8 août 2020

Stefan Keune Dominic Lash Steve Noble/ Carlos Zingaro Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Hernâni Faustino José Oliveira/ Andrea Centazzo & Henry Kaiser/ Marilza Gouvea Adrian Northover & Marcio Mattos.

 And Now Stefan Keune Dominic Lash Steve Noble FMR CD583-0520

Si vous aimez l’Albert Ayler des improvisations explosives des albums Spiritual Unity et Prophecy, l’Evan Parker des seventies-eighties, le Brötzmann arcbouté sous le déluge percussif d’Han Bennink ou le Mats Gustafsson d’avec Gush ou Lovens, vous trouverez ici la pièce à conviction ultime. Il n’y a pas de ligne « mélodique », seulement des articulations du son frénétique, des morsures de bec et d’anche, un souffle destroy de cracheur de feu. Le style de Stefan Keune est voisin de l’Evan Parker vitriolé et explosif lorsqu’il jouait en duo avec Paul Lytton ou Derek Bailey ou en trio avec Alex Schlippenbach et Paul Lovens ou de l’extraordinaire Michel Doneda au sax soprano. Après les dix premières dix minutes volcaniques de Well Then (26 :48), s’installe un dialogue égalitaire où les sonorités détaillées explorant les marges de l’instrument créent une vision kaléidoscopique du flux musical. Lorsque se pointe une forme mélodique au sax ténor, cela devient le prétexte pour doubler ou tripler les coups de langue sur le bec et utiliser des doigtés « fourchus » qui ouvrent le champ à la multiplication de fragments mélodiques concassés et superposés comme si la colonne d’air en ébullition était sur le point d’exploser avec une projection d’éclats suraigus et très brefs grognements dans le grave ou le médium. On songe alors à l’éthique du Spontaneous Music Ensemble comme le documente Face To Face avec le percussionniste John Stevens et Trevor Watts au sax soprano. Je me concentre sur la description du saxophoniste car, même si cette musique est égalitaire et collective, il s’agit bien d’un trio cum saxophone ténor, dont les particularités expressives – expressionnistes colorent et définissent leur univers musical. Sous – jacentes à cette déferlante de sons pointillistes, harmoniques suraiguës, sauts de registres, frictions de timbres, exaspérations d’un souffle chirurgical, on perçoit des constructions harmoniques complexes et des variations de doigtés intelligentes qui rendent son improvisation captivante et vous tiennent en haleine.  Durant les quinze dernières minutes de Well Then et le début de Whatsoever (16 :31), le trio construit des flux renouvelés où chaque improvisateur est plongé dans une écoute mutuelle intense en échangeant et partageant leurs recherches individuelles de sonorités, de mouvements et de lignes / courbes / points avec un sens de l’ouverture, une dynamique plus proche du mezzopiano que du forte / fortissimo, registre obligé du hard free-jazz. Toutefois, la lave couve sous la cendre : on sent que les esprits s’échauffent et tout-à-coup, le moteur s’emballe au régime maximum, la batterie de Steve Noble éclate, et le souffle dément de Stefan Keune hache menu le son orgiaque du ténor : l’expressionisme nihiliste maximum est cisaillé par son articulation délirante envoyant dans l’espace scories, notes écrasées, déchirures du timbre, éclats d’une exceptionnelle brièveté. Les tripes à l’air. C’est la notion du temps qui se fracasse. Dans le troisième et dernier morceau, Finally (23 :18), le trio remet le couvert en renouvelant l’ordonnancement des échanges. La contrebasse acquiert plus d’espace et on découvre que le jeu de Dominic Lash se nourrit subtilement de la réthorique du saxophoniste en l’adaptant aux caractéristiques du grand violon. Le batteur organise avec soin des vagues percussives en crescendo sur le long terme alternant ses accents et espaces blancs en coordination étroite avec les lames de trilles hasardeuses du souffleur, celui-ci toujours impliqué dans son style spasmodique mais avec de belles nuances. Au fur et à mesure que les minutes s’écoulent, la tension monte inexorablement, le jeu devient de plus en plus fourni, intense assez près d’une éventuelle déflagration finale. Steve Noble dose son travail machiavélique en surveillant étroitement la cocotte-minute qui semble menacer, chauffée à blanc. Les énormes pizzicati de Dominic Lash retiennent l’ensemble à la surface du sol, et vers la seizième minute, le contrebassiste joue seul un moment, puis initie un échange pointilliste avec le souffleur où il explore les vibrations des cordes à l’archet avec un travail remarquable sur le timbre, les harmoniques, filant et cardant le son, percutant la touche, alors que Keune sollicite des suraigus à peine audibles sur une ou deux notes triturées à l’extrême. C’est presque dans un silence fantomatique que disparaît la musique se réduisant dans un decrescendo spontané, mais joué de mains de maîtres. C’est sans nul doute, un des performances collectives d’improvisation radicale impliquant un sax ténor, celle-ci aussi violemment expressionniste et spontanée qu’austère et méthodique, les plus étonnantes qu’il m’a été donné d’écouter par le biais d’un enregistrement, dont la réécoute permet la compréhension de son cheminement et l’analyse du processus précis. Fascinant ! Le trio Keune/ Lash/ Noble a déjà un solide opus vinyle chez No Business (Fractions) dont il prolonge et améliore la facture et les procédés avec cet exceptionnel And Now. J’ajoute encore que si Steve Noble est fort sollicité par une kyrielle de poids lourds de la scène (Evan Parker, Alan Wilkinson, Joe McPhee, Peter Brötzmann, Alex Hawkins,  Alex Ward, Yoni Silver etc…) et Dom Lash pareil avec de nombreux projets (Alex Hawkins, Alex Ward, Pat Thomas, Mark Sanders, Tony Buck, Tony Bevan, Chris Cundy), l’évolution discographique / événementielle de Stefan Keune est clairsemée MAIS parsemée d’albums incontournables, entre autres, avec le guitariste John Russell (Excerpts and Offerings/ Acta et Frequency of Use/ NurNichtNur), le contrebassiste Hans Schneider et le batteur Achim Kramer (The Long and the Short of It / Creative Sources et No Comment/ FMP) et en solo (Sunday Sundaes / Creative Sources). Un album duo avec Paul Lovens, Live 2013 / FMR et cette pièce d’archives de 1993, Nothing Particularly Horrible / FMR avec Russell, Schneider et Paul Lovens. L’intérêt de l’auditeur curieux sera récompensé car, d’un de ces albums à l’autre, on l’entend au sax alto, au sax sopranino (engin difficile), au ténor et au baryton et toujours aussi pertinent ! Je vous dis, un client  !  https://stefankeune.com/discography/ On se plaindra qu’un de ses concurrents dans la discipline à l’étonnant don d’ubiquité, Mats Gustafsson, s’est dispersé dans une multitude de compacts, vinyles, ltd edition, coffrets cd's, cassettes, items à encadrer, curiosités quasi-numismatiques, sessions dispensables, projets fumants, dont l'ahurissante exhaustivité sature le fétichisme obsessionnel de la collectionnite. Au point qu’il est devenu aujourd’hui impossible de choisir l’objet rare et révélateur de son talent réel. C’est pourquoi je décrète, qu'en la matière de saxophone free à l’arrache ou au détail, suivez Stefan Keune, vous ne serez pas déçu (tout comme avec Urs Leimgruber et Michel Doneda) ! Ses quelques enregistrements fabuleux resteront toujours à la portée de votre petit portefeuille ou sur un coin choisi de votre étagère sans envahir votre espace vital et vous aurez le loisir de les apprendre par cœur. La musique du cœur en fait !

 

Pentahedron Carlos Zingaro Ernesto Rodrigues Guilherme Rodrigues Hernani Faustino José Oliveira. Creative Sources CS 642 CD

Quintet à cordes plus percussion dans un mode improvisé contemporain à la fois dense et aéré, éminemment collectif et tout en finesse. Violon – Carlos « Zingaro » Alves, alto – Ernesto Rodrigues, violoncelle – Guilherme Rodrigues, contrebasse – Hernâni Faustino et percussions - José Oliveira. L’ensemble opère avec des interventions millimétrées de chaque cordiste individuellement et des voicings à deux, trois ou quatre telle une constellation de frottements d’archets en métamorphose permanente aux sonorités étirées, compressées ou élancées traçant des volutes sinueuses ou des ostinatos d’harmoniques se transformant en cadences composites. Une seule longue improvisation évolue par paliers d’agrégats opaques ou diaphanes, séquences fugaces ou drones agglutinantes en mutation constante ou un silence passager interrompu par des entrechocs col legno, point de départ d’un mouvement plus complexe où les éléments du collectif s’écartent mus par une force centrifuge invisible... alternant ensuite avec une séquence minimaliste. Le percussionniste commente et colore l’ensemble avec une belle dynamique et une inventivité qui découlent des principes mis en exergue par le grand John Stevens. On découvre les possibilités infinies de toucher- gratter – frotter – secouer de la percussion et leurs dimensions finement aléatoires. Finalement, le travail d’Oliveira vient alimenter les réactions instinctives du quatuor cordiste vers un final dont l’intensité et la fréquence des frappes et chocs décroît subitement vers le silence. Que la durée réelle soit de 28 minutes importe peu car les cinq musiciens ont investi le temps en l’étirant, le fragmentant jusqu’à le rendre imperceptible par la grâce des infinies variations musicales, d’arabesques éphémères, de croquis touffus, de pointes élancées, de strates de textures mouvantes … À la fois musique en chantier spontanée et construction raisonnée faite de mouvements distincts et coordonnés soulignant l’intense et lucide écoute mutuelle interactive et proactive. Un véritable chef d’œuvre qui transcende les ismes et tendances inhérentes à la pratique de l’improvisation libre en les fusionnant avec un très grand talent.

 

Above & Beyond Protocol Andrea Centazzo & Henry Kaiser Metalanguage 9103/4 (2017-2019 & 1978).

Protocol est le titre d’un vinyle publié par le mythique label Metalanguage en 1978 où chaque face était dévolue à un duo du guitariste Henry Kaiser et du trompettiste Toshinori Kondo et à un autre duo du même Kaiser avec le percussionniste italien Andrea Centazzo. Cet face B de Protocol est réédité dans un double compact  à la suite de seize nouveaux duos très récents des deux musiciens. Pour retracer les deux artistes, je dirais que Centazzo est un percussionniste original important de la nouvelle scène improvisée des années 70-80 ayant travaillé et enregistré avec Steve Lacy, Evan Parker, Alvin Curran, Derek Bailey, Lol Coxhill, le Rova Sax Quartet, John Zorn, Tom Cora, Eugène Chadbourne, Davey Williams, LaDonna Smith Gianluigi Trovesi… Il est aussi un compositeur intéressant dans plusieurs domaines entre autres pour orchestre et un chercheur dans le domaine de la percussion. Henry Kaiser est un guitariste électrique concentré sur les (pédales d’) effets électroniques avec une carrière assez éclectique et des collaborations avec Derek Bailey, Fred Frith, John Oswald, T. Kondo, des musiciens traditionnels asiatiques et de rock d’avant-garde. Tous deux ont dirigé leurs propres labels, Metalanguage pour Kaizer et Ictus pour Centazzo, qu’ils ont ressuscité pour la bonne cause. Musicalement, le jeu libéré, aéré et très diversifié d’Andrea Centazzo sur ses installations de percussions est un modèle du genre. Quoi que joue son interlocuteur sur ses guitares dans différents registres au niveau amplification et coloration par les effets, le percussionniste trouve instantanément la parade, les sonorités sur les peaux ou les innombrables accessoires métalliques, cymbales, gongs, crotales, cloches rangées avec soin sur un kit démesuré. Il est à la fois prolixe en jouant simultanément des figures contradictoires ou complémentaires en multipliant les frappes diversifiées en alternant et décalant les cadences avec une aisance rare ou concentré minutieusement sur des sonorités choisies . Au fil des décennies de pratique, Henry Kaiser, un résident de la baie San Francisco, est passé maître dans l’élaboration et la coloration de la pâte sonore en dosant l’usage du vibrato et des combinaisons d’effets avec une belle cohérence. Le guitariste prend son temps pour jouer suspendu dans l’espace au-dessus de vagues imaginaires dans le mythique océan Pacifique pour la sauvegarde environnementale duquel il est impliqué corps et âme. On peut entendre au mieux sa sensibilité océanique dans un remarquable Pacific Protocol de 5 :17. On semble y voir des dauphins évoluer sous la surface moirée et translucide vert -bleu du ressac. Sa sensibilité océanique se manifeste aussi dans un étonnant Mysterious Protocol dans une dimension sous-marine initiée par de très fins frottements de cymbales à l’archet évoquant le sonar d’un imaginaire Nautilus. Le titre Protocol est marié à toutes sortes d’occurrences : Nostalgic Protocol, Offbeat Protocol, Playing, Ballad, Pacific, Mysterious, Informal, Distant, New Age, Without, Yonder, Sideways, Rattlesnake, Narrative, Conic, Destiny vs Density jusqu’à ce que la face B du vinyle Protocol (102z Protocol, 102y Protocol, 102x jusque 102v Protocol) nous permette de mesurer tout le chemin parcouru tant au niveau musical et sonore que du point de vue de la technique d’enregistrement et de la gravure sur le disque. En clôture de ce fascinant voyage sonore, That Old 355 Protocol. Andrea Centazzo joue aussi du malletkat et d’échantillons sonores et Henry Kaiser de la guitare acoustique. Un excellent double album réalisé avec soin par de merveilleux conteurs – aventuriers des sons.

 

Cájula Marilza Gouvea Adrian Northover Marcio Mattos FMR CD578-0520

 

Enregistré aux Red Hill Studios et à I’Klectic à Londres, cet album merveilleux réunissant la chanteuse Marilza Gouvea, le saxophoniste Adrian Northover et le violoncelliste Marcio Mattos dans un magnifique trio chambriste dédié à la pure improvisation a été publié par le label FMR avec des notes rédigées par moi-même. En voici le texte en anglais.

Three artists involved in the London improvising scene since their earliest youth, all witnesses and actors of the evolution of improvised music and avant-garde jazz. Marcio Mattos has frequented the open circleof this extraordinary music world contributing as a bassist and a cellist to all of the most important exponents/groupings of improvised music. Vocalist Marilza Gouvea is one of those countless quality improvisers who remains a well-kept secret of this sprawling city. Likewise saxophonist Adrian Northover appeared as a strong and important contributor to the scene. In their trio, no individual voice is dominant and everyone fully assumes the freedom to improvise instantly. The only scores consist simply of active listeing to their comrades, and their art lies in their imagination to create in the present moment a sound, a musical counterpart, which distinguishes all from each other and brings them together simultaneously. The volatile articulations of Adrian’s soprano saxophone encircle, comment on and pursue the whispers, phonemes, playful utterances and limpid chants of Marilza. The timbre of her voice expresses intangible feelings through her vocal variations and lends itself to admirable mutations of tone. As if an architect or a landscape designer, Marcio draws subtle bows and feverish pizzicati in fiery cadences and wandering extemporizations, thus creating a fleeting center of gravity. The expressive flow of the wind instrument flies in space like a bird animated by the fluttered jolts of the singer’s voice. The very agile articulation of her voice reveals its full extent by responding with superb expressive ease to the detached interjections of Northover, weaving a lacework of air projected onto shared space. The cellist expands the sounds of his instrument by using electronic effects incorporated into sensitive soundscapes. The thread of collective improvisations crosses many forms, effects, energies, linked feelings, contiguous or intercalated without imprisoning a moment, an image, a coloring in its infinite meanders. A sublime sensitivity is expressed, a dense empathy, a living metaphor, for solidarity, desire, confidence, hope, deepest thoughts and a most immediate fantasy. Wonderful! 

Exemplaire, on frise le chef d’œuvre. Tellement que je le réécoute encore avec le même plaisir, tout en (re)découvrant de nombreuses autres séquences avec ravissement.  

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