31 août 2022

Derek Bailey Domestic Jungle 1995/ Gianni Mimmo Silvia Corda Adriano Orrù/ Benedict Taylor SOLO/ Wade Matthews & Carmen Morales

Transient : Clairvoyance Gianni Mimmo Silvia Corda Adriano Orrù Amirani Records amrn069
https://www.amiranirecords.com/editions/transient

Ces trois musiciens ont déjà enregistré ensemble l’album Clairvoyance pour Amirani (AMRN 056 - 2018) et j’en avais décrit le processus en octobre 2018 : https://orynx-improvandsounds.blogspot.com/2018/10/damon-smith-with-william-hooker-bertram.html . Très content donc de voir leur collaboration se prolonger en bonifiant avec encore plus de nuances et d’expressivité.
Le saxophoniste soprano Gianni Mimmo est sans nul doute inspiré et influencé par Steve Lacy, c’est indubitable. Mais l’essentiel de son travail musical consiste à insérer cet apprentissage sonore et musical au sein d’un autre univers et d’une pratique différente, un autre contexte, celui de l’improvisation totale ou composition instantanée. Ce qui est tout à fait remarquable dans son jeu de saxophone est sa maîtrise d’intervalles difficiles entre chaque note soufflée avec précision, ceux qui confèrent à ses improvisations une distinction « monkienne » virevoltant dans la chaîne zig-zaguante d’harmonies distendues faites de tierces et de quartes antagonistes, emboîtées avec un sens acéré de l’architecture et avares de fioritures et de traits pseudo-virtuoses. Et quand cela lui prend de cascader les échelles, d’être « loquace », c’est avec une logique confondante et une précision millimétrée. Steve Lacy ou pas, d’un point de vue instrumental et musical, il faut savoir et pouvoir le faire. Derrière ce son et ses gammes alambiquées, se cache un travail opiniâtre et méthodique. Pour Gianni Mimmo, cette démarche qui semble cérébrale et apprêtée est le vecteur d’un lyrisme distingué, généreux qui fait mouche chez l’auditeur ou auditrice lambda munie d’un tant soit peu d’oreille musicale. Ce n’est pas le tout d’être un musicien de grande qualité intrinsèque, il faut aussi trouver des collaborateurs qui soient à la hauteur et capables de ressentir et d’inventer des coïncidences et des complicités pour créer un sens véritable dans la musique jouée et une profonde communauté d’intérêt. Et là, je suis tout à fait enthousiaste avec la paire Silvia Corda au piano et Adriano Orrù à la contrebasse, lesquels ont en commun une longue et fructueuse vie musicale. Aussi, un autre album avec Corda et Orrù a attiré mon attention : For Massas avec le clarinettiste basse Joao Pedro Viegas et le saxophoniste ténor et soprano Guy-Frank Pellerin (Pan Y Rosas Discos PYR 213). J’ajoute encore qu’Adriano a enregistré Improvised Pieces For Trio avec Sebastiano Meloni et… Tony Oxley, une solide référence.
Gianni Mimmo a joué et enregistré avec des pianistes tels que Gianni Lenoci en duo (Reciprocal Uncles), Nicolà Guazzaloca (en trio avec la violoncelliste Hannah Marshall) et Elisabeth Harnik (trio avec la violoncelliste Clementine Gasser). Cette démarche en trio saxophone – piano – contrebasse est donc pour lui dans l’ordre des choses et un prolongement logique par rapport à ses expériences passées. On l’entend de suite, Silvia Corda a une profonde expérience du classique « moderne » dit contemporain et son jeu une élégance authentique. Clairvoyante, elle prend soin de créer un équilibre constant avec le souffle précis de son partenaire, équilibre fait de sons perlés, de soubassements d’accords cycliques, de voicings sombres ou miroitants, de scintillements de fontaines, se montrant discrète, complice ou intense, subtile ou basique. Un éventail de motifs précis, de dynamiques colorées et de suggestions habiles se succèdent au fil de huit pièces autour des 4 ou cinq minutes dont le souffleur est co-créateur dans un univers parallèle, un autre monde dont ils ont tous deux les clés magiques pour les connecter l’un à l’autre par instants, injonctions, clins d’œil, extrapolations harmoniques ou convergences dans les pulsations et la métrique impalpable. On dirait un duo parfait lorsqu’on l’écoute à un volume insuffisant qui laisse la contrebasse dans l’ombre. Et une fois le bouton tourné un peu plus fort, on réalise alors combien l’archet grondant dans l’épaisseur des graves et les vibrations boisées organiques du contrebassiste Adriano Orrù rattachent cette musique élégiaque et aérienne à la matrice terrestre, à la surface du sol limoneux d’une récolte sonore féconde, ombre hertzienne des doigtés agiles dans l’infini des fréquences basses. Adriano Orrù apporte une dimension contemporaine, un sens de la sculpture et de la texture, très éloignés des facilités des doigts qui courent sur la touche pour impressionner le chaland. En ce faisant, il crée un troisième univers adjacent et c’est à notre sensibilité et notre imagination qu’il revient d’en ressentir toute la pertinence dans l’alchimie de Transient. Une musique vive, entière et lumineuse, une dimension parfaitement orchestrale aux géométries multiples où chacun des trois improvisateurs trouve sa place en restant fidèle aux caractères intimes et personnels de leur musique individuelle. Quelle Clairvoyance !!
PS : Cela me donne envie de me replonger dans les albums précités réalisés par Mimmo, Corda et Orrù pour méditer sur la clarté et l’élégance de leurs musiques.

Benedict Taylor Decade Hundred Years Gallery CD
https://hundredyearsgallery.bandcamp.com/album/decade


Ce n’est pas le premier album solo de l’altiste Benedict Taylor (« violon » alto) mais sûrement le plus épuré avec huit compositions instantanées – improvisations concentrées sur l’essentiel et numérotées de « solo I » à « solo VIII » où se révèlent encore une fois ses voicings à la fois fragiles et puissants et son jeu microtonal très original. Microtonal, car il étire la hauteur de ses notes avec de subtils partiels de ton colorés ou fantomatiques qui n’appartiennent qu’à lui. Son style, sa voix instrumentale est immédiatement reconnaissable, voire inimitable et ses gammes ou échelles de notes forment un tout cohérent sur toute la tessiture. Cet usage poétique et sensible de la microtonalité n’est qu’un des aspects de sa pratique instrumentale : il incorpore une grande variété d’effets sonores basés sur des techniques alternatives étendues avec une expressivité lyrique et un goût maniaque pour les hamoniques. Ses pizzicatos tremblants et grumeleux ont aussi sa marque de fabrique. Ses grincements et frottements vibrionnant ou à peine audible dans le suraigu voilé ou scintillant sont intégrés à son jeu de manière organique et s’accompagnent de fascinants traits multiphoniques. Il y a tout un éventail de possibilités sonores possibles au violon ou à l’alto qui constituent un stock de timbres, sonorités ou effets dans lequel tout un chacun dans la profession violoniste « d’avant-garde » puise sans relâche sans que l’auditeur puisse distinguer X de Y. Benedict Taylor peut se montrer vif comme l’éclair ou faire languir, traîner les notes tout en descendant ou montant la hauteur par de fins glissandi expressifs, une des facettes de son style. Il y a bien sûr en filigrane l’inspiration des violonistes indiens de Raga au niveau de l’approche sonore. J’ajoute encore que le violon alto est un instrument plus difficile à manier que le violon et qu’une série d’altistes improvisateurs exceptionnels – excellents figurent parmi mes musiciens préférés (Charlotte Hug, Mat Maneri, Ernesto Rodrigues, Szilard Mezei et Benedict Taylor). Il avait déjà publié successivement des albums solo fascinants tels que Check Transit, Alluere, A Purposeless Play et Pugilism (voir ses labels CRAM et Subverten). Dans Decade, sa manière confine au sublime. Rien chez cet improvisateur n’est systématique car un des moteurs de sa sensibilité est cette grande ouverture, celle d’une personnalité solaire, magnétique et la simplicité qui est la marque des grands improvisateurs. Il est urgent qu’un label important et bien distribué édite un de ses enregistrements pour que tout le monde en profite.

Fall Five improvisations Wade Matthews Carmen Morales Aural Terrains TRRN 1649
https://www.auralterrains.com/releases/49
Enregistré à Madrid en août 2021, Fall – Five Improvisations réunit la pianiste Carmen Morales (prepared piano) et l’électronique de Wade Matthews (digital synthesis & field recordings) dans un remarquable duo d’improvisation contemporaine. Le contraste et l’empathie entre le piano joué par l’improvisatrice et les sons électro-acoustiques de ce chercheur-concepteur se révèlent extensibles et en métamorphose constante. Il en résulte quatre allégories sonores ciblées et remarquablement calibrées pour des durées assez courtes : 1. Aspen – 6’51’’ , 2. Abcission I – 5’59’’, 3. Plunge and Tumble – 5’52’’ , 4. Abcission II – 3’44’’ , et une cinquième forme de narration longue de 19’50’’, 5. Hawthorn. Le sens de l’imbrication sonore est tout à fait remarquable et appelle à des écoutes répétées. En effet, les interrelations de jeux, de sons et d’extrapolations des sons digitaux en appellent aux mystères à des évidences cachées qui se révèlent après plusieurs écoutes. À l’œuvre, l’intention de mettre une écoute attentive et réfléchie et des actions pointilleuses par le truchement de médiums sonores acoustiques – un piano préparé manipulé du bout des doigts avec une grande précaution et la synthèse digitale intriquée d’enregistrements de terrains. Crédité field recordings, le travail de Wade Matthews s’apparente alors à la « musique concrète » basée sur l’utilisation de sons acoustiques réels préenregistrés et transformés manipulés pour la création musicale instantanée. Leur talent consiste à nous faire oublier l’aspect technique et matériel de leurs instruments respectifs pour dévoiler leur sensibilité, leur empathie interactive d’un autre type, une écoute mutuelle oblique et mystérieuse, la fragilité de leur équilibre instable, le souffle du son et la résonance du silence, des questions et réponses du connu (leur expérience passée) vers l’inconnu (ce qu’ils découvrent à la seconde même où c’est enregistré). Un point fondamental de l’improvisation libre est souligné ici avec une belle pertinence : l’attente auditive de ce qui va arriver immédiatement, une forme de douce surprise. Aural Terrains et Thanos Chrysakis nous réservent toujours de belles surprises ! Derek Bailey Domestic Jungle scätter archives digital 1995
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/domestic-jungle
Derek Bailey Domestic Jungle DAT scätter digital 1995
https://scatterarchive.bandcamp.com/album/domestic-jungle-dat

Le label scätter archive de Liam Stefani a encore frappé : Derek Bailey ! En 1995,Derek Bailey s’était enregistré lui-même jouant de la guitare amplifiée avec des morceaux de musique « Jungle » Drum ’n Bass provenant de la radio locale. En écoutant le programme, il s’est mis à jouer en surfant sur les frappes croisées et rapides, voires frénétiques des boîtes à rythmes et les vibrations de la basse. Ces enregistrements semble avoir été proposés par Derek à John Zorn pour qu’il le fasse publier sur son label Avant au Japon. Intéressé par le projet, Zorn a demandé que Derek le réenregistre avec un artiste Drum ‘n Bass. D.J. Ninj programma donc son attirail et l’enregistra à Birmingham au printemps 1995. Derek Bailey improvisa sa partie de guitare au studio de Bill Laswell à NYC en septembre de la même année. Il fut publié sous le titre Derek Bailey – Guitar, Drum n’Bass. https://www.discogs.com/release/226315-Derek-Bailey-Guitar-Drums-n-Bass
Mais en fouillant dans les archives de D.B., on finit par découvrir une cassette et la cassette DAT qui contiennent les essais initiaux du guitariste. Liam Stefani s’est empressé de les publier pour une livre symbolique ! Payez ce que vous pouvez et les fichiers de la musique sont à vous. Liam Stefani de scätter est un producteur sérieux et, pour ce projet, il a obtenu le concours de "stalwarts" de la scène londonienne comme Tim Fletcher et Clive Graham. À cette époque, Derek Bailey a remisé son amplification « hi-fi » et joue avec ce qui lui tombe sur la main avec une sonorité violemment électrique parfois à la limite du noise. On reconnaît son style, ses harmoniques hyper aiguës, ses clusters dissonnants et ses dérapages sonores, même si ça sonne « post-rock ». On reconnaît à peine le guitariste de Improvisations Lot 74 (Incus 12) et d’Improvisation (Cramps), ses légendaires enregistrements de 1974 et 1975 et son amplification stéréo avec ses deux pédales de volume Harmon. Mais il a toujours son inséparable archtop jazz accordée au micron près. Autres temps autres mœurs. Néanmoins, ça vaut vraiment la peine d’écouter cela, rien que pour la précision de la rythmique de son jeu, ses accords denses, criards et décalés, ses intervalles baileyiens caractéristiques empilés qui sursautent comme une batterie de canards à l’explosion d’une cartouche. Et son sens presque constant de l’invention tout au long de ces enregistrements home-made. Fort heureusement, Derek essaye de jouer vraiment , d’inventer, de ne pas se redire et les trouvailles fusent insérées dans la trame polyrythmique ou en contraste quand il appuie sur une ou plusieurs cordes derrière le chevalet, un de ses effets les plus récurrents pour mettre en valeur les harmoniques qui se détachent avec une précision diabolique (même avec ce son saturé et voilé). Son jeu peut se révéler ultra-véloce, fragmenté au possible, les percussionnistes ayant été très souvent ses collaborateurs préférés : de John Stevens et Jamie Muir à Han Bennink, Andrea Centazzo, Tony Oxley, etc... Il y a bien sûr des quasi-clichés « Bailey » pur jus, mais aussi des choses curieuses, audacieuses dans son jeu et ses réactions instantanées. Bref, on ne s’ennuie pas ou peut-être, un instant de temps en temps.
Pour que vous n’y perdez pas votre latin, voici un extrait d’interview concernant ces enregistrements, interview réalisée par le guitariste noise Stefan Jaworzyn :
(DB plays with radio for a while - horrible noise drowns out our voices on the tape) "The station's not there now - usually they've started by 5.30... They've no announcements - when they go off it just stops, when they come on it just blasts in... It's enormously loud - I get it accidentally sometimes when I'm just fucking about.
So I've been listening to it, and I really like the way they do it on the radio - I have to say that in recent times it seems to have got softer, a lot less abrasive in some ways. There are more vocal samples, for example... But what I like about the radio is the live quality - although the stuff is records, they don't leave them alone - they'll talk over them, advertise gigs, order a pizza - the music's constant but with interruptions. It's very live - and with that sustained pace, which of course is inhuman... And it's nice to play along with, particularly as opposed to free jazz situations where the pace is often very slow.
I've found it fantastic to practice with. So for a long time I've been doing that...
I've always liked the parts where the music stops and drifts along - you get some ridiculous string orchestra, then it just slips a bit, the pitch goes or they slow it down or something. Then the drums come back - it's completely meaningless! I like that... What is a pain and can sometimes dilute it is the repetitive - looped or sampled - vocals... The funny thing is, I've never heard a jungle record, all I've heard has been off the radio..." Derek Bailey [talking to Stefan Jaworzyn]

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