Before Then Tim Trevor Briscoe Szilard Mezei Nicolà Guazzaloca Not Two 4CD MW 1022-2.
https://www.nottwo.com/mw1022
L’entreprenant label polonais Not Two a l’habitude de publier des coffrets – albums de plusieurs compacts pilotés par des artistes comme Barry Guy, Ken Vandermark, Frode Gjerstad ou Mats Gustafsson avec d’étonnantes brochettes d’improvisateurs de haut vol ou des « bundles » colorés et encoffrés. Voici donc Before Then, une superbe somme de quatre concerts de 2019 enregistrés en Hongrie et en Serbie-«Vojvodine » par un singulier trio qui n’est pas à son premier coup d’essai. Établi à Novi-Sad dans le territoire de langue « magyar » de Serbie le long du Danube, l’altiste Szilard Mezei est une personnalité incontournable du jazz – free et des musiques improvisées, si on en juge par son abondante discographie (FMR, Not Two, Leo, Creative Sources etc…). Entendons – nous bien, altiste = « violoniste » qui joue de l’alto (comme Charlotte Hug, Ernesto Rodrigues, Mat Maneri ou Benedict Taylor), une denrée rare. Depuis une quinzaine d’années, il collabore étroitement avec le pianiste Nicolà Guazzaloca, un incontournable activiste des musiques improvisées et jazz tranchant à Bologne. Ces deux musiciens ont déjà un superbe album en duo : Lucca and Bologna Concerts (Amirani AMRN 050. Je mentionne aussi le fait que Nicolà réalise toutes les pochettes de ce label dirigé par Gianni Mimmo, le saxophoniste avec qui il a enregistré deux beaux albums. Mais, en fait, ils ont initié cette collaboration avec le saxophoniste clarinettiste Tim Trevor-Briscoe, un sujet britannique résident à Bologne, avec le CD Underflow en 2010 (Leo Records CD LR 614) et on mesure le progrès réalisé par leur trio quand la musique de Before Then défile pendant des heures qu’on ne sent pas passer. En 2015, leur collaboration en trio se précise lors d’un concert au Cantiere Simone Weil à Piacenza publié par AUT records (Aut024) et un autre à la SPMI de Bologne qu'on retrouve dans le CD Exuvia (FMR).
Avec ce quadruple album Before Then de 4 compacts contenant les enregistrements des concerts des 7, 8, 9 et 11 novembre 2019 à Szeged (HU), Novi Sad, Magyarkanisza et Budapest, le trio nous offre un exemplaire document révélant la consistance profonde et inspirée de leurs improvisations collectives, l’extrême qualité de leur musique de chambre qui peut très bien se muscler et s’intensifier dans de magnifiques crescendi – decrescendi ou de subites déconstructions décoiffantes. Chacun à son tour ou simultanément, les trois musiciens se portent « en avant » pour ensuite restreindre leur enjouement énergique pour laisser un ou les deux autre(s) occuper une position momentanée de « soliste ». Les passages « piano » ou « pianissimo » délicats ne manquent pas et s’équilibrent avec les moments d’emportement dynamiques, cadencés ou déconcertés. Une astucieuse cohabitation entre une dimension classique « vingtièmiste » très cohérente empreinte d’une sorte de suave cérémonial de haut-vol principalement lorsque Trevor-Briscoe joue de la clarinette et les incartades de la free-music, les risques de l’improvisation totale lorsque le même empoigne son sax alto avec ses cascades de détachés sursautant, par exemple. Le pianiste, Nicolà Guazzaloca, se révèle ici sous son meilleur jour, sa superbe qualité de toucher aux nuances multiples, sa virtuosité dynamique, la puissance délivrée avec une étonnante intensité. Je dois dire qu’il est un des pianistes européens de la scène improvisée les plus sous-employés par rapport à son grand talent. Outre ses deux camarades ici présents, il a tourné et enregistré avec son ami le saxophoniste Edoardo Marraffa, le flûtiste allemand Nils Gerold et son pote Stefano Giust, le batteur responsable de l’incontournable label Setola di Maiale et de ses centaines de CD’s publiés (!). Deux albums en solo « Tecniche Arcaiche » et un duo avec le pianiste Thollem Mc Donas. Tim Trevor-Briscoe m’avait déclaré ne pas connaître la scène britannique (!), ayant développé son art dans ce repaire d’artistes qu’est la ville de Bologne. À ma connaissance, on ne lui connaît pas d’autres affiliations que son travail en duo et en trio avec Guazzaloca et Mezei. Il adapte aisément son jeu et ses techniques « avancées » à la situation instantanée en constante métamorphose du trio. La fluidité et les nuances de son souffle à la clarinette nous font suggérer un intense travail dans le domaine classique. Sa superbe légèreté et son alégresse virtuose, est une fontaine de jouvence pour toutes les occurrences dynamiques, multi-rythmiques et ondulatoires de Guazzaloca au clavier. Avec Szilard Mezei et son copain pianiste, il a vraiment fort à faire, perpétuellement sur la brèche. Le violiste (viola – en anglais – c’est plus beau et explicite que le mot « alto », souvent confondu avec le saxophone du même nom dans la vulgate jazzique), il faut absolument le souligner, Szilard Mezei maîtrise magistralement (il faut le dire et le répéter) le jeu de la « viola » avec d’infimes nuances qui atteignent le niveau de qualité sonore des sifflements les plus inspirés des oiseaux – chanteurs parmi les plus remarquables. La grâce innée des glissandi et des oscillations lunaires de timbres raffinés de Szilard Mezei sont mirifiques tout comme ses pling-plong en pizz de guingois sur les cordes. Quasiment jamais, Mezei n’essaye ici de surjouer par-dessus les vagues sonores et les cascades du pianiste. Il reste fidèle à lui-même de bout en bout.
L’idée - identité même de leur trio repose autant sur leur empathie intime et leur cohérence tout à fait remarquable que sur les contrastes dont ils jouent finement et se délectent autant pour leur plaisir et pour le nôtre. Et quelques excès « free » endiablés qui surgissent çà et là ajoutent une solide dose de piment et cette folle énergie concentrée qui complète le tableau ou le voyage musical. Une écoute distraite fera dire à certains obnubilés par l’avant-garde à tout crin que ça sonne « classique ». Mais en réalité, ces quatre concerts enregistrés en quatre soirées consécutives dans une tournée est une véritable révélation : jouer ainsi d’un soir à l’autre sans quasiment se répéter ni ennuyer l’auditeur exigeant avec autant de créativité renouvelée et bonifiée est une véritable performance. Si Szilard Mezei est de toute évidence un rare « violiste » improvisateur qu’on compte sur les doigts d’une seule main, le talent de Nicolà Guazzaloca le fait figurer dans le peloton de tête des grands pianistes de la free-music européenne, peut – être un peu moins singulier que feu Fred Van Hove ou pas aussi colossal qu’Alex von S, mais sûrement à l’égal de tous ses pairs parmi les plus brillants. Sa virtuosité est d’ailleurs aussi intense que sa modestie. Dans le contexte de ce trio, la volonté créatrice et le savoir-faire expérimenté de Tim Trevor-Briscoe le hisse dans les hautes sphères, emporté dans les tourbillons, spirales ou instants suspendus de leur musique. Bravo !
Chess Music Axel Dörner Guilherme Rodrigues Stephen Flinn Jung-Jae Kim Creative Sources CS 801 CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/chess-music
Dans la droite ligne des albums des débuts du label Creative Sources, une musique « minimaliste », « réductionniste ». Chess Music, sans doute parce qu’on avance coup par coup entre des moments de réflexion - silences mesurés comme dans une partie d’échec. Le souffle d’Axel Dörner traverse le tube de sa trompette au bord du silence ou en produisant une sonorité blanche indifférencié avec une seule note tenue un bref instant, quand ce n’est pas. L’archet de Guilherme Rodrigues percute une ou deux cordes bloquées de son violoncelle ou griffe celles-ci en grinçant. Jung-Jae Kim émet des « pop » sur l’anche de son saxophone ténor ou émet une crescendo grumeleux. Le percussionniste Stephen Flinn fait discrètement vibrer ou gronder les peaux de sa caisse claire et de sa grosse caisse à l’horizontale avec peu d’accessoires : mailloches une mini-cymbale et un bol métallique évasé. Frottements variés, subtiles mises en vibration de l’air qui résonne sous la peau. Succions du bec du sax, grésillements, bruitages ventilés du pavillon de la trompette, éclats des lèvres - harmoniques dans l’embouchure, glissandi oscillant à l’archet sur les cordes, pizzicato distrait ou crissements aigus insistants au violoncelle. Agrégats – strates sonores en suspens. Et silences. Lentement, presqu’insensiblement les effets sonores naissent, disparaissent, se diversifient, s’atténuent ou s’affirment, s’ajoutent et se soustraient. Bien plus qu’un exercice de style, c’est une réalité sonore et vibratile immanente, qui transcende ces techniques instrumentales ultra « alternatives » dans une construction temporelle presqu’immobile, sensitive immergée dans la perception du silence du lieu et du bruit incorporé dans une action musicale. Une seule performance de 40 :53 qui exprime très bien l’élasticité de la durée ressentie dans le temps et suscite une écoute intense des moindres sons – bruits – vibrations – silences.
Erhard Hirt Klaus Kürvers Dietrich Petzold Weiterbauen Creative Sources CS834CD
https://creativesources.bandcamp.com/album/weiterbauen
Trio à cordes pas comme les autres échappant aux occurrences sonores habituelles et au définitionnisme. Erhard Hirt joue ici du dobro, de l’e-guitare et des électroniques, Klaus Kürvers officie à la bonne vielle contrebasse et Dietrich Petzold est crédité violon, violon ténor, clavichord et métal joué à l’archet. Erhard Hirt revient plus à la surface au sein des « légendaires » XPACT II (deuxième édition) et King Übü Orchestrü (deuxième mouture) et fut immortalisé par le CD FMP-OWN « Two Concerts » en trio avec Phil Minton et John Butcher. Un des guitaristes « électroniques » les plus convaincants depuis une quarantaine d’années. S’il reste peu connu en dehors des auditeurs du label Creative Sources pour lequel il enregistre fréquemment et de la scène Berlinoise, Klaus Kürvers est un des contrebassistes pionniers du free-jazz en Allemagne avant même qu’on en mentionne l’existence dans les médias. Le violoniste Dietrich Petzold s’est fait entendre dans le quartet de cordes dis/con/sent avec Ernesto Rodrigues, Guilherme Rodrigues et Matthias Bauer, une solide référence parmi les quartets ou trios de cordes frottées improvisés, d’une qualité voisine de celles du String Trio de Zurich, du Stellari Quartet, ou de l’Iridium Quartet ou encore des Canadiens du Quatuor d’Occasion avec Malcolm Goldstein. Il suffit d’écouter leurs albums depuis leur premier (dis/con/sent CS 563 CD), une réussite dans ce domaine. Weiterbauen concentre l’exploratoire, la science appliquée des grincements, le glissando rotatif au plus proche du chevalet, l’étrange, le sonique exacerbé. Deux cordes frottées : le violon de Petzold s’échange contre le rare violon ténor, instrument bien souvent fait sur mesure comme pour Jon Rose dans son génial duo Temperaments avec Veryan Weston, et la contrebasse intuitive de Kürvers. Mais aussi le « bowed metal » de Petzold encore : s’agit-il d’une scie musicale, en fait ? Toujours est-il que cet ustensile fait bon ménage avec les sonorités irréelles émises par Erhard Hirt avec sa guitare électronique et une belle précision sonore d’une classe très peu ouïe ailleurs. Et que dire de son dobro « approximatif » …Cette diversité de sources sonores, d’intentions musicales distinctes chez chacune de ses individualités se croisent et s’interpénètrent dans une belle folie, de fascinantes dérives heuristiques , des interactions improbables. Cette efflorescence créative nous fait chasser l’idée des références à des artistes notoires « incontournables » ressassés par les critiques en mal d’inspiration. Évitons donc de faire allusion à Derek Bailey, Fred Frith, Joëlle Léandre ou Barre ou Barry, etc... On adore ces artistes. Mais il faut avouer que ces trois improvisateurs, Hirt , Kürvers et Petzold échappent aux pronostics, références, influences – repères en affirmant une joie sérieuse et un sérieux enjoué à nous faire découvrir des correspondances sonores coloristes, ludiques, fugitives, un brin farfelues, qui dépaysent l’atonalité, l’interactivité « logique », les jeux de bruitages ou de bruissements et créent de nouveaux équilibres – tensions librement improvisés qui leur appartiennent en propre. Vraiment original ce Weiterbauen !
Simon Rose Vienna Solo Small forms digital
https://smallforms.bandcamp.com/album/vienna-solo
Quatorze pièces au saxophone baryton en solo dans une remarquable performance enregistrée à Vienne au Château Rouge le 15 juin 2024. Chaleureux, sonore, graveleux, aérien ou tellurique, le souffle de Simon Rose est fait de boucles en souffle continu, grondements granuleux, harmoniques criantes ou d’un vent léger, diaphane selon les intensités, distillées avec autant de maîtrise du son, de délicatesse que de puissance. Le petit frère de Daunik Lazro avec qui on rêverait de le réunir. Cette pérégrination solitaire enclenche des rêveries subtiles au bord du silence, des ressacs gravillonnant, et ces girations animées dans les graves profonds en secousses et coups de langue prononcés, parfois proches du barrissement. Adroitement découpées en séquences – compositions relativement courtes, sa performance se transforme en narration échappée oscille dans différents états aériens, gazeux, fumées, bourdons empreints d’un véritable lyrisme qui vient du cœur. On l’entend aussi respirer inspirer dans le bec et sur l’anche produisant des effets sonores de souffle sans la vibration de la note dans le pavillon. La répétition relative de ses cycles courts de souffle continu, contenus ou distendus fascine, repose et nous fait planer alors qu’elle s’inscrit émotionnellement dans la profondeur terrienne faite de limons, humus, nappes phréatiques, sols moussus où se réunissent d’imaginaires écureuils, lapins sauvages, oiseaux des bois ou canards égarés. Magnifique parcours vibratoire superbement enregistré dans la belle acoustique du lieu, le Château Rouge. Que de chemins parcourus depuis son premier album avec Mark Sanders et Simon H.Fell, lui-même au sax soprano enregistré il y a si longtemps. Magnifique parcours de vie musicale, aussi !
Consacré aux musiques improvisées (libre, radicale,totale, free-jazz), aux productions d'enregistrements indépendants, aux idées et idéaux qui s'inscrivent dans la pratique vivante de ces musiques à l'écart des idéologies. Nouveautés et parutions datées pour souligner qu'il s'agit pour beaucoup du travail d'une vie. Orynx est le 1er album de voix solo de J-M Van Schouwburg. https://orynx.bandcamp.com
30 octobre 2024
Tim Trevor-Briscoe Szilard Mezei Nicolà Guazzaloca/ Axel Dörner Guilherme Rodrigues Stephen Flinn Jung-Jae Kim/ Erhard Hirt Klaus Kürvers Dietrich Petzold/ Simon Rose
Free Improvising Singer and improvised music writer.
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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......