28 novembre 2022

Reed Rapture in Brooklyn Ivo Perelman w. Vinny Golia Jon Irabagon Dave Liebman Tim Berne Joe Lovano Joe McPhee James Carter Roscoe Mitchell Colin Stetson Lotte Anker David Murray & Ken Vandermark/ Markus Eichenberger - Christoph Gallio/ Tell No Lies Edoardo Marraffa Filippo Orefice Nicolà Guazzaloca Luca Bernard Andrea Grillini

Reed Rapture in Brooklyn Ivo Perelman
https://ivoperelman.bandcamp.com/album/reed-rapture-in-brooklyn

Ivo Perelman tenor sax in duo on 12 CD's with:
Vinny Golia: soprillo, clarinet, basset horn, alto clarinet
Jon Irabagon : slide soprano sax , sopranino sax
Dave Liebman: soprano sax
Tim Berne: alto sax
Joe Lovano: C melody sax, F soprano sax
Joe McPhee: tenor sax
James Carter: baritone sax
Roscoe Mitchell: bass sax
Colin Stetson: contrabass sax, tubax
Lotte Anker: soprano, alto sax
David Murray: bass clarinet
Ken Vandermark: clarinet
Recorded, Mixed and Mastered by Jim Clouse at Park West Studios, Brooklyn, NY
Avec une telle assemblée de douze saxophonistes / clarinettistes de jazz (contemporain , free, …) américains (et une danoise !) aussi remarquables, voire légendaires, le Brésilien Ivo Perelman vient de monter un coup médiatique sans précédent en publiant un coffret de 12 CD contenant uniquement des duos improvisés, chaque compact documentant les échanges de chacun d’entre eux avec Ivo qui joue ici exclusivement du sax ténor. On ne l’entend d’ailleurs jamais qu’au sax ténor dans les innombrables albums qu’il a enregistré avec Matt Shipp, Michal Bisio, William Parker, Whit Dickey, Gerard Cleaver, Joe Morris, Mat Maneri, Bobby Kapp ou Andrew Cyrille… Tous basés sur la libre improvisation spontanée , sans thème, structure ou composition. Improvisation lyrique d’essence jazz qui découle des avancées d’un Albert Ayler et qui profite de l’expérience accumulée par les sax ténor les plus cruciaux : Coltrane, Rollins, Gordon, Getz, Mobley, etc… Ces dernières années, il s’est concentré dans des projets de duos ou de groupes avec des violonistes, altistes et violoncellistes (Mat Maneri, Mark Feldman, Hank Roberts, Phil Wachsmann, Benedict Taylor…) des guitaristes (Joe Morris et Pascal Marzan) et un clarinettiste basse, Rudi Mahall. Ce duo avec Rudi Mahall publié par Leo Records était sa première tentative de dialogue enregistré avec un instrument à anche, tellement réussie qu’un double CD fut produit. Une autre expérience enregistrée eut lieu avec le clarinettiste Chicagoan Jason Stein et est assez remarquable.
Il faut insister sur le fait qu’Ivo se consacre exclusivement à la musique improvisée telle qu’il la conçoit sans jamais rien concéder à des opportunités aux côtés de collègues qui ne correspondent pas à sa démarche basée sur l’improvisation libre d’égal à égal avec un ou plusieurs partenaires. Échanges - dialogues basés sur une écoute mutuelle intense et l’imagination dans les formes, couleurs et intensités. En invitant tous ses saxophonistes et clarinettistes « de rêve », Ivo avait une solide idée dans la tête. On retrouve donc ici la propension des improvisateurs afro-américains à enregistrer des duos à l’ère Braxton, Lewis, Lacy, Mitchell, Lake etc… des « créatives » années 70, avant que le post-bop retourne en force dans les années 80. Sans doute, pour diversifier les très nombreux duos sélectionnés et publiés ici, il a demandé à chacun d’eux, très souvent des multi-instrumentistes, de jouer un des instruments pour lesquels chaque collègue a une affinité particulière et qui pourrait complémenter intelligemment la sonorité de chaque duo ou contraster avantageusement celle du ténor. Le seul autre saxophone ténor de cette expérience est celui de Joe McPhee, le quel joue du soprano, de l’alto, de la clarinette et de la trompette. Il a bien eu raison, car c’est sur cet instrument que personnellement je préfère Joe (ah ce LP Ténor - Hat Hut C de ma jeunesse écouté des dizaines de fois, usé et racheté à nouveau !). Tim Berne joue aussi (bien naturellement) du sax alto, Dave Liebman du sax soprano (auquel il s’est consacré exclusivement durant des années), Joe Lovano du C Melody sax, Roscoe Mitchell du sax basse, David Murray de la clarinette basse, James Carter du baryton, Colin Stetson du sax contrebasse et du tubax, Ken Vandermark de la clarinette. Étrangement Joe Irabagon, ténor sax très impressionnant de son état, est ici au sopranino et joue même du slide soprano sax (!) et le poly-multi instrumentiste Vinny Golia a déniché un soprillo dans sa panoplie. Ainsi, sont revisités tous les instruments à anche des familles du saxophone et de la clarinette en compagnie du sax ténor joué par notre brésilien.
Aussi, la musique jouée par chaque duo correspond à la personnalité musicale de chaque invité, univers dans lequel Ivo Perelman se moule adroitement, diversifiant ainsi sa pratique et son expérience. D’un autre côté chaque invité joue un instrument spécifique afin d’élargir la palette globale d’un projet collectif dans lequel chaque improvisateur a un rôle à jouer, s’effaçant au sein de la grande famille des souffleurs de jazz. On trouve des similitudes avec les Company de Derek Bailey où les musiciens s’essayent à l’improvisation « totale » basée sur l’écoute mutuelle et une interaction instantanée et spontanée en relation avec le background et le « langage » de chaque intervenant et sa capacité et sa volonté d’explorer l’inconnu. La « jam-session » ou rencontre informelle est à la fois une tradition dans la musique de jazz et une des sources de son évolution vers sa modernité révolutionnaire en absorbant de nouvelles techniques compositionnelles, harmoniques et instrumentales jusqu’à ce que ce dernier enfante l’univers de la libre improvisation. Même à l’époque où les musiciens de jazz jouaient et enregistraient des œuvres relativement formelles et structurées avec rythmes réguliers, harmonies occidentales, barres de mesures etc…, nombre de musiciens s’essayaient en privé à jouer spontanément hors des sentiers battus en repoussant plus loin la logique et les limites de leur imaginaire. Dès les années cinquante, on en trouve des traces au hasard de disques de Giuffre, Tristano ou Mingus, jusqu’à ce que tout explose avec Cecil Taylor, Albert Ayler et Coltrane.
À propos de ce projet Reed Rapture, Ivo Perelman a exprimé clairement le sentiment et l’idée qu’à travers ces douze rencontres, il retrouvait le message de ses aînés les plus chers (Bird, Trane, Newk, Bean, Ben the Frog, Pres, Hank, Stan, Albert, Book…) par le truchement de ses collègues qui ont absorbé des éléments et des aspects du travail des anciens qui lui auraient échappé. Une mise en commun d’un savoir artisanal intime par-delà les générations autant que l’urgence de l’exploration de nouvelles correspondances sonores et poétiques, processus exacerbé par l’exigence que pose le choix des instruments pour chacun des intervenants et leur variété. Et aussi une propension à attraper le tournis dans les méandres incertains de ces souffles continus jusqu’à plus soif !
En écoutant chaque rencontre, piochant les morceaux un peu au hasard dû au fait que l’application QuickTime Player ne bénéficie pas de la possibilité de créer une playlist pour chaque duo, je suis ébahi par la profonde sincérité de tous. Chacun s’adonne à ce jeu de tout son cœur en essayant avec beaucoup d’énergie mentale et de concentration à donner le meilleur de lui-même. Oubliant sans doute son image d’artiste catalogué, la nature de son travail d’artiste « professionnel » impliqué dans des projets précis dont il espère retirer quelques revenus, sa trajectoire musicale, des personnalités comme David Murray, Joe Lovano ou James Carter étonneront leurs supporters. Il suffit d’entendre Tim Berne écraser méthodiquement une harmonique et ensuite insuffler un timbre diaphane sans qu’on puisse deviner qu’il s’agit d’un sax alto ou les secs coups de langue de David Murray qui enfantent une comptine infinie. Ou un Joe Lovano qui désarticule ses réflexes de souffleur biberonné au post-bop moderniste. Vous trouverez ici le caractère de chaque instrument à toutes les sauces et l’immense capacité du souffleur Brésilien à « rester lui-même », c’est-à-dire jouer « de tout » sans se trahir, face aux propositions musicales des autres duettistes et nous montrer de quoi il est capable face à ce foisonnement d’idées. D’autre part, les invités sont tous forcés de tenir compte de la prédilection de Perelman à étirer et moduler les harmoniques aiguës au-delà d’un registre « raisonnable ». C’est parfait pour la « petite clarinette » volubile de Ken Vandermark et très contrasté pour le sax basse de Roscoe Mitchell dans un dialogue tangentiel troué de silences qui dure 39 minutes où son sens de l’écoute et sa science de l’empâtement du son de cet énorme saxophone font merveille. L'angularité rageuse de Lotte Anker contraste avec la sinuosité d'un Joe Lovano. Une fois que les repères les plus évidents se révèlent au fil de la rencontre, chaque duettiste est sommé d’aller plus loin, d’imaginer des variations et de renouveler le paysage sonore pour ne pas (s’)ennuyer et fatiguer l’auditeur. Et je dois dire qu’ils ne s’en sortent plutôt bien dans le cadre d’une session de studio relativement minutée. Il s’agit de créateurs professionnels qui ont l’énergie de créer instantanément à un moment donné au milieu des aléas de la vie, des tournées et des usantes attentes infinies (gare, aéroport, taxi, bar, trottoir, backstage, chambre d’hôtel), face à de nouveaux challenges.
Ces douze rencontres vous apporteront leurs doses d’énergies, de ravissements, de découvertes et de surprises - c’est bien le moins qu’on puisse attendre de cette suite presqu’infinie de rencontres librement improvisées - en n’hésitant pas à conserver les pièces points de départ, esquisses et tentatives qui entraînent des déclics vers des instants passionnés et fascinants, tel un carnet de bord de l’utopie et retraçage de l’inspiration évolutive. Je vous laisse maintenant là avec mon texte et vos réflexions, car j'ai du pain sur la planche : écoute exhaustive des douze albums de Reed Rapture dont une des choses les pas moins fascinantes est de constituer un sacré pensum pour jazz-critic en mal de copie. Sera publié en coffret et, parait-il, séparément en CD's "single".

Voici, pour brouiller les pistes un duo d'anches complètement à l'opposé du spectre sonore et de l'inspiration de Reed Rapture :
Markus Eichenberger - Christoph Gallio Unison Polyphony ezz-thetics 1038
https://eichenberger.li/tontraeger/

Ce n’est pas la première fois que le clarinettiste suisse Markus Eichenberger enregistre pour ezz thetics / hatology. Son précédent album Suspended (2018) le réunissait avec le contrebassiste Daniel Studer, membre influent du duo de contrebasses Studer – Frey et du String Trio avec Harald Kimmig & Alfred Zimmerlin deux parmi mes groupes (suisses) préférés aux côtés du tandem Urs Leimgruber et Jacques Demierre, ou des individualités comme Charlotte Hug et Florian Stoffner. Le voici avec un autre Suisse impliqué depuis des décennies dans cette scène improvisée / free jazz helvétique : le saxophoniste Christoph Gallio (Day and Taxi), ici au soprano et au C-melody sax pour le dernier morceau.
Unison et Polyphony : voilà un bien curieux antagonisme. En variant légèrement la hauteur, la dynamique et le timbre de leurs notes à l’unisson, les deux souffleurs instaure une curieuse polyphonie minimaliste. À l’écoute, on dira qu’il s’agit d’une démarche conceptuelle, mais les titres des 10 morceaux révèlent leur état d’esprit empreint d’une forme de détachement descriptif : New Ways, When the Day is Short, When the Day is Long, How To Sleep Better, How Does My Cat Think, Strange Cave System, Gift of The Artists, Update, A Walkable Swamp, The Balance of a Clay Figure, quasi tous aussi non-sensiques. Une musique improbable défile, poseuse de questions, ignorante des réponses, traitant le son en dégradé avec de longues notes tenues parsemées de silence, notes qu’ils décalent minutieusement par un heureux hasard avec de timides pas de côté, entretenant un son diaphane et des légers et curieux hoquets parsemés de fragments de phrase. Plusieurs des 10 morceaux s’interrompent par surprise et s’immobilisent au bord du silence. Travail sur la dynamique. Le dialogue s’imbrique petit à petit au hasard d’un des morceaux et disparaît pour laisser place à cet Unison, suave idée fixe du projet. Une narration intuitive à propos de tout et de rien qui change nos habitudes et suggère une Polyphonie imaginaire dont quelques éléments s’invitent subrepticement dans le décor. La virtuosité si chère aux poids lourds du saxophone et de la clarinette est évacuée au profit d’une leçon de chose somme toute poétique et improbable.

Tell No Lies : Hide Nothing Edoardo Marraffa Filippo Orefice Nicolà Guazzaloca Luca Bernard Andrea Grillini Aut Records Aut083.
https://www.autrecords.com/store/tell-no-lies-hide-nothing/
Le quatrième cédé de ce quintet de jazz qui n’a rien d’autre à raconter que la vérité et pour cette occasion, rien à cacher ! Leur musique est chaloupée à souhait et fait songer au fabuleux Brotherhood of Breath de Chris Mc Gregor, fortement imprégnée de rhumba, d’influence latines et proche de la musiques kwela d’Afrique du Sud. Et bien sûr avec les deux acolytes du duo Les Ravageurs, le saxophoniste ténor Edoardo Marraffa et Nicolà Guazzaloca, il faut s’attendre à des dérapages free qui enrichissent leur musique. Nicolà est un de mes pianistes « free » préférés en Europe. Les labels Aut et Amirani ont publié plusieurs albums incontournables de Nicolà en solo (Tecniche Arcaïche et Tecniche Archaïche Live) ainsi que le trio avec Tim Trevor-Briscoe au saxophone et Szilard Mezei à l’alto, une référence dans l’improvisation. Et bien sûr le duo avec Marraffa ( Les Ravageurs sur Klopotec).
Ayant commencé sa carrière dans le jazz moderne pour bifurquer dans l’improvisation libre, Nicolà Guazzaloca a mis au point de superbes compositions sorties tout droit des townships que les Tell No Lies jouent aussi impeccablement que spontanément (et joyeusement). Filippo Orefice et E.Marraffa (sax ténor), Luca Bernard (contrebasse, Andrea Grillini (batterie) et le pianiste forment un groupe très soudé et sont rejoints par d’autres instrumentistes sur quelques morceaux comme le saxophoniste baryton Christian Ferlaino et le tromboniste Federico Pierantoni ou encore le violoncelliste Francesco Guerri, partenaire d’un autre duo avec Guazzaloca. Neuf compositions bien charpentées dont quatre sont enchaînées en medley (Pachenia/ Pomposa et Medea/ Levante) pour des durées moyennes entre cinq et huit minutes. Musique entraînante et inspirée avec un son et des couleurs distinctives, des breaks et des solos free, des nuances dans le traitement de l’improvisation, rythmes impairs. Et les thèmes sont exquis et chantants à souhait : la rhumba à l’état pur ! Les interventions des souffleurs du groupe et leurs invités sont complètement en phase avec la sensibilité et l’esprit de la musique tout en improvisant en décalage free. Chaque intervention détonnante free du pianiste vaut son pesant de mangues et d’ananas, coïncidant précisément avec la pulsation. Bref, voilà de quoi ravir le public de festivals comme Moers, Willisau, Wels, Banlieues Bleues, etc.. pour trouver une réponse enthousiasmante à la question de Prunelle dans les gags de Lagaffe : « Et si on danse ? » . Les deux ténors rivalisent dans Malatesta, premier morceau du CD où le batteur chahute la rythmique en bousculant le groupe et où le pianiste commet un virevoltant raid cubain bien saccadé sur les touches. Je vous dis que ça : avec le sérieux des Tell No Lies, pas de bobards, on s’amuse !

1 commentaire:

Bonne lecture Good read ! don't hesitate to post commentaries and suggestions or interesting news to this......