12 août 2022

Rudi Mahall Olaf Rupp Jan Roder/ Sergio Fedele/ Takehisa Kosugi et Mototeru Takagi/ Udo Schindler Peter Jacquemyn

Rudi Mahall Olaf Rupp Jan Roder Skyhook Audiosemantics.de
https://audiosemantics.bandcamp.com/album/skyhook

Clarinette basse (Rudi Mahall) – guitare acoustique (Olaf Rupp) – contrebasse (Jan Roder). Nous avons ici tous les ingrédients d’une musique de chambre de premier plan transcendée en formule de choc par sa projections d’énergies à la fois subtiles et tranchantes . L’agilité, l’invention, la puissance et la maîtrise de la clarinette basse de Rudi Mahall et sa constante inspiration font de Rudi Mahall « LE » souffleur à suivre par excellence dans le domaine du jazz « d’avant-garde » et des musiques improvisées réunis. Avec son acolyte des légendaires Die Enttäuschung, le contrebassiste Jan Roder, il a gravé les meilleures pages de la clarinette basse depuis Eric Dolphy (décédé trop tôt en 1964 à Berlin). Ce quartet qui compte aussi le prodigieux trompettiste Axel Dörner et (actuellement) le batteur Michael Griener, s’est fait une spécialité à jouer TOUT le répertoire de Thelonious Monk et réaliser l’exploit d’enregistrer tout le Thesaurus Monkien en trois cédés en s’adjoignant le pianiste Alex von Schlippenbach, lui-même compagnon de route primordiale d’un des plus grands innovateurs du saxophone improvisé – free-jazz, Evan Parker. Il s’agit du coffret Monk’s Casino/ Intakt 100, enregistrement intégral des 54 compositions monkiennes où Rudi s’affirme le maître inégalé de l’instrument dans le jazz moderne depuis la disparition de son inventeur, Eric Dolphy, lui-même monkophile notoire. Sa manière incontournable de placer des harmoniques dans le tempo sournois des méandres mélodiques, inspirés ou suggérés par l’étrangeté harmonique et les accents imprévisibles du Monkisme intransigeant, est absolument unique et défie la gravité universelle. À cela s’ajoute un rare lyrisme, une articulation swing pleine de triple détachés d’effets expressifs et de spirales qui respirent autant le jazz le plus excellent et authentique qui soit, que le souffle de l’avant-garde. Ce funambule s’affirme sur son instrument comme un des quelques rarissimes meilleurs élèves de la précision lacyenne ou roscoeiste, élève parce que né bien après ces maîtres. Car son imagination créatrice anguleuse est fertile et tout à fait naturelle. On va me dire que ce n’est pas très original de suivre les traces d’un Eric Dolphy, mais je rétorque qu’il n’est pas donné à quiconque maîtrise la clarinette de se mouvoir aussi aisément avec une clarinette basse et encore plus d’évoluer de la sorte en coordonnant ses registres dissemblables avec de tels coups de langue sur la frange de l’anche en jonglant avec tous ses effets expressifs du suave au mordant, du volatile au grondant dans un jeu aussi architectural. Tout l’intérêt de cet enregistrement avec un tel clarinettiste est sublimé par le savoir – faire prodigieux à la six cordes acoustique d’Olaf Rupp et ses dix doigts mettant à armes égales la main gauche et la main droite. À cela s’ajoute la liberté expressive du contrebassiste Jan Roder dispensé de batterie pour assumer la dimension rythmique et le sens intime des pulsations et parachever la dimension orchestrale de leurs douze improvisations collectives, à la fois « courtes » (de 4 à 8 minutes et quelques) et concentrées . Le guitariste joue ici d’une manière optimale, les doigts chevauchant tous les intervalles, motifs mélodiques possibles, les notes cascadant comme d’une fontaine inépuisable, usant tous les stratagèmes expressifs de son instrument et en transcendant détournant les paradigmes techniques de la six cordes classique. Son style tout en florescence et arborescence se meut donc sur le territoire de la six cordes classique dont il assume une fabuleuse hyperextension quasiment acrobatique. Bien que n’ étant peut-être pas aussi délirant que celui du fabuleux Roger Smith et ses écartèlements improbables de la main gauche, Olaf Rupp incarne valablement un sens exemplaire de l’orchestration, renforcé par le discret mais très efficace Jan Roder, véritable pilier centre de gravité du trio Skyhook. Y a-t-il un coin dans l’espace du ciel.
Comment ces trois – là concourent, se complètent, s’émulent est une véritable merveille assumant le rôle moteur de l’improvisation totale dans la direction de la composition instantanée et de la cogestion concertée de l’espace sonore et son évolution dans le temps de tous les instants. Un chef d’œuvre !

Sergio Fedele Le Melancolie di Tifeo Setola di Maiale SM 4400
https://www.setoladimaiale.net/catalogue/view/SM4400

Réalisées avec l’aide du Centro di Ricerca Musicale Angelica de Bologne, les Melancolie di Tifeo mettent en scène et en sons un instrument monstrueux et hybride, l’Ecatorf pour lequel Sergio Fedele s’est mis à écrire des compositions avant que l’instrument soit finalement construit. Disposé sur une armature de soutien, l’Ecatorf est un instrument de souffle à anche avec plusieurs tuyaux et trois pavillons qui a été conçu pour en métamorphoser les sons, graves en général, et en exprimer des nuances sonores et des effets de timbre - glissandi – harmoniques – bourdonnements - etc …. Le CD contient un livret très explicatif en italien qui s’adresse à ceux qui ont des solides notions d’organologie et de musicologie. Il y a aussi toute une mythologie qui s’inscrit dans ce projet, un univers poétique et sémantique original. Bien que j’ai acquis une connaissance approfondie de l’italien, ce serait tout un travail pour moi d’essayer de traduire et de décortiquer le contenu des notes fournies par le compositeur instrumentiste, Sergio Fedele. Pragmatiquement , je me réfère à ce qui sort de mes haut – parleur, avec la remarque que la copie de CD (ou CDr ?) reçue ne fonctionnait pas sur mes appareils. Mais, rassurez-vous, le son est tout-à-fait convenable via mon IBook Air et ses « speakers ». Et donc j’ai écouté cette musique avec grand plaisir pour la qualité sonore de la musique, la précision du jeu et son excellente originalité. Avec un tel instrument, impossible de jouer « vite », car il faut contrôler l’émission du son dans la colonne d’air par chacun des différents tubes et pavillons avec les mécanismes. Donc il s’agit d’une musique « lente » où l’auditeur prend son temps pour écouter ces sonorités se transformer, glisser, grasseyer, siffler, gronder, cracher, trembler et n’en rater aucune nuance. Comme j’en ai une vision photographique, je ne réalise pas bien comment cela fonctionne. Mais une chose est certaine, cela fonctionne merveilleusement pour produire de curieux timbres avec une précision étonnante et des techniques diversifiées basées essentiellement sur un contrôle minutieux du souffle, en utilisant les principes sonores de base d’un instrument de souffle à tubes tel qu’on le connaît depuis la nuit des temps. Qualité au niveau des compositions et de leur complémentarité. Absolument unique en son genre et follement audacieux. Au moins, un artiste créatif qui ne s’inscrit dans aucune logique – école – tendance – sub-scène x , y ou z, mais nous fait entendre quelque chose de vraiment inouï et facétieux produit de son imagination et de son imaginaire. L’enregistrement a été réalisé à Angelica et produit par l’infatigable Stefano Giust, le responsable du label Setola di Maiale, l’étiquette numéro un des musiques expérimentales – free-jazz – improvisations en Italie.

Infinite Emanation Takehisa Kosugi et Mototeru Takagi Chap Chap Records CPCD – 008
https://www.chapchap-music.com/chap-chap-records/cpcd-008/

Concert organisé en janvier 1985 à Koichi City et publié par l’incontournable activiste Takeo Suetomi sur son excellent label Chap-Chap. Rencontre improbable du légendaire violoniste Takehisa Kosugi, pionnier de la musique expérimentale au Japon et membre des Taj Mahal Travellers (et qui figure sur un album rare de Steve Lacy) avec le sauvage saxophoniste Mototeru Takagi, compagnon de route des Masahiko Togashi, Kaoru Abe, Sabu Toyozumi, Motoharu Yoshizawa, Takashi Kako, Toshinori Kondo et Jojo Takyanagi et participant aux Duos et Trios de Derek Bailey et Meditation Among Us de Milford Graves avec Abe, Kondo et Yoshizawa. Ces deux artistes ont disparu, malheureusement, et c'est donc l'unique occasion de les entendre ensemble en duo. Le concert commence avec une pétarade électronique ralentie et produite par Kosugi en tournant le potentiomètre de son appareil face aux sussurements aigus de son acolyte au sax soprano. Après la dixième minute, Takehisa Kosugi joue du violon en pizz et Takagi joue en glissandi dans le registre aigu en imitant le violon jusqu’à ce que les deux dialoguent tout en nuances en faisant plier les notes, usant du vibrato comme des volatiles inconnus, l’appareil électronique resurgissant brièvement à plusieurs moments comme un moteur mis sous pression. Les morsures du sax soprano se faisant vénéneuses, alors que les bruissements motorisés alternent avec des déchirements suraigus et intempestifs. Infinite Emanation se révèle comme une tentative un peu surréaliste de marier la carpe et le lapin tout en maintenant un esprit de surprise. Vers la minute 20 , le violoniste s’élance dans des spirales modales jouée à l’archet tout en perturbant avec son propre matériel électrocuté. C’est sur cette ambiance de violon pastoral que commence la deuxième partie (Emanation n° 2) pour plus de quarante minutes en établissant le dialogue entre les deux instrumentistes, leurs deux instruments se mariant aisément et de manière intéressante tout en faisant évoluer l’improvisation collective en se relançant alternativement avec des éléments mélodiques et harmoniques similaires qui se complètent avec un sens de l’écoute doublé d’une volonté d’affirmation individuelle usant de contrastes et d’un relatif humour. Les minutes s’écoulent sans se ressembler dans une trajectoire tendue et complice à la fois, les idées devenant plus marquées, mordantes, anguleuses et extrêmes. Il y a un sens du crescendo dramatique dans leurs échanges, leurs diversions et leurs insistances, cela faisant que leur musique s’impose véritablement. On a parfois du mal à identifier lequel des instruments produit ces aigus endiablés, ces ostinatos délirants, ces sifflements ou ce musardage délicieux, car, en fait, petit à petit, la communications entre les deux improvisateurs joue à plein et que le questionnement imprévisible pointe son nez. C’est un peu extrême, follement déstructuré, et tout à fait improvisé. Du moins, c’est l’impression qu’ils donnent, jusqu’à devenir complètement zinzin – délirant genre folie douce avant de s’élancer pour de bon dans l’inconnu intersidéral (ou sidérant). À force d’imprécations stridentes dans le bec du sax soprano, Mototeru Takagi en devient fascinant. Une aptitude subtile pour recycler certaines sonorités ou ostinatos obtenus au prix d’efforts soutenus, plus loin dans le fil de la performance transformant la scène en théâtre de la folie. Un très bon document sur les développements de l’improvisation radicale au Japon qui échappe à la manie du hard-free violent et aux références établies.

Udo Schindler Peter Jacquemyn Fragile Eruptions FMR CD 625-0422
“To Break and be able to grow together again in a better way that is the difficult art”. Citation d’Asger Jorn figurant sur la pochette de ce CD en duo entre un colosse de la contrebasse et un multi-instrumentiste impénitent crédité ici « clarinets, saxophones, brass » alors que le bassiste utilise la voix et sa capacité à émettre de remarquables chants d’harmoniques similaires au xoomij ou au kargyraa mongols. Je suis fort aise de retrouver mon compatriote Peter Jacquemyn sur un nouveau CD en duo avec le multi-instrumentiste Bavarois Udo Schindler lequel a entrepris une « Low Tone Series » avec des instrumentistes « graves » et dont c’est le #7. Le goût de ce dernier pour la clarinette basse coïncide très bien avec le jeu de plus en plus boisé du contrebassiste. Les improvisations enregistrées ici lors d’un concert mémorable à « salon » et « ar Toxin » dans la ville de Munich se composent de deux séries de six et cinq morceaux de durées assez variées et intitulées « exploding fragility » et « floating energy surge ». Peter Jacquemyn a hérité de son mentor Peter Kowald l’esprit des rencontres en duo et de la mise en commun mutuelle de l’improvisation libre ou « totale ». Son expérience puise aux sources de musiques ethniques et d’un free-jazz libéré des structures et préséances. Création sonore dans l’instant, duo funambule où le grain du son et le déchirement de textures et des harmoniques s’intègrent dans un feeling mélodico-rythmique ou plus exactement pulsatoire. Quand à Udo Schindler ses incursions dans le champ sonore avec ses différents instruments de souffle relancent l'intérêt et la connivence établie entre les deux artistes qui littéralement "habitent" l'esprit des lieux et incarnent leurs pérégrinations comme des moments intenses de la vraie vie, celle de l'écoute et de l'invention. Vous avez dit folklore imaginaire ? Voilà bien de quoi vous sustenter, sentir et humer tout au long de ces minutes qui se déroulent en étendant le temps et en distendant les sonorités pour en découvrir l’écorce, la densité, leurs remous et les vibrations infinies. Graphismes - dessins de Peter Jacquemyn, sculpteur et dessinateur organique s'il en est ! Excellent et poétique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......