pentatonique. On songe à ses Tessellations formées de 105 compositions emboîtées et créées avec l’imbrication de 53 modes pentatoniques successifs…
On ressent l’impression que leur musique ne finit jamais, alors qu’il y a bien dix morceaux différents qui se distinguent individuellement autant qu’ils se fondent dans le flux de cette musique rythmique. Trevor Watts et Veryan Weston commencèrent à travailler ensemble avec Moiré Music dans les années 80 avant d’improviser en duo dans les années 2000 avec plusieurs magnifiques enregistrements à la clé : Six Dialogues, 5 More Dialogues, Dialogues in Two Places, Dialogues For Ornette ». De même, Jamie Harris, au départ un rythmicien élève de Watts, a fini par s’inscrire dans une belle démarche en duo sax – percussions avec le maestro documentée par plusieurs CD’s remarquables (Ancestry, Live in Sao Paulo, Tribal). En réunissant ses deux complices dans cet Eternal Triangle, Trevor s’assure aussi leurs compétences avec quelques tournées européennes. Dans le cas de Harris, il ya une dimension de groove polyrythmique circulaire souvent hypnotique. En effet, si le matériau thématique est composé par Trevor Watts, ses deux amis en génèrent les arrangements spécifiques à leur instrument avec une étonnante cohésion. Le souffle de Trevor Watts se fait tour à tour suave, joyeux, mordant, intense ou pointu, avec une magnifique sonorité limpide, généreuse tant au sax alto qu’au soprano. De son souffle se dégage une expressivité unique, une qualité de timbre d'une grande beauté qui rivalise avec celles d'altistes comme Art Pepper, Cannonball Adderley ou Ernie Henry qui fut son modèle jusqu'au moment où Trevor découvrit Dolphy et Ornette. Faut - il signaler aussi l'enregistrement phare de Veryan Weston au clavier Nord dans l'album Crossings avec Mark Sanders et Hannah Marshall ? Cet enregistrement permet de comprendre son étonnante démarche au clavier Nord. Son adaptation discrète et avisée dans ce projet est un vrai plus. Au fil des morceaux de Gravity, l’auditeur devient ensorcelé par l’invention mélodique, la fascination rythmique, les décalages free de Trevor Watts et le lyrisme authentique que leur musique dégage. Une musique de danse métissée et syncrétique aux mouvements infinis.

Christoph Gallio & Roger Turner You Can Blackmail Me Later Ezz-Thetics https://now-ezz-thetics.bandcamp.com/album/you-can-blackmail-me-later-2

Si Roger Turner est un des percussionnistes ultimes de la libre improvisation coupable de s'être commis pour le meilleur avec des "poètes" de l'improvisation incontournables tels Phil Minton, Lol Coxhill, John Russell, Michel Doneda,Alan Tomlinson, Steve Beresford, Thomas Lehn, Tim Hodgkinson et un kyrielle d'activistes "locaux" comme Kazuo Imai, Eugenio Sanna, Edoardo Ricci, Michael Keith, Witold Oleszak, Ulli Bötcher. En suivant son parcours, on ne peut que constater que Roger Turner n'a pas d'agenda de carrière ni de préjugé. Il prend au sérieux le moindre de ses engagements en donnnat toujours le meilleur de lui-même. Il y a chez lui une flexibilité dans le jeu et la qualité émotionnelle qui se rapproche avec fluidité de l'esprit et de la sensibilité sonore de ses partenaires qu'ils soient habituels ou d'un soir. Il m'a un jour déclaré que c'était dommage que il n'avait quasi jamais l'occasion de jouer avec des musiciens plus jazz ou "free-jazz". Lors d'un concert, j'ai pu l'entendre jouer au pied levé avec Charles Gayle et le contrebassiste Juni Booth, aujourd'hui décédé. J'avais plus que l'impression d'entendre Milford Graves lui-même avec ses figures rythmiques qui accélèrent et décélèrent, ses frappes et ses roulements qui se croisent sans arrêt dans un déluge de pulsations qui s'écartent et se ratrappent les unes aux autres comme par magie. Unique ! Avec le saxophoniste Suisse, Christoph Gallio, on perçoit la filiation de Sunny Murray, mais aussi une puissance alliée à une délicatesse infinie. Christoph Gallio, explore sans relâche les registres secrets de ses saxophones alto, soprano et C Melody: murmures subsoniques, coups de bec assourdis, feulements, scories, vocalisations, détachés équivoques, faux doigtés, sursauts hérissés, fragments mélodiques, canarderies, spirales incertaines avec une forme de lyrisme lunatique. N.B. Christoph a joué récemment avec Gerry Hemingway et son label Per Caso publie ses projets depuis des décennies. Il semble que Roger Turner essaie d'abord la batterie, avec vibrations, divers roulements de caisse claire pour en suite s'échapper sur les rebords des fûts en modifiant sensiblement le calibre de ses frappes, leurs intensités. Le silence intervient et des coups coordonnés césurent celui-ci. Petit à petit, une poésie s'installe, un dialogue précis et incertain se fait jour. Les deux prennnent le temps de jouer , de trouver des échappées, faire venir lueurs ou assombrissements, sursautent et pressent les tempi imaginaires, élastiques. Une séquence animée s'enchaîne avec une recherche introspective, le souffle lunaire et vaporeux d'un moment. Les duettistes nous promènent dans tous les états gazeux, liquides ou granuleux de leurs dérives. On pourrait peut être dire que le duo de Roger avec Urs Leimgruber se révèle plus "décisif" (cfr The Pancake Tour ou The Spirit Guide). Mais ce ne serait pas rendre justice à leur formidable expressivité, à leur disposition d'esprit et surtout le sens de la recherche instantanée expressive de Christoph Gallio, lequel sublime ses capacités de souffleur pour donner le meilleur de lui-même autant qu'il est humainement possible. Tout du long, c'est un véritable feu intérieur qui se livre, rougeoie, sature, explose et métamorphose la saxophonitude free. Dans les moments d'emportement convulsifs, Roger Turner exulte, chahute, virevolte comme un diable et Christoph Gallio, ici volatile picorant dans la jungle là époumonnant sa rage, sublime l'idée qu'on se fait de la libération du free-jazz. Vous vivrez ici tous les registres de la déraison. Une musique d'improvisation free authentique, ludique et salvatrice. Please mail me later !! Vachement réussi !!

1 juin 2024

Thanos Chrysakis Ana Maria Avram Iancu Dumitrescu & Horatiu Radulescu par Liam Hockley/ Luc Bouquet / Keith Rowe & Gerard Lebik Dry Mountain

Pulse Tide Liam Hockley : Ana Maria Avram Thanos Chrysakis Iancu Dumitrescu Horatiu Radulescu Aural Terrains TRRN 1853
https://www.auralterrains.com/releases/53

Aural Terrains, le label de Thanos Chrysakis, crée au fil des ans et des parutions une véritable œuvre musicale éditoriale en musiques « contemporaines » de compositeurs et d’interprètes en connexion avec la scène improvisée. Le plus souvent chaque album est focalisé sur des œuvres de compositeurs différents pour des instruments à vent comme les clarinettes (souvent clar. basse et contrebasse, tubas etc… ). Certains des interprètes étant aussi des improvisateurs et vice et versa, on les trouve aussi dans des projets de musique improvisée. Aural Terrains est devenu incontournable. Pulse Tide met en valeur le cor de basset ou basset horn, un instrument de la famille des clarinettes entre la clarinette "droite" et la clarinette basse. Cet instrument relativement ingrat est joué ici par Liam Hockley dans quatre œuvres dont deux en solo, Penumbra d’Ana-Maria Avram et Aura de Iancu Dumitrescu et deux pour ensembles. Thanos Chrysakis a signé Egress pour cinq cors de basset et Horatiu Radulescu, Capricorn’s Nostalgic Crickets pour sept cors de basset. Dumitrescu, Radulescu et Avram sont des compositeurs connus pour leur musique « spectrale» avec une audience internationale, festivals et concerts. L’intérêt de l’album réside dans la confrontation et les spécificités de chaque compositeur et de chaque œuvre avec l’esprit collectif propre à Aural Terrains. Liam Hockley a donc enregistré toutes les parties des deux ensembles pour Egress et Capricorn’s Nostalgic Crickets par le truchement du multi-pistes.
Penumbra (6:14) exprime bien la relation entre les effets vocalisés dans le grave et les subtils sons flûtés dans les aigus qui s’animent dans des articulations pointillistes sautillantes. La composition pousse l’interprète à mettre en valeur les possibilités sonores, expressives de l’instrument qu’on entendra ensuite être optimisées dans les deux excellentes compositions de Chrysakis et de Radulescu enregistrées par Hockley en multipistes. Le multipiste facilite la construction de l’œuvre dans le studio, car le musicien en joue toutes les parties et les connaît par cœur, ce qui lui permet d’en ajuster l’imbrication avec la plus grande précision. Il s’agit d’un travail sur les couleurs, les timbres et les sons qui s’interpénètrent, fusionnent, se détachent ou s’ajoutent avec un savant dosage de silences et d’effets sonores en suspension dans l’espace. Ils créent des micro-mouvements aériens miroitants,feutrés, nuageux ou acides avec de légers crescendo et des boucles (Egress 13 :24). Ne croyez pas que Thanos Chrysakis est un faire-valoir, c’est plutôt un compositeur de haut niveau. Ayant dirigé de pareils projets enregistrés pour son label avec une véritable inspiration et une profonde connaissance - science de la composition, il n’en n’est pas à son coup d’essai. Aura de Dumitrescu(12:45)fait disparaître de grasses notes graves dans le silence, juste pour accrocher l’audition. Du silence parvient une discrète émission de note qui se volatilise un moment pour faire place à l’éclat subit d’un grave puissant qui décroit en altérant le timbre, le volume et la dynamique. Ce lent va et vient mystérieux s’enrichit de nouvelles sonorités et de subtils decrescendo de notes aigues, ou des glissandi oscillants. Vu la difficulté de l’instrument, la concentration du souffleur est à son maximum car la lente composition multiplie les sons les plus fins qui se croisent un moment en multiphoniques à un instant précis.
Pour les amateurs de free-jazz et musiques improvisées qui sont rompus à l’écoute de saxophonistes comme Steve Lacy, Anthony Braxton, Evan Parker, Urs Leimgruber etc… c’est particulièrement intéressant. Un véritable tour de force technique, mais aussi un exploit expressif et mental pour créer un narratif plausible à partir de la partition. Avec l’interprétation de Capricorn’s Nostalgic Crickets (25 :15) d'Horatiu Radulescu, le pionnier, on atteint un sommet du genre. La stratification des sonorités, leurs dynamiques contribuent à former une multiphonie en courts mouvements successifs séparés par des césures silencieuses et qui se ressemblent autant qu’ils se diversifient avec un art consommé du crescendo et de subtiles métamorphoses. Chacun des courts mouvements se développent sur des durées différentes, mais elles peuvent être ressenties comme étant égales par l'auditeur, l’attention se focalisant sur les détails sonores de chacun des sept cors de bassets où pointent simultanément des ultra-aigus, des tremolos à peine perceptibles, des sifflements des grincements, des murmures, des courts glissandi, des harmoniques et des silences concoctés dans de curieux agrégats insaisissables. Ces effets sont chaque fois répartis de manière différente, certains mouvements commencent ou se terminent avec une seule note aiguë et « l’ombre » d’une ou deux notes qui s’éteint dans le silence. Un léger vent de spontanéité organique souffle au travers de l’œuvre, alors que le souffleur suit des instructions précises. Au fil des minutes, les mouvements s’épaississent, grondent, d’épaisses gravelures et des glissandi célestes. Les effets sonores deviennent plus mystérieux, voire magiques. Entre nous, la réalisation de cette œuvre a dû être fastidieuse. On peut imaginer que sept cors de basset soient joués par sept souffleurs différents au même moment, encore faut – il avoir sous la main sept virtuoses de cet instrument difficile ! Le résultat devrait sûrement être différent par rapport à cette version en re-recording multi-pistes, à cause de l’irrésistible attractivité rythmique. Bref, un album super intéressant et si on doit vulgariser l’analyse, on dira que la musique se situe au croisement optimal du minimalisme et de la complexité. Bravo Thanos Chrysakis et Liam Hockley !!

Luc Bouquet au Bal Clandestin FOU Records FRCD 57
https://www.fourecords.com/FR-CD57.htm

Album solo de percussions de Luc Bouquet en hommage à son père Jean qui fut batteur de bal et de jazz il y a très longtemps. Durant la deuxième guerre mondiale, Jean Bouquet jouait dans des bals clandestins dans les années dures de l’Occupation une fois que la Wehrmacht … et la Gestapo eurent envahi le territoire de la France dite "Libre" dès novembre 1942. C’est au péril de leurs libertés et même de leurs vies que Jean Bouquet et son copain Séverin l’accordéoniste se rendaient dans les villages des Alpilles pour animer un Bal Clandestin à l’intérieur d’un mas (une ferme), les instruments cachés dans les sacoches de la moto. Et cela depuis le village de Maussane à proximité de Fontvieille. Jean fut aussi résistant. Les morceaux enregistrés en solo évoquent les lieux et villages traversés par les deux compères : Le Carré Rond, Le Castellas, Les Gipières, Les plaines de Lauzière. Ce sont des lieux que notre ami a parcourus depuis sa plus tendre enfance, sa maman l’entraînant dans la découverte de sites néolithiques ou gallo-romains des Alpilles, parfois au sommet des « montagnettes ». Le premier morceau « Préparatifs » nous fait entendre Luc soufflant dans un harmonica, sans doute pour se remémorer l’accordéon de Séverin, le frère d’armes de son père.
Le Carré Rond (n°2) est joué avec une cymbale et une corde de guitare (?) fixée et tendue sur un longeron de bois qui en frotte les bords en faisant siffler, crisser et onduler la vibration de la cymbale et ses harmoniques. Réflexion sonore intimiste qui illustre bien toute la délicatesse de sentiment du musicien et sa capacité à varier ses effets avec soin avec cette technique. Avec Le Castellas (n°3), le batteur joue des fûts avec une grande qualité de toucher et de frappe, un sens de la respiration musicale qui indique clairement son niveau d’expérience d’improvisateur et l’intuition naturelle de la dynamique adéquate. Pas d’effet et de « figures » impressionnantes, mais une concentration sur l’essentiel : la musicalité, une qualité lyrique et un sens certain de la construction. On retrouve toutes ces qualités dans le morceau suivant, Les Gipières(n°4), la pièce maîtresse de cette musique profonde et lumineuse. Il introduit des figures et des formes intéressantes en les enchaînant avec autant de science de la batterie que de de goût et cela durant 18:44. Une vraie performance et un feeling de liberté ! Les plaines de Lauzières (n°5) apportent encore une autre perspective où les frottements sur la peau de la caisse prend tout son sens. Il y a dans son jeu la générosité sensible évidente et ce qu’il n’y pas, c’est la crispation sans but, la respiration, l’arrière-pensée de vouloir en mettre plein la vue. Une musique à la fois terrienne et aérienne. Une philosophie de la vie comme si la pratique de la batterie rend son homme meilleur au plus profond de son être. Et, il faut, une fois le Bal Clandestin terminé et les bouteilles vidées, retourner par monts et par vaux à la maison où, transie, l’attendait Lulu, la maman de Luc Bouquet. C’est ce qu’évoque Retour (n°6) avec le coup d’harmonica final qui s’éteint petit à petit dans le silence de la nuit.
Franchement, si je jouais de la trompette, du sax ou de la contrebasse, etc… dans une musique libre d’essence jazz ou un peu autre en France, j’essaierais d’appeler Luc Bouquet.

Keith Rowe & Gerard Lebik Dry Mountain inexhaustible editions ie-064
https://inexhaustible-editions.com/ie-064/
https://inexhaustibleeditions.bandcamp.com/album/dry-mountain


Pochette : un grous pouce levé à l'encre de chine sur un fond de traits épais au crayon signé Keith Rowe. Dry Mountain est une composition conjointe de Keith Rowe, guitariste du légendaire groupe AMM et de Gerard Lebik entendu sur ce label dans Psephite avec Noid et et dans An Alphabet of Fluctuations avec Burkhard Beins, mais aussi en compagnie de Paul Lovens et de John Edwards au sax ténor (Lepomis Gibbosus). Dry Mountain est une composition commandée et enregistrée par Sanatorium of Sound Festival 2016 in Sokołowsko, Pologne le 13/8/2016.
Partitions graphiques (graphic scores) d'Alicja Bielawska, Bożenna Biskupska, Daniel Koniusz et Lena Czerniawska, Brian Olewnick et Michael Pisaro. Elles sont exécutées par Johnny Chang (violin), Jonas Kocher (accordion), Gaudenz Badrutt (electronics), Bryan Eubanks (electronics), Kurt Liedwart (electronics), Xavier Lopez (electronics), Mike Majkowski (double bass) and Emilio Gordoa (vibraphone). Veuillez m'excuser de seulement chroniquer cet album seulement maintenant, il est paru l'année dernière. Évidemment, étant personnellement impliqué dans l'improvisation libre, j'ai un peu de mal à tenir décemment ma plume quand il s'agit de musiques composées avec des partitions, des concepts etc... Mais, bien sûr, ça m'intéresse et j'écoute volontiers quand l'occasion se présente. Dry Mountain : la composition originale de Keith Rowe et Gerard Lebik utilisant des electronics et des objets sonores figure en 1. a dans le CD pour une durée de 4:46. Ensuite en numéros 2. b , 3. c , 4. d , 5. e et 6. f, figurent cette même composition, dry mountain, dans des différentes "graphic score interpretations". Les durées respectives de ces interprétations sont 4:36, 4:12, 3:04, 3:06, 4:40. Le cd dure approximativement un peu plus de 25 minutes et le texte de pochette explique le projet en anglais (ce qui n'est pas ma langue) et il me faut plus de temps pour lire et comprendre le texte que d'écouter la musique.
Cette durée très courte permet d'écouter, comparer et méditer ce projet musical à plusieurs reprises d'une traite. Une réflexion : alors que les compositeurs aiment souvent à commenter et faire l'exégèse de leurs compositions en suggérant comment elle doit ou devrait être comprise et entendue, les improvisateurs libres "radicaux" laissent généralement toute liberté au plaisir et au jugement (appréciation, commentaires) du public en évitant de s'étendre dans une quelconque glose explicatrice... En fait ici, je pourrais poser des questions : qui a réalisé les partitions graphiques de chaque "version" ? ; y a t-il des partitions jouées qui auraient été écrites par deux ou plusieurs des six auteurs cités plus haut ? quel musicien joue dans quel des six morceaux ? Il vaut mieux sans doute écouter sans savoir et de fermer les yeux. Cette musique d'essence "minimaliste" est faite de bruissements et de drones avec différentes caractéristiques sonores d'origine clairement acoustique ou électronique (il y a 4 artistes électroniques), ... hyper aiguë sifflante, crachotante ou "industrielle" avec la remarque que des sons qui semblent être électroniques sont produits en fait par des instruments acoustiques. Johny Chang torture remarquablement bien son violon, par exemple. Emilio Gordoa fait siffler les lames de son vibraphone avec un archet. Cela évoque des sons électroniques. Il y a aussi clairement des différences d'un artiste électronique à l'autre. Mais difficile de déterminer quel individu joue quoi, et peu importe, finalement. C'est normal, il s'agit d'un projet collectif. D'une interprétation à l'autre, il y a des points communs, une ligne de force, des tensions et des types de bruitages dans l'une et pas l'autre. Le sixième morceau semble être un tutti (ou presque) des instrumentistes et n'est pas le moins intéressant. À la fin, juste avant les applaudissements, il y a quelques rires dans le public. Pour conclure, l'album est un souvenir d'un événement remarquable et s'écoute volontiers. Cela a (ou aurait) dû être d'ailleurs amusant de voir les auteurs créer les partitions graphiques in vivo e de visu. Encore un de ces projets qui font d'inexhaustible editions un label pas comme les autres et dont j'essaie de conserver spécialement les compacts qui arrivent à moi. Laszlo Juhasz et Natasa Serec sont des producteurs uniques en leur genre. Chapeau !!