6 octobre 2020

Horace Tapscott & Pan Afrikan/ Masaharu Showji/ Peter K Frey & Daniel Studer/ Pascal Bréchet Isabelle Duthoit Franz Hautzinger Thierry Waziniak

Horace Tapscott with The Pan Afrikan Peoples Arkestra Ancestral Echoes The Covina sessions 1976 Dark Tree Records. 

https://darktree.bandcamp.com/album/ancestral-echoes-the-covina-sessions-1976 

Une vibration émanant des cordes du piano, une voix persuasive et énergique dit un beau poème dédié à la cause afro-américaine avec cette voix caractéristique. Une introduction au piano enchaîne sur le riff de Ancestral Echoes. Horace Tapscott, non content d’être un très remarquable pianiste, compositeur et auteur de thèmes soulful invitant à la danse à la célébration de la Great Black Music, incarne et fait incarner par son peuple la culture afro-américaine au sein de cette communauté avec la participation enthousiaste de poètes, chanteurs et chanteuses, musiciens - ciennes locaux . Il écrit « Our Music is contributive rather than competitive ». Un beau livret donne des détails précis sur ce magnifique projet et son contexte culturel et social. Il s’agit ici d’un opus plus instrumental par rapport à l’album précédent d’Horace Tapscott/ Pan Afrikan (Why Don’t You Listen/ Dark Tree) qui mettait en scène des chanteurs et chanteuses. Ce n’est pas une musique qu’il faut écouter comme une contribution exclusivement musicale dans le cadre du jazz « professionnel » proprement dit avec ses inventeurs, ses solistes virtuoses, etc… mais plutôt comme l’émanation inclusive d’une communauté qui se débat pour sa dignité et sa survie où la musique intervient comme un vecteur de partage et d’unité des différents membres de la communauté, la formulation festive d’une identité harcelée, méprisée par la « majorité silencieuse » des Blancs (ou des Riches), contents de l’être, méprisants pour ceux qui ne partagent pas la même couleur de la peau et la culture et vindicatifs quand les « Noirs » revendiquent seulement le respect, la reconnaissance et d’être considérés comme des citoyens à part entière. Bien sûr, les jazzmen afro-américains ont toujours en tête cette problématique que ce soit le Roi Louis, Lester Young ou Dizzy Gillespie, mais celle-ci était généralement induite dans l’affirmation de leur art, jusqu’à ce que Mingus enregistre Fables of Faubus  et Roach, Freedom Now Suite. La musique du P - A.P. A. est tournoyante, colorée, poly-rythmée (deux congas, un batteur et le jeu plein et dense de Tapscott et Linda Hill au piano) aux sonorités puissantes (flûte, sept saxes, tuba, trombone trompette et french horn) et des thèmes cycliques. Jouant comme un seul homme (ou femme), l’orchestre met en avant quelques solistes qui galvanisent l’ensemble. Les arrangements subtils de Sketches of Drunken Mary succèdent aux riffs modaux d’Ancestral Echoes et l’aspect jazz improvisé s'y dessine avec le remarquable solo de Michael Sessions, articulé sur la rythmique chaloupée où brille le jeu de piano serpentant du leader. Eternal Egypt Suite est la pièce de consistance finale de l’enregistrement du concert (27 minutes), l’orchestre gravissant à chaque composition un degré dans le raffinement. La puissance et le sens (ou les sens) conférés à leur musique, dévoilant graduellement  un manifeste et des formes plus sophistiquées. Le blues est présent, mais intégré à une affirmation d’espoir, de solidarité et de foi dans le bienfondé de leur démarche, tant au niveau esthétique que sociétal. Il y a à la fois une méthode didactique dans la disposition des morceaux du concert, sans doute, et un dosage de plus en plus intense tant au niveau qualité mélodique, persuasion, feelings …. Comme le démontre, le tubiste et le cor anglais improvisant avec les congas dans Jo Annette, la troisième pièce, suivi par le solo lyrique au piano alternant éléments du thème et brèves variations mélodiques charpentée par la souplesse de la rythmique et de la main gauche. Chaque instrumentiste à son moment personnel où il apporte sa pierre précieuse à la trame orchestrale. Quoi qu’on puisse en penser, leur but n’est pas de faire concurrence à Mingus, Gil Evans ou Sun Ra dont les musiques de grand orchestre sont devenues des références ultimes, ou encore de se situer dans une avant-garde ou un quelconque courant, mais de créer une symbiose des acteurs culturels de cette communauté de manière exemplaire, communicative et authentique. Et à cet égard, la musique chaleureuse et soudée du Pan Afrikan People’s Arkestra est une réussite à 100 %. La musique du cœur sous les ramures du Dark Tree.


The Cosmos Masaharu Showji avec Takuji Kawai Double CD R 14-3-2019

Un travers de nombreux chroniqueurs est de toujours revenir sur les mêmes artistes, soit disparus, soit légendaires et, cela, jusqu’à l’indigestion ou l’idée fixe. On peut dire que tous les enregistrements et les cassettes du fameux Kaoru Abe ont bien dû être publiées, comme toutes les reliques de Jim Morrison ou Jimi Hendrix jusqu’à l’épuisement. Il existe un culte compulsif du free-jazz japonais qui frise le fétichisme philatélique pour les timbres postes du Vietnam période Indochine entre-deux guerres. En plus, je serais fatigué de devoir toujours écouter les quelques mêmes musiciens et leurs innombrables albums. Récemment, j’ai croisé un véritable allumé du sax alto nippon avec un son tranchant, superbement agressif, une résonnance naturelle et une projection peu commune. C’était à Londres en août 2019. Masaharu Showji. Il m’a confié un double CDr sans pochette, « The Cosmos » à son nom et enregistré avec l’excellent pianiste Takuji Kawai. De longues improvisations – déambulations en duo où on peut goûter les métamorphoses de son timbre : de la violence tellurique et du grondement dans le grave jusqu’à cet aigu brillant et coupant comme une lame qui se recroqueville dans des spirales accentuées d’afflux d’air comprimé et de furieux coups de langue. Je pose la question : Pourquoi écouter cette masse de documents enregistrés, il y a presque cinquante ans, dans un bar de Shinjuku avec un appareil à cassette, alors qu’on tient ce phénomène vivant qui ne demande qu’à venir en Europe, Masaharu Showji. Du véritable, de l’authentique comme Mike Osborne (un disparu dont on parle à peine), Byard Lancaster ou Charles Tyler. On peut l’entendre au Japon avec des batteurs comme Sabu Toyozumi, par exemple ou Shoji Hano avec qui Masaharu a enregistré deux rarissimes CD's pour le label E.G.G. ( et y orthographié Shoji) Sur le même label, parut la première version (cassette) de Funny Rat, le duo de Shoji Hano avec Peter Brötzmann, un item légendaire de 1991. Dans ce Cosmos, au CD 1, j’entends aussi Takuji Kawai au pianica, un instrument à anches libres qui évoque l’accordéon. Leur duo piano - saxophone fonctionne dans un contraste marqué entre les pianismes complexes de Kawai, en vagues saccadées et croisements incessants de doigtés tournoyants et de cycles rythmiques imbriqués, et la matière brute taillée à vif, martelée comme si l’anche était une enclume chauffée à blanc. Quant au pianiste, il a découvert par lui-même des idées pianistiques décalées, un style qui semble venir tout droit de l’univers Misha Mengelberg. Il ne s’agit pas de copiage, mais d’une parenté évidente et sans doute fortuite. Outre la qualité musicale remarquable du pianiste et ses interventions curieuses au pianica doublée au piano ( ?), j’apprécie la capacité de Masaharu Showji à moduler son timbre caractéristique dans différents registres avec une expression, un feeling très personnel qu’il marque de son sceau. Les connaisseurs japonais de musique improvisée insiste très fort sur le fait qu’ils identifient clairement en écoutant à l’aveugle que le jeu et le souffle de plusieurs de leurs compatriotes (comme Kaoru Abe, Motoharu Takagi, Akira Sakata ou Itaru Oki, qui vient de disparaître) reflète quelque chose d’essentiel de l’âme nippone. Une manière particulière de moduler, d’étirer les notes, de les tenir en suspension, de les faire vibrer. Du free qui ne cherche rien d’autre que la vérité du moment présent et une quête du blues d’Extrême-Orient, celle d’un peuple qui vécut longtemps isolé des autres civilisations. Le feeling étrange et monacal de ces souffleurs de shakuhashi, ermites ambulants, qui s’extasient à rechercher le sens de la vie dans la vibration de la colonne d’air d’un vulgaire roseau trouvé dans la nature et taillé avec une intuition géniale. Bref, un musicien poète du saxophone alto dont il ne faut pas hésiter à surprendre dans un lieu propice où les circonstances l’inspireront pour partager son feu intérieur.

C'était mon quart d'heure "Pas Toujours Les Mêmes" ! 

https://www.discogs.com/artist/376124-Masaharu-Shoji 


Contrabass Duo Studer-Frey ZIP Leo Records CD LR 891.


On trouve aujourd’hui des dizaines de contrebassistes improvisateurs qui valent le déplacement. Nombre d’entre eux apprécient de jouer en duo, mais si on me demandait de citer un exemple tout à fait remarquable de duo de contrebasses, je vous envoie directement vers le duo Studer-Frey.

Peter K.Frey est un vieux routier de la scène zurichoise, connu pour sa participation au trio d’Urs Voerkel avec Paul Lovens. Vous savez l’album FMP 034 Voerkel/ Frey/ Lovens de 1976, avec un vieux radiateur des années '30 sur la pochette. Mais aussi pour son compagnonnage avec un saxophoniste original, Christoph Gallio ou le violoncelliste Alfred Zimmerlin. Depuis plus de vingt ans, il forme un duo permanent avec le contrebassiste Daniel Studer, de vingt ans son cadet et avec Zimmerlin et le super violoniste Harald Kimmig, le co-leader d’un String Trio phare (Im Hellen Hat now Art 201) qui ont aussi enregistré des albums étincelants avec John Butcher (Raw/ Leo CD) et George Lewis (ezzthetics 1010). Il s’agit de leur quatrième album et j’ajoute encore que Leo a publié Zurich Concerts pour les 15 ans du duo, un double cd où on entend le duo en compagnie de Gerry Hemingway, Magda Mayas, Hans Koch, Jacques Demierre, John Butcher. Je dis ça, je dis rien. Mais je peux vous garantir qu’avec ce duo Studer-Frey, l’auditeur ne s’ennuie pas, même si leurs deux noms ne brillent pas partout où il faut être pour faire partie « de ceux qui comptent ». À force d’avoir joué ensemble durant des années semaines après semaines, mois après mois, ils ont créé une relation musicale pleine de vérités, de subtilité, d’écoute et de dépassement sur leurs deux instruments qui semblent n’en former qu’un seul. Vous entendez ici toutes les sonorités spécifiques de la contrebasse habilement dosées et échangées dans un univers sonore d’une grande plénitude. Coups d’archet, de « col legno », friselis d’harmoniques, pizzicati saccadés, écrasés ou réverbérant, grondements graves, frottements muselés, chocs brefs sur la touche, murmures délicats, glissements presque silencieux, tremblements, multiples densités. Ici on ne « développe pas un matériau » mais on jongle avec de multiples possibles comme dans un jeu d’écriture surréaliste, un poème d’amoureux de figures de styles improbables et de syntaxe détournée. Un cheminement illogique dans une topographie – dédale de l’éphémère. L’effet de surprise n’est pas un leitmotiv chez eux, mais un état second. Leur musique improvisée semble exister comme un retour à la nature sauvage. Buissons, bruyères, taillis, herbes folles, sous-bois contés avec une précision implacable. Tout est enregistré d’une traite en concert, comme une œuvre aboutie. Certains artistes très demandés n’ont, en fait plus le temps de se concentrer de cette manière aussi parfaite que spontanée. Leur ZIP se révèle être un fichier de transferts qui se dilate inexorablement et nous ouvre un champ merveilleux de sons boisés, de timbres frottés et vibrés à l’envi. Merveilleux. 


Duthoit Waziniak Brechet Hautzinger Don’t Worry Be Happy Intrication label Tri 002

http://www.orkhestra.fr/catalog.php?FIND=TRI002 

Pascal Bréchet a bien fait de m’envoyer le nouveau-né d’Intrication, le label tout neuf de Thierry WaziniakÇa commence par une foire d’empoigne aussi réaliste et assumée que dingue. Isabelle Duthoit fait tressauter sa glotte comme une dératée, Thierry Waziniak mouline sur les peaux avec rage et circonspection, Pascal Bréchet fait imploser/déchiqueter sa guitare électrocutée, Franz Hautzinger articule en éructant dans l’embouchure en déflagrant les vibrations de l’air dans le pavillon de sa trompette. Ce qui épate c’est l’alternance précise des interventions qui fait qu’ils jouent plus à trois qu’à quatre car chacun s’impose de brefs silences, lequel induit un dialogue rotatif entre les quatres musiciens (Vibrations Plastiques). Par la suite, le quartet s’engage dans des occurences sonores où chacun s’étend dans son univers personnel tout en créant des espaces de jeux et des résonances qui échafaudent une véritable coexistence enrichissante. La guitare est superbement électronique avec des nuances et des colorations qui invitent au dialogue. La batterie se fait spacieuse en ouvrant le champ sonore tout en induisant des pulsations mouvantes. La clarinette sussure, la bouche aspire l’air, on entend les cordes vocales tressaillir et la colonne d’air de la trompette râler ou enrouler les notes étirées d’un cluster et évoquer un soupçon mélodique. De morceau en morceau se déploient des paysages diffus, mouvants, des couleurs sonores et des bruissements qui s’enchaînent, s’agrègent ou contrecarrent un plan. Souffle Hybride est un bel exemple de la complexité dans un dialogue à quatre dans le quel chaque musicien se distingue clairement des autres tout en se fondant dans la masse. Cherchez où se trouve Hautzinger ou le guitariste est peine perdue. Ne pensez à rien et les sons s’imposent à vous, la plupart avec une réelle évidence. Et pourtant, il s’agit de brouiller les pistes. Le morceau évolue bien et la perspective s’est transformée à plusieurs reprises, toujours avec cohérence. Isabelle déguise sa voix comme si elle avait intégré des machines dans son organe vocal. La sensibilité s’aiguise au fil de l’enregistrement. Bouger en faisant du surplace. Convergences de sonorités et de textures qui composent un univers cohérent et disparate. Écoute mutuelle. La guitare a des accents rock post prog avec une palette extensible et inspirante. Dosage des effets est le maître mot. Est-ce une réussite ? Un chef d’œuvre ? Là n’est pas la question. Peut – être un laboratoire. Surtout un chantier, une tentative de tous les instants entre deux pôles : Waziniak et Bréchet travaillent très souvent ensemble (duo et trio) depuis des années avec Hautzinger et Duthoit qui n’en finissent pas de transhumer sur les scènes vagabondes. Chacun se sent libre d’apporter ce que bon lui semble, même si leur sensibilité et leur intelligence les écartent de l’effet patchwork. Une réelle cohérence dans les imbrications interactives. Interventions indécises et lyriques à la trompette. On entend la clarinette sautiller dans les douze tons et la trompette triturer la sonorité et faire éclater les extrêmes, la guitare s’égarer rêveusement ou hacher menu le phasing. Le batteur veille au grain en soulignant les interstices. Balais discrets. Sables symphoniques. On sait tous que beaucoup considèrent sérieusement un groupe pour son attachement à une voie précise, une esthétique déterminée (le label non-idiomatique qui fait rire la plupart des improvisateurs londoniens… lesquels ont discuté de ces sujets il y a très longtemps). Je pense que jouer ainsi en incorporant des matériaux divergents, exogènes ou apparemment disparates en arrivant à les maintenir dans cet état de suspension d’échanges et d’intrication (hah !) tout en donnant ce sentiment d’équilibre instable, cette dimension de partage dans l’éphémère sans redondance, n’est pas une mince affaire.  Un beau document de l’improvisation (libre) véritable loin des idées toutes faites. D’ailleurs un texte fantastique et descriptif de Claude Parle, lui-même un solide improvisateur, suggère bien des sonorités et des actions à l’ouvrage dans cet album pas comme les autres. 


PS : Merci à Pascal Bréchet pour avoir envoyé si vite la pochette du CD !!

2 commentaires:

  1. Merci pr cette attention & ce commentaire éclairé ! ...
    C'est en effet un superbe CD qu'il faut k je recommande à l'attention de Guy Sitruk ! ... Bises

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  2. Merci pour votre commentaire. Je suppose qu'il s'agit bien de Don't Worry Be Happy sur le label Intrication, une belle réussite? Si vous recommandez cet album à Guy Sitruk , dites lui de ma part que ce serait bien qu'il ajoute Masaharu Showji à sa galerie d'improvisateurs free japonais.

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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......