23 décembre 2022

Ivo Perelman & Joe Morris/ Trevor Watts John Stevens Keith Rowe Colin McKenzie Liam Genockey/ Tom Jackson Dirk Serries Kris Vanderstraeten/ Sabu Toyozumi Lao Dan Hisaharu Teruuchi /

Elliptic Time Ivo Perelman & Joe Morris Mahakala Music
https://mahakalamusic.bandcamp.com/album/elliptic-time

Le label Mahakala Music ne chôme pas, empilant les titres récents du saxophoniste Brésilien Ivo Perelman, cette fois-ci en duo avec le guitariste U.S. Joe Morris. Tous deux ont travaillé avec les mêmes musiciens :William Parker, Matthew Shipp, Whit Dickey, Mat Maneri etc… et ont déjà enregistré un album en duo : Blue / Leo Records 2016 et de remarquables trios avec le pianiste Matt Shipp (Shamanism) et l’alto Mat Maneri (Counterpoint) lesquels découlent de leurs duos respectifs. Une affaire de famille qui suit un but commun, celui de faire du sens et créer des émotions sincères en improvisant toute leur musique du début à la fin de chaque morceau. C’est d’ailleurs avec Ivo Perelman que je préfère écouter Joe Morris, un guitariste de jazz au départ, qui tente très adroitement de dériver les structures d’accord et de rythmes, l’inspiration mélodique et les doigtés vers le dodécaphonisme, le sérialisme et une forme d’abstraction tout en conservant un jeu clair et précis à la fois quasi-acoustique et amplifié sans effets. À l'écoute, le lien avec le jazz est évident. On va dire que les références question saxophone ténor d’Ivo Perelman évoquent Albert Ayler et l’Archie Shepp de la fin des années ‘60, début ’70, mais que son but est le dialogue intégral avec des duettistes basé sur une écoute mutuelle intense, et entièrement improvisé (ou en trio). Même au risque de la redondance et de l’épuisement de l’imagination, ces deux-là se démènent pour renouveler et étendre leur inspiration avec une foi inébranlable et un savoir faire étonnant sur quarante huit minutes en cinq improvisations. Joe Morris est un guitariste très remarquable parmi les deux ou trois piliers de l’instrument dans le free-jazz américain « à risques » librement improvisé et un cultivateur obstiné de l’improvisation collective non hiérarchique où chaque musicien joue sur un pied d’égalité avec son ou ses partenaires avec une volonté de cohérence orchestrale. Il a trouvé son meilleur alter - ego auprès d’Ivo Perelman, un champion de cette vision de la musique improvisée libre total. Leurs interventions individuelles (« solos ») sont plus que remarquables par le déploiement des sons, des phrasés et de leur idiome personnel. Rien que les enchevêtrements d’accords et de lignes cristallines du guitariste sont de la dentelle pour mélomane et les impossibles glissandi dans le suraigu et les harmoniques du sax ténor à la fois expressionniste et attentif au sens mélodique « inné » constituent un vrai délice pour les papilles de la fringale des oreilles avisées ou surprises par tant de charme. Mais la dimension auditive et interactive de leur merveilleux duo sublime et enrichit leurs jeux conjoints dans des faisceaux de motifs, d’élans, de contrepoints instantanés, de fragments mélodiques, d’intuitions créatives. Le souffle du saxophone oscille dans de multiples articulations, accents marqués et anche chauffée à blanc qui se livrent dans de multiples nuances, brûlantes ou nuageuses, explosives ou évanescentes, notes distendues, sonorités de la saudade brésilienne. La logique vif-argent labyrinthique à l’œuvre à la six-cordes basique de Joe aiguillonne, entoure, souligne, recycle les cascades vibratoires expressives et les spirales d’Ivo et nourrit son imagination. Et c’est tout aussi réciproque. Leur «confrontation » n’est pas frontale, mais tangentielle et elliptique; leurs courses en avant se croisent en permanence dans l’absorption mutuelle des trouvailles de l’autre et défilent en toute indépendance selon leur propre instinct. Contextualité de l’écriture spontanée. Les morceaux longs de 15 à 7 minutes avec un final de 3 minutes sont intitulés Elliptic Time, Invisible Mass, Gravitationnal Pull, Palpable Energy et Cosmic Rays Music et suggérés par une idée force ou une observation a posteriori. Même si votre résistance à cette plongée dans les tourbillons de l’improvisation et ses calmes plats inspirés a quelques limites, vous trouverez là matière au ravissement ne fût-ce qu’en abordant ce Temps Elliptique à petites doses. Si, par contre, les longues durées ne vous effraient pas, Mahakala propose une suite de douze duos d’Ivo avec des saxophonistes - clarinettistes : Murray, Lovano, Golia, Liebman, Irabagon, Carter, Mitchell, Mc Phee, Berne, Stetson, Vandermark, Anker, etc… L’embarras du choix , mais quel choix !

The Yorkshire Suite : Amalgam – Trevor Watts Colin McKenzie Liam Genockey Keith Rowe John Stevens Hi4Head records digital
https://hi4headtrevorwatts.bandcamp.com/album/the-yorkshire-suite

Vous avez bien lu : le groupe Amalgam de Trevor Watts réunissant ses deux acolytes réguliers le bassiste électrique « funk » Colin McKenzie et le batteur « rock » Liam Genockey avec Keith Rowe (d’AMM) à la guitare électrique « noise » et le batteur John Stevens avec qui Watts a intensément collaboré au sein du Spontaneous Music Ensemble et d’Amalgam, justement. Amalgam, au départ un groupe free-jazz dont Trevor composait la musique, a effectué un virage « rock-free-jazz-funk » avec guitares et basses électriques et rythmes binaires. Stevens et Watts sont repartis ensuite de leur côté bien que jouant encore ensemble en trio avec Barry Guy (LP No Fear etc…). Et cette collaboration à l’occasion de cette excellente session studio du 21.02.1979 , et produite par Peter Ritzema, devrait bien être la dernière. Aussi, quelques temps plus tard, Keith Rowe devient membre à part entière d’Amalgam pour une folle tournée britannique immortalisée par le coffret vynile Wipe Out (Impetus) avant que McKenzie s’enfuie, sans doute déstabilisé par le capharnaum sonore de Rowe. Venons-en à cette Yorkshire Suite composée par Watts et interprétée deux fois et de manière assez différente l’une en 25:58 et la deuxième, plus libre en 30 :26. L’intérêt de cette session particulière réside dans la présence de deux batteurs, ce qui profile l’assise rythmique de manière originale et, je dirais unique. Et la qualité de la prise de son est cristalline, on distingue très clairement le travail des deux batteurs, Stevens et Genockey, même s’il faut écouter très attentivement en se concentrant sur les deux batteries pour comprendre le rôle joué par chacun d’eux. C'est rare et passionnant pour les afficionados, d'écouter deux batteurs coopérer de la sorte avec autant de classe que d'invention. La basse serpente en rebondissant et facilite grandement la propulsion du souffleur qui livre ici des improvisations flamboyantes au sax alto. À mi – chemin de la suite , le tempo change et la musique s’aère et s’étale plus dans l’espace sonore avec de subtiles séquences de free-drumming étincelantes, raffinées, aériennes. On entend aussi assez brièvement le cornet ou la trompette de poche (non créditée dans les notes) de John Stevens et Trevor Watts empoigner ses sax alto et soprano à la fois pour souffler simultanément dans les deux becs. Le souffle impétueux et très inspiré de Trevor Watts fait ici merveille : son invention mélodique est saissante et les zig-zags de son articulation sont chargées de rage et d'émotion. Exceptionnel souffleur et sonorité merveilleuse et reconnaissable entre mille!! Et que vient faire Keith Rowe dans ce hors-bord rebondissant sur les lames de l’océan ? Du noise ! Hachant menu le son de sa guitare électrique amplifiée avec effets et objets, il tente adroitement de s’insérer dans le tohu-bohu polyrythmique de la section rythmique. Ça a l’air étrange. Mais ces free-improvisateurs britanniques ont toujours voulu très pragmatiquement la raison rationnelle. Le résultat est saisissant même si Pete Ritzema a dû se poser quelques questions. La bande magnétique originale a été transférée en digital par John Thurlow de Jazz In Britain qui a déjà publié un coffret intrigant du super groupe Splinters (Wheeler, Tubby Hayes, Trev Watts, Stan Tracey, Jeff Clyne, John Stevens et Phil Seamen). Je pense que The Yorkshire Suite mérite vraiment une publication distribuée, car je viens seulement de la découvrir sue le site de Hi4Head, le label de Nick Dart, largement dédié aux superbes enregistrements de "Trev". Un bon CD, s'il vous plaît ! À mon avis, c’est sans doute l’enregistrement le plus flatteur et le plus entier de la saga électrique d’Amalgam.

Dandelion Tom Jackson Dirk Serries Kris Vanderstraeten New Wave of Jazz nwoj056
https://newwaveofjazz.bandcamp.com/album/dandelion

Guitare acoustique (Dirk Serries), clarinette (Tom Jackson) et percussions (Kris Vanderstraeten) au menu de Dandelion, la fleur pissenlit dernier-née du label New Wave of Jazz enregistré au Sunny Side Studio à Anderlecht le 6 octobre 2021. Musique improvisée radicale ancrée dans l’écoute mutuelle et l’invention spontanée en utilisant les ressources sonores des trois instruments. Avec son attirail percussif fait maison, ses mini-tambours, métaux rares, une caisse claire, des tambours chinois, râcloirs, objets, moteurs, globe terrestre, pièces métalliques, ressorts, archets, fagot de baguettes disproportionnées, Kris Vanderstraeten personnifie le puriste de la percussion improvisée de l’ère bric-à-brac des Jamie Muir, Terry Day, Paul Lytton et Roger Turner. Il explore les surfaces et recoins de son improbable installation, une œuvre d’art en soi, arpentant secousses, frémissements et silences. Ses frappes menues et discrètes et toutes ses manipulations bruissante d’objets insolites offrent un champ d’action à ses deux acolytes, son volume sonore réduit et la dynamique de son jeu surréaliste contextualisent le modus opératoire du souffleur, majestueux et elliptique et du six-cordistes frénétique. Il faut bien du tempérament à Dirk Serries pour construire sa toile arachnéenne au travers des frettes, clusters volatiles et zig-zags. Striant les cordes d’un plectre ravageur, il fait éclater les armatures harmoniques comme les électrons, protons et neutrons de métaux rares en désintégration kinesthésique. Tournoyant comme un oiseau de proie fait d’air sifflant dans un mystérieux chalumeau, le clarinettiste Tom Jackson projette les volutes chantantes et lunaires au lyrisme oblique et les diffractions de sonorités en lorgnant le fatras bruitiste de ces deux partenaires affairés avec un regard en coin : contraste improbable qui rend leurs pirouettes désopilantes. L’intérêt réside dans les changements de dynamique et les incidences aléatoires ou prises en vol de la configuration interactive, tuilée ou de leurs actions musicales. Actions musicales comme on parlait d’action painting à propos de Pollock. Après la mise en bouche de 1/ Carnation Pink, les choses décollent sérieusement dans le déchaînement pointilliste de 2/ Dandelion, fleur traduite en français par Pissenlit mais dont le nom provient de Dent de Lion, soit en dents de scie – zig-zags entrecroisés et distordus. 3/ Violet Blue entame une autre perspective quasi visuelle, agitatrice, face au jeu flegmatique du souffleur pépiant comme un oiseau, lui-même, face aux facéties des deux autres garnements jusqu’à s’enrhumer le bocal où son anche douce est littéralement torturée ou son aura floutée. 4/ Dark Green enchaîne encore une autre narration bien distincte des précédentes, démontrant ainsi que la musique « abstraite » acquiert sous leurs doigts et avec leur sensibilité toute une imagerie imaginaire et imaginative qu’on n’a aucune peine à reconnaître et identifier d’une improvisation à l’autre. Une ludique fantaisie. Et le finale 5/ Bright Yellow démontre que l’attention des trois improvisateurs à renouveler la trame de leurs inventions est toujours aussi concentrée. Une session eemarquable et très réussie. Signalons sur le même label le trio de Kris Vanderstraeten avec John Russell et Stefan Keune (On Sunday), le duo de Tom Jackson avec le saxophoniste Colin Webster (the Other Lies) en ajoutant que Tom Jackson et Dirk Serries collaborent étroitement avec le violiste (alto) Benedict Taylor : Hunt at the Brook pour le premier et Puncture Cycle pour le deuxième, créant ainsi un esprit de famille ‘nwoj’. Ces quelques titres figureront en bonne place sous le sapin, rien de plus normal pour une musique pointue à aiguilles.

Five Ring Secrets Sabu Toyozumi Lao Dan Hisaharu Teruuchi CPCD-023.
https://www.chapchap-music.com/chap-chap-records/cpcd-023/

Un bel assemblage de trois duos entre le percussionniste nippon Sabu Toyozumi et le saxophoniste alto chinois Lao Dan, de deux trios avec le pianiste Hisaharu Teruuchi, lequel joue aussi un duo avec Lao Dan qu'on entend par ailleurs à la flûte de bambou. Enregistrées les 5 et 6 Juillet 2019 au légendaire club Aketa de Tokyo et à l’Airegin de Yokohama, ces 6 improvisations collectives de «hard free - free jazz » énergiques se clôturent par un trio de quinze minutes avec Hisaharu Teruuchi, Musashi you are late. Le précédent album de Sabu Toyozumi avec Lol Coxhill, John Russell et Veryan Weston pour Chap-Chap Records s’intitule Musashi The Water. Musashi est le nom du meilleur des escrimeurs dans toute la tradition historique japonaise. Et sans doute, Sabu Toyozumi a acquis une réputation de fabuleux manieur de baguettes et de balais à la batterie au Japon, félicité publiquement par John Coltrane et Charlie Mingus et jouant avec l’Art Ensemble of Chicago … à Chicago vers 1971. Musashi ? Souvent sollicité par les Brötzmann, Mengelberg, Barre Phillips, John Zorn, Leo Smith, John Russell, Mats Gustafsson, Paul Rutherford, Peter Kowald ainsi que ses compatriotes Kaoru Abe et Jojo Masayuki Takayanagi, Sabu aime tout autant jouer avec des musiciens basés en Asie comme Rick Countryman (Manille) ou tout récemment avec le saxophoniste chinois Lao Dan et en fait de nombreux artistes dont il croise la route. Si Sabu part jouer en Chine avec Lao Dan, il n’hésite pas un instant à lui faire faire la tournée des Grands – Ducs (Musashi) dans des clubs légendaires de Tokyo (Aketa) et Yokohama (Airegin). Une légende. On a peine à croire que cet homme de petite taille âgé de presque 80 ans puisse dégager autant d’énergie et de puissance sur sa batterie. Son style personnel est fait de tournoiements de pulsations aux tempi élastiques et mouvants et de coups de boutoir contrastés par de subtiles rafales sonores. Dès la première écoute, Sabu est immédiatement reconnaissable qu’il explose ou qu’il s’esquive en douceur . En Lao Dan et son souffle mordant et brûlant quasi-mystique, il a reconnu immédiatement un esprit libre, un shaman qui se consume littéralement sur scène soulevé par ses roulements fracassant et ses coups de fouets sur les cymbales. On peut entendre aussi Lao Dan à la flûte en bambou à six trous traditionnelle. Son jeu au commencement de l’album torture littéralement une mélodie impromptue avec un growl forcené de laquelle il décale les intervalles dans des mini- variations successives (Water Traveller). Efficace et sauvage, autant que la furia du batteur qui se déchaîne pour propulser son collègue et ses chapelets de notes brûlantes dans la stratosphère variant constamment les figures croisées polyrythmiques trépidantes . Et une fois bien allumé par le premier brûlot de 6 minutes (Water Traveller) et intimidé par les sifflements de l’anche et les morsures obsédantes du bec alternant avec des brins de phrase évasive de Gaia Tornade (6 minutes), le pianiste Hisaharu Teruuchi s’introduit en trio (Jimbraid) et leur apporte une dimension orchestrale poussant le jeu collectif dans une interaction plus sophistiquée, inversant la perspective de la prise de son. Le duo piano saxophone de Foots Yin & Yang nous ramène sur terre et c’est une autre facette de la musique en forme d’adroit dialogue entre le souffle et les touches révélant la sonorité de Lao Dan et ses dégringolades d’escaliers chromatiques entamées par ses morsures. Non seulement, Sabu est un batteur fétiche qui n’hésite pas à gratter adroitement ses cymbales dans Reverse Musashi où Lao Dan joue de la flûte et que se répand une subtile poésie, mais il est aussi un artiste graphique à-la-japonaise aspergeant délicatement des gouttes d’aquarelles colorées bleue encre, vert printemps, rose fleur de cerisier et jaune banane sur une feuille blanche pour décorer artistiquement le recto et le verso de la pochette. Y sont inscrits au pinceau chargé de noir anthracite le titre en Japonais et les trois prénoms Sabu, Teru et Dan ainsi que le patronyme et le prénom plus le titre en anglais au crayon épais rouge : Five Rings Secret. Secret des Cinq Anneaux. Lesquels ? Ceux de l’écoute, de la force expressive, de la liberté, de la foi et de l’amitié. Reverse Musashi est une pièce où sa science des rythmes devient transcendante et il faut écouter Musashi you are late en trio pour savoir pourquoi il faut se lever tôt, le secret de vie de Sabu Toyozumi. Je vous promets aussi de lui demander ce que vient faire ce Musashi dans le Secret des Cinq Anneaux.

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Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......