20 décembre 2016

Chris Burn John Butcher Simon H.Fell Christof Kurzmann Lê Quan Ninh/ Isaiah Ceccarelli Bernard Falaise Joshua Zubot/ Tom Jackson Ashley Long John Benedict Taylor Keith Tippett / Gianni Mimmo Prossime Trascendente / Grosse Abfahrt : Frank Gratkowski, Kjell Nordeson Lisa Mezzacapa Philip Greenlief John Bischoff Tom Djll Gino Robair Tim Perkis Matt Ingals John Shiurba.


Ensemble : Densités 2008 Chris Burn John Butcher Simon H.Fell Christof Kurzmann Lê Quan Ninh Bruce’s Fingers BF 135



Bien qu’il joue nettement moins depuis qu’il s’est établi en France, le contrebassiste – improvisateur – compositeur – chef d’orchestre Simon H Fell est loin de rester inactif sur son label Bruce’s Fingers. Après des années de valse hésitation à propos d’un mix de cet excellent concert, voici, enfin ! , la performance d’Ensemble au festival Densités 2008 publié en Digital. Faute de pouvoir produire en CD ou en LP ses multiples projets et aventures (et celles de ses protégés), SH Fell a recours au digital. À l’aide d’un casque au départ de l’appli I Tunes et avec un son très présent et détaillé, je parcours avec enthousiasme les 40 minutes de cette improvisation collective remarquablement diversifiée, soudée et exploratoire au niveau du travail des sons. Sax ténor – piano – contrebasse – percussions + électronique : on a là les ingrédients parfaits pour ne pas aller bien plus loin que le free – jazz de bon papa à l’américaine (le free free-jazz) ou la free-music tempérée issue de la pratique des conservatoires. En fait, j’ai si peu entendu d’autres enregistrements qui partent si loin dans la découverte des sons avec un groupe d’instruments aussi connotés « jazz quartet ». À l’époque de cet enregistrement, S. H Fell et le pianiste Chris Burn avaient enregistré en trio avec le pianiste Philip Thomas un remarquable opus, The Middle Distance (another timbre at24). Ici, Simon H Fell et Chris Burn se sont joints au saxophoniste John Butcher avec qui C.B. travaille depuis les premières années 80 et au percussionniste Lê Quan Ninh, un improvisateur pointu aussi incontournable et très original. Le musicien électronique Christof Kurzmann complète l’équipage. Ce serait sans doute un des meilleurs témoignages de l’évolution du Chris Burn Ensemble, un groupe focalisé sur l’improvisation radicale et le travail sur base de partitions graphiques initié par Chris Burn, si le groupe ne s’intitulait pas Ensemble, tout court. Je laisse libre le fait de savoir s’il s’agit dans les faits du CBE ou si le terme Ensemble est une allusion à celui-ci ou si… sans questionner les auteurs. Finalement, SH Fell me confirme qu’il s’agissait bien du Chris Burn Ensemble, mais que le pianiste a préféré l’appellation Ensemble, sans doute pour souligner qu’il n’aurait pas formulé de marche à suivre. En effet, le seul long titre de l’album, Densités 2008 me semble être une improvisation libre (40:51), même si des mouvements se distinguent au fil de l’écoute : cela pourrait être aussi une composition « très ouverte ». Impossible à déterminer !  Pourquoi fais – je référence au Chris Burn Ensemble ? Chris Burn fut le compagnon alter ego de John Butcher dès leurs débuts vers 1981/82 et son groupe, le CBE,  a compté parmi ses membres, outre Butcher et Burn, des artistes comme John Russell, Marcio Mattos, Jim Denley, Phil Durrant, Matt Hutchinson, Stevie Wishart, Mark Wastell, Rhodri Davies, Nikos Veliotis et Axel Dörner. Plusieurs albums ont été publiés depuis 1990 sur les labels Acta (Cultural Baggage et Navigations), Emanem (The Place et Horizontal White) et Musica Genera (CBE at Musica Genera 2002). Ce fut donc, pour moi, un des groupes à suivre, ne fut-ce que parce que son parcours reflète l’évolution de la scène improvisée libre depuis la cristallisation des radicaux autour du trio Butcher, Russell & Durrant,  Radu Malfatti, etc… dès les années 80 jusqu’au développement d’une autre improvisation (minimalisme, réductionnisme, lower case, EAI) dans les années 2000 (Davies Durrant Wastell Dörner). Certains de leurs enregistrements révélaient une véritable synthèse des préoccupations musicales de cette communauté  en la reliant aux investigations des Gunther Christmann, Alex Frangenheim, etc…Densités 2008 est une pièce d’un seul tenant et sans nul doute un témoignage de première main de la démarche de Chris Burn, un pianiste radical aussi à l’aise à explorer les profondeurs de la table de résonnance, des cordes et de l’armature du grand piano qu’à interpréter Charles Ives ou John Cage ou à mener le travail orchestral avec ses fidèles du C.B. Ensemble. Dans Densités 2008, chacun des participants imprime une trace très personnelle tout en intégrant l’activité collective avec une foi débordante. La circulation des timbres, des gestes, des battements des sons, de l’action se transmet immédiatement entre chaque musicien avec une immédiateté et une énergie peu communes. La présence de Lê Quan Ninh donnne une dimension organique, chamanique et ensauvagée à la dimension plus pointilliste de Butcher et Burn. Je signale un enregistrement similaire avec ce percussionniste : Une Chance Pour L’Ombre avec Lê Quan, Doneda, Kasue Sawaï, Kazuo Imai et Tetsu Saitoh (label Bab Ili Lef). Dans ce contexte collectif, John Butcher est complètement en phase avec ses collègues jouant l’essentiel dans l’instant et en symbiose, oubliant le rôle de soliste conféré au saxophoniste et assumant l’effacement de son style personnel dans le flux des actions sonores (J.B. butchérise à bon escient vers la 25ème minute). Aussi, les loops de Kurzmann étonnent par leur singularité et par la place étrange qu’ils acquièrent dans le champ sonore, intriguant l’écoute attentive. Consciemment, le contrebassiste, Simon H Fell, trace son parcours sans sauter à pied joint sur les sollicitations faciles, contribuant ainsi à la diversité sonore. Il faut entendre les vibrations de la grosse caisse et le grondement de la contrebasse suivi des murmures de chaque instrument vers la 11ème minute où chacun propose et l’Ensemble dispose pour reconnaître de bonne foi qu’on s’approche de l’état de grâce. Cet état de grâce ressurgit à plusieurs reprises, l’inspiration ne se tarissant pas. Certains des sons et techniques alternatives sollicitées pourraient composer dans un « herbier » désincarné de type études, mais il y a une vie intense, une grande sensibilité instantanée, des choix très subtils. Cherchez dans Youtube des associations instrumentales et personnelles de ce type avec des personnalités d’envergure de l’improvisation et filmées dans des festivals incontournables, il vous faudra chercher très longtemps pour arriver à trouver quelque chose d’aussi abouti… Si les albums du C.B.E. contenaient plusieurs compositions différentes développant différentes idées, Densités 2008 concentre et exemplifie la démarche de ces artistes en une seule pièce, unique, monolithique et aboutie, point culminant d’une aventure limitée à un seul « set » de festival. Comme s’ils avaient trouvé la meilleure voie d’une seule voix. C’est tout ce qu’il reste à faire : investiguer, gratter, frotter, comprimer la colonne d’air, pincer les cordes du piano, faire gronder celles de la contrebasse en imprimant une cadence, un mouvement, des ondulations, des accents quasi-identiques que ce soit avec la grande cymbale pressée sur la peau de la grosse caisse horizontale et frottée avec un archet, ou un autre archet faisant gronder les fréquences de la contrebasse et les lèvres pinçant le bec avec fureur  la colonne d’air ou faisant à peine vibrer l’anche, alors que la table d’harmonie chavire dans un maelström de timbres, de bruissements et de vibrations piqueté par les giclées électro. Non – idiomatique ?? Oui, sans doute. J’ai réécouté cette remarquable tranche de vie plus d’une dizaine de fois au casque sans passer le contenu via l’ampli dans les haut-parleurs, car je suis obligé alors de faire reposer le poids de mon MacBook Air sur la platine vinyle, ce qui n’est pas recommandé. Je me force ainsi à suivre tous les détails de cette musique au casque et à essayer de vous narrer une partie du menu de leur superbe cheminement en tapant sur le clavier. Une de mes meilleures expériences d’écoute de ces dernières années.

Subtle Lip Can : Reflective Drime Isaiah Ceccarelli Bernard Falaise Joshua Zubot Drip Audio

Subtle Lip Can est un trio dynamique d’improvisation réunissant percussions (Isaiah Ceccarelli), guitare électrique (Bernard Falaise) et mandoline et/ou violon (Joshua Zubot) pour une recherche sur la gestuelle du jeu sur la guitare préparée et transformée et comme j’entends peu le violon de JZ, avec la mandoline qui double la six cordes. Lorsque la rotation des pincements métalliques de la guitare tournoie sans discontinuer, le percussionniste actionne un archet sur cymbales et accessoires métalliques (Siffer Shump). Gull Plump Fiver nous fait découvrir les sons trasheusement électriques avec effets emmenés par le guitariste survolté, c’est punk en fait. Cette génération d’improvisateurs se replongent joyeusement dans leur adolescence mais le morceau évolue avec une véritable subtilité s’aérant au final. Salk Hovered marque l’auditeur par l’épure et la retenue dans le débit sonore et la qualité des timbres à peine électrifiés et des hamoniques hantées provenant autant de la percussion et des cordes : fantômatique, lunaire…. Le trio varie les ambiances, les procédés, l’esprit, le fonctionnement du trio de morceau en morceau plutôt que de travailler une démarche clairement définie du début jusqu’à la fin. Malgré tout, Subtle Lip Can conserve quelque chose qui permet de reconnaître le trio d’une pièce à l’autre rien que parce que l’enregistrement très précis nous fait goûter les colorations des sonorités au plus près. Rommer Chanks évoque un AMM post rock de manière assez réussie. Une musique exploratoire, subtilement électrique au point que les sons acoustiques se fondent dans la masse imperceptiblement, frottements en tous genres agglutinés avec soin et lisibilité (Rommer Chanks, Toss Filler Here). Je me demande toujours où se trouve le violon de Joshua Zubot, sans doute inclus de manière surprenante dans la masse sonore. Toss Filler Here est un bel instant ludique. Slam Hum et ses grincements renouvellent le discours. Un album d’impro sans concession et un son de groupe distinctif.


Tom Jackson Ashley Long John Benedict Taylor Keith Tippett Four Quartets Confront Records.
Keith Tippett est pour beaucoup de connaisseurs synonyme de jazz libre avec Elton Dean et Louis Moholo ou Paul Dunmall, Paul Rogers et Tony Levin, voir de jazz-rock avec l’album Lizard de King Crimson, Working Week,  l’album Cruel But Fair ou ses légendaires très grands orchestres Centipede, Frames et Tapestry. Vu plutôt comme un improvisateur de traverse, les observateurs du continent ont du mal à appréhender Keith Tippett en improvisateur libre. Deux jeunes cordistes d’avant-garde, le contrebassiste Ashley Long John et l’altiste Benedict Taylor et l’associé de ce dernier dans le collectif CRAM, le clarinettiste Tom Jackson se joignent au légendaire pianiste, lui-même, muni de galets de plage, de maracas, de woodblocks et d’une boîte à musique.
Sans batterie, la musique se meut sur les pulsations du claviériste et de l’action saccadée de ses doigts sur les cordes. Parfois lyrique, mais aussi atonale et sonique, la musique est emportée avec le souffle hululant et les spirales de Tom Jackson, et les torsions microtonales de Benedict Taylor. Des cadences faussement répétitives soulèvent les marteaux sur les cordes bloquées créant un effet de vagues moussues mourant sur les récifs, une fois apaisées les lames laissent la place au grondement des notes les plus graves du piano et du frottement/ battement des cordes de la basse dans le registre grave du piano se confondant avec ce dernier.  La musique est essentiellement organique, découvrant des espaces peu visités, suggérant de nouveaux agrégats et puis, d’un coup retourne aux scansions chères à KT. Tom Jackson embouche sa clarinette basse pour colorer l’ostinato irrégulier du pianiste et du contrebassiste. Keith Tippett esquisse un pas de danse et tous s’essayent à fausser le tempo. Quand les battements reprennent, la clarinette basse gronde, éructe, les harmoniques percent et survolent le continuum, la vibration du piano par toutes ses parties, caisses, cordes, marteaux et les grincements des cordes. Ces musiciens excellent à changer l’atmosphère et dérouter le flux volatile vers une conclusion insoupçonnée. Le deuxième quartet, très court, débute clairsemé, hésitant, du bout des doigts, chacun à sa marotte tout en croisant leurs lignes avec adresse. C’est en tout point remarquable. Chacun avec son rythme propre s’associe à l’autre et tous se complètent. Le troisième quartet semble vaporeux, élégiaque, avec des timbres très fins, une musique de chambre éthérée. L’altiste file des harmoniques infimes entre le chant élancé et lunaire de la clarinette, le tremolo et les coudées de la contrebasse sur les pincements des cordes du piano et puis joue franc jeu microtonal…  Le quartet se développe, accélère, imbrique des accents, des intervalles dans une course poursuite où personne ne mène, mais dans laquelle tous oscillent, balancent, rebondissent. Un rythme de danse folk surgit inopinément. Au final une musique riche, spontanée, libre, réfléchie, intense et finalement, audacieuse. Présentée dans une boîte métallique et produite par Mark Wastell sur son très unique label Confront Records.

Gianni Mimmo Prossime Trascendente Amirani records Amrn # 047

Au fil des ans, le saxophoniste soprano Gianni Mimmo a tracé sa voie et son label Amirani records contient de vraiment beaux et / ou intéressants témoignages de ses rencontres depuis le milieu des années 2000. Angelo Contini, John Russell, Harri Sjöström, Gianni Lenoci, Daniel Levin, Alison Blunt, Xabier Iriondo, Lawrence Casserley et Martin Mayes pour citer quelques-unes de ses collaborations. Sa démarche improvisée a quelques ramifications avec celle d’un compositeur, si on considère que le fil de ses improvisations suit la logique des intervalles très particuliers d’une pensée harmonique sophistiquée, de structures plutôt que de laisser cours à une spontanéité épidermique. Il y a aussi beaucoup de sensibilité dans son jeu et un goût sûr pour la mélodie monkienne héritée de Steve Lacy, car sa musique free résolument contemporaine, mais sans excès radical, est solidement imprégnée par l’expérience du jazz d’avant-garde. Il cite Roscoe Mitchell, Steve Lacy et aussi des compositeurs comme Schiarrino, Scelsi ….
Prossime Trascendente se compose de deux projets de compositions graphiques écrites spécifiquement pour deux groupes distincts  avec une instrumentation choisie dans l’esprit de la musique de chambre. Due Sesteti : Gianni Mimmo sax soprano, Michele Marelli cor de basset, Mario Mariotti trompette en do, Angelo Contini trombone, Benedict Taylor viola Fabio Sacconi. Cinque Multipli : Gianni Mimmo sax soprano, Mario Arcari, cor anglais, Martin Mayes, cor, Alison Blunt violon, Marco Clivati percussion. Dès le départ, il faut souligner la qualité de son travail. Daphne offre quelques mouvements associant les couleurs instrumentales comme si cette pièce avait été écrite par un compositeur vingtiémiste, l’intérêt réel de cette pièce se dévoilant petit à petit par les associations de timbres ingénieuses, de glissandi curieux et les passages où les instrumentistes font valoir leur spécificité d’improvisateurs. Si Daphne est plutôt basé sur l’évolution du son d’ensemble, The Nestled Thought met en scène un jeu de questions et réponses avec un sens de l’équilibre original basé sur des interventions solistes. La conception et la réalisation sont particulièrement réussies par rapport à ce que requiert la partition. Les musiciens sont appelés à tracer l’essentiel de leur propre pensée musicale dans des instants mesurés, calibrés et destinés à former un ensemble d’actions dans le temps. Toutefois, si cette démarche a des qualités de clarté et si ces excellents musiciens travaillent au mieux (il faut écouter la précision dans le jeu dans ces « semi improvisations » à la minute huit et neuf, par rapport à leur propre langage et ce dont ils sont capables de jouer en improvisant librement, on  est en retrait par rapport au potentiel. Je connais particulièrement bien les travaux de Mimmo, Contini, Blunt et Taylor en long et en large pour les avoir croisés plus d’une fois.  Le déroulement de ces compositions, très réussi sur le plan formel, et leur dynamique n’offrent pas le contenu réel et profond de leurs personnalités d’improvisateurs, mais en incarne plutôt une vision schématique, hiératique, stylisée. Si on se réfère à l’écoute de la musique de Duke Ellington, on avait à l’intérieur d’une pièce montée, calibrée et minutée, l’expression la plus profonde de chaque artiste. Ce n’est pas vraiment le cas ici, même s’il y des passages requérants. Cinque Multipli est formé de cinq compositions comme son titre l’indique avec la deuxième Five Facets se subdivisant en cinq miniatures qui résument, semble-t-il, des attitudes individuelles vis-à-vis du moment musical : observing, describing, acting with awareness, non judging of inner experiences, non reacting of inner experiences. Dans Eserczio della distanza, le groupe atteint un momentum avec les phrases engagées des souffleurs et les interventions du percussionniste Marco Clivati. Je relève aussi une surprenante courte intervention d’Alison Blunt. C’est donc un excellent travail orchestral et on doit saluer le travail précis et achevé de tous les musiciens. Mais cette expérience n’exerce pas sur moi-même la même fascination que la démarche et les sons de la musique improvisée libre radicale où des improvisateurs expérimentés associent leurs sons instantanément en révélant les mystères de leurs instruments respectifs et conduisent  l’improvisation collective avec un sens inné de la construction musicale ou dans l’expression inouïe de la vie et de la condition humaine. Bien sûr, dans cette mouvance musicale, il y a une bonne dose de groupes pas vraiment intéressants, je l’avoue : cette musique est une tentative. Mais face au haut de gamme, c'est autre chose. Ici, la formule fonctionne et les musiciens assurent. On peut comparer seulement en connaissance de cause. Il faut bien sûr souligner l’intérêt de ce type d’entreprise ne fut-ce que pour le jeu à la fois contrasté et empathique des associations instrumentales, des assonances et consonances, des couleurs. Si les compositions notées graphiquement de Gianni Mimmo sont très satisfaisantes au point de vue formel et temporel – les bonnes idées pullulent -, leur réalisation ne permet pas, à mon avis, de mettre en valeur la spécificité intime de chaque musicien / improvisateur, leur grammaire et leur syntaxe personnelles, connaissant bien moi-même certains d’entre eux. Les occurrences sonores permises par les procédés d’écriture de Gianni Mimmo tombent parfois sur des solutions relativement conventionnelles par rapport à l’expérience acquise en musique contemporaine depuis une soixantaine d’années, alors que d’autres titillent l’écoute car elle délivre plus de spontanéité et d’allant. Sans doute ce projet aurait vraiment mérité d’être expérimenté plus avant, en public, afin de tirer le suc de l’expérience pour un enregistrement postérieur. Toutefois, le jeu vaut vraiment la chandelle car je suis certain que le talent de Gianni Mimmo, son expérience d’improvisateur et ceux de ses collaborateurs, feront évoluer ce concept. Bref, le résultat de cette démarche prête à discussion, mais cela devrait sûrement être reçu cinq sur cinq par les amateurs entre jazz contemporain et musique classique du XXème (Schönberg, Bartok etc..), car c’est, comme décrit plus haut, super bien réalisé et convaincant du  point de vue formes et exécution, s'il faut le répéter.

Grosse Abfahrt : Luftschifffeiertagserinnerungfotoalbum Frank Gratkowski, Kjell Nordeson Lisa Mezzacapa Philip Greenlief John Bischoff Tom Djll Gino Robair Tim Perkis Matt Ingals John Shiurba. Setola di Maiale SM 3220


Enregistré en 2009 au Mills College par ce collectif Californien déjà publié chez Emanem à deux reprises et dont le trompettiste et électronicien Tom Djll est l’instigateur. Il était temps que le label italien Setola di Maiale – au catalogue exponentiel dédié à la scène expérimentale et improvisée italienne – puisse s’ouvrir sur des musiciens passionnants provenant d’autres horizons. D’ailleurs un habitué du catalogue Setola, le fantastique sax alto Sicilien Gianni Gebbia a longuement travaillé avec ces Californiens et publié des albums sur Rastascan, le label du percussionniste Gino Robair. Généralement, Grosse Abfahrt, réunit des incontournables de la scène de la Baie : Tom Djll, Gino Robair, le clarinettiste Matt Ingalls, l’électronicien Tim Perkis, le guitariste John Shiurba et un personnel fluctuant invité par Tom Djll. On y a entendu Lê Quan Ninh par exemple. Ici, le percussionniste suédois Kjell Nordeson, un compagnon de Mats Gustafsson de la première heure établi au USA, les remarquables soufflants Frank Gratkowski et Philipp Greenlief, lui même une pointure de S.F. , l’électronicien John Bischoff et la contrebassiste Lisa Mezzacapa. Soit dix improvisateurs radicaux qui développent un jeu collectif particulièrement homogène. Ce qu’on peut reprocher à pas mal de branchés qui relatent leurs expériences d’écoute est cette sorte de fétichisation des groupes ou des personnalités qui ont acquis une aura de notoriété ou sont devenus légendaires et le fait de se référer à des groupes « mythiques», Spontaneous, AMM, Company, MEV, etc… en faisant comme si d’autres associations de musiciens ou des collectifs nettement moins reconnus sont peuplés de musiciens « locaux » ou semi-amateurs, ou même seraient considérés comme des imbéciles ou des demeurés, c'est qu'ils contribuent à ce que cette scène se sclérose. Grosse Abfahrt est un projet absolument remarquable pour quelques raisons bien précises qu’on ne rencontre pas ailleurs. Une belle surprise et une coopération continue dans le temps ! Le noyau central Djll, Perkis, Ingals, crédité ici, en plus, aux tubes et au violon, Shiurba et Robair travaillent une électronique ou des effets d’une remarquable finesse qui apportent des colorations sonores vraiment particulières, reconnaissables entre mille. Je me réfère au superbe album de la tromboniste Sarah Gail Brand avec plusieurs d’entre eux (Super Model Super Model/ Emanem), ou le duo de Gino Robair avec ses energized surfaces et la trompettiste Birgit Ulher : Blips and Ifs / Rastascan http://www.rastascan.com/catalog/brd062.html  . Autour de ce noyau californien central à l’écoute remarquablement subtile, les invités trouvent leur place tout en restant eux-mêmes. Je veux dire par là que l’esprit du groupe est plus centré sur une forme de flexibilité, de souplesse interpersonnelle plutôt qu’une démarche restrictive, focalisée sur une type bien précis d’improvisation (radicale). On sait qu’improviser à huit ou dix de manière satisfaisante est une gageure, et même si ces musiciens ne se mettent pas des objectifs trop exigeants et trop pointus, ils parviennent à conserver l’identité de Grosse Abfahrt au fil des parutions en renouvelant une bonne partie du personnel. Sans doute les régionaux Greenlief et Bischoff ont-ils travaillé avec eux à d’autres reprises, mais il est évident pour un observateur informé que Mezzacapa, Nordeson et Gratkowski sont connus pour pratiquer sous d’autres horizons esthétiques ce qui est finalement rare pour un groupe aussi pointu. Et donc, cette attitude ouverte élargit à la fois le potentiel et les risques encourus. On frise parfois un peu l’éclectisme, on transite entre le sens aigu de l’épure et le goût de l’imbrication et de l’interpénétration des actions jusqu’à des débordements centrifuges, bien que contrôlés, ou à une manière instantanée de cadavres exquis. Les musiciens laissent couler le son du groupe en modifiant les textures en douceur par ajouts ou retraits d'action instrumentales, créant un renouvellement d'agrégats sonores en suspension, de sons soutenus, de convergences de timbres légèrement distincts que leur instinct commande spontanément. Je n’hésite pas à déclarer que Grosse Abfahrt est vraiment un projet collectif à suivre tout comme le Chris Burn Ensemble, le Domino Orchestra, AMM augmenté (Sounding Music / Matchless http://www.matchlessrecordings.com/music/sounding-music), Hubbub, que sais-je : leur sensibilité des sons électroniques et leur utilisation mesurée et parcimonieuse est assez unique. Entre chacun des spécialistes de l'électronique règne une belle empathie comme si chacun d’eux étaient complémentaires et agissaient en symbiose. Des ramifications interpersonnelles prolifèrent, des associations de timbres, d’accents, une recherche de sons sur une idée bien précise, le dosage des phrases, le feeling des réactions, … heuristic music ? Bref, on entend un fonctionnement de groupe très typé sans qu’il soit compromis par la liberté exacerbée de tous et chacun à la fois.  Le titre à coucher dehors, Luftschifffeiertagserinnerungfotoalbum, exprime sans doute la complexité inextricable des points de vue et des philosophies (individuelles et collectives) qui sous-tendent la libre improvisation, même à la limite du fouillis. Ce titre fait référence aux dirigeables allemands d'il y a un siècle (rien à voir avec Jimmy Page, rassurez-vous), et, peut-être, l'idée de devoir se diriger soi-même dans la masse des courants aériens et les nuages est une image qui convient à ce type de musique. C'est finalement aisé d'assurer un concert en duo ou trio, un groupe plus large est une affaire qui peut plus facilement se révéler indigeste. Remarquable réussite donc ! 

11 décembre 2016

Nathan Bontrager Elisabeth Coudoux Nora Krahl Hugues Vincent/ Audrey Lauro Yuko Oshima Pak Yan Lau/ Thanos Chrysakis Christian Kobi Christian Skjødt Zsolt Sörés/ Evan Parker Daunik Lazro Joe Mc Phee/ Frank Gratkowski Sebi Tramontana


The Octopus Subzo{o}ne Nathan Bontrager Elisabeth Coudoux Nora Krahl Hugues Vincent Leo records CD LR 770

Un rare quartet de violoncelles pour une musique exigeante, sans concession, inspirée de la musique contemporaine pointue et entièrement improvisée par de jeunes artistes qui ont un réel projet et de belles idées en commun. 14 pièces généralement courtes où chacun est tout ouïe et où l’intention de départ se transforme parfois en cours de route. Je ne connais que deux enregistrements de quartet contrebasses en improvisation : Rotations de Sequoia (Andrea Borghini, Meinrad Kneer, Klaus Kürvers et Miles Perkin) et After You’ve Gone (Barre Phillips, William Parker, Joëlle Léandre et Tetsu Saïtoh). Cet enregistrement de The Octopus semble être une véritable première en quatuor de violoncelles improvisé, mais au-delà de l’effet de surprise, l’auditeur se convaincra de la légitimité de l’entreprise au fil des morceaux écoutés. Outre l’excellence de chaque violoncelliste, c’est encore plus la mise en commun des potentiels et des idées, la symbiose et la complémentarité de chaque voix instrumentale qui séduisent. Plusieurs fondamentaux de la recherche musicale et instrumentale sont développés spontanément : minimalisme, spectralisme, cadences répétitives, intervalles déconcertants, travail sur le son, les harmoniques, le silence ou au bord de celui-ci, halos fantomatiques, effets de miroir, agrégats sonores spécifiques aux cordes, toutes les vibrations des doigts sur la touche, etc…. Travail éminemment collectif : unis comme les quatre doigts de la main, deux garçons, deux filles… il est impossible de déterminer lequel des quatre produit tel ou tel son. Le niveau intense du travail collectif bonifie sans appel l’apport individuel de chacun et les transcende : The Octopus atteint un niveau élevé de réussite et de conviction qui va plus loin que la virtuosité et les qualités personnelles déjà considérables. Il est évident, à l’écoute de Subzo(o)ne, que les instruments à cordes frottées et leurs instrumentistes révèlent au mieux leur nature spécifique, leur richesse timbrale et leur destinée musicale qu’en se réunissant entre cordes et cela, mieux que s’il s’agissait de quatre autres instruments à vent identiques, par exemple. Cet album mérite d’être réécouté pour en saisir tous les ressorts, les angles, les déroulements des idées, des sons et des intentions. Il y a bien sûr une volonté de consensus, d’harmonie, d’intégrer au mieux chaque personnalité dans le groupe. Le sens de la forme et la logique musicale rencontrent la spontanéité et l’invention immédiates. Et donc naissent des surprises. Certains violoncellistes improvisateurs ont gravé des albums solos (je suis très curieux  d’écouter l’album solo de l’extraordinaire Okkyung Lee !), mais Subzo(o)ne doit bien être, en faisant fonctionner ma mémoire, l’article incontournable du violoncelle improvisé depuis que Tristan Honsinger  est apparu et a enregistré Garlic and The Fever, She et On Clapping (Live Performances SAJ-10) au Flöz à Berlin le 7 novembre 1976. Vraiment recommandé.

Lauroshilau : Audrey Lauro, Yuko Oshima, Pak Yan Lau Creative Sources CS 283 CD


Enregistré en mars 2013, lauroshilau réunit les talents conjoints de trois jeunes femmes impliquées à 100% dans l’improvisation radicale. Saxophoniste alto (plus que) très remarquable, Audrey Lauro a acquis un son et une démarche très personnelle que l’empathie et le sens pointu du travail du son de la pianiste Pak Yan Lau et de la percussionniste Yuko Oshima intègrent dans un flux, l’espace et le silence en se focalisant à l’extrême sur leur vision de leur musique collective. Leur recherche sonore individuelle est entièrement axée vers l’équilibre et une complémentarité originale. C’est avec une belle minutie que Pak Yan pince les cordes du registre aigu et bloque la résonnance du registre grave. Le toucher cristallin du piano préparé rencontre les notes pures, saturées ou détimbrées, égrenées par le souffle retenu et les sons métalliques en suspension de la percussion. La pianiste joue aussi du hohner pianet et de l’électronique (discrète) et sa collègue « batteuse » des samplers. Loin de se conformer aux schémas tirés au cordeau du minimalisme « réductionniste », ces trois musiciennes tentent avec bonheur de trouver et de découvrir ce à quoi leurs personnalités et leurs expériences les destinent lorsqu’elles créent ensemble. Six pièces où se font sentir la valeur de chaque note, l’intensité des gestes, la légèreté des sons, le silence traversé, une approche zen. Une dimension picturale plutôt qu’un théâtre gestuel. Une belle construction collective, originale et qui offre des perspectives renouvelées d’une écoute à l’autre.

Carved Water Thanos Chrysakis Christian Kobi Christian Skjødt Zsolt Sörés Aural Terrains TRRN1035

Aural Terrains est le label du compositeur, improvisateur et artiste sonore Thanos Chrysakis. Carved Water rassemble les efforts conjugués de Thanos Chrysakis, ici au laptop computer et live electronics, du Suisse Christian Kobi au sax soprano, du Danois Christian Skjødt aux live electronics and objects et du Hongrois Zsolt Sörés qui truste l’alto à cinq cordes, contact microphone, effects, dissecting tools, sonic objects et voix. Tour à tour dense, complexe, détaillé, minimaliste, contrasté ou hyperactif, ce quartet soudé explore les extrêmes des sons électroniques/ électroacoustiques provenant de techniques et de sources diversifiées élaborant un véritable voyage au travers de paysages sonores d’une grande richesse au niveau des textures, des timbres, des fréquences, des dynamiques. Kobi altère la voix du saxophone soprano pour le transformer en objet sonore s’intégrant parfaitement avec la nature des sons du groupe en utilisant des techniques alternatives cohérentes. Un nombre de plus en plus grand de musiciens se consacrent à cette démarche électronique bruitiste et Carved Water en est une superbe démonstration. Certains albums représentatifs servent souvent de documentation/ carte de visite dans le but de convaincre un éventuel organisateur de concerts. Vu la production pléthorique d’enregistrements (cfr le Creative Sources), on aurait tendance à ranger ce cd dans la pile des « écoutés une fois ». Mais la qualité, la variété des sons, leurs occurrences et transformations au fil de la performance (Opening Concert at the international sound installation exhibition ‘On the Edge of Perceptibility – Sound Art 1. Part 1  39:04  2. 11:40 Kunsthalle Budapest) font de ce disque une manière de manifeste. Un sens de la dérive et de la construction simultanées. Remarquable !!

Evan Parker Daunik Lazro Joe Mc Phee Seven Pieces Live in Willisau 1995. Clean Feed 397 

Juste retour des choses : vingt ans auparavant Evan Parker et Joe McPhee défrayaient la chronique du jazz d’avant-garde avec des concerts et des albums en solo manifeste : Saxophone Solos (Psi), Tenor (Hat Hut). Echoes of the Memory ouvre le disque : sux festivals de Willisau 1975 et 1976 : Joe McPhee avait fait des apparitions inoubliables, tout comme Evan Parker avec Alex von Schlippenbach et Paul Lovens. Daunik Lazro était lui sorti de sa boîte par les Gates of Tshee Park, un album qu’Hat Hut avait publié sur les conseils de Mc Phee. En 1996, le label Vandoeuvre avait produit le trio EP-JMP-DL enregsitré au CCAM de Vandoeuvre-lez-Nancy, lors d’une tournée Européenne en 1995. A cette époque les carrières d’Evan Parker et de Joe Mc Phee s’emballent : concerts et enregistrements se multiplient à un rythme effréné sur les deux rives de l’Atlantique et jusque dans les pays de l’Est. Vingt ans plus tard, le contenu d’une cassette se révèle être un des concerts de cette tournée : Willisau 1995 , là où tout avait démarré pour Joe Mc Phee : The Willisau Concert 1975 : https://en.wikipedia.org/wiki/The_Willisau_Concert . Malgré le son « cassette », le trio fait entendre son profond engagement, toute sa cohésion et les particularités de chaque improvisateur. C’est pour moi, un des meilleurs exemples de collaboration à plusieurs saxophones : ténor et soprano pour Evan, alto et baryton pour Daunik, alto et soprano pour Joe, sans oublier, la clarinette alto et sa pocket trumpet qui ne le quitte jamais. Florid est un solo caractéristique de Parker au soprano avec ses inimitables multiphoniques…. et des harmoniques qui s’entrecroisent…. Concertino in Blue démarre lentement sur un air de gospel entraîné par le baryton de Daunik qui décline la mélodie et la clarinette de Joe brodant un bourdon et le ténor de Parker qui descend du grave vers le médium. Au fil des minutes, baryton et clarinette tournent et retournent deux notes en boucle le ténor vrille. Une belle émotion. Tree Dancing une conversation intime, des sons vocalisés à la fois introvertis et/puis expressionnistes à l’alto par Joe. Un motif scandé est répété en chœur avec des décalages/ battements qui permettent aux sons individuels, reliés en escaliers et spirales de se superposer et de s’emboiter avec une réelle lisibilité. Cris ayleriens de l’alto. L’émotion devient intense, l’horizon se remplit et s’éclaire. Les trois improvisateurs négocient une conclusion où chacun tient un rôle particulier décisif, boucles, spirales, glissandi, bribes de mélodies enchevêtrées, bouquet de voix offertes, pulsations du souffle. Les voix s’apaisent, s’unissent : deux sopranos et un alto tuilent les derniers filets de voix. Une belle aventure !!

Live at Spanski Borci : Frank Gratkowski Sebi Tramontana Leo records LR CD 779

Duo de souffleurs pour saxophone alto, clarinettes basse et Bb,  et trombone. Frank Gratkowski et Sebi Tramontana partagent bien des aventures et leurs musiques de manière mystérieuse comme le souligne le saxophoniste. Iztok Zupan du label Klopotec (et pas Iztok Kolopotek comme indiqué dans les notes de pochette) a encore visé juste. Un enregistrement exceptionnel qui rend la dynamique de la musique, précise, détaillée, intense, vivante…
Ce concert enregistré au théâtre Spanski Borci de Ljubljana concentre tout ce que le jazz d’avant-garde a de meilleur en laissant de côté ses tics, les certitudes, la routine et la facilité. Face à un marché de la free music atone et indifférent sur le Vieux Continent, des initiatives affleurent dans des petits pays aux quatre coins de l’Union Européenne : Lithuanie avec No Business Records, Portugal avec Clean Feed et Creative Sources, Suisse et ses festivals et concerts bien payés, et maintenant la Slovénie avec une activité soutenue et des labels comme Klopotec et Inexhaustible Editions. C’est donc Iztok Zupan, à qui l’on doit les tout récents enregistrements de McPhee et Lazro, Marraffa et Guazzaloca sur son label Klopotec, qui vient d’immortaliser l’une des plus belles conversations de la décennie, en marge du jazz libre, de la musique contemporaine et de l’improvisation totale, mais aussi proche de l’esprit d’une musique populaire : folklore imaginaire ? Gratkowski qualifie les quinze pièces improvisées d’Instant Songs. La démarche de son collègue tromboniste, Sebi Tramontana, évoque le magnificent Roswell Rudd, tournant au tour d’un point fixe marqué par une pulsation les mêmes deux ou trois notes  comme le fantôme de Kid Ory derrière / autour des lignes du souffleur. Celui-ci manie avec une belle adresse la clarinette en si bémol, un instrument ingrat. On l’entend sur son versant lyrique et mélodique agrémenté de techniques alternatives comme dans ce merveilleux Dancer où il slappe le bec de la clarinette basse dans la tonalité de la mélodie avec une précision confondante. S’il y a virtuosité, elle n’est pas mise en avant mais au service de l’expression et de la qualité des échanges. D’ailleurs, Steve Beresford ne s’y est pas trompé : on lui doit les notes de pochette dans lesquelles ses allusions et commentaires soulignent indirectement toute la saveur, l’inspiration et le lyrisme sincère des deux amis qui nous ouvrent leur cœur. Revelation, Spirited, Time and Space, Dancer, Singer, You’re Though, Series of Dramatic Events, Daydream, Deceiver, Nocturne, etc… chaque pièce exprime des sentiments, une intention, un feeling, une énergie concentrée, un rêve, un poème, un paysage… avec sa dynamique propre, sa couleur sonore, des inflexions spécifiques.

1 décembre 2016

Urs Leimgruber & Roger Turner/ Marcello Magliocchi & Guy-Frank Pellerin/ Nicolà Guazzaloca & Edoardo Marraffa/Daunik Lazro & Joe McPhee/Clarissa Durizzoto & Giorgio Pacorig/Birgit Ulher & Felipe Araya / Milko Lazar & Zlatko Kaučič

Duos unlimited...
La solution la plus simple et la plus personnelle pour improviser librement et collectivement, la plus économique aussi vu la difficulté à trouver un concert payé, souvent avec budget serré ! Le duo. Deux personnalités trouvent un terrain d’entente, un consensus où chacun se sent le plus à l’aise avec ses propres intentions et la musique de l’autre. La culture du dialogue et du partage. Aussi, le bonheur d’avoir rencontré les têtes pensantes de deux labels qui compte en Slovénie et alentour (Autriche et Italie) : le slovène Iztok Zupan de Sazas/ Klopotec et l’hongrois Laszlo Juhasz d’Inexhaustible Editions…. Deux allumés inconditionnels de la musique libre et improvisée qui apportent respectivement leurs concours comme ingénieur du son (Zupan) et organisateur très pointu (Juhasz).
Enregistrés en Normandie, dans les Pouilles, à la frontière austro-hongroise, en Slovénie, par des artistes moins sollicités que Brötz, Evan, Gustafsson, Vandermark etc… ces duos incarnent la recherche à la marge des territoires reconnus, de la routine festivalière et des regroupements téléphonés des organisateurs coventionnels.

The Spirit Guide : Urs Leimgruber & Roger Turner Creative Works.
Waterfall Marcello Magliocchi & Guy Frank Pellerin White Noise Generator.
Live from Schnittpunkte Music : Les Ravageurs Nicolà Guazzaloca & Edoardo Marraffa Klopotec/ Sazas IZK CD 042
The Cerkno Concert Daunik Lazro & Joe Mc Phee Klopotec/ Sazas IZK CD 044
Courtyard Stories : Locomotive Duo Clarissa Durizzotto & Giorgio Pacorig Klopotec/ Sazas IZK CD 045
Scoriacon réplica : Birgit Ulher & Felipe Araya Inexhaustible Editions ie-005
Ena/One Milko Lazar & Zlatko Kaučič Sazas /Klopotec IZK026

On tient là une belle série de duos tout frais enregistrés en 2015 ou 2016 et impliquant un instrument à vent ou deux (Lazro - McPhee). Des enregistrements bien souvent assez courts car ils expriment un moment dans un lieu (ou plusieurs) lieux face à un public, découvreur, enthousiaste ou attentif. Et de ces conditions de jeu naissent une ambiance, une couleur sonore, une concentration, une manifestation vitale. 

Urs Leimgruber et Roger Turner (sax soprano et ténor & percussions) ont trouvé un terrain d’entente et de complicités dans le détail, les signes, les timbres. Urs tirebouchonne la colonne d’air vocalisant les harmoniques avec une précision rare. On songe au travail de Lol Coxhill durant les dernières années sans qu’il n’y ait bien sûr le moindre emprunt à son aîné. Roger cherche, invente, tintinnabule et puis s’oublie évoquant la stature et la manière d’un Milford Graves transcendé… Urs triture le ténor comme personne … Les deux duettistes travaillent en duo depuis plusieurs années et on ne peut trouver comparses aussi bien assortis. Après autant d’années recherches dans le son et l’improvisation totale, Roger Turner & Urs Leimgruber gravent dans l’espace et le temps l’équivalent d’une fresque tracée pour l’éternité au fond d’un abîme il y a des millénaires par des humains illuminés et vierges de l’aliénation qui oppresse nos semblables. The Spirit Guide a été enregistré au Havre lors d’un beau concert de la très méritante organisation Pied Nu. Magique !
Chute d’eau : la percussion de Marcello Magliocchi, grand-maître des cymbales, gongs et fûts installés dans le cloître de Santa Chiara à Noci, et bien que l’acoustique réverbérante et caverneuse de celle-ci colore la prestation, le percussionniste crée néanmoins un merveilleux tryptique en communion avec les saxophones soprano et ténor du franco-canadien Guy – Frank Pellerin, un authentique puriste du son. Quatre mouvements se détachent dans cette longue improvisation. Après une mise en bouche énergique, la première partie du concert le sax soprano se fait élégiaque et pondéré traçant des lignes et des courbes dans les nimbes sonores des gongs effleurés, grattés, crissés. Un solo de percussions donne la pleine mesure du talent polyrythmique de Magliocchi. S’ensuit un chassé croisé avec le sax ténor où le souffleur se lâche dans la meilleure veine du free-free-jazz speaking in tongues et de la free-music. Un super instant à deux saxophones simultanés fait sonner l’espace… Quand revient le sax soprano, la démultiplication et les croisements de rythme chamboulent l’horizon et la pointe du soprano s’élève vers le ciel. L’album se clôture sur une note apaisante de quelques minutes enregistrées au bord de la mer où Pellerin trouve et soutient les aigus les plus beaux sur les vibrations des instruments métalliques de Magliocchi : gongs, cymbales inédites, cloches…. Marcello Magliocchi peut aisément figurer parmi les percussionnistes essentiels de la free music comme Turner, Sanders, Noble, Lê Quan, Perraud, Blume … et Guy-Frank Pellerin est un saxophoniste de haute volée. Connaissant particulièrement bien leurs démarches respectives, je peux dire qu’il s’agit ici du sommet de l’iceberg, tant la pratique de l’improvisation de ces deux musiciens est multiple, étendue, expérimentée et profondément musicienne.

Le pianiste Nicolà Guazzaloca et le saxophoniste ténor Edoardo Marraffa, qui nous viennent de Bologne, ont une longue histoire commune et propre à créer une mythologie de groupe telle qu’avait connu la free music des premiers âges : on pense à ces associations de fortes personnalités réunissant un pianiste et un saxophoniste qui ont marqué l’imaginaire de l’improvisation libre et le free-jazz européen depuis les seventies… On songe à Brötzmann et Van Hove, Evan Parker et Schlippenbach, Rudiger Carl et Irene Schweizer, etc… Donc, les Ravageurs Live from Schnittpunkte Music. Nicolà Guazzaloca est un virtuose et compte dans le peloton de tête des pianistes qui ont pris la relève (Agusti Fernandez, Veryan Weston, Sten Sandell...). Le jeu d’Edoardo Marraffa est absolument unique et original et devrait être cité en exemple : on le reconnaît dès la première intonation. Subtilement lyrique et expressionniste, issu de la veine aylérienne, ce souffleur a acquis un univers sonore personnel assez particulier, une empreinte sonore qui le distingue indubitablement d’autres saxophonistes. Cet instrument à la particularité de permettre à certains artistes d’imprimer leurs marque au point d’être quasiment incopiables et par là Ravageurs. Tout comme le son de la voix de chaque être humain est immédiatement reconnaissable entre toutes. De ce point de vue, un bon nombre de saxophonistes qu’on entend et qu’on recycle actuellement sur toutes les scènes sont nettement moins originaux. Le souffle assez brut de Marraffa, son goût mélodique volontairement désuet et le style distingué / jeu très fin énergique et puissant de Guazzaloca crée un contraste fascinant propre à créer une légende. J’ajoute encore que Marraffa éructe dans son sopranino un peu comme Brötzmann le faisait dans sa clarinette ou Breuker au soprano, créant ainsi un bel effet sonore qui ajoute du piquant à leurs prestations. D’ailleurs, lors de l’intervention de Marraffa au sopranino, son malicieux camarade ne peut résister à faire crisser les cordes du piano comme je ne les ai jamais entendues (prise de son exceptionnelle d’Iztok Zupan) créant un moment de folie digne du trio Brötz/VH/ Bennink ! La partie où Marraffa souffle simultanément dans le ténor et le sopranino est une beau moment d’anthologie qui fait bien plus qu’évoquer les moments de grâce à jamais envolés des beaux soirs de la free music des années 70 ! Fantastique ! C’est bien le mérite d’Udo Preis de Limmitationes de convier de tels artistes moins bankables et d’Iztok Zupan, l’ingénieur du son, d’inclure leur magnifique enregistrement aux côtés de celui du duo Joe McPhee et Daunik Lazro dans le catalogue de son label Sazas / Klopotec. En plus, les pochettes très originales de la série en carton recyclé sont ornés des dessins colorés et mystérieux de Nicolà Guazzaloca, lui-même. Hautement recommandable. http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_leslavageurs/  

Et donc lorsqu’on écoute ensuite the Cerkno Concert, on trouve une continuité au niveau de la qualité musicale relayée par l’esthétique des pochettes, évoquant un peu l’impression qu’ont eue les jeunes que nous avons été, en découvrant les 33 tours du label Hat Hut de McPhee et Lazro et le design inoubliable de cette série. Ces deux souffleurs se connaissent depuis des lustres et se rencontrent de temps à autre (Elan Impulse en duo In Situ, 1991 ou le trio avec Evan Parker sur le label Vandoeuvre). Joe McPhee est au sax alto et à la trompette de poche et Daunik Lazro aux saxophones baryton et ténor. Il y a plus d’une vingtaine d’années, on aurait entendu respectivement McPhee au ténor et Lazro à l’alto. Mais comme leurs styles personnels ont évolué au point d’êtres devenus méconnaissables par rapport au passé sans pour autant perdre leur aura, cette substance sonore et musicale et ce goût inné pour l’aventure sonore et la recherche des timbres et leur agencement inouï qui caractérisent leurs prestations en duo, on assiste à une renaissance complète de deux Phénix. L’exigence radicale de Daunik a sans doute ravivé la flamme de Mc Phee, un des artistes « free » les plus demandés, et comme on sait le rythme des tournées entraîne souvent une forme de routine. Ces deux briscards du free de toujours nous ont réservé une belle surprise au-delà des tendances. Tous les recoins de leur imagination ont trouvé une marque dans l’écoulement seconde après seconde de ce très beau concert. Les morceaux sont prosaïquement intitulés par le nom de chaque instrument utilisé : Pocket Trumpet and Bari sax, Alto Sax and Barisax et ainsi de suite avec quand même Voices for Alto and Tenor, une composition parmi les plus connues de Joe. Mais l’inspiration, la poésie et la connivence sont totales. Ce qu’aucun titre de morceaux ne peut saisir : la magie de l’air, l’unicité de leurs instants de grâce qui s’écoulent, dans un temps qui ne se compte plus, à travers des formes et des lueurs toujours renouvelées. Durée parsemée de coins secrets, bleus à l'âme, glissements de notes déchirées, et cette pocket trumpet d'un autre âge, merveilleuse. Le blues est palpable … C’est sans doute un des plus beaux duos qu’on puisse entendre depuis que l’Art Ensemble ait marqué les soirées parisiennes de la Vielle Grille et du Lucernaire en 69/70. L’album magique qui nous manque depuis les faces inoubliables de Mc Phee (Glasses, Tenor, Graphics) et Lazro (Entrance Gates at Tshee Park, Aeros) …. Sous-titré Music for Legendary Heroes, car sans doute JMcP destine la musique à ses âmes tutélaires (le final est intitulé Remembering Ornette and Albert Ayler) leur performance s’inscrit parfaitement dans cette lignée : cet hommage revendiqué coule de source… http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_lazro-mcphee/ 

Clarisse Durizzotto et Giorgio Pacorig, soit le Locomotive Duo ne sont pas en reste question originalité avec leurs quatorze historiettes, Courtyard Stories. Pacorig redécouvre la magie du Fender Rhodes, instrument lié au jazz-rock de Miles Davis à Can en passant par les HeadHunters. Complètement en dehors du contexte groovy et funky psychédélique (un autre mot ?), ce clavier électrique qu’on vouait aux gémonies (Hal Galper a jeté le sien dans l’Hudson River), est transformé par le claviériste comme s’il l’avait préparé (comme on prépare un piano acoustique), trafiqué ou détraqué. Avec l’aide d’un Korg MS20 et des devices, il obtient un son à la fois déchirant, lunaire, cristallin, excentrique qui évolue entre l’orgue ou le vibraphone. Sa compagne développe des lambeaux mélopées microtonales, des suaves clair-obscur vingtiémistes ou des growls hésitants avec sa clarinette…. Le duo crée un univers décalé, alignant cadavres exquis et mignardises sonores et percussives. De ce jeu au départ chaotique, s’enchaîne un flux irrésistible, le Fender Rhodes se transformant en machine à sons affolée et la clarinettiste, par ses incartades au bon goût et la fluidité et l’acidité mélangées, faisant oublier son prénom associé à un strict ordre religieux sans parler de son patronyme involontairement gastronomique. Je sais que les noms des musiciens, cela n’a rien à voir avec la musique, mais cela contribue à la mythologie. Que des compositeurs d’avant-garde du XXème s’appellaient Globokar, Stockhausen, Penderecki ou même Cage, c’était plus exotique et excitant que Durand ou Janssens. Donc ces deux musiciens avec leurs noms à coucher dehors font vraiment tout pour dépayser nos sens et se complètent remarquablement tout en étendant leurs registres sonores et expressifs. Pacorig donne une  qualité éminemment acoustique à ses engins comme s’ils étaient devenus des instruments à vents. C’est peut être un peu plus léger musicalement que les autres duos, mais l’esprit de sérieux et la densité du propos peuvent nuire à la digestion… Vraiment enthousiasmant au fur et à mesure que les plages se succèdent, car leur performance se bonifie de morceau en morceau dans un continuel renouvellement sonore et des idées musicales. Et la qualité de l’enregistrement de Zupan / Klopotec n’y est pas pour rien. Rafraîchissant. http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_locomotiveduo/ 


Enregistré à Hamburg, le duo Réplica de Birgit Uhler et Felipe Araya incarne la recherche sonique hors des sentiers battus : Scoriacon. Six titres en espagnol latino américain : riolita, andesita, fonolita, nefelinita, etc… Si la trompette toute spéciale de Birgit Uhler avec ses timbres inusités et ses techniques alternatives, ses sourdines improbables (des plaques de cuivre, par exemple), son jeu introspectif internalisant des pulsations débridées fait partie du décor de l’avant-garde improvisée (c’est une artiste unique), Felipe Araya semble sortir de nulle part avec son cajon, un instrument de percussion en bois en forme de caisse, évidée et munie d’orifices. Étrange, il le caresse, le gratte, le frotte, promène des objets insolites sur sa surface, bruissant comme un soundfield-paysage sonore. Un son moite et granuleux où comme un étrange oiseau des îles, sa partenaire vient glouglouter dans d’imaginaires et exubérantes fleurs tropicales. Tout à fait dans la ligne des projets de Birgit Ulher avec Gino Robair, Heinz Metzger, etc… J’avoue avoir un faible pour l’art de l’intransigeante Birgit, car son jeu austère intègre le sens de la pulsation et l’intuition d’un vrai sens musical  et est contextualisé dans le déroulement de la performance au point qu’il quitte sa coquille hermétique pour révéler les intentions et l’émotion de la musicienne. Si on retrouve régulièrement des traces de cet artiste, qu’on qualifierait trop malheureusement de minimaliste ou de réductionniste, sur de nombreuses scènes et auprès d’artistes universelles comme la chanteuse Ute Wassermann, c’est qu'elle a su cristalliser des intuitions relatives à la nature de son instrument et à l’utopie lower-case pour créer un univers sonore incontournable. Birgit Ulher dure et durera sur la scène, car elle est convaincante pour un non-initié. Tout comme Derek Bailey pour la guitare, et à l’instar de son collègue le trompettiste Frantz Hautzinger, Birgit Uhler a su découvrir et exploiter avec le plus grand succès les possibilités sonores insoupçonnées et les réalités acoustiques cachées de son instrument en explorant minutieusement les combinatoires de positions des pistons, d’intensités de souffle, d’effets de timbre et ses sourdines atypiques. Avec Felipe Araya et ses bruissements, elle va encore plus loin dans sa recherche et l’aboutissement de sa démarche. Ce duo vient de tourner en Amérique Latine en novembre. À suivre !!


Pour clôturer, voici un album en duo avec un musicien qui a beaucoup contribué pour le jazz d’avant-garde et l’improvisation en Slovénie, justement : le percussionniste Zlatko Kaucic. Face au pianiste tout terrain Milko Zadar, il nous fait montre de son style free flow original avec percussions et batterie. Un drive subtil, une dynamique dans les frappes et les frottements, objets secoués ou vibrant sur peaux et cymbales, actions simultanées et accidents sonores tout en finesse : Ena / One (Sazas /Klopotek IZKCD026). Son acolyte pianiste le suit de bout en bout et le précède même avec une certaine malice bonhomme.