1 décembre 2016

Urs Leimgruber & Roger Turner/ Marcello Magliocchi & Guy-Frank Pellerin/ Nicolà Guazzaloca & Edoardo Marraffa/Daunik Lazro & Joe McPhee/Clarissa Durizzoto & Giorgio Pacorig/Birgit Ulher & Felipe Araya / Milko Lazar & Zlatko Kaučič

Duos unlimited...
La solution la plus simple et la plus personnelle pour improviser librement et collectivement, la plus économique aussi vu la difficulté à trouver un concert payé, souvent avec budget serré ! Le duo. Deux personnalités trouvent un terrain d’entente, un consensus où chacun se sent le plus à l’aise avec ses propres intentions et la musique de l’autre. La culture du dialogue et du partage. Aussi, le bonheur d’avoir rencontré les têtes pensantes de deux labels qui compte en Slovénie et alentour (Autriche et Italie) : le slovène Iztok Zupan de Sazas/ Klopotec et l’hongrois Laszlo Juhasz d’Inexhaustible Editions…. Deux allumés inconditionnels de la musique libre et improvisée qui apportent respectivement leurs concours comme ingénieur du son (Zupan) et organisateur très pointu (Juhasz).
Enregistrés en Normandie, dans les Pouilles, à la frontière austro-hongroise, en Slovénie, par des artistes moins sollicités que Brötz, Evan, Gustafsson, Vandermark etc… ces duos incarnent la recherche à la marge des territoires reconnus, de la routine festivalière et des regroupements téléphonés des organisateurs coventionnels.

The Spirit Guide : Urs Leimgruber & Roger Turner Creative Works.
Waterfall Marcello Magliocchi & Guy Frank Pellerin White Noise Generator.
Live from Schnittpunkte Music : Les Ravageurs Nicolà Guazzaloca & Edoardo Marraffa Klopotec/ Sazas IZK CD 042
The Cerkno Concert Daunik Lazro & Joe Mc Phee Klopotec/ Sazas IZK CD 044
Courtyard Stories : Locomotive Duo Clarissa Durizzotto & Giorgio Pacorig Klopotec/ Sazas IZK CD 045
Scoriacon réplica : Birgit Ulher & Felipe Araya Inexhaustible Editions ie-005
Ena/One Milko Lazar & Zlatko Kaučič Sazas /Klopotec IZK026

On tient là une belle série de duos tout frais enregistrés en 2015 ou 2016 et impliquant un instrument à vent ou deux (Lazro - McPhee). Des enregistrements bien souvent assez courts car ils expriment un moment dans un lieu (ou plusieurs) lieux face à un public, découvreur, enthousiaste ou attentif. Et de ces conditions de jeu naissent une ambiance, une couleur sonore, une concentration, une manifestation vitale. 

Urs Leimgruber et Roger Turner (sax soprano et ténor & percussions) ont trouvé un terrain d’entente et de complicités dans le détail, les signes, les timbres. Urs tirebouchonne la colonne d’air vocalisant les harmoniques avec une précision rare. On songe au travail de Lol Coxhill durant les dernières années sans qu’il n’y ait bien sûr le moindre emprunt à son aîné. Roger cherche, invente, tintinnabule et puis s’oublie évoquant la stature et la manière d’un Milford Graves transcendé… Urs triture le ténor comme personne … Les deux duettistes travaillent en duo depuis plusieurs années et on ne peut trouver comparses aussi bien assortis. Après autant d’années recherches dans le son et l’improvisation totale, Roger Turner & Urs Leimgruber gravent dans l’espace et le temps l’équivalent d’une fresque tracée pour l’éternité au fond d’un abîme il y a des millénaires par des humains illuminés et vierges de l’aliénation qui oppresse nos semblables. The Spirit Guide a été enregistré au Havre lors d’un beau concert de la très méritante organisation Pied Nu. Magique !
Chute d’eau : la percussion de Marcello Magliocchi, grand-maître des cymbales, gongs et fûts installés dans le cloître de Santa Chiara à Noci, et bien que l’acoustique réverbérante et caverneuse de celle-ci colore la prestation, le percussionniste crée néanmoins un merveilleux tryptique en communion avec les saxophones soprano et ténor du franco-canadien Guy – Frank Pellerin, un authentique puriste du son. Quatre mouvements se détachent dans cette longue improvisation. Après une mise en bouche énergique, la première partie du concert le sax soprano se fait élégiaque et pondéré traçant des lignes et des courbes dans les nimbes sonores des gongs effleurés, grattés, crissés. Un solo de percussions donne la pleine mesure du talent polyrythmique de Magliocchi. S’ensuit un chassé croisé avec le sax ténor où le souffleur se lâche dans la meilleure veine du free-free-jazz speaking in tongues et de la free-music. Un super instant à deux saxophones simultanés fait sonner l’espace… Quand revient le sax soprano, la démultiplication et les croisements de rythme chamboulent l’horizon et la pointe du soprano s’élève vers le ciel. L’album se clôture sur une note apaisante de quelques minutes enregistrées au bord de la mer où Pellerin trouve et soutient les aigus les plus beaux sur les vibrations des instruments métalliques de Magliocchi : gongs, cymbales inédites, cloches…. Marcello Magliocchi peut aisément figurer parmi les percussionnistes essentiels de la free music comme Turner, Sanders, Noble, Lê Quan, Perraud, Blume … et Guy-Frank Pellerin est un saxophoniste de haute volée. Connaissant particulièrement bien leurs démarches respectives, je peux dire qu’il s’agit ici du sommet de l’iceberg, tant la pratique de l’improvisation de ces deux musiciens est multiple, étendue, expérimentée et profondément musicienne.

Le pianiste Nicolà Guazzaloca et le saxophoniste ténor Edoardo Marraffa, qui nous viennent de Bologne, ont une longue histoire commune et propre à créer une mythologie de groupe telle qu’avait connu la free music des premiers âges : on pense à ces associations de fortes personnalités réunissant un pianiste et un saxophoniste qui ont marqué l’imaginaire de l’improvisation libre et le free-jazz européen depuis les seventies… On songe à Brötzmann et Van Hove, Evan Parker et Schlippenbach, Rudiger Carl et Irene Schweizer, etc… Donc, les Ravageurs Live from Schnittpunkte Music. Nicolà Guazzaloca est un virtuose et compte dans le peloton de tête des pianistes qui ont pris la relève (Agusti Fernandez, Veryan Weston, Sten Sandell...). Le jeu d’Edoardo Marraffa est absolument unique et original et devrait être cité en exemple : on le reconnaît dès la première intonation. Subtilement lyrique et expressionniste, issu de la veine aylérienne, ce souffleur a acquis un univers sonore personnel assez particulier, une empreinte sonore qui le distingue indubitablement d’autres saxophonistes. Cet instrument à la particularité de permettre à certains artistes d’imprimer leurs marque au point d’être quasiment incopiables et par là Ravageurs. Tout comme le son de la voix de chaque être humain est immédiatement reconnaissable entre toutes. De ce point de vue, un bon nombre de saxophonistes qu’on entend et qu’on recycle actuellement sur toutes les scènes sont nettement moins originaux. Le souffle assez brut de Marraffa, son goût mélodique volontairement désuet et le style distingué / jeu très fin énergique et puissant de Guazzaloca crée un contraste fascinant propre à créer une légende. J’ajoute encore que Marraffa éructe dans son sopranino un peu comme Brötzmann le faisait dans sa clarinette ou Breuker au soprano, créant ainsi un bel effet sonore qui ajoute du piquant à leurs prestations. D’ailleurs, lors de l’intervention de Marraffa au sopranino, son malicieux camarade ne peut résister à faire crisser les cordes du piano comme je ne les ai jamais entendues (prise de son exceptionnelle d’Iztok Zupan) créant un moment de folie digne du trio Brötz/VH/ Bennink ! La partie où Marraffa souffle simultanément dans le ténor et le sopranino est une beau moment d’anthologie qui fait bien plus qu’évoquer les moments de grâce à jamais envolés des beaux soirs de la free music des années 70 ! Fantastique ! C’est bien le mérite d’Udo Preis de Limmitationes de convier de tels artistes moins bankables et d’Iztok Zupan, l’ingénieur du son, d’inclure leur magnifique enregistrement aux côtés de celui du duo Joe McPhee et Daunik Lazro dans le catalogue de son label Sazas / Klopotec. En plus, les pochettes très originales de la série en carton recyclé sont ornés des dessins colorés et mystérieux de Nicolà Guazzaloca, lui-même. Hautement recommandable. http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_leslavageurs/  

Et donc lorsqu’on écoute ensuite the Cerkno Concert, on trouve une continuité au niveau de la qualité musicale relayée par l’esthétique des pochettes, évoquant un peu l’impression qu’ont eue les jeunes que nous avons été, en découvrant les 33 tours du label Hat Hut de McPhee et Lazro et le design inoubliable de cette série. Ces deux souffleurs se connaissent depuis des lustres et se rencontrent de temps à autre (Elan Impulse en duo In Situ, 1991 ou le trio avec Evan Parker sur le label Vandoeuvre). Joe McPhee est au sax alto et à la trompette de poche et Daunik Lazro aux saxophones baryton et ténor. Il y a plus d’une vingtaine d’années, on aurait entendu respectivement McPhee au ténor et Lazro à l’alto. Mais comme leurs styles personnels ont évolué au point d’êtres devenus méconnaissables par rapport au passé sans pour autant perdre leur aura, cette substance sonore et musicale et ce goût inné pour l’aventure sonore et la recherche des timbres et leur agencement inouï qui caractérisent leurs prestations en duo, on assiste à une renaissance complète de deux Phénix. L’exigence radicale de Daunik a sans doute ravivé la flamme de Mc Phee, un des artistes « free » les plus demandés, et comme on sait le rythme des tournées entraîne souvent une forme de routine. Ces deux briscards du free de toujours nous ont réservé une belle surprise au-delà des tendances. Tous les recoins de leur imagination ont trouvé une marque dans l’écoulement seconde après seconde de ce très beau concert. Les morceaux sont prosaïquement intitulés par le nom de chaque instrument utilisé : Pocket Trumpet and Bari sax, Alto Sax and Barisax et ainsi de suite avec quand même Voices for Alto and Tenor, une composition parmi les plus connues de Joe. Mais l’inspiration, la poésie et la connivence sont totales. Ce qu’aucun titre de morceaux ne peut saisir : la magie de l’air, l’unicité de leurs instants de grâce qui s’écoulent, dans un temps qui ne se compte plus, à travers des formes et des lueurs toujours renouvelées. Durée parsemée de coins secrets, bleus à l'âme, glissements de notes déchirées, et cette pocket trumpet d'un autre âge, merveilleuse. Le blues est palpable … C’est sans doute un des plus beaux duos qu’on puisse entendre depuis que l’Art Ensemble ait marqué les soirées parisiennes de la Vielle Grille et du Lucernaire en 69/70. L’album magique qui nous manque depuis les faces inoubliables de Mc Phee (Glasses, Tenor, Graphics) et Lazro (Entrance Gates at Tshee Park, Aeros) …. Sous-titré Music for Legendary Heroes, car sans doute JMcP destine la musique à ses âmes tutélaires (le final est intitulé Remembering Ornette and Albert Ayler) leur performance s’inscrit parfaitement dans cette lignée : cet hommage revendiqué coule de source… http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_lazro-mcphee/ 

Clarisse Durizzotto et Giorgio Pacorig, soit le Locomotive Duo ne sont pas en reste question originalité avec leurs quatorze historiettes, Courtyard Stories. Pacorig redécouvre la magie du Fender Rhodes, instrument lié au jazz-rock de Miles Davis à Can en passant par les HeadHunters. Complètement en dehors du contexte groovy et funky psychédélique (un autre mot ?), ce clavier électrique qu’on vouait aux gémonies (Hal Galper a jeté le sien dans l’Hudson River), est transformé par le claviériste comme s’il l’avait préparé (comme on prépare un piano acoustique), trafiqué ou détraqué. Avec l’aide d’un Korg MS20 et des devices, il obtient un son à la fois déchirant, lunaire, cristallin, excentrique qui évolue entre l’orgue ou le vibraphone. Sa compagne développe des lambeaux mélopées microtonales, des suaves clair-obscur vingtiémistes ou des growls hésitants avec sa clarinette…. Le duo crée un univers décalé, alignant cadavres exquis et mignardises sonores et percussives. De ce jeu au départ chaotique, s’enchaîne un flux irrésistible, le Fender Rhodes se transformant en machine à sons affolée et la clarinettiste, par ses incartades au bon goût et la fluidité et l’acidité mélangées, faisant oublier son prénom associé à un strict ordre religieux sans parler de son patronyme involontairement gastronomique. Je sais que les noms des musiciens, cela n’a rien à voir avec la musique, mais cela contribue à la mythologie. Que des compositeurs d’avant-garde du XXème s’appellaient Globokar, Stockhausen, Penderecki ou même Cage, c’était plus exotique et excitant que Durand ou Janssens. Donc ces deux musiciens avec leurs noms à coucher dehors font vraiment tout pour dépayser nos sens et se complètent remarquablement tout en étendant leurs registres sonores et expressifs. Pacorig donne une  qualité éminemment acoustique à ses engins comme s’ils étaient devenus des instruments à vents. C’est peut être un peu plus léger musicalement que les autres duos, mais l’esprit de sérieux et la densité du propos peuvent nuire à la digestion… Vraiment enthousiasmant au fur et à mesure que les plages se succèdent, car leur performance se bonifie de morceau en morceau dans un continuel renouvellement sonore et des idées musicales. Et la qualité de l’enregistrement de Zupan / Klopotec n’y est pas pour rien. Rafraîchissant. http://www.klopotec.si/klopotecglasba/cd_locomotiveduo/ 


Enregistré à Hamburg, le duo Réplica de Birgit Uhler et Felipe Araya incarne la recherche sonique hors des sentiers battus : Scoriacon. Six titres en espagnol latino américain : riolita, andesita, fonolita, nefelinita, etc… Si la trompette toute spéciale de Birgit Uhler avec ses timbres inusités et ses techniques alternatives, ses sourdines improbables (des plaques de cuivre, par exemple), son jeu introspectif internalisant des pulsations débridées fait partie du décor de l’avant-garde improvisée (c’est une artiste unique), Felipe Araya semble sortir de nulle part avec son cajon, un instrument de percussion en bois en forme de caisse, évidée et munie d’orifices. Étrange, il le caresse, le gratte, le frotte, promène des objets insolites sur sa surface, bruissant comme un soundfield-paysage sonore. Un son moite et granuleux où comme un étrange oiseau des îles, sa partenaire vient glouglouter dans d’imaginaires et exubérantes fleurs tropicales. Tout à fait dans la ligne des projets de Birgit Ulher avec Gino Robair, Heinz Metzger, etc… J’avoue avoir un faible pour l’art de l’intransigeante Birgit, car son jeu austère intègre le sens de la pulsation et l’intuition d’un vrai sens musical  et est contextualisé dans le déroulement de la performance au point qu’il quitte sa coquille hermétique pour révéler les intentions et l’émotion de la musicienne. Si on retrouve régulièrement des traces de cet artiste, qu’on qualifierait trop malheureusement de minimaliste ou de réductionniste, sur de nombreuses scènes et auprès d’artistes universelles comme la chanteuse Ute Wassermann, c’est qu'elle a su cristalliser des intuitions relatives à la nature de son instrument et à l’utopie lower-case pour créer un univers sonore incontournable. Birgit Ulher dure et durera sur la scène, car elle est convaincante pour un non-initié. Tout comme Derek Bailey pour la guitare, et à l’instar de son collègue le trompettiste Frantz Hautzinger, Birgit Uhler a su découvrir et exploiter avec le plus grand succès les possibilités sonores insoupçonnées et les réalités acoustiques cachées de son instrument en explorant minutieusement les combinatoires de positions des pistons, d’intensités de souffle, d’effets de timbre et ses sourdines atypiques. Avec Felipe Araya et ses bruissements, elle va encore plus loin dans sa recherche et l’aboutissement de sa démarche. Ce duo vient de tourner en Amérique Latine en novembre. À suivre !!


Pour clôturer, voici un album en duo avec un musicien qui a beaucoup contribué pour le jazz d’avant-garde et l’improvisation en Slovénie, justement : le percussionniste Zlatko Kaucic. Face au pianiste tout terrain Milko Zadar, il nous fait montre de son style free flow original avec percussions et batterie. Un drive subtil, une dynamique dans les frappes et les frottements, objets secoués ou vibrant sur peaux et cymbales, actions simultanées et accidents sonores tout en finesse : Ena / One (Sazas /Klopotek IZKCD026). Son acolyte pianiste le suit de bout en bout et le précède même avec une certaine malice bonhomme.

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