2 octobre 2020

Derek Bailey & John Stevens/ OM Urs Leimgruber Christy Doran Bobby Buri Fredy Studer/ Thanos Chrysakis & Chris Cundy/ Charles K. Noyes

Derek Bailey – John Stevens 1993 – 1992 scätter https://scatterarchive.bandcamp.com/album/1993-1992

Vortex 14 – 06 – 1993 et LMC 24-5-1992 . Enregistré sur DAT par Paul Wilson. Publications autorisées par Karen Brookman et la famille Stevens. Excellente prise de son. Derek Bailey à la guitare électrique, John Stevens avec une batterie sommaire et son éternel cornet par moments. Comment réduire les frappes et la technique de la batterie face à un guitariste au jeu complexe et « multiphonique ». Usage immodéré d’harmoniques et d’intervalles dissonants et constructions rythmiques alambiquées. Le jeu de Stevens suggère la chute de l’objet sur la surface, la variation constante des pulsations, un jeu décentré et en deça de beats ressentis intérieurement, figures récurrentes aux balais, baguettes et hi-hats détournées de leur imbrication conventionnelle dans le flux, répétitions de séquences où un ou deux éléments sont systématiquement transformés ou déplacés… Deux musiques différentes se suivent, se croisent, se dépassent, s’enchevêtrent, semblent se répondre.  Comme on ne trouve plus le CD Playing (Incus CD14 1993) qui les réunissaient, ces deux concerts inédits sont véritablement une aubaine. Enregistrés avec soin devant un public de connaisseurs au début des années 90 peu avant la disparition de John Stevens et avec un ampli de guitare électrique standard, ces deux concerts voient se confronter le déploiement bien électrique des effets du guitariste face aux frappes et frottements ascétiques du batteur. La deuxième longue improvisation au Vortex (20 :11) contient l’essentiel : l’échange se révèle minutieux, intime, poétique. John Stevens démontre magistralement que pour créer du sens point n’est besoin d’envahir l’espace et faire tournoyer les frappes en rafales. C’est une leçon de choses fondamentale des principes élémentaires de la percussion. Chaque son a son importance, chaque mouvement contient une signification comme les hiéroglyphes ou une parole sacrée. Cette économie de moyens est superbement expressive ; son sens inné du flottement aérien des timbres ouvre un champ d’action à son partenaire qui se livre à des audaces ludiques en enrichissant sa palette. Le silence devient une composante essentielle du dialogue, ce qui n’est pas toujours le cas avec le guitariste.  Malheureusement, John Stevens disparut en fin 1994 avant d’avoir pu enfin tourner en Europe en compagnie de Derek Bailey ou Evan Parker ou d’autres musiciens. Bien souvent ses incursions sur le continent se limitaient à la Norvège ou  la Suède avec le saxophoniste Frode Gjerstad et les bassistes Johny Dyani ou Kent Carter. Jamais personne ne pensait à l’inviter depuis l’époque lointaine où il avait tourné avec Bobby Bradford, Trevor Watts, Kent Carter, Keith Tippett, Howard Riley ou Barry Guy (1974 et 1979). Impardonnable. Pour vous racheter, commandez cet album digital. Un document plus vivant et authentique que certaines des incartades téléphonées durant les dernières années de Derek Bailey.

OM Urs Leimgruber Bobby Burri Fredy Studer Christy Doran 
It's About Time Intakt 
OM était un des groupes phare de la jeune scène free-jazz / free-rock européenne vers 1976/77. On trouvait leurs albums Kirikuki et Rautionaha publiés par Japo, une sous-marque d’ECM, dans les bacs de disquaires dans toute l’Europe. Japo présentait des musiques plus audacieuses et plus « free » qu’ECM. OM, une formule audacieuse et efficace à la croisée des chemins psychédélique, free-jazz mise au point par quatre jeunes musiciens de Lucerne au début des années 70. Un saxophoniste ténor et soprano, Urs Leimgruber qui se révèlera un des meilleurs : après l’aventure OM, il monte le groupe Reflexionen avec rien moins que le pianiste Don Friedman, un authentique jazzman US, un super batteur, Joel Allouche le bassiste Bobby Buri de OM et ensuite Palle Danielsson. Un sérieux client. Par la suite, il se dirige vers la musique entièrement improvisée. Tournées et enregistrements avec le percussionniste Fritz Hauser, la contrebassiste Joëlle Léandre, la pianiste Marylin Crispell. Des concerts et albums solos pointus et inspirés, D’ étonnants trios avec Michel Doneda et Keith Rowe et Barre Phillips et Jacques Demierre. Le batteur Fredy Studer est un incontournable : trio avec Hans Koch et Martin Schütz, projets avec Pierre Favre, Joelle Léandre, Lauren Newton , Saadet Turkoz… et avec son pote Christy Doran, le guitariste électrique de OM, qu’on entend avec un autre guitariste aussi impressionnant que lui, Stefan Wittwer. OM avait interrompu son existence au début des années 80 et s’était reformé pour un album en 2010 pour Intakt. 50 ans plus tard, It’s About Time. Références à Miles électrique ? Un album vraiment bien réalisé où chacun des musiciens trouve sa place dans une série d’improvisations et de compositions qui naviguent entre free music électrique, pulsations basiques ou subtiles (cfr Studer dans la plage titre), saxophone extrême (sonique) ou en « solo free » au soprano (It’s About Time), travail minutieux et intuitif du son vers le noise, tensions/frictions ou espaces atmosphériques au bord du silence, enjouement ou rupture, sonorités électroniques, certains morceaux courts et bien cadrés. En fait, OM a quelque chose à voir avec la démarche d’Henry Cow lorsque ce groupe improvisait. S’ils n’avaient pas été engagés par Japo, ils auraient pu se joindre aux concerts Rock In Opposition. On pourrait imaginer aujourd’hui une rencontre avec Fred Frith, Tim Hodgkinson et Chris Cutler. It’s About Time contient aussi un ou deux morceaux minimalistes, voire réductionniste. Certains amateurs issus du rock écoutent volontiers la free music radicale lorsqu’un groupe se diversifie dans un même album avec des morceaux où il y a un « beat », d’autres avec des sonorités électroniques et effets de guitare quasi destroy ou qui pourraient passer pour de « l’ambient » (String Holder), des passages complètement sonores « bruitistes » où le silence survient ou carrément rocker (à la Crimson ?) comme dans Fragment, une pièce de Christy Doran. Quelle que soit l’orientation sonore et musicale, se fait jour ici une véritable cohérence, car il y a chez ses musiciens un goût pour les sonorités troubles, électriques, acides, des rythmiques enlevées et des passages où la dynamique du son et des timbres est remarquable et précise. Un sens inné du dosage et de l’équilibre tout en mettant les extrêmes en évidence. On ne va pas bouder son plaisir ! 

A Certain Slant of Light Thanos Chrysakis ChrIs Cundy Aural terrains TRRN 1443

Compositeur – improvisateur Grec vivant à Minsk en Biélorussie, Thanos Chrysakis joue principalement de l’orgue et des instruments électroniques. J’ai déjà commenté ici ses remarquables albums – projets avec deux Orgues et Clarinettes basses avec Peer Schlechta, Ove Volquartz et Chris Cundy : Music for Two Organs & Two Bass Clarinets 2018 ). Music for Bass Clarinets (2019) ou Music for Baritone saxophone, Bass Clarinets & Electronics (2019), tous publiés par son label Aural Terrains. Naturel dès lors qu’il se concentre sur un duo avec un de ses plus proches collaborateurs, le clarinettiste basse Chris Cundy, car Thanos aime particulièrement cet instrument dont les ressources du très grave à l’extrême aigu (harmoniques !) sont profondément et intensément malléables et s'insèrent dans ces multiples démarches, surtout sous les doigts et avec le souffle expert de Chris Cundy. Thanos est ici crédité laptop computer, synthesizers et copicat tape echo. Son partenaire joue aussi des « megaphone, voice changer, zither et objects ». Une musique spacieuse, minimaliste que traverse bruissements, drones, vibrations électriques, clusters mystérieux et distendus, des pointes d’harmoniques hyper aiguës de la clarinette basse, sons amplifiés, réverbérés le tout de manière très étalée. Ambient parfois au bord du silence, souffle à peine perceptible de l’amplification, murmures, suggestions … Cinq parties qui développent, prolongent, évoluent et emportent l'auditeur dans un univers à la fois feutré, intemporel et frémissant. Une facette différente de leur travail qui ajoute une nouvelle dimension aux programmes soigneusement conçus et réalisés par Thanos Chrysakis et son (ses) collaborateur(s). Chris Cundy est un instrumentiste et improvisateur plus que remarquable. 

Charles K. Noyes crimes in high places part 1 zOaR


Charles K. Noyes s’est fait connaître comme batteur - percussionniste aux côtés de musiciens comme le guitariste Henry Kaiser, le saxophoniste Henry Kuntz, le pianiste Greg Goodman, le guitariste Owen Maercks, le multi-instrumentiste Elliott Sharp etc…à l’époque où une génération d’improvisateurs libres américains (dont John Zorn, Tom Cora et Eugene Chadbourne) s’est révélée en écho aux inventions des Evan Parker, Derek Bailey, Han Bennink en Europe. Il figure sur quelques vinyles un peu légendaires comme The World and The Raw People (zOaR avec Elliott Sharp 1979), Free Mammals (Visible Records), et Invite The Spirit avec Henry Kaiser et le musicien coréen Sang Won Park (1984 OAO Celluloid ), un album assez étonnant dont Tzadik publia une suite plus récemment, Invite the Spirit 2006. Le voici maintenant guitariste électrique maniant effets, feedback et créant une musique éthérée, faites de boucles, de sustains en nappes mouvantes, plusieurs voix superposées, étirées, mélangées. Clusters montants ou descendants. Pas de collages ni de montages, mais un souffle carillonnant, des vagues électriques ininterrompues, des espaces intersidéraux. La musique est enregistrée en direct, live en studio sans aucun artifice. Du temps réel. Il y a peu, j’ai chroniqué un album réussi de Raymond Boni qui exploite des techniques similaires, mais avec une sensibilité différente. Une recherche crue de timbres et vibrations électriques qui exploite la répétition et des drones de textures et de caractères différents avec des poussées et des mouvements/ transformations à l’intérieur, créant une sorte d’obsédante polyphonie faussement statique et truffée de lents glissandi  qui occupe l’essentiel du champ auditif tout en gardant le contrôle de la dynamique. La qualité de l’enregistrement est indiscutable même si le guitariste frôle volontairement la saturation.  Insensiblement, les effets utilisés et les textures évoluent, s’altèrent, se métamorphosent, C.K.N. introduisant méticuleusement des couleurs nouvelles, d’autres densités, des glissandi énormes, et renouvelle certaines textures (cfr 6, Tear Stained Sleeve, très court). Pas moins de neuf morceaux se déclinent donnant l’illusion d’un  continuum ininterrompu. Quelques fins abruptes, des changements de registre dans les derniers morceaux permettent de se changer les idées (remarquable 7, Worlds End). C’est d’ailleurs vers la fin que la musique se bonifie et devient plus mystérieuse, plus hantée. Une musique rituelle, ronflements de moteurs, cris glacés de fantômes pris au piège d’une nuit sans fin. On se demande d’où provient le titre, les crimes in high places pt 1 et ce que deviendra la Part 2 ? 
 

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