2 décembre 2022

Seppe Gebruers Playing with Standards/ Christoph Gallio Dominique Girod & Dieter Ulrich/ Guilherme Rodrigues Acoustic Reverb

Playing with Standards Seppe Gebruers el Negocito Records 3CD eNR 116,117 & 118
https://elnegocitorecords.com/
L'album est enfin ligne sur le compte bandcamp d'el Negocito : https://www.elnegocitorecords.com/releases/eNR116+.html
Voici de quoi vous informez un peu plus :
https://rataplanvzw.be/e/seppe-gebruers-playing-with-standards
https://www.youtube.com/watch?v=xgzLkVvNZ14&t=5s

Rassurez – vous ! Vous avez bien lu : Playing with Standards ! Mais ce n’est pas ce que vous pourriez penser ou imaginer. Une explication s’impose. Pianiste improvisateur pointu et engagé dans « l’avant-garde » , le belge Seppe Gebruers a enregistré ce projet de longue haleine avec DEUX pianos accordés au quart de ton. Cela veut dire que l’ensemble des cordes de chacun des deux pianos est accordé à un quart de ton l’un de l’autre, créant ainsi une curieuse dissonance. On l’a entendu récemment à Gand lors d’un concert en duo avec le pianiste Charlemagne Palestine, tous deux aux prises avec quatre pianos accordés en quart de ton, une occasion unique de rentrer dans cet univers de claviers microtonaux. Se dit microtonale, une échelle de notes utilisant des intervalles plus courts que le demi-ton. Il se fait que j’invite personnellement le guitariste Pascal Marzan et sa guitare microtonale dix cordes accordée au tiers de ton (et sixième de ton, bien sûr) à Bruxelles pour un concert le 6 décembre prochain !. Donc je me sens un peu concerné.
Si j’ai beaucoup aimé le concert en duo de Gand, rien ne me préparait à ce magnifique ouvrage en trois albums compacts. C’est tout simplement, un des événements discographiques les plus convaincants de l’histoire des musiques improvisées concernant le piano lui-même. J’ai beaucoup écouté live et en disque Fred Van Hove, un phénomène extraordinaire et quand j’entends d’autres pianistes qui ont une démarche voisine je me dis que j’ai eu la chance peu commune de l’avoir rencontré et écouté au fil des décennies.
Et ce que j’apprécie dans la démarche radicale de Seppe Gebruers, un homme modeste et un peu introverti, c’est son indépendance d’esprit par rapport aux "-ismes" et que sa trajectoire qui s’annonce dans ce projet, ne ressemble à aucune autre.
D'ailleurs, il existe un Playing with Standards Trio avec Paul Lytton himself à la batterie, c'est tout dire. Dans ces trois albums, Seppe « ne joue pas les standards », mais il joue « avec ». Commençant à enfoncer les touches une à une ou deux à deux avec précaution, il entend un enchaînement de notes et, soudainement, les intervalles de la mélodie ou des fragments des harmonies d’un Standard du répertoire jazz lui viennent à l’esprit. Sous ses doigts, on en perçoit le « fantôme », une partie de la trame, un zeste de mélodie suggérée au milieu des dissonances, des clusters, en travers du phrasé et des interactions entre ces notes microtonales qui font coïncider fugacement des intervalles tempérés. Parfois, il faut faire un effort d’imagination ou de perceptions, ou alors, comme dans la « version » de Just A Gigolo, c’est Monk lui-même qui apparaît, et là, c’est digne de, ou même plus fort que, notre cher Misha Mengelberg disparu il y a quelques temps. En ce qui me concerne, c’est contagieux. Avec When You wish Upon a Star, et In The Wee Small Hours qui inaugurent le CD 1, c’est le répertoire de la période swing, l’époque de Billie et Lester. Après Just a Gigolo , on a droit à trois « versions » de You and the Night and The Music à la suite l’une de l’autre . Il joue aussi (Playing With) avec des intermezzos, Just Friends et, curieusement, La Vie En Rose chantée autrefois par Satchmo. Le CD 2 contient 8 fois une évocation de Never Let Me Go dont la première est enmanchée avec l’idée de What Is This Thing Called Love, mais il la ratrappe à chaque fois et encore 7 fois de suite en se posant encore la question What is This Thing Called Love ? Sous son dehors de bon élève rangé, Seppe a une forme d’humour à froid qui se décèle comme il se doit chez un Gantois pur jus. Distingué, le gentleman. Bye Bye Blackbyrd et The Folks Who Live On The Hill pour (en) finir. Chaque "version" ludique d'un de ces Standards est souvent très différente des précédentes. Au fil des plages, la sauce prend de mieux en mieux et la musique épaissit son mystère, enfume ses arcanes, délivre son message empoisonné. Never Entered My Mind : c’est bien ce qui se passe ici littéralement, on est médusé et … Born To Be Blue après The Days of Wine and Roses, car Everything Happens To Me. Un hymne de Bird coup sur coup en tryptique maudit : Donna Lee et soudainement des fantômes ressurgissent : Everything Happens To Me et Never Let Me Go à nouveau au milieu des touches et des résonnances. Car, c’est bien un des points importants de son travail : Seppe laisse résonner les cordes des deux pianos créant des empathies de sonorités décoiffantes, surréelles, vibrantes au bord du grincement métallique ou d'un brouillard polytonal. Il y a bien sûr des moments plus grisants que d’autres, mais pour arriver à ces résultats incontournables et irrévocables, l’artiste a dû se mettre en péril, solliciter toutes ses ressources, écouter les deux instruments simultanément et leurs vibrations parfois imprévisibles, tergiverser, communier avec elles, découvrir l’étendue de potentialités qui s’échappent, s’en souvenir, tâcher de les recontextualiser, laisser venir à lui les souvenirs de ces chansons d’un autre temps, celui de son apprentissage du jazz et de sa pratique journalière, celui des disques entendus, parfois entrevus en ouvrant une porte… Un cheminement improbable, obsessionnel, exhaustif comme s’il ne voulait rien en perdre. Le Petit Poucet et ses nombreux petits galets usés par le ressac et serrés au fond de ses poches.
Je conseille à tous les fadas de musique contemporaine ou improvisée, les fanas des pianistes hors-cadre tels Paul Bley, Misha Mengelberg, Ran Blake, Fred Van Hove, Jacques Demierre, les expérimentateurs de tout poil, d’essayer d’acquérir ce triple CD Playing with Standards et surtout d’en écouter ne fut ce que quelques morceaux un instant et puis un des CD’s à la file (et le 2ème , enfin le 3ème) et y revenir de temps à autre jusqu’à ce que l’ensemble de l’oeuvre s’insinue définitivement dans votre perception et transforme votre imagination, votre jeu de références. Parce que l’aspect le plus authentiquement « free-music » radicale, c’est le son ! Une sonorité fluide (cfr I Wish Upon a Star en ligne ici plus haut)mais qui peut souvent se révéler brute, terrienne, magmatique, assonnante - dissonnante ... Et une technique qui évacue le virtuosisme pour laisser vibrer les sons dans toutes leurs occurrences, leurs interférences troubles,sauvages comme si les deux carcasses métalliques de cordes tendues à craquer faisaient partie d’un environnement où l’industrie pianistique est revenue à l’état de nature. On peut découvrir un esprit voisin dans les recherches du pianiste Suisse Jacques Demierre. J’imagine encore Paul Lovens (avec qui Seppe a enregistré) déjeunant très à son aise et, quatre heures durant, passant et repassant vingt-trois fois Just a Gigolo et douze fois Everything Happens To Me en comptant les mesures avec ses doigts refermés percutant la surface de la table.
Un triple album indispensable à toute discothèque de « free-music » qui ne tolère que l’essentiel, le magique et l’imprévu. Une somme ! Il faut absolument que Seppe Gebruers puisse jouer un peu partout et ailleurs car son travail apporte de l'eau au grand moulin de la créativité la plus pointue pour qu'il puisse bonifier au fil des performances.
PS : Et chapeau à el Negocito Records et à Rogé pour la publication de ce recueil, emballé très originalement avec trois œuvres d’art inclues) …

Christoph Galio Dominique Girod Dieter Ulrich Day and Bus Creative Sources CS 720 CD
https://www.gallio.ch/percasogallioon-otherlabels/other-labels/day-bus/
Day and Bus est dans la lignée continuation du trio Day and Taxi, une incontournable enseigne du free helvétique animé depuis des lustres par le saxophoniste – compositeur Christoph Gallio, avec, entre autres, Girod et Ulrich. Gallio y joue comme d’habitude les saxophones soprano et alto, plus le C-melody. Deux saxophones et deux faces de son talent, le couineur anguleux et pointu-pointilliste au soprano quasi coxhillien dont les doigtés se chevauchent plus que de raison et le rentre-dedans expressionniste à l’alto chauffé à blanc et l’anche sans doute chauffée au briquet pour en durcir le tranchant. Car sa sonorité tranche comme la lame d’un bûcheron et les deux acolytes le poussent et le taraudent. Et surgit ensuite le C-melody sax, un ténor contrefait. Contrebassiste puissant et efficace, à ses côtés depuis des décennies (Day and Taxi), Dominique Girod soutient les incartades du souffleur comme du pain béni et le batteur, Dieter Ulrich, est un homme à tout faire de talent dans la free-music helvétique, subtil, à l’écoute et tout terrain. Une longue suite improvisée enregistrée le 18 mai 2021 au studio The Zoo à Berne durant une performance mémorable de 32 minutes 32 secondes. Fort heureusement, cette heureuse initiative est publiée avec son allure bon enfant, ses déchirures et sa superbe. Le « free » free-jazz ne supporte pas la complaisance, la redondance, la fausse liberté pour en revendiquer sa raison d’être. Day and Bus, sous sa dénomination anodine , cache bien son jeu : arcbouté, dru, sauvage, mordant, subtil et sans façon, le trio incarne cette musique vivante, rebelle, entière qui improvise sa survie, collective, cohérente mais délirante, obstinée et explosive sans forcer le trait. Les variations, changements de cap et de décor renouvellent constamment son orientation et la moëlle des os, la candeur des gestes et leur inspiration instantanée. Je vote pour !

Acoustic Reverb Guilherme Rodrigues solo Creative Sources CS 762 CD
https://guilhermerodrigues.bandcamp.com/album/acoustic-reverb

Ce n’est pas le premier album solo du violoncelliste portuguais Guilherme Rodrigues. Acoustic Reverb,tout un programme, fait suite à Cascata (chroniqué dans ces lignes) et se compose de 58 (oui, cinquante huit) miniatures enregistrées dans onze églises de Berlin : Passionskirche, Magdalenenkirche, Christuskirche, Herz-Jesu-Kirche, Evangelische Stephanus-Kirchegemeinde, St Christophorus Kirche, Ms Heimatland, Zwinglikirche, Sophienkirche, Zionskirche and Marthakirche. Chaque morceau porte le nom de la Kirche où elle a été enregistrée et est numérotée en chiffres romains jusque LVIII. Il s’agit d’un beau travail sur la qualité du son, de son grain particulier dans l’espace réverbérant de l’Église avec ses dalles de pierre ou de marbre et ses voûtes. Une multiplicité de formes, une qualité de silence et les résonnances particulières qui ronronnent lorsque les notes graves sont frottées par – dessus la touche ou vrillent l’acoustique lorsque l’archet frotte tout près du chevalet. La manière et la pratique de Guilherme Rodrigues sillonnent plusieurs domaines musicaux : minimaliste, expérimental, classique, improvisé; ou elles évoquent le polyphonique, le médiéval, le chant naturel ou ce que vos références suggéreront. Disons qu’il s’agit du violoncelle universel et d’un tour de force. En effet, concevoir instantanément autant de pièces réussies, dont la forme est concentrée dans une durée brève entre une et deux minutes, dans un laps de temps relativement court (Mai 2022) est la marque d’un grand talent et d’une belle inspiration. On peut s’hasarder à citer Telemann, Bach, Webern, Scelsi, Xenakis et les créations de Sigfried Palm il y a un demi-siècle, mais aussi, pourquoi pas, le chant des baleines ou Terry Riley. Le chant de l’âme en tout cas. J’aime ces staccatos flûtés, ces fragments de mélodie qui s’élancent le long d’une colonne, ces graves vibrants et ces aigus crissant maîtrisés comme un chant d’oiseau. Voilà de quoi écouter en profondeur, réécouter et piocher au hasard des 58 plages de l'album. Un bijou aux très nombreuses facettes qui révèlent leurs secrets au goutte à goutte. Bravo !

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